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Les magistrats face aux non-recours aux prestations d’assurance-emploi – de la fraude à l’ignorance de la loi[1]

Selon les données disponibles, près du quart des chômeurs et des chômeuses canadiennes admissibles à l’assurance-emploi ne toucheraient pas les prestations auxquelles ils pourraient légalement prétendre (Hernanz, Malherbet et Pellizari, 2004 : 12). C’est le cas de tous « ceux qui ne demandent rien » (Warin, 2012), parce qu’ils ne connaissent pas leurs droits ou parce qu’ils ont été mal informés. C’est également le cas de tous ceux pour qui les démarches à effectuer sont trop complexes, trop longues ou qui craignent d’être stigmatisés. En d’autres termes, le fait d’être admissible à des prestations ne signifie pas qu’on les perçoit. Ce phénomène bien documenté en Europe constitue un véritable « scandale », qui touche l’ensemble des mécanismes de protection sociale selon l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore, 2012), scandale qui se trouve étouffé par le discours sur la fraude, y compris gouvernemental.

Selon la conclusion d’un rapport parlementaire, la réforme de la Loi sur l’assurance-emploi, en vigueur depuis janvier 2013[2], vise ainsi principalement à « contrôler les dépenses et éviter les abus » (Léonard, 2013 : 13). Pour le gouvernement, il s’agit en particulier « d’étoffer et de préciser les obligations des personnes qui reçoivent des prestations » (Finances Canada, 2012 : 168) pour qu’elles « exercent leurs responsabilités » (Règlement, 2012) et « intensifient leurs efforts » de recherche d’emploi (RHDCC, 2012a). La réforme doit ainsi permettre aux employeurs d’« embaucher d’abord des Canadiens » afin d’éviter le recrutement de travailleurs étrangers (RHDCC, 2012b) qui, à en croire le représentant des employeurs agricoles québécois, par exemple, auraient pour particularité d’être « vaillants, tenaces et persévérants » et seraient prêts « à accomplir le plus d’heures de travail possible », à la différence des travailleurs canadiens qui souhaiteraient de meilleures conditions de travail (FERME, 2011 : 10). Aussi, pour « intensifier les efforts » des chômeurs fréquents, la réforme permet de les forcer à accepter « tout travail » à 70 % de leur salaire précédent sous peine de voir leurs prestations supprimées. Et pour légitimer cette réforme, considérée par certains comme contraire au droit international (Arruda, Corriveau et Gallié, 2014), le gouvernement n’a de cesse de dénoncer les profiteurs et les fraudeurs du système de l’assurance-emploi (Bélair-Cirino, 2013). Dans ce contexte, où l’équilibre budgétaire, la réduction des dépenses sociales et la lutte contre les abus et les fraudes sont érigés en règles « quasi constitutionnelles », il n’est guère surprenant que la capacité du régime d’assurance-emploi à fournir des prestations à l’ensemble des ayants droit n’ait pas été remise en question, chaque prestation non versée étant considérée comme autant d’économisé.

Dans la lignée des travaux qui s’interrogent sur le non-recours aux prestations et qui mettent en évidence l’« envers de la fraude sociale », cet article souhaite montrer que le discours sur la fraude à l’assurance-emploi participe d’un « ciblage obsessionnel » des prestataires (Djouldem, Saillard et Warin, 2012 : 188) qui contribue à masquer les dysfonctionnements du régime et, notamment, son incapacité à fournir des prestations aux ayants droit. Plus généralement, derrière ce discours, ce sont les fonctions mêmes de la dépense sociale et donc de l’État social qui sont niées. Les rares données disponibles révèlent en effet que la fraude des prestataires à l’assurance-emploi reste une « pauvre fraude » (Damon, 2011 : 541), en particulier quand on la compare, par exemple, à la fraude dont les employeurs se rendent coupables ou encore à la fraude fiscale. Le martèlement du discours sur la fraude ne vise donc pas toutes les formes de fraudes. Il consiste au contraire à stigmatiser les prestataires et à opposer les salariés aux prestataires, les « profiteurs » aux travailleurs, les prestataires aux travailleurs étrangers, à construire un « eux » et un « nous », pour reprendre l’expression de Richard Hoggard (1970) (I). Dans un contexte marqué par l’accroissement des inégalités sociales, par une augmentation de la précarité et par la mise en concurrence des travailleurs et des travailleuses peu ou mal protégés socialement (Supiot, 2013 : 40), un tel discours participe concrètement à légitimer les restrictions aux critères d’admissibilité à l’assurance-emploi, à prévenir la demande de prestations en lieu et place de prévenir le risque chômage (Sinfield, 2012). Ce discours s’accompagne en effet, en pratique, d’importantes coupures dans le domaine de l’information sur les droits et les prestations d’assurance-emploi, ce qui contribue à aggraver encore davantage le phénomène de non-recours. Les prestataires, privés d’information ou mal informés, se retournent alors parfois devant les tribunaux – mais hors délai – pour tenter de faire valoir leurs droits a posteriori, plaidant l’ignorance de la loi ou la désinformation. À de rares exceptions près cependant, les tribunaux restent encore largement indifférents à la situation concrète vécue par les prestataires et au manque d’information de ces mêmes prestataires dans le domaine des droits et des prestations. C’est cette idée que nous tenterons de défendre dans une dernière partie, en examinant le contentieux relatif aux demandes d’antidatation, c’est-à-dire le contentieux relatif aux prestations à l’assurance-emploi déposées hors délai. Cet examen révèle notamment que l’absence d’information ou la désinformation sont peu ou pas pris en considération par les tribunaux. Et cela, même quand les juges se déclarent convaincus de la bonne foi des prestataires. Pour les magistrats, ce non-recours reste majoritairement analysé comme un choix individuel de chômeurs, qui ne sont pas des « personnes raisonnables » et qui font preuve « d’indifférence ou d’insouciance », pour reprendre les termes de la jurisprudence[3]. Ainsi, qu’ils perçoivent des prestations ou qu’ils n’en perçoivent pas alors qu’ils y ont droit, les chômeurs sont dans tous les cas stigmatisés ; ce sont de potentiels profiteurs ou fraudeurs dans le premier cas, des « insouciants » dans le second. Dans tous les cas, ils sont présentés comme responsables de leur propre sort (Strobel, 2001) et la dépense sociale apparaît relativement superflue. Le discours sur la fraude s’inscrit ainsi dans une rhétorique de disqualification de l’État social.

Déconstruire le discours sur la fraude à l’assurance-emploi

Il est pour le moins hasardeux de conclure des données disponibles que la fraude est en hausse ou, encore, qu’elle est principalement le fait des prestataires. De fait, comme souvent en la matière (Del Sol, 2011), les données sont particulièrement floues, tant et si bien qu’il est impossible de distinguer une fraude d’une erreur ou encore de déterminer précisément qui sont les fraudeurs. Par ailleurs, en admettant les estimations gouvernementales, l’ampleur de la fraude qui serait le fait des prestataires apparaît toute relative lorsqu’on la compare à la fraude fiscale, à celle des employeurs – au premier rang, le travail au noir – ou encore au « détournement » des fonds de la caisse de l’assurance-emploi par l’État.

Le discours de la « fraude » à l’épreuve des données disponibles

Lorsqu’il s’agit d’évaluer la fraude, le gouvernement comme les médias s’appuient essentiellement sur les données publiées par la Commission de l’assurance-emploi du Canada (CAEC, 2013), d’une part, et sur celles du Vérificateur général du Canada (2013), d’autre part, le Vérificateur reprenant les données produites par la Commission. Plus rares sont les évaluations qui renvoient aux Comptes publics du Canada, publiés chaque année par le Receveur général du Canada, dont une partie est consacrée aux « Comptes des opérations de l’assurance-emploi » (Receveur général du Canada, 2013a : 4.15-4.27).

L’essentiel du discours de la fraude se fie donc au rapport annuel de la CAEC. Pourtant, ce document de 270 pages n’évoque la « fraude » qu’une seule et unique fois et sans jamais en proposer une définition. Le rapport contient en revanche des statistiques sur les « erreurs », sur les « paiements erronés » ainsi que sur la « valeur des trop-payés imposés » (CAEC, 2013 : annexe 4.7). Ces statistiques ne portent donc pas spécifiquement sur le phénomène de la fraude des prestataires en tant que tel. À titre d’exemple, le montant des « paiements erronés » « comprend les trop-payés et les moins-payés ». Ces « moins-payés » sont des sommes dues par Service Canada aux prestataires, mais qui n’ont pas été versées aux prestataires ; ils ne peuvent donc en aucun cas être qualifiés de fraudes commises par les prestataires[4]. Par ailleurs, ces statistiques ne distinguent pas ce qui relève d’une fraude avec un caractère intentionnel de ce qui relève d’une erreur commise de bonne foi. Elles ne permettent donc pas de départager les fraudeurs qui commettent un acte délictueux et les prestataires qui, de bonne foi, omettent de déclarer une rémunération (80 % du volume d’erreurs) ou qui n’indiquent pas leur indisponibilité à travailler pendant la période de prestations (il s’agirait là de 20 % du volume d’erreurs commises par les prestataires) (CAEC, 2013 : 167)[5]. Dans le même sens, les rapports du Receveur général contiennent des données sur les « sommes à recevoir des prestataires » (Receveur général du Canada, 2013b : 4.22), mais celles-ci ne permettent pas non plus de compter ce qui relève de l’erreur par comparaison avec la fraude. Il est vrai qu’en droit « [d]émêler l’intentionnalité de la bonne foi, l’incompréhension de la volonté manifeste de frauder, n’est […] pas toujours facile, loin de là » (Damon, 2011 : 540 ; Prétot, 2011 ; Demazière, 2012 : 140). Et cette difficulté se trouve redoublée dans le cadre de la Loi sur l’assurance-emploi, puisque celle-ci ne définit pas la fraude[6], qu’elle n’évoque qu’une seule et unique fois, tandis que le Règlement n’y fait jamais référence.

Pour sanctionner les « fraudeurs », la loi retient le terme d’« acte délictueux[7] » ou « infraction »[8]. Un tel acte est commis lorsque le prestataire ou l’employeur a « sciemment » fait une déclaration fausse ou trompeuse ou, encore, quand il a « sciemment » omis de renvoyer des documents[9]. Le Guide de la détermination de l’admissibilité, utilisé par le personnel de la Commission, précise que « [l]a Commission doit seulement établir qu’il est probable que le prestataire ou l’employeur savait que les renseignements fournis n’étaient pas conformes à la réalité » (Service Canada, 2013 : n.n.). Et, comme le rappelle Pierre Issalys, cette probabilité est notamment évaluée « en tenant compte à la fois de la clarté de la demande à laquelle répondait sa déclaration et de son expérience du régime d’assurance-emploi » (Issalys, 2009 : 851-852). En revanche, toujours selon ces critères, si le prestataire ne savait effectivement pas que sa déclaration était fausse, l’irrégularité n’a pas été commise[10]. C’est donc la probabilité d’une fausse déclaration ou d’une omission « sciemment » réalisées qui permet à la Commission de distinguer la fraude de l’erreur.

Or, une telle distinction est particulièrement difficile à établir dans de nombreuses situations (Conseil arbitral, 2012 : Pénalités / Déclarations fausses ou trompeuses). À titre d’exemple, un juge-arbitre, contrairement à la Commission, a retenu l’argument d’une prestataire qui estimait s’être trompée parce qu’elle éprouvait de la « confusion mentale ». Pour le juge-arbitre, « [e]n reconnaissant que la prestataire avait un problème avec la paperasse, le conseil a reconnu son état de confusion, qui offre à lui seul une explication raisonnable et acceptable des déclarations inexactes de la prestataire[11] ». On peut également renvoyer à l’important contentieux relatif aux travailleurs qui se déclarent « salariés », alors qu’ils sont finalement considérés par la Commission comme « autonomes » et pouvant être exclus du régime d’assurance-emploi[12]. Plus généralement, c’est la manière dont la Commission classifie certaines pratiques qui interpelle : la décision d’un prestataire de ne pas postuler à un emploi finalement considéré par la Commission comme « convenable » doit-elle être classée – d’un point de vue statistique – dans les « fraudes » ou dans les « erreurs » ? Dans le même ordre d’idées, un prestataire qui n’aurait pas fait suffisamment de démarches de recherche d’emploi selon la Commission doit-il être considéré automatiquement comme un fraudeur[13] ?

Bref, considérant le caractère pour le moins ténu de la frontière juridique entre la fraude et l’erreur, et surtout en l’absence de données précises sur ces deux phénomènes, l’évaluation chiffrée de la fraude apparaît pour le moins hasardeuse. Une fonctionnaire du ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences l’a confirmé récemment. Le Ministère n’est pas en mesure de déterminer le nombre de fraudeurs, ni même de dire combien de personnes ont été poursuivies. « On parle d’erreurs, d’abus, mais aussi de paiements futurs incorrects », relève la haute fonctionnaire, tant et si bien qu’il est impossible d’évaluer le montant de la fraude et donc d’estimer si ce montant est en hausse ou en baisse (Radio-Canada, 2013).

« Une pauvre fraude »

Les données chiffrées dont nous disposons et qui portent précisément sur la « fraude » des chômeurs sont donc rares et floues, et cette confusion semble autoriser les spéculations. L’ancienne ministre responsable, Diane Finley, avance le montant d’« un demi-milliard » de dollars pour l’année 2011-2012 (Parlement du Canada, 2013 : par. 1440). Un sénateur de l’opposition évoque un montant de 128 656 145 $ pour la même année, et cette somme aurait été presque entièrement recouvrée (seulement 0,01 % de ce montant ne l’aurait pas été) (Sénat du Canada, 2013 : par. 1440).

Pour l’année 2011-2012, le seul document à chiffrer explicitement la « fraude » est le rapport du Bureau du vérificateur général du printemps 2013 sur Les paiements de l’assurance-emploi versés en trop. Or, selon le haut responsable de l’audit gouvernemental, les données ne semblent pas très fiables.

Les données fournies par le Ministère semblent indiquer que plus du tiers de tous les nouveaux paiements versés en trop qu’il a détectés au cours des deux derniers exercices sont attribuables à des fraudes et à de fausses déclarations (plus de 110 millions de dollars chaque année)

Vérificateur général, 2013 : 24. Nous soulignons

C’est la seule mention portant spécifiquement sur les fraudes dans ce document et le vérificateur n’explique pas comment il arrive à chiffrer ce montant. Il ne précise pas non plus si ce montant recouvre seulement les fraudes des prestataires ou celles des prestataires et des employeurs. On peut également mentionner que le rapport du Receveur général du Canada contient des données plus précises sur les « versements excédentaires » des prestataires, soit 343 millions de dollars pour 2013, mais celles-ci portent tout à la fois sur les fraudes et les erreurs (Receveur général du Canada, 2013).

Aussi, s’il est indéniable que 110 millions de dollars constituent une somme très importante, la Commission nationale d’examen sur l’assurance-emploi (CNEAE) – mise en place par le gouvernement du Québec en 2013 dans la foulée des annonces par le gouvernement fédéral des changements apportés au régime d’assurance-emploi – rappelle que ce montant ne représente que 0,68 % de l’ensemble des coûts du régime (CNEAE, 2013 : 51). De surcroît, sur les 343 millions de dollars de prestations versés en trop, 279 millions ont été recouvrés par Service Canada, auxquels il faut ajouter les pénalités (50 millions récupérés) et les intérêts (8 millions) (Receveur général du Canada, 2013). Ce qui permet à la CNEAE de conclure qu’« à l’assurance-emploi, comme dans tout programme, il y a un faible pourcentage d’abus et de fraude » (CNEAE, 2013 : 51).

De fait, si l’on compare les données sur la fraude à l’assurance-emploi avec celles concernant la fraude fiscale par exemple (Fleury, 2010), l’insistance du gouvernement sur la fraude des chômeurs peut sembler totalement disproportionnée. Ainsi, selon un expert en fiscalité entendu devant le Parlement canadien, l’Agence du revenu du Canada « n’évalue pas le manque à gagner fiscal », alors que la fraude fiscale ferait perdre au fisc canadien entre 5,3 et 7,8 milliards de dollars par an (Parlement du Canada, mai 2013 : 7), soit 50 à 70 fois le montant évalué par le Vérificateur général du Canada de la fraude à l’assurance-emploi (110 millions de dollars). Dans le même ordre d’idées, on peut relever que la simple vérification fiscale du secteur international et des grandes entreprises (SIGE) a permis à l’Agence du revenu du Canada de récupérer 6 milliards de dollars en incidence fiscale en 2012 (Agence du revenu du Canada, 2012-2013 : 52).

Les erreurs, les abus et les fraudes des employeurs et de l’État

Dans le contexte actuel, il ne semble pas superflu de rappeler que les chômeurs et les chômeuses n’ont pas le monopole des « erreurs » ou des « fraudes ». En 2011-2012, sur les 772,3 millions de dollars de « paiements erronés » de l’assurance-emploi (qui comprennent les trop-payés – dont les fraudes mais également les erreurs – et les moins-payés), 21 % étaient le fait de l’administration, 37 % des employeurs et 42 % des prestataires (CAEC, 2012 : 168). À noter, de surcroît, que les employeurs sont moins contrôlés – et donc moins susceptibles de frauder ou de commettre des erreurs – que les prestataires[14] (367 053 enquêtes en 2012 ; CAEC, 2013 : 170). Des documents confidentiels recueillis par le journal Le Devoir révèlent que ceux qui doivent faire l’objet d’une enquête de vérification ne sont pas les employeurs, mais les travailleurs saisonniers et les travailleurs contractuels, comme les techniciens de cinéma et de télévision (Le Devoir, 2013). Et les contrôles des prestataires risquent d’être d’autant plus fréquents que le gouvernement a conclu une entente sur le rendement et l’apprentissage selon laquelle l’évaluation de la performance des employés de Service Canada chargés d’enquêter sur les cas de fraudes à l’assurance-emploi repose sur leur capacité à faire 485 000 $ d’« économies » annuellement (Entente, 2013). En décembre 2013, un journaliste du journal Le Devoir rapportait que, depuis avril 2013 et l’adoption de ce système de « quotas », 42 % des chômeurs dont la demande de prestations avait été refusée dans un premier temps par la Commission de l’assurance-emploi avaient obtenu gain de cause à la suite d’une demande de révision (Sansfaçon, 2013). En 2011-2012, ce chiffre s’élevait à 21 % (CAEC, 2012 : 166), ce qui laisse à penser que le contrôle des demandes est devenu tellement perverti par ces quotas imposés aux fonctionnaires que les prestataires devraient systématiquement faire une demande de révision pour faire valoir leurs droits.

Ce « ciblage obsessionnel » des prestataires est d’autant plus étonnant qu’au cours de l’enquête menée par le ministère responsable de l’assurance-emploi sur les relevés d’emploi fournis par les employeurs, des erreurs ont été constatées « dans tous les dossiers examinés de façon aléatoire » (nos italiques ; CAEC, 2012 : 167). Ce constat pourrait faire écho aux recherches qui ont montré qu’en France les abus et les fraudes à l’assurance-emploi ne sont pas tant le fait des prestataires que celui des employeurs, que ce soit par le recours au travail dissimulé, le non-paiement des cotisations ou encore les fausses déclarations (Demazière, 2012 : 140 ; Fournel, 2011 ; Fouquet, 2011). En ce qui concerne l’économie souterraine, soit le travail dit au noir, Fortin et ses collaborateurs relèvent que les évaluations « au Canada et/ou au Québec varient entre 3 % et 27 % [du PIB] selon les méthodes utilisées et les années retenues » (Fortin, Lacroix et Pinard, 2009 : 1259). Selon Statistique Canada, en 2011 cette économie représentait 40,9 milliards de dollars, soit 2,3 % du produit intérieur brut, sans compter certaines activités illégales comme la distribution et la vente de narcotiques et la prostitution (Statistique Canada, 2014). La Commission de la construction du Québec estimait, en 2005, que 12 % de l’activité n’était pas déclarée, permettant aux employeurs de faire jusqu’à 50 % d’économie sur les cotisations sociales (Ministère des Finances du Québec, 2005). Plus récemment, le président de l’Association de la construction du Québec affirmait publiquement et en plein mouvement de grève dans ce secteur que « l’entrepreneur, la plupart du temps, est contraint de faire travailler des salariés le samedi sans le déclarer aux autorités fiscales » (Pouliot, 2013). Or cette prétendue « contrainte » pour les employeurs en est surtout une pour les salariés non déclarés que l’on prive de droits sociaux acquis de haute lutte (retraite, assurance-emploi…). Bref, les montants de la fraude fiscale ou du travail au noir sont sans commune mesure avec ceux de la fraude des prestataires.

L’analyse du contentieux relatif à la fraude permet également de constater que les employeurs ont mis en place toute une série de pratiques frauduleuses. Ils peuvent par exemple produire de faux relevés d’emploi[15] indiquant que les salariés ont cessé de travailler par manque de travail, alors qu’il s’agit d’un « arrangement » entre l’employeur et les employés, pour reprendre les termes d’un juge-arbitre[16]. La jurisprudence révèle que de tels « arrangements » permettent notamment à l’employeur de faire des économies salariales en faisant travailler des employés dont les salaires sont payés par les prestations d’assurance-emploi[17]. Des employeurs peuvent également vendre de faux relevés d’emploi à des chômeurs qui n’ont pas cotisé le nombre d’heures exigées[18] et, parfois, « aider » leurs anciens salariés en établissant des « relevés de complaisance », en augmentant frauduleusement le nombre d’heures travaillées afin qu’ils puissent toucher les prestations[19].

On peut enfin relever certaines pratiques, étatiques cette fois-ci, considérées par de nombreux observateurs, dont les syndicats, comme étant pour le moins douteuses. C’est notamment le cas de la décision du gouvernement fédéral de transférer les fonds de l’assurance-emploi sur un nouveau numéro de compte, le Compte des opérations de l’assurance-emploi, mais sans y intégrer les 57 milliards de surplus dégagés par les cotisations précédentes. Cette décision est qualifiée par certains de véritable « détournement de fonds » (CNEAE, 2013 : 57)[20]. La Cour suprême du Canada a cependant conclu dernièrement à l’absence dudit détournement[21]. Cette décision, qui mériterait d’être analysée plus finement, remet selon nous en question la distinction entre cotisations sociales à fins déterminées et impôt général, un élément important de la construction de l’État providence. Toujours est-il qu’actuellement le gouvernement fédéral continue d’utiliser la caisse de l’assurance-emploi – qui s’autofinance par les cotisations des employeurs[22] et des salariés – comme n’importe quelle autre source de revenus pour assurer l’équilibre budgétaire (Directeur parlementaire du budget, 2013 ; Campeau, 1999).

Le montant estimé de la fraude des prestataires apparaît ainsi tout relatif au regard de celui de la fraude fiscale, des employeurs ou encore du « détournement » par l’État du compte de l’assurance-emploi. Pour quelles raisons, dans ce cas, le gouvernement a-t-il choisi de mettre l’accent sur la fraude des prestataires ? Thibault Gajdos et Philippe Warin, qui constatent un phénomène similaire en France, proposent plusieurs pistes explicatives, toutes étroitement liées (Gajdos et Warin, 2012 : 39-41). Parmi celles-ci, les auteurs avancent l’idée que « le but est d’occuper l’espace médiatique par le thème de la fraude pour faciliter l’acceptation de contrôles accrus ». Sur ce point, force est de constater que le gouvernement a multiplié les initiatives, que ce soit par l’imposition de quotas chiffrés de recouvrement au personnel de Service Canada, par l’élaboration des stratégies de contrôle des inspecteurs qui espionnent les prestataires, embusqués dans leurs voitures (Le Devoir, 2013) ou par le renforcement de la coopération frontalière avec les États-Unis pour repérer les fraudeurs à l’assurance-emploi (La Presse canadienne, 2014). Surtout, ce discours stigmatisant a pour effet de dresser des groupes de la population les uns contre les autres, et en particulier d’opposer une classe moyenne qui estime qu’elle paie trop d’impôts à des prestataires qui profiteraient d’un système financé par d’autres. Comme le souligne Adrian Sinfield,

la crainte et la honte de se retrouver au chômage parmi les populations qui redoutent de perdre leur emploi exacerbent encore le climat d’insécurité générale. Lorsque l’on reproche à ceux qui n’ont pas de travail un chômage élevé et de longue durée, les divisions et les tensions ne font que croître au sein de la société et les stratégies préventives servent alors à empêcher les populations de continuer à percevoir des prestations, ce qui les stigmatise toujours davantage : la prévention « de l’utilisation » remplace alors la prévention « des risques »

Sinfield, 2012 : 107

La répétition de ce discours semble porter ses fruits. Selon un sondage récent, 57 % des Québécois estiment que « les fraudes et les déclarations trompeuses sont des phénomènes répandus » et 22 % considèrent que l’ensemble des prestations versées est constitué de fraudes, bien qu’ils ne connaissent personnellement que très rarement des prestataires fraudeurs ou des employeurs fraudeurs (Sondage Léger, 2013). Toujours selon ce sondage, on relèvera que, bien que les Québécois connaissent presque autant d’employeurs (11 %) que de prestataires fraudeurs (17 %), le discours gouvernemental sur la fraude ne vise jamais à opposer les employeurs au reste de la population.

Quoi qu’il en soit, le renforcement de ce discours et des mécanismes de contrôle contribue non seulement à culpabiliser les ayants droit, mais également à insinuer que les prestations d’assurance-emploi ne sont pas un droit, mais un privilège dont les chômeurs abusent. Il constitue dès lors un véritable « instrument de régulation des comportements et ainsi de la demande » (Gajdos et Warin, 2012 : 39-41) en décourageant le recours à des prestations et participe en plein de la stratégie libérale de remise en cause de l’État social (Supiot, 2013 : 40). Comme le résume une analyse du discours des médias anglais sur la fraude aux prestations sociales :

the types of stories selected and the manner in which they are represented form a vital part of the political landscape and ‘allow’ the deep cuts to the welfare budget announced

Baillie, 2011 : 70

« L’envers de la fraude » : le non-recours aux prestations d’assurance-emploi

À l’encontre du discours sur la fraude, il convient tout d’abord de rappeler que l’admissibilité à l’assurance-emploi n’a rien d’automatique. Au contraire, les conditions légales à remplir sont particulièrement exigeantes et tendent même à devenir de plus en plus contraignantes. Il faut avoir travaillé, cotisé un certain volume d’heures, ne pas avoir démissionné de son emploi (sauf exception), avoir cherché du travail, etc. Ainsi, sur le 1,31 million de chômeurs au Canada, seulement 515 000 percevaient des prestations, soit environ 40 % (Statistique Canada, 2012 : n.n.). Par ailleurs, et c’est ce qu’il s’agira de montrer ici, de nombreuses personnes légalement admissibles ne perçoivent aucune prestation de chômage. Les recherches conduites sur le sujet, essentiellement en sociologie et en économie, sont unanimes : le « non-recours aux droits et aux prestations » (en anglais « Non Take-up ») est un véritable « scandale » (Odenore, 2011). Et au Canada, si l’on se fie à la doctrine disponible, le défaut d’information ou l’information erronée constitue l’une des principales causes de ce non-recours.

L’« ampleur » du non-recours aux prestations d’assurance-emploi

Le non-recours est généralement défini comme la situation d’une personne admissible à une prestation sociale, mais qui ne la perçoit pas, alors qu’elle remplit toutes les conditions légales et réglementaires. Plus précisément, selon l’une des typologies établies par les chercheurs, il y aurait trois catégories de non-recours (Warin, 2010). Le non-recours par non-connaissance s’applique dans le cas des personnes qui ne disposent pas d’information sur leurs droits. Dans les cas du non-recours car non-demande, cette non-demande peut être volontaire, s’expliquer par un manque d’intérêt suivant une logique de coût/avantage (« le jeu n’en vaut pas la chandelle ») ou encore témoigner d’une désillusion à l’égard du système. La non-demande peut également être subie, liée à des difficultés d’accès (distance/mobilité, coûts financiers), à la peur d’être stigmatisé comme chômeur, à l’expérience d’un « dénigrement de son admissibilité, de ses chances ou de ses capacités » ou encore à la « perte de l’idée d’avoir (droit à) des droits ». Il existe enfin le non-recours car non-réception, qui renvoie aux cas de ceux et celles qui abandonnent les démarches entreprises (changement de statut, par exemple, ou épuisement face aux démarches à entreprendre) ou encore qui refusent la prestation en raison des conditions imposées (refus de rechercher un emploi « convenable », par exemple).

Longtemps ignorées – sauf au Royaume-Uni et en Allemagne (Manos Matsaganis, Alari Paulus et Holly Sutherland, 2008) –, la réalité comme l’ampleur du non-recours sont désormais relativement bien documentées dans de nombreux pays (Odenore, Bibliographie, 2014). En France, 39 % des personnes admissibles ne s’inscriraient pas à l’Agence nationale pour l’emploi, s’empêchant de facto de percevoir des prestations (Blasco et Fontaine, 2010). Aux États-Unis, entre 40 % et 70 % des chômeurs admissibles ne percevraient pas leurs prestations (Hernanz, Malherbet et Pellizari, 2004). Au Royaume-Uni, le taux de non-recours aux prestations de chômage a été évalué à 25 % (Strobel, 2001). Il s’agit donc d’un phénomène considérable, au point d’inquiéter les pouvoirs publics dans certains pays. C’est le cas en France où le « non-recours » constitue désormais une ligne directrice du gouvernement, lequel estime que le « renoncement des personnes à l’aide théoriquement organisée pour elles est un frein puissant à l’efficacité des politiques de solidarité » (Premier ministre, 2013 : 5).

Au Canada, les données sur le non-recours en général restent relativement rares. En 1995, une recherche estimait que près d’un quart (23 %) des personnes admissibles ne percevaient pas leurs prestations d’assurance-emploi (Storer et Van Audenrode, 1995). En 1993, selon Peter Kuhn, 26,8 % des personnes potentiellement admissibles n’avaient pas déposé de demande (Kuhn, 1995 : 36-37). Une étude de l’OCDE publiée en 2004 estime pour sa que 20 à 40 % des personnes admissibles à l’assurance-emploi au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni n’ont pas perçu les prestations auxquelles elles pouvaient prétendre (Hernanz, Malherbet et Pellizari, 2004 : 10). Ainsi, les ayants droit semblent avoir un « appétit peu vorace » pour les prestations, contrairement à ce que peuvent prétendre le gouvernement ou certains médias (Storer et Van Audenrode, 1995 : 823).

De surcroît, la plus récente réforme de l’assurance-emploi, qui catégorise désormais les prestataires selon la fréquence à laquelle ils ont eu recours, ou non, à des prestations, risque très fortement d’augmenter le taux de non-recours. On peut en effet penser que la catégorisation (article 9.003 de la loi) aura des incidences sur le taux de recours puisqu’avec elle le montant des prestations comme les obligations en termes de recherche d’emploi varient fortement selon que l’on est « travailleur de longue date », « prestataire occasionnel » ou « prestataire fréquent ». Si tel est le cas, on peut avancer l’hypothèse que la réforme contribuera – de manière voulue ou non, mais dans tous les cas effectivement et efficacement (Leroy, 2011 : 33) – à organiser le non-recours (Arruda, Corriveau et Gallié, 2014).

L’information au coeur du non-recours aux prestations d’assurance-emploi

Face à l’ampleur du phénomène, les travaux de recherche sur le non-recours essaient d’en identifier les causes. En ce qui concerne spécifiquement les prestations à l’assurance-emploi, Sylvie Blasco et François Fontaine montrent qu’en France le phénomène dépend notamment du montant de l’indemnisation (plus celle-ci est élevée, plus les prestataires auront tendance à faire des demandes), de la qualité de l’information reçue en matière de règles d’éligibilité, mais également du soutien apporté aux chômeurs indemnisés (Blasco et Fontaine, 2010). En Belgique, comme en France, d’autres recherches insistent sur le poids des obstacles administratifs (Van Parys et Struyven, 2013) ou sur la « relation d’accompagnement » des jeunes chômeurs avec les services de l’assurance-emploi (Lima et Trombert, 2013).

Quant aux études canadiennes mentionnées précédemment, elles insistent sur l’incidence du délai de carence (période pendant laquelle aucune prestation n’est versée au prestataire), sur le temps passé au chômage (Storer et Van Audenrod, 1995) ou encore sur le caractère volontaire ou non de la perte d’emploi et sur les taux variables de non-recours (Kuhn, 1995). On peut également mentionner des études qui montrent qu’aux États-Unis le fait d’avoir été syndiqué augmente chez les cols bleus les chances de percevoir des prestations (Budd et McCall, 1997). Des recherches insistent aussi sur les effets de stigmatisation des prestataires (Contini et Matteo, 2012), sur la « désillusion » à l’égard de certaines institutions (Barcik, 2008) ou encore sur l’informatisation des demandes (Ebenstein et Stange, 2010) pour expliquer le non-recours en matière d’assurance-emploi.

Enfin et surtout, l’absence d’information ou l’information erronée (Van Oorschot, 2002 : 186 ; Willman, 2012 : 657 ; Warin, 2013) reste considérée comme la principale cause de non-recours. Au Canada, cette absence d’information ou cette information erronée est peu documentée. Il a néanmoins été démontré que les femmes à faible revenu, les femmes âgées et les femmes immigrées n’ont qu’une connaissance très sommaire de l’assurance-emploi, en Ontario comme au Québec (Gidengil et Stolle, 2012), et qu’il existe une autocensure (Wandner et Stettner, 2000) importante de la part des prestataires canadiens, qui ne déposent aucune demande, convaincus qu’ils sont de ne pas y avoir droit. Selon les données du ministère, un tiers des Canadiens se disent persuadés qu’ils ne pourront pas avoir accès aux prestations d’assurance-emploi (RHDCC, 2011). Ces données confirment ainsi les résultats de Peter Kuhn, qui relevait dès 1995 que dans 38 % des cas la raison invoquée pour ne pas déposer de demande de prestations était que le demandeur ne se croyait pas admissible (Kuhn, 1995 : 36). Bref, si le non-recours ne peut s’y résumer, l’absence d’information ou l’information erronée est au coeur du phénomène.

Or, les choix politiques et l’austérité prônée par le gouvernement fédéral – comme par celui du Québec – risquent d’aggraver encore la désinformation des prestataires. On peut ainsi relever que les compressions budgétaires imposées pour Ottawa ont pour effet de diminuer dramatiquement le personnel à l’assurance-emploi. Un député siégeant à la Chambre des communes affirme que Service Canada n’est plus en mesure de répondre aux demandes d’information et renvoie les prestataires vers les groupes communautaires (Francoeur, 2012). Or, ces derniers subissent actuellement de plein fouet les compressions imposées par le gouvernement du Québec. Toujours en matière d’accès à l’information, on peut également relever le choix des dirigeants du nouveau Tribunal de la sécurité sociale (TSS) qui ont décidé de ne plus publier l’intégralité des décisions, mais uniquement certaines d’entre elles[23].

Le non-recours et les tribunaux : à la recherche de la « personne raisonnable »

Fréquemment, des prestataires ne déposent pas leur demande dans les délais prescrits, ce qui donne lieu à un contentieux relativement important (Conseil arbitral, 2014, Antidatation) dont l’analyse permet d’illustrer, concrètement, pourquoi les prestataires n’arrivent pas à faire valoir leurs droits, mais également comment les tribunaux permettent, ou non, de lutter contre cette non-demande subie.

Sur le plan légal, la loi prévoit qu’une personne qui dépose une demande hors délai peut obtenir que celle-ci soit antidatée : des prestations pourront lui être versées rétroactivement, si elle démontre qu’elle a un « motif valable »[24] pour justifier ce retard. Elle doit alors démontrer « avoir agi comme l’aurait fait une personne raisonnable, soucieuse de s’enquérir de ses droits et de ses obligations qui sont prévus par la Loi[25] ». Le plus souvent, les prestataires font valoir qu’ils ignoraient la loi ou qu’ils étaient convaincus qu’ils n’avaient pas droit à des prestations. Dans d’autres cas, ils avancent que c’est en raison d’une information confuse ou erronée de la part des services de la Commission ou de l’employeur.

Or, dans un cas comme dans l’autre, l’examen de la jurisprudence révèle combien la loi et son interprétation font de la personne raisonnable une personne entièrement responsable de son propre sort, sans tenir compte – comme c’est le cas en matière de responsabilité contractuelle (Langevin, 2005 : 376) – des circonstances externes, comme les moyens d’informations mis à la disposition des prestataires, la formation ou la situation sociale et économique des individus. Dans le même sens, alors que la loi elle-même ou les pratiques de la Commission et des employeurs organisent parfois le non-recours et privent, de facto, les travailleurs de leurs prestations, il reste exceptionnel que les magistrats mettent en cause la loi, la désinformation ou la négligence étatique ou patronale.

L’ignorance de la loi : le prestataire « indifférent et insouciant »

« Nul n’est censé ignorer la loi. » L’adage est bien connu et fait toujours jurisprudence. Ainsi, une personne qui tient pour acquis qu’elle n’est pas admissible au programme d’assurance-emploi et qui n’entreprend aucune démarche « fait montre d’indifférence ou d’insouciance ou d’aucun effort pour s’informer de ses droits et obligations, et ne peut prétendre avoir un motif valable pour justifier son retard[26] ». Si le recours à cette fiction juridique permet d’écarter de nombreux dossiers, elle a pour effet de nier la réalité de milliers de gens qui, de bonne foi, sont convaincus qu’ils n’ont pas droit à des prestations. À titre d’exemple, on peut mentionner le cas des prestataires qui démissionnent (parce qu’ils sont malades par exemple[27]) et qui sont convaincus que de ce fait même ils ne sont pas admissibles[28]. Or la loi prévoit certaines exceptions qui sont bien moins connues et publicisées que l’exhortation à ne pas quitter son travail, sous peine de se trouver sans revenu[29]. Une étude menée à Toronto et à Montréal auprès des femmes immigrantes et à bas revenus révèle ainsi que, si les règles de l’assurance-emploi ne sont pas connues des femmes interrogées, 66 % d’entre elles sont bien au courant que si elles démissionnent elles ne toucheront aucune indemnité (Gidengil et Stolle, 2012). On peut également mentionner le cas des étudiants, qui sont également souvent convaincus qu’ils n’ont pas droit à l’assurance-emploi (Corriveau, 2013), alors qu’il existe là encore des exceptions[30]. Mais c’est certainement le cas des travailleurs migrants qui illustre le mieux le caractère difficilement applicable en matière de prestations sociales de l’adage mentionné plus haut.

À titre d’exemple, on rapportera le cas d’une couturière équatorienne, « arrivée seule au Québec avec ses enfants, sans époux, peu scolarisée, connaissant à peine l’une des langues du pays et mal informée de ses droits et des lois canadiennes » et qui « a dû consacrer tout son temps à travailler dans l’industrie du vêtement pour subvenir aux besoins de sa famille plutôt que de parfaire son éducation[31] ». Tenant compte de ces éléments et du fait que l’employeur avait omis de remettre un relevé d’emploi, le conseil arbitral a fait droit à sa demande d’antidatation. En appel, cependant, le juge-arbitre a annulé la décision, tout en soulignant qu’il s’agissait « d’un cas malheureux et sympathique qui mérite qu’on s’y attarde » et que « ce n’est sûrement pas lors de sa présence à la maison avec ses enfants qu’elle pouvait s’instruire ». Mais, reprenant à son compte la jurisprudence constante, le juge-arbitre a rejeté la demande, rappelant que la bonne foi et l’ignorance de la loi ne constituent pas des motifs valables pour ne pas présenter une demande de prestations dans les délais[32]. Sur le même registre, on peut citer le cas d’un ressortissant iranien qui avait réussi à convaincre le conseil arbitral de sa bonne foi et obtenu sa demande d’antidatation, quand, en appel, le juge-arbitre annule la décision en dénonçant : « […] le conseil semble ignorer le principe [selon lequel] “nul n’est censé ignorer la loi” et que qui prend pays prend coutumes et doit s’informer de ses obligations pour faire reconnaître ses droits[33]. ». Bref, selon la jurisprudence constante, ce n’est que dans des « circonstances fort exceptionnelles[34] » – et rarement sur ce seul motif – que l’ignorance de la loi peut être invoquée pour justifier son inaction dans les délais (Conseil arbitral, 2014, Antidatation)[35].

Les juges semblent eux-mêmes embarrassés en appliquant cette jurisprudence qui nie la réalité des prestataires. Ils affirment ainsi régulièrement rendre leurs décisions avec « regrets »[36], comme le juge Stone de la Cour d’appel fédérale qui déclare rejeter la demande « avec une certaine répugnance »[37], convaincu que le prestataire avait agi de bonne foi. Il arrive d’ailleurs que les juges estiment que le non-recours n’est pas tant le fait de prestataires « insouciants » que de l’État qui complexifie à dessein la loi.

Le juge Rothstein souligne ainsi :

Malheureusement, ce sont souvent ceux qui ont peu d’expérience ou qui n’ont aucune expérience en ce qui concerne les prestations d’emploi et qui ont les meilleures intentions qui s’empêtrent dans l’amas de dispositions législatives et réglementaires, que le législateur et le gouverneur en conseil semblent considérer comme nécessaires pour empêcher l’abus du système d’assurance-emploi[38].

Dans une récente affaire, qui illustre parfaitement le rôle de l’État dans l’organisation du non-recours, la Cour d’appel fédérale a toutefois quelque peu assoupli cette jurisprudence. Cette affaire concernait des travailleurs migrants temporaires qui participent au Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS). Ces travailleurs ne disposent que d’un permis de travail temporaire, à l’expiration duquel ils sont tenus de retourner dans leur pays s’ils souhaitent pouvoir revenir travailler au Canada l’année suivante. Des dizaines de milliers de travailleurs, essentiellement des Mexicains et des Guatémaltèques, font ainsi des allers-retours, pour certains depuis plus de vingt ans (Faraday, 2012). Étant donné que pendant leur période chômée ces travailleurs sont nécessairement hors du pays, ils ne sont pas disponibles pour travailler : ils sont donc de facto exclus du régime général de prestation d’assurance-emploi qui exige des prestataires qu’ils soient toujours « disponibles ». Ces travailleurs constituent donc des cotisants sans droit au régime d’assurance-emploi. Jusqu’en 2012, ils avaient en revanche le droit de percevoir des prestations de maternité et parentales. Versées à la naissance d’un enfant, ces prestations sont gérées par la Commission de l’assurance-emploi et n’exigent pas que le prestataire soit en recherche d’emploi[39].

Ces prestations leur avaient pourtant été refusées par la Commission dans le cas qui nous intéresse ici. En première instance, le conseil arbitral a retenu les arguments de l’avocat des demandeurs, qui affirmait que ces travailleurs n’étaient pas en mesure de connaître les dispositions de la loi, puisqu’ils ne parlent souvent ni anglais ni français, qu’ils vivent isolés dans des fermes la quasi-totalité de leur séjour, généralement sans moyen de transport qui leur soit propre et avec un accès limité aux services gouvernementaux. De surcroît, dans l’immense majorité des cas, ils travaillent plus de 60 heures par semaine, parfois jusqu’à 90 heures. En appel, le juge-arbitre Goulard a renversé cette décision en écartant toutes ces considérations selon l’argumentaire suivant :

Les prestataires n’ont pas fait le moindre effort pour s’informer de leurs droits et obligations, et ce, pendant près d’un an dans quelques cas et pendant plusieurs années dans la plupart des cas. Même si les prestataires avaient peut-être des problèmes en raison de leurs conditions de travail difficiles et de leur méconnaissance de la langue anglaise dans certains cas, cela ne les empêchait pas de faire, à tout le moins, des efforts pour obtenir de l’information relativement à une demande de prestations. Il s’agissait de travailleurs qui étaient capables de prendre tous les arrangements nécessaires pour venir travailler au Canada et de retourner ensuite dans leur pays. Ils savaient que des cotisations au régime d’assurance-emploi étaient déduites de leur salaire. Étant donné qu’ils n’ont absolument rien fait pour au moins se renseigner sur leurs droits et obligations en ce qui concerne une éventuelle demande de prestations pendant un si grand nombre d’années, on ne peut pas dire que ces prestataires ont agi comme l’aurait fait une personne raisonnable dans leur situation[40].

La Cour d’appel fédérale a cassé ce jugement, considérant que dans certaines « circonstances fort exceptionnelles » l’inaction des prestataires en raison de l’ignorance de la loi peut être un motif valable[41]. Pour la Cour d’appel, le juge-arbitre n’avait pas tenu compte des contraintes objectives dans lesquelles étaient ces travailleurs (l’ignorance de la langue, l’isolement des travailleurs, le fait que l’employeur n’avait pas remis de relevé d’emploi ou, encore, la dépendance des travailleurs à l’égard des agences de recrutement). La Cour a estimé que ces contraintes ne leur permettaient pas de faire valoir leurs droits à des prestations (« severely hindered from ascertaining his employment insurance rights »). S’il s’agit sans conteste d’une victoire pour ces travailleurs, cette avancée jurisprudentielle n’aura cependant qu’une portée limitée. D’une part, ces travailleurs vivent des « circonstances exceptionnelles » et, d’autre part, en 2012 l’État a modifié la loi pour empêcher ces travailleurs migrants de percevoir ces prestations. Le gouvernement a justifié cette mesure en mentionnant que « le fait de verser des prestations à des prestataires qui ne sont pas autorisés à demeurer au Canada va à l’encontre du principe de base de l’assurance-emploi, lequel vise à offrir un revenu d’appoint temporaire afin de faciliter la réintégration au marché du travail canadien[42] ». En revanche, les travailleurs migrants ont toujours l’obligation de cotiser pour des prestations auxquelles ils ne peuvent prétendre. Le non-recours aux prestations de maternité et parentales était de facto organisé par l’isolement des travailleurs ; il est désormais légalement institué.

L’information erronée : le prestataire « paranoïaque, en proie à l’anxiété »

Un autre motif de non-recours est l’information erronée ou confuse reçue de la Commission ou des employeurs[43]. À cet égard, la jurisprudence constante est qu’un prestataire qui a tardé à présenter une demande de prestations parce qu’il avait été mal informé par un agent de la Commission sur la procédure à suivre peut avoir un motif valable pour demander l’antidatation de sa demande[44]. Ainsi, a priori, la jurisprudence semble plutôt favorable au prestataire. Si celui-ci arrive à faire la preuve, d’une part, que la Commission lui a communiqué une information erronée et, d’autre part, qu’il a bien droit à des prestations, il peut les obtenir rétroactivement (Conseil arbitral, 2014a). Il reste que les chances d’un tel recours sont limitées puisqu’il est conditionné au fait que le prestataire ait connaissance de l’erreur de la Commission et que celui-ci dépose une nouvelle demande de prestations.

En revanche, si l’information erronée de la Commission ne modifie pas la non-admissibilité du prestataire, ce dernier ne pourra pas prétendre à des prestations, peu importe que cette information ait eu pour effet d’empêcher le prestataire de faire des démarches qui lui auraient permis d’obtenir des prestations. En d’autres termes, pour reprendre les termes des tribunaux, le prestataire ne peut « tirer avantage » de l’information erronée. Pour donner un exemple concret, une prestataire a consulté la Commission à deux reprises et celle-ci lui a affirmé qu’elle n’aurait aucun problème pour toucher des prestations. Par la suite, lorsqu’on l’a avisée qu’il lui manquait trois heures (sur 600 h) pour être admissible au bénéfice des prestations, il était trop tard pour retourner au travail afin d’accumuler les heures manquantes. Le conseil arbitral a estimé que la prestataire avait agi « exactement comme l’aurait fait une personne raisonnable en consultant la Commission, et ce, pas seulement une fois, mais bien à deux reprises[45] ». Le juge-arbitre en appel déclare cependant « très bien [comprendre] la situation de la prestataire, mais il est clairement établi que le fait d’avoir été mal informé par la Commission ne permet pas à un prestataire de se soustraire à l’application des dispositions de la Loi[46] ». Dans le même sens, on peut mentionner le cas d’un prestataire, marié, père de cinq enfants, qui a travaillé pendant 23 ans sans jamais avoir présenté de demandes de prestations et qui a suivi « tous les conseils » de la Commission, lesquels se sont avérés être « préjudiciables[47] ». La demande d’antidatation fut rejetée pour les mêmes motifs que dans la précédente affaire, ni le conseil arbitral ni le juge-arbitre n’ayant le pouvoir d’accorder réparation à l’égard des dommages subis en raison de faux renseignements donnés ou d’erreurs commises par des employés de la Commission[48] : dura lex sed lex. Certains juges estiment cependant « inadmissible[49] » une telle interprétation de la loi. En ce sens, pour le juge-arbitre Durocher, « n’en déplaise aux tenants de l’opinion majoritaire […] [q]uand l’agent d’un organisme comme la Commission prend une décision, il doit agir équitablement et judicieusement. Si le prestataire ne peut plaider l’ignorance de la loi, un agent, à plus forte raison, devrait être tenu d’obéir au même principe. Lorsque la Commission a le pouvoir et l’autorité de corriger l’erreur, elle doit le faire[50] ». Cette interprétation a cependant été rejetée par la Cour d’appel fédérale[51].

Alors, certes, il est admis qu’« une personne raisonnable n’est pas une personne paranoïaque, en proie à l’anxiété, qui met en doute ou qui refuse de croire des conseils faisant apparemment autorité, au point de chercher à vérifier ces avis une deuxième et une troisième fois, chaque jour ou à intervalle régulier, de crainte que ces avis soient erronés[52] ». Toutefois, l’analyse de la jurisprudence constante appelle la « personne raisonnable » à la plus extrême prudence, si ce n’est à un certain degré d’anxiété, puisque la Commission ou les juges-arbitres n’ont pas le pouvoir d’accorder réparation à l’égard des dommages subis en raison de faux renseignements donnés par la Commission ou des employeurs[53].

Ainsi, à de rares exceptions près[54], qu’il s’agisse d’une personne qui n’a pas déposé de demande dans les délais et a plaidé qu’elle ignorait la loi, parce qu’elle travaillait constamment à l’usine et à la maison, comme c’est le cas de la travailleuse équatorienne mentionné plus haut, ou qu’il s’agisse d’une personne qui ne peut pas faire de demande de prestations parce qu’elle a malencontreusement suivi « tous les conseils » de la Commission, le résultat est le même : les prestataires ne peuvent faire valoir leurs droits à des prestations, quelle que puisse être la « sympathie » que les juges éprouvent pour les nombreux cas en question.

Conclusion

Le discours sur la fraude ne repose sur aucune donnée tangible significative. En revanche, en stigmatisant les chômeurs, il contribue tout à la fois à renforcer l’idée que ceux-ci sont responsables de leur propre sort et à les opposer aux « Canadiens qui veulent travailler », pour reprendre les termes employés par le gouvernement lors des annonces portant sur la réforme de l’assurance-emploi (RHDCC, 2012a et b). Ce discours lancinant remplit une fonction de masquage. Il permet d’occulter que des milliers d’ayants droit ne perçoivent pas leurs prestations et, par là même, que l’un des principaux mécanismes de solidarité sociale au Canada souffre de très nombreux dysfonctionnements. Le taux de non-recours met effectivement directement en cause la capacité du régime à fournir un revenu de substitution aux victimes du chômage et de la précarité. Il invite aussi à remettre en question les moyens mis en oeuvre, par le gouvernement et les employeurs, pour informer les prestataires potentiels de leurs droits, alors que le non-recours dû à l’ignorance de la loi ou à une information erronée n’est pas, ou peu, protégé par les tribunaux malgré la « répugnance » affichée par certains magistrats face au phénomène de non-recours.

Comme le soulignait en 1995 Antoine Math, « [e]n supposant que le citoyen est informé sur ses droits (« nul n’est censé ignorer la loi »), les décideurs politiques tendent à nier le problème, d’autant plus facilement que reconnaître l’existence du non-recours ne serait pas opportun en période de fortes contraintes budgétaires et signifierait en outre que les politiques sociales sont mal mises en oeuvres par les autorités » (Math, 1996 : 25). Or précisément, alors que l’équilibre budgétaire, la réduction des dépenses publiques et du « coût du travail » sont toujours au coeur des politiques gouvernementales (Bellavance, 2014), ce discours rébarbatif, conjugué à l’absence d’étude et de débat sur le non-recours, contribue finalement à remettre en cause la pertinence même des dépenses sociales. Celles-ci seraient gaspillées par des « fraudeurs » ou non versées à des « insouciants ». Sont ainsi dévalorisées les fonctions préventives des prestations d’assurance-emploi qui constituent de véritables « stabilisateurs économiques » en limitant les risques de récession (Sinfiel, 2012 : 105), mais également des « stabilisateurs sociaux » comme le soutiennent M. Djouldem, Y. Saillard et Ph. Warin pour qui la « fonction centrale » de la dépense sociale est d’abord et avant tout de « refuser l’apparition et l’installation d’une classe de “sans-droits”, de protéger les plus vulnérables et de préserver la citoyenneté sociale de tous » (Djouldem, Saillard et Warin, 2012 : 188).