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La problématique de la maternité associée à une consommation de substances psychoactives (SPA)[2] préoccupe de plus en plus les professionnels et les professionnelles de la santé. C’est dans ce contexte que nous avons été approchées par des intervenantes spécialisées en périnatalité, plus particulièrement par des travailleuses sociales en milieu hospitalier. Celles-ci ressentaient le besoin d’en savoir plus sur l’expérience des femmes qui ont une consommation abusive d’alcool ou qui consomment des drogues illicites et qui viennent accoucher à l’hôpital. Elles s’interrogeaient sur les approches les plus pertinentes à utiliser auprès de ces futures et nouvelles mères. Ces travailleuses sociales ne sont toutefois pas les seules à le faire, car, dans leurs milieux de travail, d’autres professionnelles ou professionnels, infirmières et médecins notamment, se disent aussi démunis ou parfois embarrassés devant les mères dans cette situation. Leurs préoccupations concernent le devenir des enfants, à qui ces femmes donnent naissance et qui, dans certains cas, partent avec leur mère sans que l’on sache si celle-ci sera en mesure de leur donner à moyen ou à long terme tous les soins nécessaires.

Les intervenantes et les intervenants qui ont manifesté le besoin d’améliorer leurs connaissances sur ces femmes et sur leur expérience de la maternité l’ont fait sans porter de jugement, sans blâmer. Sensibles aux difficultés vécues par les nouveau-nés, ces personnes le sont aussi aux conditions de vie des mères. De façon générale, ces spécialistes et personnes-ressources cherchent à donner le meilleur soutien possible à la mère pour protéger la dyade mère-enfant plutôt que de placer l’enfant, et ce, dans un contexte qui ne se prête pas toujours à l’établissement d’une relation d’aide. En effet, le passage des mères en obstétrique est souvent très court, laissant peu de temps au personnel pour se familiariser avec les situations individuelles.

En tant que chercheuses, nous avons répondu avec enthousiasme à cette demande y voyant la possibilité, en développant des connaissances sur l’expérience des femmes consommatrices de substances psychoactives qui deviennent mères, d’apporter une contribution à l’amélioration des services à leur endroit.

Ajoutons que, sur le plan sociologique, la toxicomanie est un comportement considéré comme déviant ; à ce titre, les expériences qu’elle sous-tend et sa prise en charge sont révélatrices des rapports sociaux et nous instruisent sur les représentations de la maternité comme sur celle de la déviance. Il faut noter également que la consommation maternelle s’inscrit dans le contexte des changements sociaux qui, au cours des dernières décennies, ont eu comme corollaire une augmentation générale de la consommation d’alcool et de cannabis ainsi qu’une visibilité plus grande de la consommation féminine s’accompagnant toutefois d’une stigmatisation.

Pour leur part, l’expérience de la grossesse et celle de la maternité, quelles que soient les circonstances de leur déroulement, sont également révélatrices des rapports sociaux. Elles sont considérées comme très significatives pour les femmes, et les connaissances développées en psychologie et en sciences sociales (Knibiehler 2000, 2001) documentent bien comment elles varient selon les époques, selon les milieux et selon les caractéristiques des mères.

Certaines catégories de mères ont ainsi fait l’objet d’études spécifiques ; on connaît les travaux qui ont permis d’en savoir un peu plus sur la situation des femmes défavorisées et des adolescentes devenant enceintes (Colin et autres 1992 ; Blais 1998 ; Le Van 1998). Par ailleurs, la situation des consommatrices enceintes et mères n’a pas été beaucoup étudiée jusqu’à maintenant, alors qu’il existe une abondante littérature sur les effets des substances psychoactives sur leurs enfants. Notre démarche, en interrogeant la situation spécifique des femmes qui consomment, s’inscrit donc dans le contexte plus large de l’avancement des connaissances sur l’expérience de la maternité.

Les études menées jusqu’à ce jour étant surtout du type biomédical et souvent axées sur les conséquences de la consommation maternelle sur les enfants, nous avons privilégié une approche qui plaçait les femmes au coeur de la démarche et qui permettait de connaître leur interprétation de cette expérience. En effet, les données, livrées par les femmes sur ce qu’elles vivent apportent un éclairage particulier sur les rapports sociaux qui façonnent leur expérience, notamment la représentation sociale dominante de la maternité, celle de la responsabilité parentale et celle des acteurs sociaux réagissant devant les situations où se conjuguent la maternité et la toxicomanie.

Une recension des écrits traitant de maternité et toxicomanie (Guyon et autres 1998), dont la réalisation et la diffusion ont été soutenues par le Comité permanent de lutte à la toxicomanie (CPLT), a permis de constater que la prévalence de cette situation est difficile à établir et que, si les milieux recevant ces femmes s’inquiètent et formulent l’hypothèse que le phénomène est en augmentation, les données pour soutenir cette hypothèse sont rares. Au Québec, on sait que la consommation abusive d’alcool ou de drogues est une pratique de plus en plus répandue parmi les femmes en âge d’avoir des enfants. La plus récente enquête sociale et de santé (Institut de la statistique du Québec 2001) indique en effet qu’une proportion significative de jeunes femmes consomme de l’alcool en grandes quantités par occasion (30 % des 15-24 ans et 16 % des 25-44 ans)[3]. On constate aussi que la consommation des adolescentes se rapproche de plus en plus de celle des jeunes hommes (Guyon et Desjardins 2002), ce qui soulève l’hypothèse que les nouvelles générations de femmes (15-24 ans) s’orientent vers une consommation comportant plus de risques, tout comme c’était le cas aux États-Unis récemment (Wilsnack et Wilsnack 1991). Cependant, peu de données portent précisément sur la proportion de femmes ayant un problème de toxicomanie parmi celles qui accouchent. Une enquête américaine avait établi, il y a une vingtaine d’années, celle-ci à 5 %, et ce chiffre n’a pas été mis à jour ni actualisé dans le contexte québécois (Mathias 1995).

Notre recension des écrits a également confirmé qu’un petit nombre de travaux avaient été effectués sur cette problématique. Ceux que nous avons relevés étaient surtout d’origine américaine et portaient sur des femmes en traitement (Guyon et autres 1998). Ces derniers nous apprennent particulièrement que :

  • les mères consommant des SPA sont en majorité célibataires tout en étant en relation avec des partenaires qui font également usage de drogues (Bendersky et autres 1996 ; Comfort et Kaltenbach 1996 ; Williams-Petersen et autres 1994) ;

  • la très grande majorité d’entre elles sont peu scolarisées et n’ont que fort peu de formation professionnelle ; elles auraient peu d’habiletés leur permettant de trouver et de garder un emploi (Garcia 1997 ; Carten 1996) ;

  • leur réseau social serait pauvre, elles recevraient peu de soutien social ayant vécu la rupture de liens familiaux, et auraient peu de relations personnelles pouvant offrir de l’aide en période de crise (Finkelstein 1994 ; Garcia 1997) ;

  • plusieurs mères vivraient dans un environnement où l’usage et le commerce de drogues sont présents et, par conséquent, elles auraient peu d’amis ou de contacts qui ne sont pas eux-mêmes des usagers abusifs de SPA (Bendersky et autres 1996) ;

  • les études recensées évaluent que parmi les enfants élevés par des parents toxicomanes, plus de 70 % le sont par une mère célibataire (Mayes 1995) ;

  • sur le plan psychologique, des auteures et des auteurs américains notent, dans cette population, un haut niveau de sentiments dépressifs et une faible estime de soi (Gomberg 1996 ; Grella 1996 ; Colten 1981) ;

  • les écrits cliniques traitant de l’expérience de ces femmes pendant la grossesse insistent sur la culpabilité et sur la honte qu’elles ressentent devant l’éventualité de complications néonatales ou de présence de malformations congénitales chez leur enfant (Jones et Reeds 1992 ; Raskin 1992) ;

  • enfin, deux phénomènes sont considérés par plusieurs auteurs et auteures comme annonciateurs de la toxicomanie maternelle : la consommation parentale (Hutchins 1997) et le fait d’avoir été victime de violence physique et sexuelle (Wilsnack et autres 1997 ; Alexander 1996).

De telles études n’ont pas été menées au Québec ni au Canada. Cependant, lors d’une consultation effectuée par le Comité permanent de lutte à la toxicomanie (CPLT 1999), après la parution de la recension des écrits mentionnée plus haut, un groupe d’intervenantes et d’intervenants travaillant auprès de mères consommatrices ont tracé un portrait de ces femmes qui se rapproche sensiblement de celui qui a été révélé par les études américaines.

Les données disponibles sont donc partielles et plutôt de nature descriptive. Seules deux études permettant de mieux connaître l’expérience de mères consommatrices ont été portées à notre connaissance. La première a été menée en Écosse (Taylor 1993) par une anthropologue auprès d’une communauté de femmes vivant dans des situations extrêmement précaires et utilisant des drogues intraveineuses. Cette étude confirmait la pertinence de donner la parole aux premières intéressées. La seconde, dont les résultats ont toutefois été publiés après l’amorce de nos travaux, a eu lieu auprès d’une population plus diversifiée ; elle a également démontré la validité d’une approche émique (Murphy et Rosenbaum 1999). Il est intéressant de noter que les deux font ressortir l’intensité de l’expérience de la maternité vécue par leurs participantes. Nos résultats sont, par ailleurs, venus sensiblement rejoindre les leurs, témoignant ainsi d’une certaine similitude malgré les différences culturelles.

La recension des écrits a donc confirmé la pertinence d’entreprendre, dans le contexte québécois, une étude originale du type empirique devant permettre d’améliorer nos connaissances sur l’expérience de ces femmes. Ainsi, nous avons élaboré, à partir de 1998, en collaboration avec des personnes travaillant auprès d’elles, un projet de recherche dont les deux objectifs étaient les suivants : documenter les comportements de consommation ainsi que la situation socioéconomique et psychosociale de toxicomanes qui deviennent mères, durant la période qui entoure la naissance de leur enfant ; décrire et améliorer la compréhension de leur expérience de la maternité, à partir de leur point de vue, et ce, dans la perspective de contribuer à améliorer les programmes et les services qui leur sont offerts par le réseau de la santé et des services sociaux.

L’approche théorique retenue pour le projet était à la fois écologique et féministe. Écologique dans le sens où les différentes dimensions de l’expérience de vie de ces femmes sont envisagées comme participant à sa construction et doivent donc être prises en considération pour faciliter une meilleure compréhension de celle-ci. Il s’agissait alors de documenter leur expérience sur le plan personnel, familial et communautaire. Les instruments de collecte des données devaient offrir la possibilité d’intégrer ces différents niveaux. Féministe parce qu’il y avait, au départ, une sensibilité à la population en cause et une recherche avouée d’éléments devant favoriser l’amélioration de leur situation. Le concept d’autonomisation (empowerment), que nous définissons comme le soutien au potentiel d’exercer un plus grand contrôle sur sa vie et sur ses conditions de vie, se trouve au centre de cette perspective. L’utilisation de ce concept supposait que la recherche devait permettre de faire ressortir non seulement les problèmes que les femmes pouvaient éprouver mais aussi leurs capacités d’y faire face et leurs forces. Enfin, ce projet s’inscrit dans un projet plus large qui a pour objet de construire des connaissances intégrées sur la maternité (Oakley 1992).

Notre recherche s’est articulée autour de deux axes, celui de l’expérience de vie de ces femmes, et notamment celle de leur consommation, et celui de leur expérience de la maternité. Ces deux expériences (imbriquées, comme nous le verrons) sont ancrées dans leur histoire personnelle et dans leurs trajectoires en tant que femmes.

Nous avons maintenant terminé notre recherche et, depuis lors, en avons présenté les résultats à l’occasion de plusieurs rencontres avec des intervenantes et des intervenants spécialisés en toxicomanie. Notre premier article publié sur le sujet en 2003 fait état de l’analyse de ces résultats dans la perspective d’une meilleure compréhension des trajectoires de consommation et de maternité des participantes à notre projet. La richesse du matériel dont nous disposons nous incite à l’interroger sous différents angles. Nous poursuivons actuellement une de ces avenues sur la place et le rôle des hommes et des pères dans leur vie.

Dans le contexte du présent article, nous avons d’abord cherché à comprendre ce qui caractérisait l’expérience de la maternité vécue par les participantes à notre enquête et nous nous sommes ensuite interrogées sur le contenu des représentations qu’elles avaient de la maternité et sur l’importance que revêtait pour elles la nécessité de construire leur légitimité de mères. Nous présentons donc, dans un premier temps, les réponses à ce questionnement et posons, dans un second temps, quelques jalons d’interprétation.

La méthode retenue

L’approche méthodologique retenue est de caractère mixte combinant des méthodes quantitatives et qualitatives. La collecte des données s’est déroulée à partir de cinq sites, soit les départements d’obstétrique et de néonatalogie de cinq hôpitaux où les participantes ont été recrutées (quatre à Montréal et un à Québec). Les travailleuses sociales de ces départements invitaient les femmes qui venaient d’accoucher et qui avaient été identifiées, soit de façon clinique, soit parce qu’elles l’avaient révélé elles-mêmes, comme ayant, en période prénatale, fait un usage abusif d’alcool ou de drogues illicites ou qui étaient en traitement à la méthadone à participer à notre projet. Il faut noter que les travailleuses sociales, de façon générale, font connaissance avec ces femmes après leur accouchement et qu’un problème de nature sociale a été noté parmi lesquels se trouve la toxicomanie. Les critères de sélection des participantes étaient les suivants : 1) une consommation abusive d’alcool, une consommation de drogues ou de médicaments psychotropes (sans ordonnance) au cours de la grossesse ou de l’année précédant la grossesse ou la participation à un programme de méthadone ; 2) la compréhension du français ; 3) l’absence de pathologie mentale grave ; et 4) la garde de leur bébé.

Nous n’avons pas réussi à constituer un échantillon aussi important que prévu. Le recrutement s’est révélé complexe, non pas à cause du refus des mères mais plutôt en raison de difficultés liées à l’organisation dans les départements (durée de séjour très courte, grande mobilité du personnel, surcharge de travail). Un facteur est également intervenu dans certains cas et il mérite d’être souligné puisqu’il a également été présent dans un autre projet[4] : certaines intervenantes ont dit craindre que de solliciter la participation de leur « cliente » ne mette en péril le lien de confiance qu’elles essayaient de construire avec celle-ci. Dans certains cas, cela a restreint considérablement le recrutement.

Les taux d’acceptation, tels que présentés dans le tableau plus bas, ont été les suivants : parmi les 82 mères sollicitées en milieu hospitalier, 75 ont accepté de participer à notre étude. Par ailleurs, 1 n’était pas admissible et 6 ont refusé, ce qui donne un taux d’acceptation de 91,4 %. Parmi ces 75 femmes, 54 ont finalement accepté de nous rencontrer pour la première entrevue (Questionnaire Temps 1), soit 72 %. Nous avons alors proposé à 37 d’entre elles une seconde entrevue semi-dirigée trois mois plus tard ; ces dernières ont toutes accepté (100 %). Enfin, lorsque nous avons voulu les revoir, six mois après la première entrevue avec questionnaire (trois mois après l’entrevue semi-dirigée pour les 37 qui avaient participé à cette étape), 43 mères ont alors accepté et ainsi achevé la démarche (Questionnaire Temps 2), soit un taux de rétention de l’échantillon initial de 79,6 % (43/54). Parmi les 37 qui nous ont accordé une entrevue semi-dirigée, 6 n’ont pas répondu au Questionnaire Temps 2.

Tableau 1

Étapes de collecte des données auprès des participantes

Étapes de collecte des données auprès des participantes

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Les rencontres ont eu lieu au domicile des participantes, selon le calendrier suivant. Nous avons d’abord rencontré les 54 mères qui avaient accepté, dans un délai de 30 jours suivant l’accouchement, pour une entrevue d’une heure et demie avec questionnaire. Puis, nous en avons rencontré 37 d’entre elles trois mois plus tard pour une entrevue semi-dirigée d’une heure et demie à deux heures ; nous nous sommes limitées à 37, compte tenu de l’ampleur du matériel recueilli. Enfin, nous en avons revu 43 pour une dernière entrevue avec questionnaire, six mois après la première rencontre pour évaluer l’évolution des différents paramètres étudiés.

Lors de la première rencontre (Questionnaire Temps 1), une évaluation de la consommation était faite avec la participante à l’aide de questionnaires d’outils de dépistage (AUDIT pour l’alcool et DAST pour la drogue) permettant de vérifier la gravité de sa consommation au cours des douze mois précédant la recherche et si elle éprouvait réellement une dépendance à l’égard de substances psychoactives. Dans tous les cas, cette évaluation a confirmé le dépistage effectué en milieu hospitalier. Puis un questionnaire, préparé sur la base d’instruments existants et validés[5], était administré. Le même questionnaire a été utilisé lors de la seconde et dernière rencontre (Questionnaire Temps 2), permettant ainsi de voir comment la situation avait évolué au cours des six mois d’observation. Les données recueillies ont fait l’objet d’un traitement statistique à l’aide du logiciel SPSS. À la suite des opérations de validation et de correction, une banque de données a été constituée.

L’entrevue semi-dirigée, menée selon le mode du récit de pratique (Bertaux 1997) était axée sur l’expérience de la maternité des répondantes et avait pour objet de compléter l’information obtenue à l’aide du questionnaire Temps 1 et d’approfondir leur expérience de la maternité. Le matériel ainsi obtenu a d’abord fait l’objet d’une analyse « verticale » par entretien pour trouver et faire ressortir la singularité des discours. Par la suite, une analyse thématique « horizontale » a permis de dégager les récurrences et d’établir une « cohérence thématique interentretiens ». Le logiciel NU-DIST a été utilisé pour soutenir l’analyse. Le découpage par thèmes a été effectué à la fois à partir des résultats de la recension des écrits et des éléments présents dans le discours des mères[6].

Le discours des participantes

Après avoir résumé les caractéristiques de la population à l’étude à partir des résultats obtenus à l’aide des questionnaires Temps 1 et Temps 2 nous présenterons de façon plus détaillée les résultats des entrevues semi-dirigées, l’objectif visé ici étant d’examiner l’expérience de la maternité telle qu’elle a été décrite par les femmes elles-mêmes. Les résultats rapportés sont donc essentiellement tirés du discours des participantes. Nous avons analysé leur discours en tenant compte des dimensions imprévues qui ont pu émerger dans un contexte où nous leur accordions la parole.

Tableau 2

Situation sociosanitaire des participantes

Situation sociosanitaire des participantes

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Les femmes que nous avons rencontrées partagent certaines caractéristiques sociodémographiques présentées dans le tableau 2. Notons surtout que la majorité n’a pas terminé ses études de niveau secondaire et que dans la plupart des cas, les allocations sociales constituent l’essentiel de leur revenu.

Le matériel obtenu à l’aide des questionnaires fournit une image assez précise de ce que ces femmes ont vécu sur le plan familial et sur le plan conjugal et il fait connaître les événements qui ont pu les marquer, les problèmes de santé qu’elles éprouvent ainsi que leur expérience de consommation, soit l’initiation à la consommation, la progression, l’arrêt ou la rechute, sans oublier leurs démêlés avec la justice.

Le portrait qui se dégage rejoint globalement la description que nous avions déjà relevée dans notre recension des écrits. Si ce n’est que les renseignements mis en corrélation font ressortir les difficultés cumulées et les expériences traumatisantes très fréquentes.

Sur la base des seuls questionnaires, nous savons que plusieurs de ces femmes ont une hypothèque sur leur vie : enfance difficile, parents ayant des problèmes d’alcool et de drogues (selon leur appréciation, 71 % des pères et 32 % des mères avaient de tels problèmes) ou encore psychologiques (50 % des répondantes décrivent leurs parents comme ayant eu de sérieux problèmes à ce chapitre), abus dans leur enfance (violence psychologique, (60 %), physique (47 %) ou sexuelle (41 %)) et initiation précoce à l’alcool et à la drogue. Leurs trajectoires sont caractérisées par l’instabilité dans l’enfance, dans l’adolescence et dans leur vie d’adulte, qu’il s’agisse de partenaires, d’occupations ou de milieux de vie.

Nous avons déjà rapporté ailleurs (Guyon et autres 2002) comment les trajectoires de vie, de consommation et de maternité étaient liées et comment, notamment, l’annonce de la grossesse et l’arrivée de l’enfant provoquaient des changements non seulement dans leurs habitudes de consommation mais également dans les liens que ces femmes établissent avec leur entourage, particulièrement avec leur famille d’origine et avec leur partenaire amoureux.

Ici, nous nous pencherons donc plus précisément sur ce que nous a révélé le contenu des entrevues structurées sur l’expérience de la maternité. Nous verrons ainsi son ancrage dans la représentation que les participantes à notre étude ont de ce que c’est qu’être une mère tout en étant consommatrice de substances psychoactives. Nous analyserons aussi l’impact que peut avoir, sur leur expérience, la représentation sociale de la maternité qu’elles trouvent dans leur entourage de même que chez les intervenantes et les intervenants, ce qui les place dans une situation où elles doivent impérativement faire la démonstration qu’elles sont des mères « légitimes ».

La maternité dans une trajectoire de vie : de la marginalité à la normalité

Les femmes, au passé souvent lourd que nous avons rencontrées, sont ce que nous pouvons qualifier des « mal-aimées ». Ce terme fait référence aux difficultés qu’elles ont vécues, surtout sur le plan des relations humaines, qui ont jalonné leurs trajectoires et qui les ont profondément marquées.

Qualifier ces femmes de « mal-aimées » ne porte pas un jugement sur leurs milieux d’origine, puisque dans ceux-ci la misère affective semble avoir souvent été présente, ce qui a pu contribuer au fait qu’ils n’ont pas su (ou pu) être un milieu d’éducation sain. Il s’agit plutôt d’un terme qui cherche à illustrer comment elles ont commencé leur vie : avec un sentiment de manque, d’être de trop («  J’me suis toujours sentie de trop quand j’étais petite » (Andrée, 22 ans)), d’être incomprises, parfois d’étouffer et avec le sentiment qu’elles pouvaient être utilisées pour satisfaire les besoins des adultes. Dans certains cas, elles ont été victimes d’actes criminels, tel le viol, ou témoins d’activités illicites, tel le trafic de stupéfiants. Les expériences négatives de leur enfance se sont fréquemment prolongées au cours de leur adolescence et même à l’âge adulte par des déboires amoureux, avec des compagnons consommateurs et souvent violents.

Pour la majorité des participantes, la grossesse n’était pas un événement planifié. Non pas qu’il n’ait jamais été envisagé, mais elles n’y croyaient plus, ou encore le moment où elle est survenue n’était pas nécessairement propice à un tel changement, ni à l’accueil d’un nouveau-né. Malgré cela, la réaction est, le plus souvent, positive. Cependant, ces femmes se sentent interpellées, se disent parfois bouleversées, et cet événement suscite chez elles de l’ambivalence.

Il arrive que la grossesse vienne confirmer la capacité des femmes ayant participé à notre étude à devenir enceintes alors qu’elles croyaient l’avoir perdue, ou leur proposer (lorsqu’elles peuvent encore décider si oui ou non elles mèneront cette grossesse à terme puisqu’un certain nombre réalisent leur état alors que la grossesse est passablement avancée) de vivre autre chose, sans qu’elles aient véritablement choisi de le faire ou tout au moins qu’elles ne l’aient pas choisi à ce moment précis : « J’voulais avoir un enfant mais pas depuis les deux dernières années. Quand tu veux pas vivre, t’as pas l’intention de mettre un enfant au monde » (Nathalie, 25 ans).

L’élément clé ici est l’importance que cet événement revêt dans leur vie de femmes et de femmes « marginales », car c’est ainsi que les répondantes se perçoivent elles-mêmes et qu’elles se disent perçues par les autres. Le terme employé pour se qualifier ainsi illustre un critère central dans leur discours : celui de la normalité. Cette dernière ne correspond pas à ce qu’elles ont été jusque-là. La normalité est une caractéristique qui s’impose avec l’arrivée de l’enfant et une caractéristique à laquelle elles disent aspirer : « Ce que je veux le plus au monde, c’est une vie normale » (Nathalie, 25 ans).

Lorsque l’enfant s’annonce et lors de sa naissance, la vie de ces femmes va changer, souvent de façon radicale, surtout s’il s’agit de leur premier enfant (ce qui était le cas de 36 femmes de notre échantillon). Elles ne sont plus seules, elles sont soudain, selon leurs propres termes, « responsables » de quelqu’un d’autre. Certaines avaient connu des expériences de désorganisation significative : « Ma vie était plutôt comme un naufrage là, je me laissais aller au gré des vagues » (Alexandra, 19 ans). Il leur faut maintenant avoir un minimum d’organisation.

La grossesse force ces femmes à penser à leur vie, à ce qu’elles sont, à ce qu’elles veulent. Pour certaines, il y aura une fuite, elles vont continuer à consommer. La très grande majorité des répondantes ont cependant fait l’inverse, puisque 45 mères sur 54 ont diminué leur consommation pendant la grossesse, tandis que 8 n’ont fait aucun changement et 1 seule l’a augmentée.

Ainsi, la grossesse induit une remise en question du mode de vie ; toutes les participantes considèrent devoir prendre des décisions. Il ressort de l’ensemble de nos données que la grossesse et l’accouchement sont effectivement des moments clés, porteurs d’un potentiel plus ou moins grand de changements. C’est la durée de ce changement qui est difficile à estimer.

L’enfant à naître, c’est l’avenir. L’enfant force le regard en avant, il faut répondre aujourd’hui et il faudra répondre demain. Plusieurs des propos des femmes rencontrées s’articulent autour des exigences que pose l’enfant et auxquelles elles doivent répondre.

Les témoignages des participantes à notre étude sont analogues à ceux que d’autres chercheuses ont recueillis auprès de femmes défavorisées : l’enfant est en soi une réponse de la vie, sa naissance est le signe que le changement est possible, alors que la situation des répondantes était souvent une situation d’où toute perspective d’avenir était exclue. C’est pourquoi elles ne voient pas en général l’enfant comme un problème (si ce n’est pour l’entourage, et nous reviendrons là-dessus) mais bien plutôt comme une solution ou une ouverture.

L’enfant suscite une telle réaction parce que sa présence permet à ces femmes de vivre l’expérience de la maternité et de l’attachement à l’autre ; elles sont séduites. Dans la plupart des cas, lorsqu’elles parlent de leur enfant, c’est avec amour et enthousiasme :

Maintenant, j’peux dire, chus t’heureuse. Avant heureuse, c’tait un mot tabou dans mon vocabulaire. Heureuse et bonheur, aie, aie, t’es dans le champ. Moi, dans mon dictionnaire, j’avais pas ces mots-là, tu sais, maintenant, il les a.

Marie-Claude, 25 ans

L’arrivée de l’enfant peut même être identifiée, comme dans ce cas-ci, à celle d’une vie entièrement nouvelle :

Avant, j’faisais mon crisse de temps sur la terre... Une seconde, j’tais en prison, là, j’fais mon temps. Depuis que j’ai mon bébé, j’ai un but, pis j’fais pus mon temps pantoute. T’sais, avant, j’avais pas d’but dans la vie, t’sais, rien à me raccrocher de même, pis là (perte d’un être cher) […] en voulant dire, y reste vraiment pus rien […] t’sais j’me disais bof, j’m’en foutais d’être rendue au bas de l’échelle […] ben là j’ai mon p’tit pet, c’est rendu ma raison de vivre, l’amour de ma vie […]

Marie-Claude, 25 ans

L’enfant est à l’origine de profondes remises en cause :

C’est sûr que je le vois un peu comme mon sauveur… i m’a faite arrêter de boire, i m’a faite vraiment reprendre ma vie en mains […] Ça m’a aidée au niveau thérapie aussi parce que quand t’es enceinte, c’est […] dans la situation où j’ai arrêté de boire, ça m’a permis vraiment de réfléchir à ma vie.

Françoise, 33 ans

Certaines sont lucides devant l’ampleur de ce qu’elles demandent à leur enfant :

Je mets une grosse responsabilité sur le dos de mon enfant, je trouve, en disant que parce que c’est lui je trouve qui m’aide à, à faire tout ça, pis j’espère que j’y en mets pas trop sur le dos. C’est lui qui me sauve un peu la vie dans un sens, là. Je trouve ça pesant sur le dos de ce petit être-là.

Nathalie, 25 ans

L’arrivée de l’enfant peut aussi avoir un impact sur l’estime de soi, car il permet de découvrir ses ressources : « Ça m’a surprise de voir que j’avais autant de patience que ça » (Johanne, 32 ans).

La remise en cause que provoque l’arrivée de l’enfant entraîne chez ces femmes des choix. Certains de ces choix concernent leurs fréquentations et leur entourage. Il y aura des ruptures. Pour offrir à leur enfant un milieu et des conditions propices à son développement, les femmes que nous avons interrogées savent qu’elles doivent rompre avec leur vie antérieure. Rompre avec un mode de vie, avec un milieu et parfois avec un homme.

Le caractère de « rupture » de ce moment est plus prononcé lorsqu’il s’agit d’une première naissance, mais certaines des participantes, qui étaient déjà mères, vivent avec l’arrivée de leur deuxième ou troisième enfant l’espoir renouvelé qu’elles arriveront à changer les choses et se sentiront interpellées pour un changement.

Par ailleurs, les besoins de l’enfant amènent les répondantes à faire appel aux autres, c’est-à-dire à leurs parents, à des membres de leur entourage ainsi qu’à des intervenantes et à des intervenants. Il y aura alors la création de nouveaux liens et des réconciliations. Nos données nous indiquent que plusieurs vont ainsi chercher à reconstruire des liens familiaux, dont certains étaient rompus depuis plusieurs années. Le retour vers la famille peut exiger d’elles beaucoup d’humilité et provoquer des réminiscences douloureuses. Cependant, l’effort ne vient pas d’elles seules. En effet, selon leurs récits, des membres de leur famille (notamment leurs parents, leurs beaux-parents, des tantes) vont leur offrir un soutien psychologique ou matériel. Sur le plan des rapports sociaux, ce type de changement est certainement l’un des plus intéressants qui nous aient été rapportés.

Les représentations de la mère : entre la mère idéale et la mère qu’il ne faut pas devenir

Une question importante que soulèvent les propos des femmes interviewées lorsqu’elles traitent de leur rôle de mère et de la nouvelle relation qui vient bouleverser leur vie est celle de leur capacité et de leurs habiletés à bien remplir leurs nouvelles fonctions. La question qui se pose est la suivante : quelle est leur expertise ? Quel est leur apprentissage en matière de soins aux nouveau-nés et aux enfants ? En d’autres mots, quels sont leurs atouts devant cette nouvelle expérience ? Qu’est-ce qui les a préparées à être mère ?

Les participantes nous ont proposé une représentation de la mère qui se révèle essentiellement théorique. Cette représentation est construite à partir des attentes qu’elles désignent comme celles de la société eu égard à ce que doit être et faire une mère. La mère théorique est une personne qui a des comportements qu’elles reconnaissent ne pas avoir adoptés elles-mêmes jusqu’ici, mais qu’elles pensent pouvoir adopter : la mère est une femme « sage », une femme « qui a de l’allure », une femme « responsable ».

Les caractéristiques, explicitées dans leurs descriptions et associées à une bonne mère, ne correspondent pas à ce que les répondantes disent d’elles-mêmes. Elles parlent de la normalité et du sens des responsabilités. En revanche, plusieurs affirment être prêtes à changer et d’autres précisent même avoir commencé à changer.

Selon les propos des participantes, une bonne mère est celle qui répond aux besoins de son enfant tant physiques que matériels et psychologiques. Une mère se doit d’être présente. Les participantes parlent abondamment de cette présence et de sa continuité nécessaire. Elles ont insisté sur la disponibilité requise et ont traité de l’abstinence : « J’veux m’organiser pour y montrer une mère qui a de l’allure. Une mère qui a de l’allure, c’est pas quelqu’un qui consomme[7] » (Sylvie, 25 ans).

Ce modèle théorique, dont les composantes positives sont idéalisées, doit toutefois être distingué des modèles plus près de leurs expériences et qui, pour leur part, se révèlent plutôt négatifs. Les répondantes sont en effet particulièrement éloquentes lorsqu’elles parlent de ce qu’elles ne veulent pas être ou ne pas faire comme mères. Les représentations, ancrées dans leurs expériences personnelles, sont composées de situations qu’elles veulent éviter. Leurs repères semblent être l’identification de ce qu’elles ne veulent pas pour leur enfant. Il s’agit d’attitudes et de comportements qu’elles ont subis alors qu’elles étaient elles-mêmes enfants et qu’elles ne veulent pas imposer aux leurs.

Pour plusieurs d’entre elles, l’expertise qu’elles peuvent mettre à profit devient donc celle de savoir ce qu’il faut éviter. La construction du rôle de mère se fait sur cette base : il consiste à ne pas faire ceci ou cela, ce que nous interprétons de deux façons, comme étant : 1) leurs repères comme mères ; et 2) leur réaction de défense à l’égard des préjugés. Nous reviendrons ultérieurement sur cette seconde dimension.

Voici quelques illustrations de leurs apprentissages :

C’est dur d’avoir des parents toxicomanes, c’est vraiment dur, c’est pour ça que je peux pas faire ça pour X. Ça affecte vraiment les enfants.

Paule, 25 ans

Je veux pas qu’elle ait de traumatismes qu’elle va traîner toute sa vie d’insécurité.

Céline, 38 ans

Ma mère, elle a accordé une priorité aux hommes, avant ses enfants. Moi, c’est quelque chose que je ferai jamais.

Françoise, 33 ans

Parce que quand ils disent trop, c’est [comme] pas assez, c’est ben vrai parce que moi, j’ai été surprotégée, pis j’veux apprendre à pas surprotéger mon enfant […]

Jacynthe, 22 ans

Les expériences d’une participante lui dictent celles que doivent pouvoir éviter ses enfants : 

Y’a une chose que j’m’ai toujours promis, que mes enfants iraient jamais dans les centres d’accueil […] J’vas peut-être aller chercher de l’aide d’une travailleuse sociale, mais mes enfants, y mettront jamais les pieds dans les centres d’accueil. Le jour que mon chum va toucher à mes enfants, ou à moé là, je prends mes valises puis je m’en vas avec mes enfants, mes enfants me suivent. Ça, c’est deux affaires que mes enfants vivront jamais. J’ai vécu ça moi, pis mes enfants, y vivront pas ça, c’est sûr.

Alice, 22 ans

Enfin, il faut noter que les répondantes ont fourni plusieurs exemples pour parler de la stabilité nécessaire à l’éducation des enfants. Il ne s’agit pas ici seulement de quelque chose qu’elles ont pu apprendre ou qu’on leur a dit. Ce sont leurs propres expériences. Jeunes, elles n’ont pas connu la stabilité ou l’ont fuie parce qu’elle était étouffante. Plusieurs ont beaucoup insisté là-dessus compte tenu de leurs cheminements. Dans la description de leurs trajectoires, elles associent en effet des événements qu’elles ont vécus et des décisions qu’elles ont prises à la problématique de stabilité.

Le modèle de mère à composantes négatives n’est pas nécessairement perçu comme une absence d’apprentissage approprié du rôle. Jacynthe en parle ainsi :

[Je] trouve que toute ce que j’ai vécu comme expérience, c’est pas une erreur, c’est un atout […] j’me dis peut-être qu’il va agir comme moi j’ai faite mais au moins, j’vas être capable de faire face à ça, parce que je le sais c’est quoi. T’sais, je serai pas comme désarmée pis dire, mon Dieu, qu’est-ce que je fais ? […] Mais au moins, je vais savoir comment vivre avec ça parce que je l’ai vécu moi-même. Savoir être capable de faire le détachement pis, comme je l’ai expliqué, apprendre à pas trop surprotéger mon enfant.

Jacynthe, 22 ans

Retenons ici deux éléments particulièrement signifiants : le premier est que l’arrivée de l’enfant place les participantes dans un contexte de changement qui est plus ou moins en rupture avec leur vie jusque-là. Elle les force à réfléchir aux lendemains. Ces femmes disent vouloir vivre ce changement, mais elles en reconnaissent le caractère exigeant. Tout de suite après la naissance, elles sont séduites par leur enfant, parfois par ce que sa présence fait d’elles ; elles se sentent donc suffisamment motivées pour changer. Le second élément se réfère à leurs représentations de ce qu’est une mère qui sont, d’une part, théoriques et, d’autre part, ancrées dans leurs expériences.

La légitimité à construire

Les participantes à notre étude, par leurs témoignages, semblent vouloir nous convaincre de leur légitimité dans leur rôle maternel. La crainte de perdre la garde de leur enfant n’est pas souvent exprimée en tant que telle. Elle est toutefois présente dans les propos des participantes lorsqu’elles traitent de ce qu’elles s’engagent à ne pas faire. Parlant à une tierce personne, en l’occurrence ici l’intervieweuse, les répondantes paraissent ressentir le besoin de dire que ce qu’elles ont derrière elles ne va pas entacher ce qu’elles vivront avec leurs enfants : « J’sus pas comme ma mère, j’sus pas comme mon père. » (Louise, 21 ans). Ce message est très lourd. En voulant convaincre de sa capacité d’être une bonne mère, cette jeune femme doit se couper de ses racines et rejeter les modèles parentaux qu’elle a connus :

T’sais comme ma fille, moi je l’ai jamais genre donné une claque parce que je suis passée par là avec ma mère […] T’sais, y en a des personnes des fois qui vont reproduire qu’est-ce que les parents y ont faite, mais moi à date ça m’est jamais arrivé […] j’veux pas faire comme ma mère […] moi j’me rappelle quand ma mère frappait là tabarnouche, ça sert pas à grand-chose, vraiment pas.

Paule, 25 ans

En parlant ainsi, cette participante livre un double message : d’une part, que le modèle construit à partir de son expérience est négatif et, d’autre part, que cela ne signifie pas qu’elle le reproduira.

L’ampleur du bouleversement dans la vie des répondantes tient aussi à cet effort nécessaire pour modifier le regard des autres. Ces femmes doivent non seulement se transformer, mais convaincre leur entourage de même que les intervenantes et les intervenants qu’elles sont dignes de confiance. Sachant qu’elles ne correspondent pas au modèle habituel, elles réalisent qu’elles doivent arriver à s’y conformer le plus possible pour qu’on les laisse continuer.

La maternité et la consommation ne vont pas ensemble. Voilà le jugement posé en général par notre société et que ne connaissent que trop bien les participantes :

J’ai pas senti que j’devenais une mère pis que c’était beau là. Au contraire, j’ai senti comme : « fais-y attention, c’est une droguée là ».

Hélène, 29 ans

Certaines des femmes interrogées ont dit se sentir surveillées. Une des participantes nous a ainsi raconté que les voisins ont prévenu la police parce que son bébé pleurait. Il venait d’être vacciné, nous a-t-elle affirmé, expliquant ainsi ses pleurs et concluant qu’elle était continuellement épiée.

Ce jugement négatif et parfois même condamnant, les participantes l’ont intégré, certaines allant même jusqu’à se convaincre que la maternité leur serait refusée. De là, le choc éprouvé lorsqu’elles apprennent qu’elles sont enceintes. Pour certaines, dès l’instauration de l’état de grossesse, elles enfreignent un interdit. Être mère alors qu’on n’a pas vraiment le « droit » de l’être : voilà ce que semblent ressentir certaines des participantes et qui sous-tend une partie de leur discours. Ce dernier devient alors une entreprise de conviction dont l’objectif est de démontrer qu’elles sont capables de remplir un tel rôle qui, selon les normes sociales, devrait leur être refusé. L’hypothèse est confirmée par les propos de celles qui nous racontent comment la moindre marque de confiance envers elles les a encouragées.

Lorsque nous avons revu les répondantes pour la dernière fois, même si leurs besoins semblaient avoir évolué (par exemple, en réponse à la question des besoins prioritaires, le soutien matériel, tel le fait de trouver un emploi, supplantait pour plusieurs le soutien psychologique), de façon générale, leurs conditions de vie très difficiles, qu’il s’agisse de problèmes économiques, de manque de soutien social, d’absence de perspectives professionnelles, de ruptures amoureuses ou de solitude, sont apparues comme des embûches pratiquement insurmontables alors qu’elles souhaitent changer, avoir une vie différente et s’occuper convenablement de leur enfant.

Les réponses obtenues aux questions posées lors des dernières rencontres nous ont donc laissé entrevoir l’éventualité pour certaines de ne pas pouvoir atteindre leur objectif d’être autonomes et de devenir une mère responsable en contrôlant bien leur consommation, même si nos données ne nous permettent pas de tracer un portrait à long terme selon les cas. Des répondantes ont alors décrit la reprise ou l’augmentation de leur consommation, quoique la majorité ait répondu ne pas avoir de problème de côté. Surtout, plusieurs ont dit perdre progressivement l’espoir (ou l’illusion…) que leur vie pourra vraiment changer.

Ce que nous proposent ces résultats

Notre étude comporte des limites qu’il faut rappeler : la taille de notre échantillon ne permet pas de conclure au caractère exhaustif des situations rapportées, et répétons que les mères présentant une comorbidité importante de toxicomanie et de santé mentale étaient exclues. Cela restreint toute prétention à la représentativité statistique de notre échantillon. Aussi, les difficultés éprouvées au cours du recrutement ont eu pour effet que la moitié des répondantes venaient du même centre hospitalier, ce qui crée une surreprésentation des usagères de celui-ci. Il faut également tenir compte du fait que les réalités traitées dans les entrevues sont sujettes à un déni. Un certain nombre de mères interrogées pourraient avoir tenté de minimiser l’importance de leur consommation d’alcool et de drogues pendant la période qui a suivi la naissance de leur enfant[8]. La crainte du retrait de la garde de l’enfant qui pourrait s’ensuivre a pu jouer un rôle dans cette attitude, et ce, malgré l’assurance du respect de la confidentialité qui leur avait été donnée. Cela pourrait contribuer à une révélation incomplète de la consommation post-partum sans toutefois invalider l’ensemble de l’information. Enfin, la période d’observation, de la naissance de l’enfant à six mois, restreint également la portée des résultats et l’interprétation de certaines situations observées aurait profité d’un prolongement de la durée de notre étude.

Si le profil des expériences des participantes à notre étude rejoint celui que traçaient déjà les écrits que nous avons recensés, leurs témoignages contiennent des données qui précisent, selon leurs propres termes, la façon dont cela s’est vécu et surtout la répercussion et l’écho trouvés à ces expériences à un moment charnière, celui où elles deviennent mères.

Devenir mère déclenche toujours un certain retour sur sa propre enfance, sur ses rapports avec sa famille (Chodorow 1978) : il s’agit pas d’une expérience peu commune. L’intérêt ici tient notamment à l’analyse que les femmes font elles-mêmes des liens entre leur expérience de la maternité et celle qu’elles ont connue durant leur enfance ou leur adolescence. Ces liens qu’elles établissent permettent de mieux saisir : 1) la remise en cause qui accompagne l’arrivée de l’enfant ; 2) la conscience qu’elles ont du regard critique qui est posé sur elles par leur entourage ; 3) le besoin d’établir leur légitimité dans leur rôle maternel.

Les récits des femmes montrent bien qu’elles sont conscientes des conséquences de leur consommation et qu’elles sont capables de reconnaître les moments et les circonstances qui les ont amenées et maintenues là où elles sont. Ils témoignent aussi de leur reconnaissance qu’elles sont au moins en partie responsables du développement de leurs pratiques néfastes.

La maternité vient bouleverser profondément le parcours de ces femmes, car elle s’accompagne d’un regard critique sur des modes de vie ancrés depuis plus ou moins longtemps, de la mise en place de stratégies pour faire face aux nouvelles exigences et aux changements et offre la possibilité de faire dévier la trajectoire de consommation, ce dont témoigne la diminution de la consommation pendant la grossesse chez la grande majorité des participantes à notre étude. Dès lors, la maternité crée une nouvelle dynamique : réussie, elle pourra jouer un rôle positif ; si elle échoue, elle deviendra un facteur important de rechute. Selon les discours des répondantes, les expériences humaines qui les ont amenées à vivre des situations dans lesquelles la dépendance aux substances psychoactives s’est créée trouvent souvent un écho dans l’arrivée de l’enfant. C’est pourquoi il faut que la maternité « réussisse ». En effet, on peut faire l’hypothèse que la maternité n’est pas une expérience indépendante de celle de la consommation abusive. Par la maternité, la très grande majorité des femmes que nous avons rencontrées pensent pouvoir contrer leur histoire et changer les situations ainsi que les perceptions qui les ont amenées à consommer.

L’expérience de la maternité chez les femmes interrogées s’ancre donc dans un passé difficile et chargé qui leur servira de référence pour leur nouvelle expérience dans leur rôle maternel. Les difficultés qu’elles ont vécues jusque-là vont contribuer à la définition et au modelage de leur expérience de la maternité.

Le discours des participantes sur leur maternité et sur leur enfant présente beaucoup de similitudes avec celui des mères en général et particulièrement avec celui des mères issues de milieux défavorisés, bien que la consommation abusive ou la dépendance ne soient pas propres à ces milieux. Compte tenu de leur contexte de vie et du peu de perspectives que les répondantes ont de se sortir d’une vie difficile et d’une vie de privation, la maternité est perçue comme un projet déterminant, comme une possibilité de changer radicalement le cours des choses, de recommencer ; l’expérience est empreinte d’espoir. Le désir de changer leur vie traverse toutes les entrevues : « Je suis tannée d’être un brouillon, je veux être en ordre. » (Jeanne, 23 ans). Il est notable ici comment le fait de se sentir responsable de quelqu’un intervient dans la perception de soi, de ses capacités et dans la volonté de se bâtir un avenir différent et meilleur. D’après les récits recueillis, ces femmes n’ont pas souvent vécu des expériences au cours desquelles on leur a fait confiance ou confié des responsabilités. Il semble donc s’agir d’un sentiment nouveau et très gratifiant. Au fil du temps toutefois, passés les premiers moments de découverte, la responsabilité peut devenir lourde, surtout si le sentiment d’acquisition de compétences n’atténue pas l’anxiété ni la fatigue.

De plus, le regard des autres est perçu comme une surveillance qu’il ne faut pas tromper. Le jugement que les autres portent sur ces femmes, leurs critiques sont toujours présentes dans les propos des participantes, même si parfois c’est de façon très indirecte. Ainsi, lorsqu’elles nous livrent leurs représentations du rôle maternel et tentent de nous convaincre qu’elles ne vont pas répéter ce qu’elles ont vécu, les répondantes nous informent de ce qu’elles perçoivent dans les regards posés sur elles.

La littérature concernant l’impact sur des femmes « sous surveillance » de la crainte de se voir retirer la garde de leur enfant est éloquente (Venne 1993). Cette menace nous a été présentée par des participantes comme une marque d’absence de confiance à leur égard avant même qu’elles aient pu faire la démonstration qu’elles sont à la hauteur du rôle maternel. Sachant que l’on se méfie d’elles, ces femmes sentent que le doute plane au sujet de leur volonté et de leur capacité d’être une bonne mère et donc de changer réellement.

Or, les témoignages que les mères nous ont livrés et les données recueillies sur leur situation de vie permettent d’affirmer que la maternité peut constituer un important levier de changement, pour la mère elle-même, dans ses rapports avec son milieu et, finalement, dans ses habitudes de vie. Toutes les répondantes tiennent des propos qui manifestent leur volonté de rupture avec un présent ou un passé trop lourd. Elles veulent échapper à un destin, ne pas répéter ce qu’elles ont connu, ne pas faire « comme » : comme les autres mères qui consomment, comme l’ex-conjointe du partenaire et surtout, dans certains cas, pas « comme » leurs parents. On trouve chez plusieurs d’entre elles l’expression du désir de racheter un passé qu’elles ont subi.

Souvent, on reproche à ces femmes, comme on le fait avec d’autres femmes placées dans des conditions difficiles, de vivre dans un rêve, de fabuler, d’être dans une lune de miel, d’accumuler les illusions. Il y a certes du vrai là-dedans, tellement les émotions, la découverte de l’enfant et du fait que l’on peut être indispensable à un autre être humain est enivrante quoique affolante par moments.

Toutefois, il y a une autre dimension à relever ici. Ces femmes vivent dans un certain nombre de cas la découverte de lendemains à prévoir. L’enfant force une certaine projection dans l’avenir. Les participantes projettent donc, même si c’est de façon restreinte. Et, quand elles le font, c’est en fonction d’un certain nombre de stéréotypes, tels le fait d’avoir un chez-soi, un bel appartement, un bon travail, dont une caractéristique centrale est la stabilité. Elles projettent peu dans un avenir lointain et peu de façon réaliste, mais elles le font tout de même. Cela signifie qu’elles assument tout au moins pour un temps une certaine responsabilité : « J’veux pus rester toute ma vie sur l’aide sociale » (Justine, 23 ans).

Conclusion

Dégager des pistes pour l’intervention n’est pas chose aisée. Nous considérons toutefois que la volonté exprimée par les répondantes est un lieu à partir duquel un accompagnement peut être envisagé. En effet, les propos des participantes révèlent l’existence d’un potentiel, aussi fragile soit-il, de quitter l’immédiat et la survie quotidienne pour aller un peu plus vers l’avant et de le faire parce qu’on a une autre personne dans sa vie : « C’est la raison de bûcher dans la vie […] de vouloir continuer à vivre, vouloir travailler, faire vivre un gars pis avoir un avenir » (Denise, 30 ans). Il s’agit là d’un élément positif qui s’inscrit dans la continuité de la lutte que mènent ces femmes. Quitter un passé, refaire l’histoire. C’est ce que l’expérience de la maternité leur propose comme projet. Irréaliste sans doute. Cependant, plutôt que de qualifier ainsi le projet, ne peut-on pas tenter de s’arrêter au potentiel que le simple fait d’avoir un projet représente ? Il nous semble y avoir ici une prise pour l’intervention, intervention qui consiste à soutenir la volonté de changement. Et cette prise se justifie d’autant qu’il y a, tout au moins chez certaines de ces femmes, un sens des responsabilités qui peut se développer.

En effet, il faut noter que les répondantes nous ont parlé avec un certain sens de l’autocritique. Elles ont rapporté plusieurs situations d’abus dont elles ont été victimes, mais elles ne sont pas portées à se défiler et à rejeter l’entière responsabilité de leurs habitudes de consommation sur ces abus ni sur les personnes qui leur ont causé des torts ou n’ont pas su répondre à leurs besoins. Il y a là, sans doute, quelque chose de très significatif. En effet, dans leurs propos, les répondantes reviennent souvent sur leur volonté de devenir plus responsables. Déjà, en assumant une part de responsabilité dans leurs comportements néfastes, elles démontrent qu’elles en ont sans doute le potentiel.

L’envers de cette médaille optimiste est que projeter nécessite l’accessibilité à certains moyens. Or, l’absence de moyens ou de perspectives pour en acquérir peut avoir un effet négatif, et nos dernières entrevues nous ont laissé l’impression que les difficultés avec lesquelles les répondantes sont aux prises risquent de prendre le dessus.

En somme, la lourdeur de ce que beaucoup de ces femmes traînent comme passé ainsi que l’hypothèque affective qui grève leur vie et leur avenir semblent souvent miner fortement leurs possibilités de se construire un véritable projet. L’enfant est comme un moment de grâce, une oasis. Le défi ici est de faire durer ce moment et d’éviter de faire subir à l’enfant les effets pervers de l’espoir que sa venue a pu faire naître chez sa mère.

Pour y faire face, les ressources requises sont très importantes puisqu’elles doivent permettre aux femmes un apprentissage déjà difficile dans les meilleures conditions. Il s’agit de leur offrir un accompagnement et de les soutenir en construisant sur leur volonté de changer et sur le bien-être que leur apporte cette nouvelle relation humaine qu’elles développent et qui exige qu’elles donnent le meilleur d’elles-mêmes. Cet accompagnement ne peut se faire que de façon continue et pour une période très longue, le temps que l’enfant acquière une certaine autonomie. Rappelons que répondre aux besoins de ces femmes dont la dépendance peut provoquer des moments de crise signifie non seulement des ressources flexibles, disponibles et polyvalentes, mais également une connaissance des problématiques en question. Nous ne souhaitons pas faire de suggestions précises pour des interventions auprès de cette population, estimant que les intervenantes et les intervenants avec qui nous discutons de nos résultats sont les mieux placés pour en tirer l’information nécessaire en vue d’imaginer et de concevoir des pratiques permettant de tirer profit de l’ouverture à l’égard du changement qui semble accompagner l’expérience de la maternité. Il n’en demeure pas moins que, parmi certaines approches, un milieu d’hébergement qui permettrait aux femmes de bénéficier d’un soutien continu pendant les premières semaines qui suivent leur accouchement nous semble une piste à explorer même si elle paraît coûteuse.

L’ampleur du projet qui consiste à favoriser le développement sain d’un enfant ne justifie-t-il pas que ces ressources lui soient ainsi allouées ? L’investissement d’aujourd’hui ne serait-il pas rentable demain ? Opter pour un investissement dans des ressources pour soutenir ces femmes est un choix social. C’est à ce titre que la question doit être posée.