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Le champ de la stéréotypie a été l’objet de plusieurs études théoriques en communication[1] et en études féministes, notamment sous l’impulsion d’approches critiques qui permettent d’envisager la communication médiatique d’après l’angle des relations de pouvoir. Les perspectives féministes centrées sur la construction et la production du sens en réception ont fait apparaître les rapports sociaux de sexe comme des faits inhérents aux processus communicationnels, ce qui a intégré ainsi les divisions et les hiérarchies de genre comme des constructions sociales et idéologiques (Lebel et Nadeau 2000). L’approche féministe critique, pour sa part, a permis de mettre en évidence la multiplicité des significations des textes médiatiques et l’importance des lectures dites négociées, voire d’espaces de résistance possibles à l’égard des modèles de sexe stéréotypés. Nous devons toutefois reconnaître, afin de ne pas sombrer dans une célébration trop naïve des interprétations polysémiques (Van Zoonen 1994) que les discours médiatiques proposent avec insistance des représentations sociales et des attitudes en matière de réception (imitation, valeurs, gratification) (Calbo 1998; Beylot 2001; Bouillier 2003). En effet, les discours sociaux résultent de rapports de force; le politique s’affermit aussi dans la circulation des pratiques discursives qui véhiculent le(s) sens commun(s) (Livingstone et Lunt 1994).

Un effort de déconstruction des stéréotypes et des discours présents dans les contenus télévisuels – notamment ceux qui visent les enfants – s’avère donc pertinent[2]. Garder en tête la possibilité de lectures négociées évite une approche déterministe et permet d’axer davantage la réflexion sur le processus de symbolisation et de représentation qui prend en considération le contexte du sujet. Toutefois, ces ruses et ces stratégies à l’égard des images stéréotypées s’inscrivent souvent elles-mêmes dans une vision structurante des sexes. Le contexte de production marchand ne doit pas être occulté; il incite à promouvoir une vision essentialiste des sexes pour faciliter la réception de la publicité de produits idoines et se garantir des publics jeunes, maintenant ciblés en tant que consommateurs.

La présente note de recherche rapporte une étude non exhaustive des stéréotypes sexuels féminins présents dans quatre séries jeunesse que les enfants ont dit préférer lors d’une enquête réalisée auprès de jeunes québécois âgés de 7 à 12 ans (n=398)[3]. Nous décrivons d’abord le contexte actuel de production médiatique et la réglementation officielle en matière de stéréotypes sexuels. Dans une démarche exploratoire mettant l’accent sur le contenu discursif latent (Van Zoonen 1994), les quatre séries favorites des enfants sont ensuite exposées et analysées. Nous y avons constaté l’émergence d’une culture du consensus dépolitisante (Mouffe 2003), de même que la récupération de l’idée féministe d’émancipation collective en l’idéologie du Girl Power. Notre analyse s’inscrit donc dans le large ensemble des travaux qui articulent les fonctionnements discursifs autour des conditions de production de connaissances, de visions spécifiques des genres et de positionnements idéologiques. Elle se situe dans le champ de l’analyse critique du discours (Van Dijk 1998; Wodak 1998), dont l’objet consiste à explorer les formes de pouvoir qui s’établissent, s’affermissent et se re-construisent à travers les discours médiatiques.

Le contexte économique et les conditions de production

Le raffinement des techniques de segmentation des marchés opérées par les entreprises médiatiques pour tenter de fidéliser les jeunes clientèles suppose que les stratégies d’énonciation pour rejoindre ces publics jeunes ont subi une évolution importante. La plupart des médias s’adressent désormais aux jeunes comme aux adultes, en tant que consommateurs et sous-segments de marché (Caron 2003). En fait, les industries culturelles jouent un rôle déterminant dans la nouvelle configuration néolibérale (Kellner 1989 et 1990), et ce, par référence explicite au contenu télévisuel ou par le fait que les séries sont diffusées internationalement grâce à des contenus exportables, standardisés et stéréotypés. Présenter des personnages essentialisés selon le sexe est une pratique courante pour susciter une adhésion massive des jeunes qui sont en intense processus de construction identitaire. Il serait faux d’affirmer qu’il existe aujourd’hui une pluralité de choix concernant les codes de socialité offerts aux jeunes filles. Les visions étroites de la féminité fortement suggérées dans les contenus télévisuels peuvent être liées à une multitude de contrôles et de contraintes provenant des conditions économiques, politiques, culturelles et idéologiques dans lesquelles les médias opèrent (Martin 1991).

La réglementation officielle en matière de stéréotypes sexuels

Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) dit imposer une réglementation officielle[4] en matière de stéréotypes sexuels : le contenu des programmes, la publicité, les représentations des sexes seraient des éléments surveillés par l’organisme. Ainsi, des engagements clés figurent parmi les neuf lignes directrices du Code d’application concernant les stéréotypes sexuels à la radio et à la télévision (Conseil canadien des normes de la radiotélévision ou CCNR, 2006 : 1).

  • Diversification dans la représentation des personnes des deux sexes : confier aux femmes et aux jeunes filles une gamme de rôles étendue;

  • Expression de l’égalité intellectuelle et affective des deux sexes;

  • Sensibilisation par rapport aux modèles d’identification féminins et masculins présentés aux enfants;

  • Engagement à éliminer les stéréotypes négatifs et à inciter à la présentation de modèles positifs et incarnant le progrès.

Le Code aurait été conçu pour aider les diffuseurs à éviter toute discrimination systémique liée à la représentation des sexes dans leur programmation. Le CRTC dit surveiller le respect du Code parmi les conditions d’obtention de la licence du diffuseur. Il semble toutefois que ces conditions d’octroi soient rarement appliquées dans le cas des stéréotypes sexuels à la télévision. Certains travailleurs et travailleuses du CRTC ont même reconnu l’absence de volonté pour révoquer la licence d’un diffuseur qui ne respectait pas la réglementation en matière de stéréotypes sexuels (Graydon 2001). De plus, les efforts ont été concentrés sur l’augmentation du nombre de personnages féminins dans les contenus télévisuels, sans souci d'éviter une essentialisation des sexes menant souvent à une hiérarchisation implicite des rôles sexuels.

Les séries préférées des enfants interrogés

Bob l’éponge : l’apprentissage des codes de civilité marchands

Bob l’éponge est l’émission la plus souvent mentionnée par les enfants, tant dans leurs dessins qu’en groupe de discussion[5]. Ce dessin animé humoristique présente « les aventures de Bob, une éponge qui pratique le métier de cuisinier dans un milieu subaquatique » (VRAK.TV 2005 : 1). L’émission a recours à l’humour et paraît ainsi inoffensive en fait de contenu normatif et prescriptif. Pourtant, il suffit de repérer les principaux thèmes abordés pour constater que des présupposés idéologiques sont embusqués dans des discours en apparence anodins (Charaudeau et Maingueneau 2003). Un relevé des principaux thèmes permet de mettre en évidence certains propos récurrents, notamment les expériences des personnages dans la vente, leurs déboires commerciaux, leurs nouvelles stratégies de concurrence, leur relation fusionnelle avec le travail, etc. Ces thèmes s’apparentent à un apprentissage des rouages de l’économie marchande, présentée sans solution de rechange. Dans Bob l’éponge, les rapports de production ne sous-tendent pas d’inégalités. Des rapprochements peuvent ici être tentés avec l’étude de Dorfman et Mattelart (1984) sur Donald Duck. Ces auteurs ont analysé ce dessin animé en tant qu’outil puissant de diffusion idéologique et comme une allégorie du capitalisme[6]. Dans Donald Duck, le fondement socioéconomique disparaît pour faire place à une explication strictement psychologique des phénomènes sociaux, tendance également observable dans l’émission Bob l’éponge. Par exemple, celui-ci est cuisinier dans une chaîne de restauration et se montre d’un enthousiasme et d’un optimiste sans borne. Il ne remet jamais en question la précarité de ses conditions de travail et tente plutôt d’expliquer les conflits dans une perspective individuelle et strictement psychologique. Bob l’éponge fait figure d’employé modèle, jamais en opposition et peu critique des rapports inégalitaires de production.

Sur le plan des rôles sexuels, les personnages féminins dans Bob L’éponge sont peu importants[7], mis à part l’amie du personnage principal, sportive et même haltérophile. La majorité des autres personnages féminins sont périphériques et traînent le poids du stéréotype facile : mère au foyer, sirène, grand-mère cuisinière, fille à papa, snobinarde, etc. Les personnages féminins plus matures sont représentés dans des rôles traditionnels de mères et d’épouses, et rarement comme des femmes au travail.

Ramdam : la culture du consensus et la dépolitisation

Comédie dramatique s’adressant à un public préadolescent et adolescent de 9 à 18 ans, Ramdam promet de refléter le « vrai comme dans la vraie vie » (Télé-Québec 2004). La série présente divers thèmes liés au vécu des jeunes, comme l’adaptation à l’école, les nouveaux amis et amies, les confrontations avec les parents, le deuil d’un animal, etc. L’approche de la « résolution constructive » est privilégiée pour discuter des problèmes des jeunes. Une écoute attentive des épisodes de Ramdam permet d’avancer que la séquence typique se déroule comme suit : ouverture/problème/complication/résolution. Cette résolution obligatoire du conflit est basée sur une conception particulière des rapports sociaux, soit celle qui considère que les groupes et les individus ne doivent pas rester en conflit trop longtemps. Tout doit être réglé, en l’espace de très peu de temps, la dimension conflictuelle des rapports sociaux et la dissension n’étant pas tolérées. Chantal Mouffe (2003) affirme en ce sens qu’une culture du consensus s’installe dans les sociétés contemporaines, qui engendre une certaine dépolitisation des relations sociales. Selon cette auteure, on proclamerait à tort que le conflit est devenu obsolète, les sociétés étant en principe entrées dans une nouvelle étape de la modernité fondée sur l’existence d’un consensus et d’une sorte de centrisme radical. Zizek (2004) dénonce également le principe du consensus sous lequel se dissimule un processus de dépolitisation généralisé. À son avis, le consensus pourrait faire figure de nouvelle idéologie du capitalisme global. Le monde postpolitique qui serait le nôtre s’appuierait sur un pacte social à partir duquel les discussions sociales ne sont plus l’objet de débats. Mouffe et Zizek proposent tous deux de réaffirmer l’importance du conflit inhérent au politique, afin de contrecarrer l’émergence d’une société qui ne fonctionne qu’aux compromis. Ramdam apparaît comme une illustration de cette société postpolitique en insistant sur le règlement inévitable de tout conflit, ce qui occulte les rapports de domination et les inégalités structurelles. Comme le constate Martin (1991), les médias s’assurent de maintenir la cohésion et la reproduction du consensus dans la coexistence des classes et groupes sociaux, compte tenu des cotes d’écoute et des exigences idéologiques non conflictuelles des publics. Ainsi, dans Ramdam, la plupart des problèmes de la « vraie vie » – selon l’expression de Télé-Québec (2005) – ne sont pas entièrement présentés, particulièrement ceux qui impliquent des inégalités, tels que le sexisme, l’exclusion basée sur le genre ou la classe sociale[8]. L’empreinte de l’idéologie néolibérale est également présente dans la série, notamment par l’entremise de l’idée de performance. Par exemple, le personnage de Sélina est une première de classe, celui de Simon veut performer au hockey et Mariane veut être la plus branchée.

Sur le plan des stéréotypes sexuels, Ramdam présente des personnages dans lesquels les filles peuvent se reconnaître, sans toutefois éviter certains clichés (Réseau Éducation-Médias 2006). Elles sont encouragées à s’exprimer et à définir ce qu’elles désirent, tout en étant de moins en moins représentées comme des victimes. Toutefois, si Sélina et Mariane savent ce qu’elles veulent, c’est souvent par la séduction et par la consommation qu'elles tentent de l'obtenir. Ces mises en scène, qui sont en fait des mises en sens (Lebel 2003), participent ainsi à la diffusion de l’idéologie du Girl Power. Certains personnages féminins affirment fortement leur personnalité par l’achat ou l’expression de leurs désirs de marchandises, ce qui contribue à détourner l’idée féministe de libération collective vers une quête individuelle de la meilleure apparence. Cette quête s’exprime le plus souvent de façon banale par un fétichisme du magasinage et de la mode. Le descriptif du personnage de Mariane dans Ramdam est éclairant à cet égard (Télé-Québec 2006 : 1; l’italique est de nous) :

Mariane est passionnée par la mode et les communications. Avec sa meilleure amie, Annabelle, elle dirige la télé-étudiante de leur école : télé-gamine […] Mariane crée aussi des vêtements spéciaux. Quand ce n’est pas une collection de vêtements pour bébé vraiment pratiques, c’est un uniforme pour l’école complètement flyé. Son rêve : devenir designer de mode. Puisqu’elle en est à sa dernière année au secondaire, c’est le temps ou jamais de faire de son rêve une réalité. […] Quand elle a besoin d’un service, Mariane devient adorable, câline et parfois un peu ratoureuse. Cependant, c’est une fille sensible, une amie fidèle.

Les principaux cadrages (Hall 1994) dans cet extrait gravitent autour des thèmes de la mode, de l’aspect relationnel, des bébés, de la sensibilité, de la fidélité. Une écoute récente des épisodes permet toutefois de constater un changement du côté des traits de personnalité du personnage de Mariane : elle confectionne maintenant ses vêtements. Sélina, autre personnage féminin dans la série, représente la première de classe promue à un avenir scientifique, trajectoire rarement présentée comme féminine. Sa description comporte toutefois quelques traits stéréotypés : « Sélina aime être entourée et prendre soin des autres […] Sélina a un grand coeur. Il faut de temps en temps l’arrêter avant qu’elle en fasse trop » (Télé-Québec 2006 : 1; l’italique est de nous).

Les personnages secondaires et périphériques s’avèrent moins stéréotypés. Notons certains personnages féminins : une chauffeuse d’autobus, une sportive qui n’aime pas la mode, une ex-mannequin qui monte ses propres projets, une joueuse de ringuette, etc. L’aparté est un procédé rhétorique récurrent dans la série, présenté comme un court moment de rêverie chez les personnages. Plusieurs stéréotypes sexuels apparaissent dans ces apartés, de la princesse au chevalier, en passant par la logique de conquête sexuelle suggérée sur un ton humoristique. Le fait que l’émission est présentée comme une fiction et ses apartés comme une pure rêverie incite à négliger les glissements potentiels vers une essentialisation des sexes, qui prend souvent la forme latente de hiérarchisation des rôles sexuels.

Outre que le stéréotype suscite une adhésion rapide, Bourdieu (1998) nous invite à penser qu’une approche trop psychologisante implique un rappel constant des différences souvent construites, qui se condensent en des stéréotypes féminins tenaces : la femme acheteuse compulsive, la jeune fille assidue à l’école, etc.

Les Simpson : l’action comme principe masculin

L’émission Les Simpson est une comédie d’animation qui attire les enfants par sa forme visuelle, son esthétique vivante et son ton humoristique. Les propos satyriques sur la société nord-américaine, en particulier sur la vie en banlieue et le travail ouvrier, sont présentés par des personnages ordinaires dont les défauts et les maladresses très stéréotypées assurent l’adhésion au contenu. L’orientation satyrique de la série peut contribuer à stimuler l’esprit critique, à condition toutefois de maîtriser certains référents.

Les personnages des dessins animés sont souvent stéréotypés, et ceux des Simpson ne font pas exception. Dans le générique de l’émission, chaque membre de la famille est présenté dans une scène propre aux activités qui lui sont socialement assignées : le père au travail, la mère au supermarché, la fille à l’école, le garçon dans la rue. Le créateur des Simpson, Matt Groening, utilise des images stéréotypées pour critiquer le conservatisme des moeurs nord-américaines. Ainsi, bien que les rôles sexuels soient très traditionnels, cette utilisation de clichés s’accompagne souvent d’une critique sociale soutenue. Néanmoins, la plupart des épisodes mettent en scène les deux personnages principaux, Bart et Homer, comme seuls déclencheurs de l’action, laissant les personnages féminins en périphérie et en position plus ou moins passive. Bart représente un vilain garçon, espiègle, populaire et irrévérencieux, tandis que son père Homer fait figure de père maladroit, incompétent et paresseux mais aussi honnête et affectueux[9]. Du côté des personnages féminins, Marge est confinée dans un rôle traditionnel de femme au foyer, de mère et d’épouse dévouée, engagée dans des causes caritatives, préparant les repas, gérant le budget familial, cajolant et maternant ses proches. La fille Lisa représente la surdouée, assidue à l’école, vaillante et polyvalente, prenant en charge les frasques de son père. Les garçons se révèlent plutôt nonchalants, tandis que les filles se doivent d’être ultracompétentes, et ce, même si elles agissent à la périphérie de l’action principale dans la plupart des épisodes.

Totally Spies : la récupération de l’idée d’émancipation féministe

Ce dessin animé présente la vie de trois étudiantes qui accomplissent des missions secrètes autour du monde. Sam, Alex et Clover sont aussi préoccupées par leur apparence, la séduction et le magasinage, activités qui les détournent parfois de leurs missions secrètes. Ces jeunes femmes indépendantes et actives semblent libérées, et elles maîtrisent leur vie, en apparence du moins. Toutefois, si elles passent pour d’intrépides aventurières sans contraintes, elles avouent souvent au dernier moment leur faiblesse et leur soumission à leur chef (« Jeff le boss ») ou encore à la discipline de marché. À cet égard, certaines des Spies sont présentées comme des consommatrices irrationnelles, les garçons de leur entourage consommant aussi mais de façon plus réfléchie. Les deux sexes sont donc pleinement insérés dans l’économie marchande, mais les personnages féminins consomment de façon beaucoup plus impulsive, voire incontrôlable.

Le descriptif des trois héroïnes par la chaîne Télétoon est éclairant à cet égard (2006 : 1; l’italique est de nous) :

Alex : « elle est naïve et peu consciente des risques. Quand Alex passe à l’action, c’est qu’elle sous-estime les risques »

Sam : « elle est rationnelle et logique, elle a les deux pieds sur terre. Mais ce n’est pas non plus une intello »

Clover : « la fan du shopping. Elle agit plus par impulsion que par réflexion et elle ne peut s’empêcher de tomber amoureuse ».

Ces jeunes espionnes s’avèrent futées, mais elles doivent tout de même respecter les canons de beauté, pour affronter ainsi les difficultés avec charme. La consommation y est centrale et souvent liée à l’apparence de liberté des personnages : « Elles ont beau se questionner sur leur choix de chaussures, cela ne les empêche pas de venir à bout d’une nuée de vilains partout à travers le monde » (Télétoon 2006 : 1). Cette illusion de libération est souvent portée par la jeune femme active qui exprime sa quête d’indépendance par la consommation de marchandises qui lui sont destinées précisément. L’émission Totally Spies présente donc des héroïnes qui se réapproprient les besoins de différenciation des filles et les recyclent à des fins de consommation. Plus exactement, l’émancipation féministe est récupérée dans le principe de rendement de l’économie marchande, qui prend la forme du Girl Power. Cette expression même dissimule un processus de renforcement des stéréotypes sexuels (Bouchard et Bouchard 2003). Il s’agit de la mise en place d’un discours d’affirmation destiné aux filles, qui n’est pas sans créer de confusion due au travestissement de certaines idées du mouvement des femmes (autonomie, liberté, etc.). La récupération des idéaux des mouvements sociaux a été décortiquée dans l’ouvrage de Chiapello et Boltanski (1999), qui montrent que la force du capitalisme est de savoir se servir des critiques qui lui sont adressées en les intégrant dans son fonctionnement. Par exemple, c'est grâce à la récupération de la critique artiste dont l'expression majeure est mai 68 que le capitalisme s'est revivifié. La critique artiste a alors été absorbée tout en étant transformée. Ses adeptes demandaient la délivrance d'un système; la situation d’oppression s’est vue renforcée. Cette idée de récupération peut être appliquée aux horizons d’émancipation et d’affirmation collective des femmes portées par les mouvements féministes, qui voient maintenant leurs principes être intégrés dans l’économie et se « dé-substansifier ». Le discours sur la féminité se développe avec le temps en fonction de finalités particulières et s’adapte aux contraintes économiques[10].

Brown (1990) souligne dans une perspective poststructuraliste qu’il ne s’agit pas nécessairement de progrès si les personnages féminins obtiennent une représentation numérique égale à celle des personnages masculins. En effet, certains contenus télévisuels présentent des modèles de filles qui sont en position de soumission devant les exigences de reproduction du marché, soumission maquillée par le principe d’affirmation individuelle découlant de l’idéologie du Girl Power. La série elle-même s’avère un excellent prétexte pour mettre en marché des produits dérivés s’inscrivant dans le créneau des accessoires conçus pour jeunes filles.

Conclusion

Les stéréotypes et l’essentialisation selon le sexe sont tributaires d’un lourd héritage historique. Bourdieu (1998) a rappelé que la reproduction des rapports de domination ne se fait plus sous un mode explicite : il s’agit plutôt de nos jours d’une violence invisible qui s’exerce par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance. Les contenus télévisuels ne présentent que rarement des exemples de soumission ou de domination clairs et explicites, mais ils sont davantage empreints de référents essentialistes plus tolérés. Cette essentialisation mène souvent à une vision schématique et réductrice des rôles sexuels qui, à son tour, peut engendrer une hiérarchisation latente des rôles sexuels.

Notre exploration des stéréotypes sexuels et des fonctionnements discursifs dans les séries préférés des 7-12 ans permet certains constats. Nous avons d’abord insisté sur l’importance du contexte économique relativement à l’orientation idéologique de la programmation. Deux grandes orientations émergent des quatre séries analysées. La première consiste en l’apparition d’une culture du consensus dépolitisante qui occulte la dimension conflictuelle des rapports sociaux, les rapports de domination et les inégalités structurelles. La seconde orientation a trait à la récupération des idées d’émancipation féministe en les intégrant dans le principe de rendement de l’économie marchande. L’idéologie du Girl Power se présente comme une expression de ce travestissement, en mettant l’accent sur l’affirmation individuelle par la consommation qui mènerait vers la liberté. Cette idéologie n’est pas étrangère à l’ethos néolibéral qui privilégie la quête davantage individuelle que collective. Ces deux orientations ont en commun une dépolitisation du sujet, à travers le consensus et la consommation. On assiste alors à la production d’un modèle de sujet féminin apolitique, qui ne remet pas en question les rapports antagonistes structurant le social, dont les rapports sociaux de sexe.

À notre avis, une politisation de la perspective psychologisante actuelle est nécessaire pour remettre au centre des débats la dimension conflictuelle des rapports sociaux et contourner l’émergence d’une vision consensuelle et passive. Des exercices de déconstruction de l’idéologie du Girl Power doivent également se multiplier en analyse féministe, ne serait-ce que pour se réapproprier le sens des mots « affirmation » ou « liberté ».