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Jusqu’en 1973, la contraception était une pratique illégale au Mexique, alors que le pays maintenait une politique ouvertement nataliste (Gauthier 2002 : 70). La légalisation de la contraception a été motivée par la volonté de réduire la croissance de la population. Dans un premier temps, elle a été exclusivement centrée sur la planification familiale diffusée par l’intermédiaire des médias, du système scolaire mais surtout mise en oeuvre à travers le système de santé publique (Gauthier 2002 : 70). Ces initiatives ont conduit à une forte médicalisation de la contraception (Des Forts 2001 : 85) en privilégiant les méthodes de longue durée telles que le stérilet et la stérilisation féminine, et en considérant que ces deux méthodes étaient les plus efficaces (sans mentionner que celles-ci étaient aussi les plus susceptibles d’êtres imposées) (Sayavedra 1997 : 98; Cosío-Zavala 1999)[2]. Comme résultat de ces actions, la fécondité a été réduite de 5,6 enfants par femme en 1976 à 3,6 en 1986 (Rojas 2008 : 95; Viramontes et Sánchez 2009 : 24). Cependant, malgré le « succès » des programmes de planification familiale au Mexique, au cours des années 80 les mouvements féministes et certaines études ont documenté la façon dont ces programmes ont relégué la santé des femmes et leur liberté reproductive au second plan, spécialement dans le cas des femmes socialement plus vulnérables (Lerner et Szasz 2008 : 13; Smith-Oka 2009 : 2069). On a ainsi mis en évidence l’existence de pratiques coercitives telles que l’imposition de contraceptifs et même de la stérilisation féminine, ce qui est une violation des droits de la personne et du corps des femmes (Castro et Erviti 2003 : 4; Smith-Oka 2009 : 2075).

En 1991, grâce aux pressions des organismes internationaux et des mouvements pour la santé des femmes et pour les droits sexuels et reproductifs, le Mexique a renommé les services de planification familiale en services de « santé reproductive » et a alors élaboré un plan de santé reproductive (1995-2000) intégrant les recommandations de la Conférence du Caire (Lerner et Szasz 2008 : 13). Cependant, la mise en oeuvre des nouveaux protocoles n’a pas réussi à bien refléter les recommandations internationales en ce qui concerne la santé sexuelle et reproductive et ses droits afférents (Camarena et Lerner 2008 : 118). À cet effet, plusieurs études ont souligné la persistance de problèmes de santé reproductive au Mexique (CRLP 1997; Echarri 2008b). D’une part, l’existence des avortements à risque et l’accroissement des infections sexuellement transmissibles, y compris le VIH, sont encore très problématiques (Elu 2003). D’autre part, il est possible d’observer le recours fréquent à des interventions médicales non nécessaires telles que la césarienne, l’utilisation indiscriminée de l’épisiotomie et des stérilisations féminines dans le système public de santé (Graham et autres 2005 : 220; Puentes, Gómez et Garrido 2004 : 17).

Par ailleurs, plusieurs études menées au Mexique ont documenté la perpétuation de pratiques médicales coercitives qui mènent à la violation des droits sexuels et reproductifs des femmes dans des contextes institutionnels (CRLP 1997; Echarri 2008b; Castro et Erviti 2003). Par exemple, l’imposition de méthodes contraceptives, telles que la stérilisation féminine et la pose d’un stérilet, ainsi que l’absence des hommes dans la santé reproductive (Figueroa 1998 : 90) ont été documentées. Ces études ont aussi souligné la manière dont sont reproduites diverses inégalités sociales dans les milieux hospitaliers au moment de la rencontre médecin-patiente (Castro et Erviti 2003 : 4; Smith-Oka 2009 : 2074).

En outre, diverses pratiques de maltraitance (par exemple, les réprimandes et les menaces dirigées vers les femmes qui n’« obéissent » pas au corps médical) durant l’accouchement et des consultations de santé reproductive ont été documentées (Castro et Erviti 2003 : 9; Rostagnol et Viera 2006 : 301). De nombreuses recherches ont également démontré que le racisme se manifestait au sein même du milieu hospitalier par l’entremise de traitements et de comportements différenciés ou même d’agressions verbales contre les femmes autochtones ou pauvres (Smith-Oka 2009 : 2075). Ceci s’est fait en plaçant le respect de la dignité humaine au centre des analyses sur les services de santé, et en soulignant les effets négatifs des inégalités sociales lorsqu’elles produisent et intensifient les déficiences du système de santé, tout en reproduisant la violence structurelle[3] dans les espaces de santé (Jacobson 2009 : 1543)[4].

D’ailleurs, la projection pour l’année 2009 du taux global de fécondité au Mexique, qui était de 2,2 enfants par femme, n’a pas mené à une diminution homogène (CONAPO 2006 : 22). Cela signifie, dans le cas du Mexique, que les « efforts » pour diminuer le nombre d’enfants ont été concentrés auprès des femmes les plus défavorisées socialement où le taux de natalité est plus élevé (Smith-Oka 2009 : 2075). Par exemple, pour l’année 1995 le taux global de fécondité parmi les femmes en situation de pauvreté était de 5,1 enfants par femme, ce qui représente deux fois et demie plus d’enfants que chez les femmes qui n’étaient pas considérées comme étant en situation de pauvreté (Levy et Rodríguez 2005). Également, les estimations suggèrent qu’au Mexique 20 % des femmes en âge de procréer ont un besoin de planification familiale non satisfait (Mojarro-Dávila et Mendoza-Victorino 2007).

Ces constats reflètent les différents accès aux moyens de contraception qu’ont les femmes selon leur lieu de résidence (entre zones urbaines et zones rurales), ainsi qu’entre catégories sociales, notamment en fonction de la scolarisation et de l’affiliation ethnique (surtout parmi les femmes qui parlent une langue autochtone) (Mojarro-Dávila et Mendoza-Victorino 2007)[5].

Quant à l’avortement au Mexique, il dépend de la législation des différents États. De façon générale, la législation est restée très restrictive dans presque tout le pays, sauf à Mexico (où, à partir de l’année 2000, l’avortement a été décriminalisé et reconnu comme un droit reproductif) (CFRR 2007)[6]. Ainsi, en avril 2007, la Ville de Mexico a légalisé l’avortement jusqu’à 12 semaines de grossesse sans aucune restriction, tandis que seize États, dont Morelos, ont réformé en 2008 leur constitution pour interdire l’avortement et protéger la vie « de la conception » en criminalisant sa pratique (CFRR 2007; Salazar 2008).

Dans ce contexte, de nos jours, la stérilisation est encore souvent proposée comme une solution efficace ou comme la meilleure option pour limiter définitivement la taille des familles chez les femmes ayant un haut taux de fécondité et venant d’un milieu défavorisé (Smith-Oka 2000; Erviti, Sosa-Sanchez et Castro 2010). Cela a des conséquences négatives importantes sur la sphère de la reproduction (et sur l’exercice des droits sexuels et reproductifs), ce qui constitue un cadre dans lequel se manifestent d’une manière importante plusieurs inégalités sociales (Echarri 2008a : 61).

Il faut noter qu’au Mexique l’expansion du processus de médicalisation a été accompagnée d’un manque d’accessibilité aux services de base en santé pour la majorité de la population (UNFPA 2007)[7]. Cette situation s’explique par un important secteur informel dont les acteurs et les actrices n’ont pas accès au système de santé (Banque Mondiale 2008 : 1). À ce sujet, les estimations suggèrent qu’en 2002 presque la moitié de la population du Mexique (49,1 %) n’avait pas accès à la sécurité sociale (Banco Mundial 2004 : 26)[8]. Voilà qui est tout spécialement pertinent dans un pays qui, historiquement, a eu une très forte tendance au phénomène de concentration de la richesse. En effet, le Mexique se caractérise comme étant un des pays de l’Amérique latine qui compte le plus d’inégalités sociales (Banque Mondiale 2008 : 26). Par exemple, les estimations récentes suggèrent qu’une personne sur cinq s’y trouve en situation de pauvreté extrême. Cependant, cette pauvreté[9] n’est pas distribuée de façon uniforme auprès de la population mexicaine : elle se concentre surtout parmi les autochtones (Navarrete 2004 : 10)[10]. Parallèlement, le racisme et la discrimination ethnique au Mexique ont construit une configuration complexe où la pauvreté est souvent rattachée aux traits physiques et culturels associés à l’affiliation ethnique (Marcos 2008 : 181).

Il est primordial de noter que l’institution médicale, de concert avec d’autres institutions sociales, participe activement au processus de subordination de divers groupes sociaux qui jouent un rôle central dans les processus de légitimation et de reproduction sociale de la structure de classes et du système économique (Waitzkin 1991 : 28). Dans ce contexte, notre article présentera les résultats préliminaires d’une étude de cas menée au centre du Mexique sur les effets des inégalités sociales sur la santé reproductive et les droits afférents des utilisatrices de services de santé pour la population non assurée (población abierta) ainsi que sur le rôle des institutions et des professionnels et des professionnelles du domaine de la santé dans la reproduction de ces inégalités dans ce domaine.

La démarche méthodologique

La méthodologie privilégiée pour notre étude est de nature qualitative et inspirée d’une épistémologie constructiviste (Kornblit 2004). Nous avons choisi la méthode biographique qui permet de faire ressortir la relation entre les identités personnelles et sociales des sujets. Cette méthode permet aussi de dégager les enjeux sociaux au centre de chaque récit individuel en dévoilant les traces du « social » (les valeurs, les idéologies, etc.) dans les discours subjectifs. Les données qui serviront ici à l’analyse sont le résultat d’une recherche qualitative réalisée au cours de l’année 2009 dans deux municipalités de l’État de Morelos au centre du Mexique, la ville de Cuernavaca et dans les villages de Tepoztlán et de Santa Catarina (qui appartiennent à la municipalité de Tepoztlán). Après avoir obtenu l’approbation du Comité de bioéthique de l’Université Laval (CERUL), nous avons commencé le travail sur le terrain au Mexique en juin 2009. Le matériel recueilli comprend des entretiens individuels en profondeur et des observations directes. Ainsi, nous avons effectué un registre systématique d’observations directes dans les salles d’attente des établissements de santé à partir d’un guide d’observation. Nous avons mis l’accent sur les interactions établies entre le personnel médical et la population dans les salles d’attente des cliniques où nous avons recruté la plupart des participantes et des participants à notre étude. Au total, nous avons enregistré plus de 80 heures d’interaction.

Quant aux entrevues, elles ont été dirigées à partir d’un guide d’entretien semi-structuré, mais ouvert aux modifications en incorporant des catégories et des concepts émergents pendant le travail sur le terrain. Nous avons constitué un échantillonnage théorique[11]. Les entretiens en profondeur nous ont permis d’obtenir des récits de vie où nous avions posé des questions sur les trajectoires sexuelles et reproductives, ainsi que sur les expériences que les participantes et les participants avaient eues en interagissant avec le personnel médical lors de consultations relatives à leur santé reproductive (limitation des naissances, contraception, accouchement, etc.). Nos questions concernaient les attentes des femmes par rapport à la pratique, aux réponses et aux discours médicaux. Nous avons tenu un cahier de terrain où nous avons noté nos démarches, nos rencontres, nos observations et surtout nos réflexions. Ce cahier s’est rempli tout au long de la recherche de notes de toutes sortes et de faits marquants caractérisant le contexte de chaque entretien.

La difficulté que nous avons expérimentée tout au long du travail sur le terrain pour trouver des participants pour cette recherche provient du fait que dans les milieux de la santé en général, mais surtout de santé reproductive, la présence des femmes est tout à fait supérieure à celle des hommes et elle est aussi plus constante. Cela nous a limitée dans notre capacité à rencontrer des hommes dans le contexte de notre étude, car ils étaient en petit nombre ou presque absents[12]. La plupart des entretiens ont eu lieu dans des espaces publics tels que des parcs et des bistrots. D’autres se sont déroulés chez les participantes (surtout les entretiens réalisés dans le village de Santa Catarina).

Pour notre article, nous avons décidé de travailler seulement avec les entretiens des participantes qui utilisent les services de santé offerts pour la population non assurée du ministère de la Santé[13]. Ces participantes font partie des classes sociales populaires, souvent parmi les plus pauvres de leur région, et dont plusieurs pouvaient être catégorisées comme autochtones[14]. Tous ces mécanismes de différenciation sociale interagissent simultanément et ont des conséquences concrètes sur les pratiques soutenues de même que sur les interactions établies dans les contextes hospitaliers. Dans cet article, nous présentons les résultats préliminaires des 17 entrevues semi-structurées en profondeur, réalisées avec cette population. Presque toutes les participantes ont été recrutées (sauf une)[15] dans les salles d’attente du ministère de la Santé. Ainsi, nous avons rencontré 17 participantes : 10 d’entre elles ont été recrutées dans la ville de Cuernavaca et 7 dans la municipalité de Tepoztlán (et Santa Catarina). Soulignons que, bien que presque toutes les participantes aient été recrutées dans les services de consultation du ministère de la Santé, quelques témoignages font référence aux interactions établies (à un certain moment de leurs trajectoires reproductives) dans le système de santé qui appartient à la sécurité sociale (pour les travailleuses et les travailleurs faisant partie du secteur formel de l’économie).

L’âge moyen des participantes à notre étude était de 35,6 ans et 76 % d’entre elles avaient une moyenne de 4,5 enfants. Au moment de notre étude, 47,6 % des participantes vivaient en couple (mariage ou union de fait), 29,3 % étaient divorcées ou séparées et environ 23,1 % étaient célibataires; 35,2 % d’entre elles n’étaient pas titulaires d’un diplôme d’études secondaires, 17,3 % avaient un diplôme d’études secondaires et 47 % avaient terminé leurs études postsecondaires, notamment dans une école de métiers ou une école technique. Une seule participante avait obtenu un diplôme universitaire. Presque toutes les participantes (80 %) travaillaient dans des emplois ou métiers du secteur informel; 60 % des participantes étaient affiliées au programme Seguro Popular. Une langue autre que l’espagnol (zapoteco ou náhuatl) était employée dans 30 % des foyers des participantes. Grosso modo, cette caractérisation sociodémographique laisse voir que nous avons travaillé avec une population économiquement et socialement défavorisée (surtout chez les femmes autochtones), en âge reproductif et avec une moyenne d’enfants beaucoup plus élevée que la moyenne nationale.

L’analyse des données

Les entrevues d’une durée moyenne de 80 minutes ont été enregistrées sur bande magnétique (avec l’autorisation des participantes et leur consentement éclairé). Les entrevues et les observations ont été intégralement transcrites, traitées et codifiées à l’aide du logiciel informatique Atlas-ti, version 5. Les données obtenues ont été soumises à une analyse de contenu en suivant une approche qualitative : nous avons privilégié la méthode proposée par la théorie ancrée (Glaser et Strauss 1967). À noter que nous avons accordé une attention particulière à l’émergence de catégories et de concepts non déterminés initialement.

Les résultats

Les dignités vulnérables, les violences institutionnelles et les inégalités sociales dans les services de santé reproductive

À première vue, les thèmes qui ont continuellement émergé dans les témoignages des participantes et dans les observations directes effectuées dans les salles d’attente[16] peuvent être regroupés selon deux grandes tendances : 1) l’attribution « genrée »[17] du rôle de la prévention de grossesses non désirées: entre la coercition et l’autonomie reproductive; 2) les pratiques disciplinaires et les inégalités sociostructurelles dans les services de santé reproductive (plaisanteries déplacées, pratiques autoritaires, « étiquetage » des femmes et réprimandes).

Nos résultats indiquent que les diverses inégalités sociales sont reproduites et légitimées dans les services de santé à travers les pratiques du personnel professionnel du domaine de la santé et les interactions médecin-patiente dans les services de santé reproductive et les services d’accouchement. Des pratiques ont été repérées comme faisant allusion à la violence institutionnelle et aux diverses manifestations de la violence structurelle dans le domaine de la santé reproductive. Cela a des répercussions non seulement sur la satisfaction des besoins des utilisatrices de ces services, mais sur leur santé de même que l’exercice et la reconnaissance de leurs droits reproductifs et individuels fondamentaux.

L’attribution« genrée » du rôle de la prévention de grossesses non souhaitées et la quête de l’autonomie reproductive

Notre premier résultat démontre la manière dont les services de santé reproductive légitiment et reproduisent les inégalités de genre non seulement dans l’organisation et la prestation de ces services, mais aussi dans la disponibilité des membres du personnel de la santé et leur évaluation différentielle à l’égard des méthodes contraceptives. Des répercussions spécifiques apparaissent dans les pressions exercées sur le corps et les capacités reproductives des femmes, car socialement, mais aussi institutionnellement, la responsabilité de la prévention de grossesses non désirées est encore attribuée presque exclusivement aux femmes.

À ce sujet, nos participantes se réfèrent souvent dans leurs témoignages aux interactions et aux contextes institutionnels où ont été prises les décisions relatives à la contraception. Il en ressort des pratiques médicales coercitives (pratiques autoritaires, menaces, réprimandes, etc.) qui conditionnent le choix de la méthode à employer. Bien que ces discours suggèrent que les renseignements sur les méthodes contraceptives soient transmis tout au long du « contrôle de la grossesse », c’est plus précisément dans les salles d’accouchement que la pression du personnel médical (médecins, infirmières ou infirmiers, etc.) auprès des femmes pour « choisir » une méthode contraceptive s’intensifie. Ainsi, les témoignages de nos participantes font ressortir des pratiques coercitives dans des contextes institutionnels qui laissent peu d’espace à la prise de décisions « éclairées », élément essentiel de tout consentement éclairé. Ces témoignages rendent visible la façon dont les femmes sont continuellement harcelées par le personnel du domaine de la santé pour « consentir » à l’installation d’un stérilet ou même à l’acceptation de la stérilisation :

Chercheuse (C) : Mais comment et à quel moment avez-vous choisi la méthode? Cela s’est fait avant l’accouchement ou lorsque la douleur s’est fait sentir et qu’on vous a présenté la feuille pour signer?

Participante (P) : Il y a un contrôle avant, oui, il y a un contrôle avant, ils te demandent : « Avez-vous déjà choisi la méthode que vous allez employer? Combien d’enfants avez-vous? » Ils essaient tout le temps de te convaincre d’accepter qu’on te mette le stérilet ou encore mieux de te faire stériliser. Ils ne veulent pas plus d’enfants dans le pays, nous sommes assez. Alors en effet les médecins et les infirmières sont très insistants. La feuille de consentement, tu dois la remplir quand tu arrives avec les douleurs d’accouchement et tu es en train d’aller à la salle d’accouchement. Ils te disent : « Nous allons vous poser quelques questions. » Ils te mettent ton bracelet, ils préparent tout, ils prennent tous tes renseignements personnels : « Est-ce que vous allez vous faire stériliser? Donc, signez ici, ou allez-vous vous faire mettre le stérilet, oui ou non? Alors, signez ici. »

Teresa 35 ans

Ce témoignage laisse voir des pratiques de « coercition » et montre comment l’organisation et la prestation de ces services (où il y a un accès presque illimité du personnel médical aux corps des femmes en situation de vulnérabilité et d’isolement) contribuent à reproduire ce que nous pourrions appeler des pratiques d’imposition « consentie » de planification familiale en contextes cliniques (Smith-Oka 2009). À partir de l’information obtenue au moyen de nos observations directes, nous pourrions affirmer que ces pratiques médicales sont encadrées par le devoir des professionnels et des professionnelles. Ainsi, ces pratiques ont été institutionnalisées en tant que pratiques professionnelles, légitimes et souhaitées, dans le but d’assurer que les femmes quittent les services de santé en étant « protégées ». De ce point de vue, le fait que les femmes sortent stérilisées ou avec une méthode contraceptive des services de santé signifie pour le professionnel du domaine de la santé la possibilité de réduire plusieurs « risques reproductifs » qui découlent des grossesses (désirées ou non désirées).

À noter que, bien que l’institutionnalisation du consentement éclairé ait été une importante réalisation dans le processus de reconnaissance des droits sexuels et reproductifs des femmes dans les milieux de la santé, il est nécessaire de rendre visible l’ensemble des relations sociales (et les asymétries de pouvoir et du prestige professionnel) qui façonnent les rencontres entre les membres du personnel professionnel du domaine de la santé et les patientes. Comme nous avons pu le constater dans le témoignage précédent, le contexte et la façon dont ces « consentements » sont parfois accordés (« quand tu arrives avec les douleurs et que tu es isolée ») restreignent de manière significative les options reproductives des femmes à quelques options pertinentes (celles qui sont plus légitimes et plus valorisés) et reflètent les préférences du personnel plutôt que des patientes. Ces pratiques, comme nous verrons dans le témoignage suivant, expriment non seulement des préférences déterminées quant aux méthodes contraceptives, mais aussi des logiques professionnelles et institutionnelles qui sont toujours encadrées dans des contextes sociaux, politiques et idéologiques spécifiques :

C : Te souviens-tu comment tu as décidé d’employer le stérilet pour la première fois?

P : Oui! Clairement, parce qu’ils te l’exigent! Il faut se faire mettre le stérilet. Ils font en sorte que tu le mettes. Tu le mets ou tu le mets! Pas d’option.

C : Mais, ils ne te demandent pas?

P : Non, bien sûr qu’ils te demandent. Cependant, par exemple, une femme qui a déjà eu six enfants et ne veut pas se faire mettre un stérilet à cause de la religion, elle va se faire entourer de dix médecins : « Madame! Vous ne trouvez pas que vous avez assez d’enfants? Vous n’avez rien d’autre à faire? » Mais je crois que c’est correct ça, car il faut lui faire voir la réalité. C’est pour cela que je n’attends jamais d’avoir une pression comme celle-là. Je le demande tout de suite après avoir accouché : « Mets-moi le stérilet! ».

María 25 ans

Ainsi, les discours de nos participantes démontrent le peu de marge de manoeuvre qu’ont les femmes lors des interactions médecins-patiente dans les contextes cliniques. Suivant en cela quelques propositions de Bourdieu (1980) et de Goffman (1967), nous pouvons ici affirmer que les choix des femmes sont circonscrits et conditionnés par le « sens du jeu » (et le sens de la situation) qu’elles ont dans ces circonstances. Le sens du jeu définit leurs possibilités « réelles » d’être en désaccord dans des situations marquées par des relations inégales de pouvoir, et par des attentes sociales pertinentes selon le contexte.

La seconde partie du témoignage (une jeune femme qui a déjà eu six enfants et qui refuse de se faire poser un stérilet) doit être interprétée à la lumière des attentes sociales et du rôle socialement légitime qu’ont les membres du personnel professionnel du domaine de la santé en tant « qu’experts et autorités » qui savent ce qu’ils font et qui peuvent décider des interventions qui sont nécessaires ou non, sur quels corps et à quel moment.

De cette manière, en suivant une approche constructiviste, nous pouvons affirmer que les patientes, dans une certaine mesure, intériorisent les valeurs et les idéologies dominantes et adhèrent plus ou moins aux caractères normatifs sociaux. En ce sens, comme le suggèrent bien des études, par exemple celle de Dewey (2008 : 1347), les asymétries de pouvoir dans les relations médecin-patiente ont un fort impact sur la manière dont les femmes vivent et interprètent les interactions avec les professionnels et les professionnelles du corps médical.

D’autre part, comme le suggèrent quelques études (Erviti, Sosa-Sánchez et Castro 2010 : 1), aujourd’hui encore dans les services de santé reproductive on fait peu d’efforts pour amener les hommes à participer à la planification des naissances. Il existe peu d’information au sujet de la contraception masculine, et les méthodes sont encore plus rares, lorsqu’elles ne sont pas complètement absentes. Ainsi, le peu de couples qui ont examiné la possibilité d’une vasectomie ont fait face non seulement à des barrières d’accès mais aussi à des barrières institutionnelles qui, contrairement à ce qui se présente dans le cas de la stérilisation féminine, découragent la participation des hommes aux pratiques de prévention de grossesses non souhaitées :

P : Il voulait se faire opérer, et nous sommes allés voir le médecin parce qu’on nous a dit que nous devions passer par le médecin. Au médecin, nous avons dit : « Nous venons parce que mon mari veut se faire opérer », mais le médecin nous a dit : « La vérité, c’est que je ne peux pas vous aider, je ne sais rien à ce sujet » et il ne nous a pas dit où aller chercher plus d’information. Il nous a dit : « Laissez-moi me renseigner et je vous contacterai après. » Mais nous ne sommes pas retournés parce que le médecin ne savait pas. Ensuite je suis revenue et nous avons insisté à nouveau, mais rien.

Ana 26 ans

Le témoignage précédent est significatif, car il montre la manière dont les pratiques institutionnelles ont un effet direct sur les décisions reproductives en soulignant comment le manque de qualification professionnelle, d’information et de disponibilité des médecins et des autres membres du personnel professionnel conditionnent les options ainsi que l’accès aux méthodes contraceptives. Cela contribue à reproduire et à valider les inégalités de genre en ce qui concerne la contraception.

Finalement, il a été fréquent de retrouver dans les témoignages des situations dans lesquelles les femmes demandaient de se faire stériliser, mais où on leur refusait cette méthode :

P : Depuis que j’ai eu mon deuxième enfant, je voulais me faire stériliser. J’ai dit ça au médecin, je lui ai raconté que mon mari était un homme infidèle, qu’il buvait tout le temps. Je me disais: « J’ai assez avec mes deux enfants », mais ils n’ont pas voulu me faire stériliser.

C : Mais qui n’a pas voulu te faire stériliser?

P : Le médecin. Je lui avais dit clairement que je ne voulais plus avoir d’enfants, mais comme les médecins sont des hommes. J’allais cacher ça à mon mari, mon mari n’allait pas savoir. D’abord le médecin m’a dit : « Oui, nous allons t’opérer. » Mais quand ma belle-mère est allée lui rendre visite, le médecin lui a dit : « Ta belle-fille, elle veut se faire stériliser » et ma belle-mère a dit : « Non, elle ne se fera pas stériliser, car mon fils n’est pas d’accord » et ils n’ont pas voulu me stériliser.

Clara 52 ans

C : Tu m’as dit qu’ils t’ont mis le stérilet lors de ton deuxième accouchement, tu te souviens comment ça s’est passé?

P : Oui, oui. Au fait, j’avais planifié de me faire stériliser […], mais le médecin machiste m’a dit : « Non, toi on ne t’opère pas!», et moi de façon stupide j’ai suivi ce qu’il me disait […] Peut-être il avait raison de me dire ça, mais ils ne te permettaient pas de choisir!

Teresa 35 ans

Ce sont des témoignages qui illustrent le manque de reconnaissance dans les contextes hospitaliers relativement aux droits des femmes de prendre une décision à propos de leur corps ainsi que les restrictions quant à l’exercice et à la reconnaissance de leur autonomie reproductive dans ces contextes. Comme nous l’avons observé dans les témoignages précédents, différents acteurs sociaux ont, aux yeux des médecins, « plus d’habiletés que les femmes impliquées » pour prendre une décision « correcte » en ce qui concerne les interventions sur leur corps et sur leurs capacités reproductives. Il devient alors nécessaire de rendre visible la logique professionnelle sur la base de laquelle se maintiennent la disqualification des choix contraceptifs des femmes ainsi que l’invalidation de leur autonomie reproductive, en démontrant les bases et les conditions sociales qui les rendent possibles dans ces contextes et interactions.

En effet, dans ces interactions se manifestent de manière précise diverses relations et logiques sociales qui tendent à reproduire dans ces espaces l’infantilisation et la remise en question de l’autonomie des femmes mais aussi de la reconnaissance de leur pleine citoyenneté en tenant pour acquis qu’elles ne peuvent pas prendre des décisions elles-mêmes à propos de leur corps, car elles ne sont pas construites socialement comme des êtres autonomes. Cette expropriation du corps des femmes (et de leurs droits) est aussi exprimée dans les services de santé à travers l’ensemble des pratiques qui font allusion à l’imposition de méthodes non seulement inutiles mais employées de façon systématique et sans le consentement des femmes comme les examens vaginaux au moment de l’accouchement :

C : Vous me racontiez que vous aviez beaucoup souffert lors de l’accouchement, qu’ils vous avaient laissé souffrir, à quoi faites-vous référence exactement?

P : Oui, car différents médecins me faisaient des examens vaginaux tout le temps sans arrêt. Je ne sais pas si ça fonctionne toujours comme ça, mais beaucoup de médecins me touchaient, un après l’autre. Alors je leur ai dit : « Vous allez arrêter de m’examiner! Je ne vous permettrai pas de le refaire. Cela ne m’intéresse pas si je meurs. » Ils m’ont blessée. Je leur ai demandé s’ils auraient aimé que leur femme vive une chose pareille lors d’un accouchement. Je leur ai dit que, si mon bébé ne pouvait pas naître, ils devaient me faire une césarienne, que j’en avais déjà eu assez.

Gabriela 48 ans

Ce témoignage fait allusion à une façon de procéder courante dans les services d’accouchement et à des pratiques qui vulnérabilisent la dignité des femmes. L’existence de ces pratiques s’explique par un contexte marqué non seulement par des déséquilibres de pouvoir et de prestige dans les rencontres entre les membres du personnel professionnel du domaine de la santé et les patientes, mais aussi par la structure hautement hiérarchisée et autoritaire de ces espaces (Pizzini 1991 : 477; Waitzkin 1991 : 602). Cela contribue à l’instrumentalisation des femmes en permettant de visualiser leur corps comme des espaces d’entraînement et d’apprentissage accessibles (physiquement mais aussi symboliquement) aux médecins et à leurs étudiants et étudiantes. Une telle situation nous oblige à poser des questions politiques et éthiques autour de la pratique médicale et par rapport au corps des femmes en démontrant les relations de pouvoir, ainsi que les structures et les inégalités sociales qui entrent en jeu dans ces interactions.

Les pratiques disciplinaires et les inégalités structurelles dans les services de santé reproductive : les blagues, les réprimandes et l’« étiquetage » des femmes

Dans les témoignages des participantes relativement aux interactions avec le personnel médical au moment de l’accouchement, à l’occasion du suivi de la grossesse ou durant des consultations pour des raisons de contraception, il ressort souvent des exemples de ce que nous pouvons nommer des « pratiques disciplinaires » (les réprimandes et les blagues dans les rencontres médecin-patiente). Ces pratiques doivent êtres problématisées étant donné qu’elles font partie de mécanismes sociaux de « restauration » et de renforcement de l’ordre social dans les rencontres de ce type.

En ce qui concerne les « plaisanteries déplacées », celles-ci tendent à se concentrer, comme d’autres études l’ont suggéré (Castro et Erviti 2003 : 15; Pizzini 1991 : 478), autour de l’accouchement en faisant allusion au plaisir et à la sexualité féminine :

P : Je me rappelle encore quand je disais : « Aie, docteur faites-moi une césarienne!» Il m’a répondu : « Non! quand tu écartais les jambes, ce n’était pas comme ça. » Et donc tu restes avec la douleur et tu ne peux rien répondre.

María 25 ans

Les récits de nos participantes font allusion au lien entre les douleurs de l’accouchement et le plaisir qu’a éprouvé la femme lors de la conception du bébé. Cette douleur peut être considérée comme la « punition » que « mérite » la femme pour le plaisir sexuel que l’on présume qu’elle a vécu. Cette dynamique est significative du point de vue sociologique puisque le langage et l’humour sont des ressources privilégiées qui servent à renforcer des relations hiérarchiques aux caractères normatifs hégémoniques (Pizzini 1991 : 477). Nous reconnaissons que les habitus (schémas de perception et de dispositions durables) sont inscrits dans le langage et reflètent les relations de pouvoir symboliques (Bourdieu 1980 : 88). Ainsi, à travers les blagues, on verbalise et on reproduit des relations et des inégalités sociales existantes. Les personnes à l’origine de ces « plaisanteries déplacées » détiennent des moyens d’expression considérés comme objectifs qui cachent dans les faits leur statut et leur origine sociale. Ce n’est pas un hasard si les « plaisanteries déplacées » font allusion à des normes hégémoniques de la sexualité dans un contexte où cette dernière et le plaisir sont normalement définis comme appartenant au domaine symbolique du privilège masculin :

P : [Pendant l’accouchement,] j’ai demandé de l’aide au médecin […] je lui ai demandé qu’il m’aide, parce que je ne supportais plus la douleur, je lui criais : « S’il vous plaît, aidez-moi parce que je n’en peux plus! », et il m’a répondu si lorsque j’étais avec mon mari j’avais demandé de l’aide. C’est tout ce qu’il m’a répondu, et ils ont commencé à rire [le personnel médical]. Ils étaient plusieurs, proches du lit, ils étaient deux ou trois qui s’approchaient. Ils ne s’approchaient jamais seuls, toujours en groupe, hommes et femmes. Entre eux, ils ont commencé à rire, puis ils sont partis.

Gabriela 48 ans

Il faut souligner non seulement le fait qu’une personne fasse une « plaisanterie déplacée », mais à qui la « plaisanterie déplacée » a été faite, le contexte et le moment où celle-ci a été faite (« il m’a répondu et ils ont commencé à rire »), et également avec qui la « plaisanterie déplacée » a été partagée. Cela est important, car le fait de rire avec d’autres signifie que l’on partage également (à différents degrés) le sens de la blague et la situation dans laquelle nous place la blague dans le contexte de l’interaction. Il faut aussi noter l’important rôle que joue la religion catholique au Mexique dans la persistance de la double morale sexuelle qui, au sein du catholicisme, différencie les espaces physiques et symboliques ainsi que leurs pratiques afférentes (la pute et la vierge, la bonne femme et la mauvaise femme, etc.) en ayant des conséquences sur les droits sexuels et reproductifs (Salazar 2008). Ces valeurs catholiques hégémoniques sous-jacentes jouent un rôle important dans la façon dont les femmes sont traitées différemment dans les services de santé.

Également, il est important d’indiquer que, dans le contexte des consultations prénatales, des pratiques autoritaires et des réprimandes dirigées envers les femmes se manifestent dans les témoignages. Toutefois, ces pratiques autoritaires et la maltraitance ne sont pas répandues de façon aléatoire auprès de la population féminine, mais elles tendent à se concentrer, selon les témoignages et les observations directes effectuées pour notre étude, surtout auprès des femmes possédant certaines « caractéristiques déterminées ».

Ainsi, malgré une position neutre en apparence de la profession médicale pour légitimer ses pratiques dans les interactions quotidiennes qui sont établies entre les prestataires de service et les patientes, le comportement des professionnelles et des professionnels du domaine de la santé s’avère un processus d’« étiquetage » (labelling) des patientes, en fonction d’attributs individuels, de stéréotypes et d’images sociales (Erviti, Castro et Sosa-Sánchez 2006 : 638; Waitzkin 1991 : 67) :

P : Nous allions avec ma soeur, et je l’accompagnais et dès le début [ils lui demandent : ] « Vous êtes mariée ou célibataire? » et ils la classent déjà comme mère célibataire, alors il est facile de dire : « Aïe! Pourquoi vous êtes-vous écarté les jambes? », alors que ça ne les regarde pas. Si tu arrives avec ton conjoint, [on te dit : ] « Écoutez, madame, [et en s’adressant à l’homme] votre femme a ceci ou cela. » C’est à cela que je me réfère. Lorsque tu vas avec l’homme, ils s’adressent à l’homme : « Et écoutez, monsieur » et ceci et cela, et en effet ils te regardent avec davantage de classe, donc ils s’occupent mieux de toi.

María 25 ans

Les témoignages précédents font référence non seulement aux processus d’étiquetage et de hiérarchisation qui entrent en jeu à chaque rencontre médecin-patiente, mais aussi aux préalables et aux attentes sociales qui font partie du devoir de la maternité et qui le délimitent.

De cette manière, ces processus peuvent être vus comme des pratiques disciplinaires qui s’inscrivent dans le sens du jeu social (Bourdieu 1980 : 46), en reproduisant la vision et les divisions du monde ainsi que les principes professionnels qui tendent à ordonner le cadre médical en différenciant, en catégorisant et en classant les patientes selon divers critères (l’âge, l’affiliation ethnique, le nombre d’enfants, l’état civil) qui sont manipulés en intégrant les inégalités structurelles. De telles classifications deviennent inhérentes aux traitements accordés aux utilisatrices des services de santé, traitements eux-mêmes liés à la disposition – au sens bourdieusien du terme – du personnel du domaine de la santé à leur égard. Le traitement que les femmes reçoivent et la disposition du personnel ont une répercussion sur la qualité du service accordé et sur l’attention différentielle qui, à leur tour, reproduisent des inégalités structurelles (comme la race, la classe sociale, la génération, le sexe), qui sont articulées autour des attributs individuels comme l’état civil ou le nombre d’enfants qu’une femme a :

P : Ensuite ils se fâchent : « Aïe! Et vous pourquoi avez-vous autant d’enfants? », Pourquoi? Parce que quand on leur dit : « Je veux me faire opérer », alors ils devraient respecter la personne et sa décision. Et ensuite ils te disent : « Vous avez l’air d’un lapin, avec tous les enfants que vous avez. » Je leur ai dit, c’est parce qu’ils n’ont pas voulu m’opérer.

C : Quelqu’un vous a parlé ainsi dans les services de santé?

P : [Insistance] Oui, oui, en effet ils me disent : « Vous avez l’air d’un lapin avec tous ces enfants».

Clara 52 ans

Ainsi, « l’étiquetage » est essentiel pour identifier celles vers qui les pratiques disciplinaires et les réprimandes doivent être dirigées, et dans quelles circonstances ces pratiques sont socialement légitimes. Il est important de souligner l’origine et l’ancrage social des manifestations de l’« étiquetage » dont les femmes font l’objet dans le milieu de la santé, parce que cette catégorisation constitue un des principes fondamentaux réaffirmant (selon le cas) un ordre social qui est considéré comme le seul ordre légitime par rapport à la maternité et au rôle reproductif des femmes. Cette classification définit dans quelles conditions, à quel moment et sur quel corps ce rôle et la maternité doivent se dérouler (selon l’état civil, le nombre d’enfants, l’âge, etc.). Il est nécessaire de souligner le caractère structurant de ces classifications et de les relier aux pratiques autoritaires de la profession médicale, car cette juxtaposition mène fréquemment à la violation des droits de la personne et des droits reproductifs des femmes.

Conclusion

La santé est un domaine où l’utilisation de normes et d’inégalités sociales est confirmée, reproduite et légitimée. Par exemple, comme d’autres études l’ont déjà indiqué, le changement terminologique qu’ont subi au Mexique les services de planification familiale pour en faire des services de santé reproductive, n’a pas impliqué de changement substantiel dans l’organisation de ces services pour permettre une pleine participation des hommes à la santé reproductive ni de mise en oeuvre de pratiques qui reconnaissent et fortifient les droits sexuels et reproductifs (Erviti, Castro et Sosa-Sánchez 2006 : 660; Figueroa 1998 : 91)[18].

Les exemples que nous avons mis en évidence illustrent la poursuite de ce que nous pouvons appeler la « logique des objectifs démographiques » et l’instrumentalisation du consentement informé sans contenu (Smith-Oka 2009 : 2076). Ils révèlent également les préférences marquées des services de santé et de la profession médicale pour certains moyens de contraception (Erviti, Sosa-Sánchez et Castro 2010 : 8) ainsi que la promotion des méthodes de contraception qui touchent les femmes au détriment des méthodes destinées aux hommes. Ainsi, une fois de plus, cette préférence légitime l’attribution sociale aux femmes de la responsabilité presque unique de la prévention de grossesses non souhaitées. Il y a donc un besoin urgent de continuer à interroger l’organisation institutionnelle médicale et sa ligne d’action.

Comme nous avons pu le constater dans notre étude, les droits sexuels et reproductifs des femmes ne sont toujours pas pris en considération dans le contexte des services de santé reproductive que nous avons analysé. D’une part, bien que l’imposition évidente de méthodes contraceptives et de stérilisation forcée ait diminué de façon significative, cela n’implique pas l’absence de pratiques répressives et de contextes autoritaires qui conditionnent les décisions reproductives des utilisatrices réelles et potentielles de ces services. Ces résultats ne peuvent ni ne doivent être lus comme des incidents isolés. Pour expliquer l’ensemble des facteurs qui contribuent à cette situation, il serait nécessaire de montrer le rôle des conditions objectives (liées à des enjeux politiques, idéologiques et institutionnels) telles que le manque de ressources humaines, la saturation du travail, les conditions matérielles restreintes et le manque de qualification appropriée du personnel médical, qui peuvent engendrer de graves violations des droits sexuels et reproductifs.

Dans notre étude, nous avons plutôt cherché à décrire la manière dont les pratiques médicales, dans ce contexte, sont imprégnées d’une évaluation différentielle des corps masculins et féminins et hiérarchisées selon l’intersection de différents axes d’oppression et de privilèges comme l’ethnicité racialisée, la classe sociale, l’âge, la génération, ce qui a des répercussions sur les contrôles spécifiques de la sexualité et des capacités reproductives des femmes.

Il est important de clarifier que nous ne soutenons pas ici que tous les membres du personnel médical et que toutes les pratiques médicales sont autoritaires et répressives et conduisent nécessairement à la violation des droits reproductifs et de la dignité des patientes dans des contextes institutionnels. Cependant, notre analyse souligne le caractère socialement structuré de ces pratiques en mettant en avant les conséquences qui peuvent exister dans des contextes d’inégalité sociale marquée.

Bien que, dans notre article, nous n’ayons pas mis l’accent sur les pratiques de résistance des participantes à notre étude, cela ne signifie pas qu’elles ont vécu ces expériences de façon passive. Au contraire, à travers leurs témoignages, nous avons observé qu’elles ont remis en question certaines pratiques oppressives et normatives auxquelles elles devaient faire face, non seulement dans le contexte de la santé, mais aussi dans leur quotidien. Cette dimension de nos résultats de recherche sera exposée dans des travaux ultérieurs.