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En 1927, la journaliste Madeleine publie dans La Revue moderne, périodique qu’elle dirige, une fiction sous le titre d’Anne Mérival[1]. Cependant, alors qu’elle réédite sous forme de recueils ses chroniques (Premier péché en 1902, Le long du chemin en 1912, Le meilleur de soi en 1924) et qu’elle publie deux pièces (L’adieu du poète en 1902 et En pleine gloire en 1919) et un recueil de Portraits de femmes (Gleason-Huguenin 1938), elle choisit de faire paraître Anne Mérival, pourtant son seul roman, dans les pages de La Revue moderne où il figure simplement parmi les abondants feuilletons sentimentaux propres aux magazines de l’époque. Quoique le magazine annonce qu’« Anne Mérival sera […] ensuite distribué en volume et mis en librairie le mois suivant » (Madeleine 1927b : 3), il n’en reste aucune trace. Est-ce à dire que, pour son auteure elle-même, le genre ne méritait pas l’attention qu’elle accordait au reste de sa production? On ne voit d’ailleurs pas que la critique en ait tenu le moindre compte jusqu’à aujourd’hui et l’oeuvre disparaît de la mémoire littéraire dès sa parution, comme la plupart des autres romans de ce genre. Or, il est important de comprendre à ce propos que le magazine est justement un lieu où se rencontrent et se confondent à l’occasion production de grande consommation et littérature légitime, comme en témoignent justement les chroniques des femmes qui agissent à titre de journalistes à cette époque ou les nouvelles du Châtelaine des années 1960 à 1975.

Pour faire revivre cette oeuvre, nous présenterons d’abord Madeleine et son milieu, puis nous décrirons la trame du roman Anne Mérival. Nous retracerons ensuite l’histoire du roman d’amour et examinerons sa variante dominante dans les magazines canadiens-français de la première partie du XXe siècle, pour être en mesure de voir comment Anne Mérival relève de la littérature de grande consommation, ou en quoi il se distingue parmi ces romans et quels sont ses rapports avec la littérature légitime de l’époque. Nous nous interrogerons, enfin, sur le caractère féministe de ce roman. Se pourrait-il qu’Anne Mérival, roman écrit par une femme, inédit en livre, raconte une histoire inattendue?

Madeleine est le pseudonyme d’Anne-Marie Gleason, née à Rimouski en 1875, de père avocat irlandais et de mère canadienne-française. Madeleine fait ses études à La Malbaie et à Rimouski. Elle publie dans les journaux dès 1897, d’abord à Ottawa et à Rimouski, puis, en 1901, elle remplace Françoise à la page féminine de La Patrie, où elle dirige cette section, intitulée « Le royaume des femmes », jusqu’à 1919. Madeleine s’introduit de la sorte parmi les nouvelles journalistes montréalaises du tournant du siècle, soit Françoise, Fadette ou Gaëtane de Montreuil.

Appartenant pour la plupart au réseau plutôt dense du féminisme réformiste naissant, écrivant dans des journaux surtout libéraux, ces journalistes créent les chroniques, pages et revues féminines qui imposent la voix des femmes dans l’espace public, comme cela s’est produit auparavant en France, en Angleterre ou aux États-Unis. Leur arrivée est déterminée par les progrès de la presse qui se transforme alors au Québec de véhicule d’opinion politique en média d’information de masse. La chronique s’y diversifie pour préserver des lieux d’expression de la subjectivité dans le tissu autrement informatif du journal; la plupart des écrivains et des écrivaines du tournant du siècle, y compris les prêtres, dont le critique dominant Camille Roy, en tâtent. Les femmes des milieux bourgeois d’abord, puis bientôt, plus largement, les consommatrices urbaines, offrent un lectorat évident pour ce type d’écrits et les médias montréalais suivent l’exemple de l’étranger en ce sens.

Les femmes qui travaillent comme journalistes constituent leurs propres institutions, par exemple le Conseil canadien des femmes, d’abord, mais elles s’allient progressivement aux réseaux nationalistes religieux et fondent, en 1902, l’organisation des Dames patronnesses de la Société Saint-Jean-Baptiste, ancêtre de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste qui, pour sa part, voit le jour en 1907. Alors que ce féminisme nationaliste lié à la religion apparaît littérairement rentable, soutenu par des clercs influents comme Camille Roy ou Lionel Groulx, la plupart des journaux qui engagent des femmes à titre de journalistes sont aux mains des libéraux. Les loyautés se retrouvent ainsi partagées entre allégeances nationalistes et libérales. Il n’est en conséquence pas étonnant que se fondent des revues dirigées par des femmes, comme Le Journal de Françoise ou La Femme, qui cherchent à réaliser une synthèse idéologique féministe, nationaliste et libérale.

Après avoir présidé en 1913 à la fondation de La Bonne Parole, organe de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, Madeleine en vient à lancer en 1919 sa propre revue, un magazine, La Revue moderne, qu’elle dirigera jusqu’à sa retraite en 1930. C’est donc tard dans sa carrière qu’elle propose son roman.

Résumé d’Anne Mérival

Anne Mérival est journaliste dans un grand quotidien. Le récit s’ouvre au moment où cette jeune femme brillante, mais un peu timide, attend avant d’entrer en scène pour livrer au public montréalais une conférence sur « le rôle que la femme [doit] jouer dans la vie canadienne pour accomplir la tâche confiée à son intelligence et à son coeur » (Madeleine 1927a : 13). La foule partage son rêve de philanthropie, Anne est très applaudie, son talent littéraire, reconnu. Cependant, des « yeux ardents » (Madeleine 1927a : 13) se fixent sur elle ce soir-là, ce qui la trouble. Ce sont les yeux de Paul Rambert, un intellectuel et politicien très en vue, qui subit, au même instant, l’emprise de la jeune fille. Il est pourtant marié et fidèle.

De retour à la pension où elle habite, Anne, dans une lettre, confie aussitôt son succès à son fiancé, Jean Deschâtelets, étudiant en médecine à Québec, tout en sachant que ses réussites à elle l’importunent. Devenue orpheline, Anne avait quitté Clair-Ruisseau, leur village, pour travailler à Montréal malgré les protestations et l’amour enveloppant de son ami d’enfance, son « promis ». En ville, elle s’affirme avec bonheur, sans toutefois partager entièrement les idées de son amie Claire Benjamin, qui rêve de la voir plaider activement la cause du « féminisme ». Les lettres qu’elle reçoit de Jean la bouleversent : les idées de son fiancé évoquent chez elle un avenir implacable, terne, où, enterrée à la campagne, elle devra abandonner son métier, toute vie publique, les défis qui l’intéressent, enfin la lumière et la vie autour d’elle, dont elle a tant besoin : « Mais quel homme est-ce donc que celui-là qui veut vous contraindre à abdiquer votre personnalité rayonnante pour vous faire son esclave soumise? » dit Claire (Madeleine 1927c : 16). Anne voudrait tellement que Jean accepte son talent littéraire comme il valorise le talent musical de leur amie Henriette, issue du même village qu’eux. Cependant, pour cet homme, l’écriture – où l’on livre ses idées et ses émotions – se révèle plus menaçante que l’interprétation musicale.

Alors que Jean lui rend visite à l’improviste, Anne se trouve avec un collègue, Henri, à une réception chez les Rambert. La froideur qu’elle décèle chez l’hôtesse est amplement compensée par une conversation animée avec Sir Wilfrid Laurier, en compagnie de Paul. Les deux hommes gardent de son père, orateur lui aussi, un souvenir vivace. Plus tard, lorsque Rambert doit s’éloigner de la ville pour soigner son épouse malade, une correspondance soutenue s’établit, qui les lie davantage; Paul manifeste son admiration pour le talent d’Anne, ses progrès, son courage. Il lui conseille de ne pas devenir victime de sa pitié pour Jean.

En juillet, Anne retourne à Clair-Ruisseau pour s’y ressourcer, y revoir Jean, qui vient d’obtenir son diplôme, ainsi que la mère de Jean, qui l’apprécie tant. Toutefois, elle se sent étrangère dans sa propre maison. Le couple feint la gaieté. Sur ces entrefaites, une lettre apprend à Anne le décès de Mme Rambert, épouse de Paul. La jeune femme se sent alors « délivrée du poids d’un amour défendu » (Madeleine 1927c : 12). Puis Jean décide de partir à la guerre pour aller défendre la France. Oppressée, Anne rétorque : « Dites-moi que vous n’avez pas trouvé ce moyen pour nous rendre libres tous les deux, dites-le-moi » (Madeleine 1927c : 12).

Par la suite, Rambert, qui dirige au Canada le comité belge de la Croix-Rouge, y entraîne Anne, car il veut « grouper toutes les femmes qui ont de l’esprit public » (Madeleine 1927c : 13). « Vous devez à votre talent de faire votre part » lui rappelle Claire (Madeleine 1927c : 13); Anne deviendra secrétaire du comité. Vaillante, elle encourage tout le monde au journal, écrit des articles optimistes et se dévoue dans un tourbillon de charité. Henriette, à l’autre bout du monde, est au moins aussi admirable; partie pour la France avec le Prix d’Europe, elle travaille jour et nuit dans une ambulance. Ses lettres témoignent du courage de Jean, qui sera blessé dès sa première bataille.

Lorsqu’Anne apprend que Paul a, lui aussi, demandé à servir et qu’il commandera un régiment, elle s’écroule, accablée. Toutefois, empêché d’aller au front par un accident d’automobile, il la veillera pendant sa maladie et entendra son délire d’amour. C’est alors que les journaux annoncent : « Là-bas, sur la terre de France, un grand soldat est tombé : Jean Deschâtelets » (Madeleine 1927c : 13). Les lettres que Claire communiquera à Anne, alors en convalescence, lui apprendront que Jean avait eu le temps de connaître le bonheur avec Henriette et aussi que Mme Deschâtelets, mère de Jean, décédée après son fils, faisait d’Anne sa légataire universelle. Dans ces circonstances, Anne rendra l’héritage à Henriette qui attend un enfant de Jean.

À la fin du roman, Claire, l’amie féministe, si généreuse et attentive, révèle à Anne qu’elle aurait voulu se faire religieuse, mais que la responsabilité de ses jeunes frères et soeurs l’en avait empêchée. Quant à Anne et Paul, ils se marieront et connaîtront « la joie incomparable des âmes assorties » (Madeleine 1927c : 16). Il la guidera amoureusement et suivra son « lumineux sillage » (Madeleine 1927c : 16). Loin de lui demander de sacrifier sa carrière, « il en favorisera le succès » (Madeleine 1927c : 16).

Brève histoire du roman d’amour

On peut se demander comment Anne Mérival se distingue dans l’histoire du roman d’amour. Pour y répondre, nous résumerons d’abord cette histoire et évoquerons son évolution dans les magazines québécois. Si le roman d’amour a acquis une diffusion quantitative exceptionnelle au XXe siècle avec l’expansion de la presse et de l’édition de livres pour le grand public (il suffit de penser à la fortune de l’oeuvre de Delly durant la première moitié du siècle[2] ou, dans la seconde, à celle des éditions Harlequin), la réprobation qu’il a pu susciter de la part de plusieurs critiques respectés, du clergé, de la bourgeoisie libérale, de penseuses ou de penseurs engagés, à gauche comme à droite, sans compter plusieurs intellectuelles féministes, explique assez le silence relatif, quand ce ne sont les jugements sévères, qui accompagne sa réussite sur les marchés de la mondialisation contemporaine (Bettinotti, 1986 : 6-7; Constans 1999 : 209 et suiv.; Thiesse 2000 : 257 et suiv.). Détournant la jeune fille ou l’épouse de ses devoirs familiaux pour certaines personnes, l’aliénant dans une passivité qui la distrait de la reconnaissance ou de la revendication de ses droits pour d’autres.

Si, d’une part, les censeures et les censeurs moraux craignent l’exaltation du sentiment, ennemi de la raison et de la vertu, d’autre part, les gens de lettres se moquent de la réitération de clichés et de la reproduction quasi mécanique de trames sans surprise. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. La littérature courtoise du Moyen Âge, les romans de la Table ronde, par exemple, ou celle, précieuse et galante, du siècle classique, les comédies de Molière, entre autres, mais, sans doute surtout, les romans de Jane Austen, mis en films aujourd’hui, fictions qui exploitent toutes le filon du sentiment amoureux triomphant, ont joui et jouissent encore d’une très grande considération. À travers diverses variantes, un scénario stable s’y répète; il s’ouvre « sur la rencontre de l’héroïne et du héros, pour se refermer sur leur mariage, entre ces deux pôles, s’imbriquent la confrontation polémique, la séduction et la révélation de l’amour » (Bettinotti 1986 : 67). Ces fictions ont attiré l’attention de nombreux spécialistes, qu’il suffise de penser au moins, dans une bibliographie pléthorique, à Amour comme passion : la codification de l’intimité de Niklas Luhmann (1990) ou à La France galante : essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution d’Alain Viala (2008). Ni la mise en valeur de la passion amoureuse ni les lieux communs les plus répétitifs ne manquent à cette tradition, y compris dans les oeuvres les plus appréciées, qui vont du roman grec ou de Cendrillon à Jane Austen en passant, entre autres, par le roman médiéval, le théâtre de Shakespeare, Molière ou Goldoni, les opéras comiques de Mozart ou Rossini, pour aboutir aux oeuvres romanesques de George Sand. Avec Le rouge et le noir de Stendhal, Le lys dans la vallée de Balzac et surtout Madame Bovary de Flaubert, s’impose une autre tradition, celle de la fiction amoureuse malheureuse, et, même, ridicule. La modernité proprement littéraire renonce pratiquement au « triomphe de l’amour » et il est encore hasardeux de nos jours de conclure une fiction sur le mariage heureux des protagonistes; Anna Karenine de Tolstoï, Mrs Dalloway de Woolf ou L’amant de Duras donnent une bonne idée des traitements acceptables du « sentiment » dans la littérature contemporaine. Ellen Constans montre bien que le roman sentimental est composé, à l’origine, d’oeuvres littéraires aujourd’hui consacrées (La princesse de Clèves, par exemple), mais que le roman sentimental a tendance, à l’heure actuelle, à présenter une conjonction finale dans le bonheur (le happy end Harlequin) (Constans 1999). Les oeuvres qui briguent une certaine légitimité culturelle présentent la plupart du temps une conjonction finale dysphorique. Amour heureux, pas sérieux!

La tradition de l’enchantement du sentiment ne disparaît pourtant pas le moindrement du paysage culturel avec Madame Bovary, mais elle se déclasse, plutôt, à la mesure même de son succès auprès du public. En effet, le moment du romantisme en France, pour s’en tenir à cette littérature exemplaire, correspond au surgissement et à la montée conquérante de la presse de masse portée par le feuilleton romanesque qui en est le moteur, avec la réclame. Le gens de lettres de tout acabit, Sainte-Beuve en tête (1839), s’en scandalisent, effrayés par l’abîme soudain ouvert sous leurs pieds d’une lecture, non plus affaire d’une élite réservée, mais accessible à un « peuple » irresponsable et trop enclin aux revendications incontrôlées, voire aux révolutions. Ces romantiques, en tête le républicain Lamartine et le monarchiste puis socialiste Hugo, veulent beaucoup de bien aux classes populaires, mais préfèrent le faire eux-mêmes. Ils écrivent pour elles, avec succès, par exemple, Geneviève pour l’un, Les misérables pour l’autre.

Pourtant, la voie du roman grand public va plutôt dans le sens des Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas, vers les décors de l’histoire, ou dans celui des Mystères de Paris d’Eugène Sue, vers les tribulations du crime, dans des affaires de violence et d’action, visant un lectorat surtout masculin. Il en faut aussi pour le sentiment, et c’est, par exemple, à une date très voisine de Madame Bovary (1856), Le roman d’un jeune homme pauvre (1858) d’Octave Feuillet, qui, après des complications renouvelées, conduit ses vertueux protagonistes à un mariage heureux. On connaît à notre époque mieux la première que le second; néanmoins, celle-là a valu à son auteur un procès et celui-ci, l’Académie. Cette formule de l’amour empêché, puis enfin permis, balise la voie du roman d’amour moderne et assure son immense popularité, comme Ellen Constans en retrace fort bien l’histoire dans Parlez-moi d’amour (1999).

Le roman d’amour catholique

Le catholicisme, incapable de freiner l’invasion de la culture « industrielle », là, comme plus tard à la radio ou au cinéma, cherche bientôt à composer et à adapter le roman d’amour pour qu’il devienne bon à mettre en toutes mains, catholiques, cela va de soi. En ces années où Madeleine publie Anne Mérival, Delly, pseudonyme de Jeanne-Marie de la Rosière (1875-1947) et de son frère Frédéric Petitjean (1876-1949), se révèle incontestablement l’« auteur » le plus populaire (Bettinotti et Noizet 1995). Il peut être utile ici de donner une idée plus précise du genre. Le résumé de l’intrigue d’Entre deux âmes, ouvrage de 1913 qui, à en croire le verso de la page de faux-titre, atteignait sa 212e édition en 1929, en fournit un exemple caractéristique (Noizet 1995 : 71-93) et permet d’évoquer un milieu et son atmosphère très « ancien monde » (Delly 1929). Se présente d’abord un marquis, académicien, être d’une harmonieuse beauté et d’une suprême élégance, blasé, sceptique et immensément riche. On apprend qu’il cherche une femme pour qu’elle lui donne un héritier et qu’elle élève sa fille d’un premier mariage, mais sans que cette épouse ne soit autorisée à partager sa vie mondaine, ni surtout à lui témoigner la moindre passion. On rencontre d’autre part une jeune fille, fort belle, sérieuse, dévouée, très pieuse, timide, mais intelligente et suffisamment instruite, appartenant à une famille de vieille noblesse comtoise, toutefois ruinée par la vie dissipée du père.

Il est facile de prévoir la suite : le mariage forcé de la malheureuse avec le tyrannique marquis pour sauver sa famille de la misère, la confrontation entre les deux protagonistes sur le thème de la cruauté morale du marquis, opposée au refus de son épouse de lui aliéner sa volonté, la progression irrépressible de l’amour chez l’une comme chez l’autre, et la victoire ultime de la vertu de l’héroïne qui soumet son mari à la fois à l’amour et à la religion. Sont apparus sur le chemin de cette aventure de jalouses rivales, de touchants enfants, de prudents confesseurs, des parents et des proches, sages et moins sages. Il faut bien des comparses.

Cette atmosphère « Vieille France » s’accorde assez avec le caractère réactionnaire du mouvement dominant du catholicisme français, au début du XXe siècle, au moment où l’Action française monarchiste de Charles Maurras vient tout juste d’être condamnée par le pape. Cependant, la modernité frappe à la porte du roman d’amour catholique comme ailleurs et l’on en vient à admettre que le sentiment heureux ne concerne pas uniquement les aristocrates. Au contraire de ce que l’on pourrait croire, les codes fortement répétitifs du roman d’amour s’adaptent de diverses façons à l’évolution des idéologies et des esthétiques populaires. Ainsi, le cinéma de ces années 1920, celui des films de Mary Pickford par exemple, n’a que faire de la noblesse européenne et met en scène des héroïnes autrement délurées que celles de Delly. Les feuilletons littéraires, souvent adaptés au cinéma, participent au mouvement. D’ailleurs, on trouve dans les pages des magazines canadiens-français de l’époque une variété de fictions dont plusieurs affichent un cadre et des péripéties plus contemporaines. Si, dans le numéro de novembre 1927 où paraît la deuxième partie d’Anne Mérival, on peut bien lire encore un épisode de Malencontre de la très populaire Guy Chantepleure (pseudonyme de Mme Edgar Dussap, née Jeanne-Caroline Violet) où familles nobles, sombres châteaux et mystères de famille ne renoncent pas au cadre ancien préféré par Delly, on remarque par ailleurs une nouvelle, Le prince charmant, d’Alphonse Croizière, où un personnage, violoniste, joue dans les cinémas, où le « prince charmant », comme l’héroïne du reste, appartient plutôt à la bourgeoisie, et où l’héroïne fait de l’alpinisme en solo. C’est justement en montagne qu’elle sauve d’une chute mortelle l’homme dont elle s’éprend.

Cette évolution vers une certaine quête d’autonomie et d’indépendance de la protagoniste se confirmera dans les romans subséquents. Après la Seconde Guerre mondiale, dans les romans et nouvelles de Magali, Colette Yver, Claude Jaunière ou Jean Virmonne, reproduits dans La Revue moderne, la religion et la famille ne sont plus les seules valeurs (Saint-Jacques, Bettinotti, des Rivières et autres 1998 : 33-41). Cette évolution se confirme également dans la production locale, notamment les fascicules des Éditions Police-Journal, qui connaissent un essor sans précédent dans l’immédiat après-guerre (Milot, Deschamps et Godin 1989 : 7-11). Le travail conduit vers l’amour et joue ainsi un rôle important en tant que motif de l’intrigue. Le travail des femmes, en particulier, intervient de façon capitale dans les fictions, bien que les héroïnes quittent la sphère publique après leur mariage, sauf rares exceptions. La part de l’économique est donc très présente, même si l’issue tend à demeurer traditionnelle. Cependant, l’amour influe différemment sur le cheminement professionnel des protagonistes selon qu’il s’agit d’une femme ou d’un homme. Pour les personnages féminins, l’amour doit l’emporter sur le travail, car la véritable carrière, c’est le mariage; du point de vue des hommes, si certaines carrières s’accommodent bien de l’amour, c’est à condition que l’amour conduise à un bon mariage, qu’il serve d’appui à la carrière par la stabilité, la classe (standing) et des avantages de toutes sortes comme le sens des relations publiques ou le travail ménager de l’épouse. Cependant, et là se révèle la relative modernité de ces fictions, au lieu que les protagonistes soient mis en relation par des familles ou des tractations mondaines, ils se rencontrent sur les lieux du travail où le choix d’un ou d’une partenaire s’avère plus hasardeux, mais aussi plus libre. C’est à cette mise à jour du roman d’amour que s’emploie l’oeuvre de Madeleine et d’une façon assez radicale, comme nous allons le voir.

La modernité d’Anne Mérival

Sur cette trame et dans ce style apparemment conformes aux canons du genre, Anne Mérival se distingue tout d’abord du roman d’amour tel qu’on le pratique dans les pages des magazines. L’oeuvre est signée par une écrivaine du pays, ce qui paraît exceptionnel à l’époque, les magazines, le sien y compris, rééditant plutôt systématiquement des feuilletons français. Nous n’avons pas trouvé à cette époque d’autres cas semblables[3]. En publiant son roman dans un magazine canadien-français, Madeleine contribue à nationaliser la pratique de lecture des magazines; celle-ci dépasse en étendue celle de toute autre littérature alors consommée au Canada français – sauf celle des ouvrages de piété – les magazines tirant par dizaine de milliers d’exemplaires, à une époque où les livres ne tirent que par centaines.

Toutefois, il y a plus qu’une plume différente; la fiction convoque de façon explicite Wilfrid Laurier, la ville de Montréal et des limites temporelles qui circonscrivent exactement les années qui vont de 1914 à 1916, avec une attention toute particulière portée à la guerre qui se déclare alors. Les milieux mis en scène, politique, mondain et des médias, ceux du libéralisme, de la bourgeoisie montréalaise et de la grande presse, évoquent clairement un lieu et un moment précis, historiques, renvoyés au passé justement par cette guerre qui crée, dès les années 1920, le hiatus avec une époque déjà sentie comme révolue. L’oeuvre refuse ainsi le milieu « Vieille France » de la majorité des fictions rééditées dans les magazines et s’affiche résolument « canadienne » et « moderne ».

Le sujet du roman ne vise ici pas tant la grande histoire qu’une aventure intime dont la composante autobiographique se dévoile aisément (Turcotte 1996 : 71-87). L’héroïne, journaliste comme Madeleine, liée aux milieux libéraux comme elle, se consacrant aux oeuvres caritatives de guerre dès le début du conflit comme elle, se mariant avec un bourgeois l’appuyant dans sa carrière comme elle, ressemble beaucoup à son auteure. Il est alors facile de voir dans le jeune camarade nationaliste de la rédaction, Henri, quelque double d’Olivar Asselin ou de Jules Fournier, et dans le journal, Le Patriote de l’Est, où elle travaille, La Patrie, enfin, dans le village natal, une réduction de Rimouski où elle est née. Certains traits maintiennent le caractère fictif du récit : un prénom différent, Anne, mais si proche de celui, Anne-Marie, qu’abrite le pseudonyme de Madeleine, aussi la jeunesse de l’héroïne, alors que la rédactrice de La Revue moderne aurait eu 40 ans en 1915, ou le moment du mariage, dix ans après celui d’Anne-Marie Gleason. De rares détails de ce genre suffisent à dérouter une lecture trop immédiatement référentielle, mais on ne peut avoir de doutes sur le fond; Madeleine parle ici d’elle-même et de son combat, tels qu’elle s’en souvient. Car, en 1927, Madeleine a derrière elle sa réussite et voit encore, pour quelques années seulement, aux destinées de La Revue moderne; son mari est mort et sa revue connaît des difficultés financières à la suite de l’assassinat du gérant et du vol de la caisse de l’entreprise. Il est curieux d’observer que cette auteure, portée par ailleurs dans ses nouvelles et ses chroniques vers des sujets souvent misérabilistes qui motivent ses revendications en faveur des personnes malheureuses, choisisse de livrer un roman si optimiste, qui aurait porté le titre Comme on fait sa vie s’il était paru en livre (Anonyme, 1927 : 3). Chez Anne Mérival domine le thème de l’amour triomphant, conformément aux exigences du genre choisi; mais s’y affirment avec tout autant de force celui du droit au travail pour la femme, même mariée, et plus encore celui de son droit à la prise de parole publique. C’est assez étonnant pour l’époque au Québec, aussi bien dans les feuilletons, qui marient les filles pour en faire des maîtresses de maison, que du côté de la littérature « sérieuse », plus morale encore. Il faut se souvenir que les années 1920 sont, au Québec comme en France, celles du triomphe de Maria Chapdelaine, où le sentiment, incarné dans l’attachement au personnage de François Paradis, se perd en raison de son rapport aux hasards de l’aventure et où la ville doit être refusée puisqu’elle est le lieu de la facilité et du matérialisme. Reste seule la terre, où « rien ne change » et où le mariage s’impose comme devoir de reproduction et de continuité. Au Québec, Laure Conan vient de mourir en 1924, laissant une oeuvre posthume, La sève immortelle, fiction où le héros renonce à celle qu’il aime par devoir pour son pays, sa famille et sa terre. Le conseiller législatif et historien Thomas Chapais en donne la préface, l’abbé Lionel Groulx, directeur de L’Action française, l’édite, et le critique dominant, Camille Roy, trouve « tout cela de la meilleure substance littéraire et du meilleur art français » (Roy 1930 : 113). Voilà ce qu’il faut faire! Une autre auteure notoire, Blanche Lamontagne, poétesse du régionalisme, aborde le roman avec Un coeur fidèle, en 1924. Une jeune fille y rejette le jeune prétendant qu’elle aime, mais qui a décidé de s’exiler aux États-Unis; elle se marie avec un veuf plus âgé qui reste au village. Ce dernier a l’obligeance de mourir et l’exilé peut revenir cueillir la main de la veuve et sa terre. Le coeur, on le voit, doit rester fidèle au sol. Encore au tournant des années 1940, Germaine Guèvremont renvoie au village natal et à la vie agricole l’héroïne de son premier roman, autobiographique, Tu seras journaliste. Elle n’en suivra pourtant pas l’exemple.

Seuls les romans de la collection populaire « Le Roman canadien » d’Édouard Garand, durant les années 1920, par exemple ceux d’A. B. (Adèle Bourgeois) Lacerte, comme Bois sinistre (1929), offrent à l’héroïne un mariage heureux après les péripéties d’un récit d’aventures; ils ne connaîtront pas plus la reconnaissance littéraire qu’Anne Mérival. La voie de la « jeune génération » littéraire en 1931 explorera plutôt, avec Jovette Bernier, le thème de La chair décevante dont ce titre indique assez à quelle veine de la trahison du sentiment il appartient. Bonheur d’occasion, plus tard en 1945, ou Le Survenant, en 1946, n’en dévieront pas. Ainsi, Anne Mérival, avec son triomphe de l’amour, se situe bien du côté de la fiction de grande consommation, hors de la littérature légitime.

Un roman féministe?

On observe dans le roman Anne Mérival la revendication, pour les femmes, de droits qui vont bien au-delà du libre choix amoureux : le droit de ne pas se consacrer uniquement à leur famille dans la soumission complète à leur mari, le droit d’abandonner le village et de participer à la vie de la ville, le droit en somme de disposer d’elles-mêmes. On aura déjà noté le caractère osé du penchant qui entraîne une jeune fiancée vers un homme marié : passion doublement problématique dans la mesure où l’héroïne est déjà « promise ». L’abbé Bethléem, auteur constamment réédité des Romans à lire et romans à proscrire : essai de classification au point de vue moral des principaux romans et romanciers de notre époque, attentif à ces questions, n’aurait sûrement pas apprécié. Ce n’est pas tout. Jean, promis délaissé, est celui qui défend les valeurs traditionnelles de la femme entièrement dévouée à son mari. Il rêve de retourner au village natal, alors que l’héroïne ne croit plus pouvoir se passer de la grande ville et de ses distractions. Enfin, c’est lui qui appelle la religion à la rescousse pour ranimer un attachement défaillant : « Tout à l’heure avant de vous écrire […] j’ai trouvé l’église qui semblait m’appeler […] Je n’aurais voulu entendre aucun bruit entre Dieu et moi » (Madeleine 1927a : 17). En revanche, on ne verra nulle part son adversaire Paul Rambert, homme marié, parler de Dieu, ni de religion, mais on saura qu’il est politicien, mondain et surtout qu’il valorise le fait que sa future femme poursuive sa carrière de journaliste après le mariage. Cette ouverture d’esprit n’est pas courante alors, ni dans la fiction ni dans la vie réelle. Faut-il évoquer les poètes Charles Gill ou Rosaire Dion-Lévesque interdisant à leurs épouses respectives, Gaëtane de Montreuil et Alice Lemieux, de poursuivre dans le métier des lettres après le mariage?

Pourtant, le personnage d’Anne Mérival ne se croit pas féministe, notion dont la fiction donne une double idée. Il y a, d’une part, à la pension de famille où demeure Anne, des « vieilles filles [qui], toutes, féministes convaincues, professent à l’égard des hommes des principes presque sauvages » (Madeleine 1927a : 13), reproduisant un stéréotype réactionnaire. On trouve, d’autre part, Claire, amie de l’héroïne, célibataire dévouée aux besoins d’une famille en difficulté et revendiquant l’accès pour les femmes à la pratique du droit, personne généreuse qu’Anne Mérival admire, mais qu’elle considère comme un peu excessive et surtout trop austère. C’est pourtant à elle que la narration confie la sanction finale du récit. Celui-ci se conclut sur un échange entre les deux amies qui manifeste la supériorité morale d’un féminisme qui se veut respectueux de la religion, tout en s’opposant aux prétentions rigoristes du promis refusé, défenseur plus étroit de la tradition. Il existe en effet à l’époque au Québec un féminisme acceptable, dit « chrétien », illustré notamment par Marie Gérin-Lajoie, juriste empêchée comme Claire, qui n’a pu devenir avocate parce qu’elle était femme.

Même si elle prétend refuser le féminisme, Anne Mérival revendique pour elle-même le droit à l’écriture publique; elle est journaliste par métier, mais aussi par conviction. Or, même rédigés par des hommes, les romans qui mettent en scène des écrivains ou des écrivaines restent rares en ces temps au Québec; en plus des romans Les sacrifiés d’Olivier Carignan (1927) et André Laurence, Canadien français de Pierre Dupuy (1930), on peut aussi rappeler Le débutant d’Arsène Bessette en 1914. Ce sont tous trois des romans de l’échec, de l’impossibilité d’être écrivain ou écrivaine au Canada français. En revanche, pour Anne Mérival, l’écriture n’évoque ni l’apprentissage problématique ni « les illusions perdues » auxquels renvoient les oeuvres de Bessette, de Dupuy et de Carignan, mais plutôt la communication réussie et fructueuse de l’action sociale. L’écrivaine n’aspire surtout pas à l’isolement hautain de quelque esthétique rigoriste, mais au partage d’une cause. Elle veut faire « le bien […] dans les âmes féminines qui s’abandonn[ent] à sa direction » [et éclairer] « le rôle que la femme dev[r]ait jouer dans la vie canadienne » (Madeleine 1927a : 13). Toutefois, elle ne joint pas sa voix aux couplets du nationalisme régionaliste entonnés par Blanche Lamontagne, Maxine ou Marie-Claire Daveluy, ni à ceux des nouvelles « individualistes » Jovette Bernier, Alice Lemieux et Éva Senécal. La protagoniste prend plutôt un engagement social nationaliste libéral, qui correspond assez exactement à celui de l’auteure elle-même. En effet, Madeleine ne repousse ni les nationalistes à la Olivar Asselin ni les féministes chrétiennes, car elle veut réconcilier toutes et tous; cette femme dans la cinquantaine, brisée par les malheurs familiaux et les difficultés de son entreprise, regarde en avant.

Il se manifeste là une foi touchante dans les pouvoirs de la plume, et aussi une reconnaissance des séductions de la célébrité. Le début du récit ne cache rien de l’enivrement du succès qui emporte Anne Mérival : « Elle connut les joies du vrai triomphe, la petite Anne Mérival […] l’humble petite fille venue d’un lointain village vers la grande ville » (Madeleine 1927a : 13). Le roman laisse entendre là que les femmes auraient droit aussi au succès, qui sait, à la gloire, et cela, non pour s’être sacrifiées, mais pour avoir suivi leur voie. Cette vision apparemment naïve du destin des femmes, que la partie vaut d’être jouée avec une certaine confiance, s’exprime paradoxalement par la plume de l’auteure, Anne-Marie Gleason, veuve, dans la cinquantaine, dont l’entreprise périclite, et qui pourrait assumer la maxime finale : « Petite fille, que voulez-vous la vie coûte si cher! » (Madeleine 1927c : 16).

On peut comprendre le sort donné par la postérité à un écrit comme Anne Mérival que ni le style ni le genre ne distinguent parmi les productions intellectuelles du Canada français de l’entre-deux-guerres. Abandonné à la parution éphémère d’un magazine, il ne bénéficie ni de la reconnaissance littéraire –échappant, de plusieurs façons, aux attentes de la critique – ni de la reconnaissance féministe. On constate que les anthologies du Québec, littéraires ou féministes, n’en ont pas recueilli plus tard même une courte citation. À ce propos, on peut s’interroger. Le roman Anne Mérival, qui prône le libre choix en mariage, l’action sociale en faveur des femmes et l’accès pour elles à la parole publique s’écarte-t-il tant du féminisme de son époque? Que refuse donc précisément la protagoniste dans ce qu’elle comprend de ce mouvement? Nous avons vu que les « féministes » mises en scène dans le roman lui apparaissent sous deux aspects. Elle les décrit d’abord comme de « vieilles filles » maintenues au travail dans des tâches subalternes, ce qui les rend « agressives et mordantes » (Madeleine 1927a : 14), mais ne les empêche pas d’apprécier Anne parce que « son succès marqu[e] un triomphe pour leur sexe » (Madeleine 1927a : 14). Il y a aussi son amie Claire, célibataire également, qui a beaucoup « souffert de l’injustice et de l’égoïsme des hommes » (Madeleine 1927a : 15), mais dont le sens du devoir pour sa famille et l’engagement pour la cause des femmes remplissent maintenant toute la vie. Anne souligne d’ailleurs qu’elle « n’os[e] jamais railler Claire et ses idées dont l’exagération chez toute autre l’aurait outrée » (Madeleine 1927a : 15). Pourquoi se limite-t-elle à cette représentation stéréotypée des femmes féministes? L’auteure, Madeleine, a pourtant fait partie dans ces années-là de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste et a participé à la fondation de La Bonne Parole, organe de la société. Dans Portraits de femmes, elle témoigne de sa grande admiration pour Idola St-Jean, « féministe militante [fondatrice] en 1927 de l’Alliance Canadienne pour le vote des femmes [qui] multiplie son action dans tous les sens pour intéresser les femmes à leur propre sort » (Gleason-Huguenin [1938] : 243). Elle célèbre aussi le travail de Marie Lacoste-Gérin-Lajoie (Gleason-Huguenin [1938] : 138-139) et de Thaïs Lacoste-Frémont, « grande féministe demandant le droit égal dans la chose publique pour la femme comme pour l’homme » (Gleason-Huguenin [1938] : 133), tout comme l’oeuvre d’Éva Circé-Côté (Gleason-Huguenin [1938] : 103). Or Madeleine choisit de faire ignorer ce féminisme historique par son héroïne autrement si proche d’elle. Pour en revenir au roman, le « bien » (Madeleine 1927a : 13) que veut faire Anne reste peu clair; valoriser le rôle que la femme [doit] jouer dans la vie canadienne pour accomplir la tâche confiée à son intelligence et à son coeur » (Madeleine 1927a : 13), revendiquer pour la place des femmes dans la société, mais encore? En pratique, on ne connaît pas exactement la teneur des articles et du courrier qu’elle livre à son journal, sauf qu’ils sont empreints d’un « sentiment généreux et tendre » (Madeleine 1927a : 13), tandis que son autre principale activité consiste à participer à une oeuvre caritative de guerre, la Croix-Rouge belge, qui n’a rien de précisément féministe. Montrer quelle peut être « la place des femmes dans la société » sans défendre le nationalisme conservateur, ni le féminisme, et travailler dans l’orbite d’un mari politicien, cela peut-il être revendiquer le droit de vote et un rôle politique? Il n’est pourtant pas explicitement question du droit de vote dans ce roman; Anne Mérival ne serait cependant ni la première, ni la dernière, à prétendre promouvoir le droit des femmes sans vouloir passer pour « féministe »…

La clé de cette fiction est plutôt de l’ordre de l’individuel : la réussite personnelle, par l’amour et l’action intellectuelle. Madeleine écrit avant tout un « roman d’amour » dont la part autobiographique, non négligeable, sert une trame principale d’abord sentimentale. Voilà ce qui invalide le « féminisme », tel que le voit l’héroïne : il pourrait nuire au mariage heureux, issue classique de ce type de littérature, et conduire à ce qu’on demeure célibataire. C’est là où le bât blesse : un engagement trop explicite en faveur des femmes pourrait effrayer le conjoint espéré et le faire fuir. « Je lui parais […] un être de fantaisie, un peu absurde […] qu’il voudrait bien arracher au public. Il déteste ma carrière, et rien de mon succès ne le touche » (Madeleine 1927a : 16). « Mais que gagnera la femme à se transporter dans une sphère absolument masculine? N’avons-nous pas un domaine à surveiller aussi vaste que celui des hommes et autrement joli? affirma-t-elle d’une voix grave » (Madeleine 1927a : 15). On peut penser que, par cette prudence, l’auteure elle-même, Madeleine, mondaine et diplomate, prend ses distances à l’égard d’un féminisme revendicateur, « excessif », qu’elle aurait connu[4]. Toutefois, on n’en saura pas plus.

Conclusion

En fin de compte, malgré l’indiscutable originalité et la non moins surprenante modernité d’Anne Mérival pour son temps, on peut penser que ce qui a empêché ce roman d’atteindre la notoriété tient surtout à ce qu’il appartient à un genre déclassé, destiné à une consommation culturelle occultée, quoiqu’elle touche alors la grande majorité des femmes alphabétisées. Ne peut-on pas trouver révélateur un objet culturel comme celui-ci? On peut y déceler l’indice d’une évolution sociale : l’imaginaire présente l’acquisition par les femmes de la maîtrise sur leur sort, par la formation de couples marqués par un rapport d’équilibre entre les deux partenaires au point de vue intellectuel. Sur un fond classique de réussite personnelle par la conquête d’un conjoint de position sociale plus élevée, respectant la formule de Cendrillon, Anne Mérival en présente une variante très significative en indiquant, à une époque où cela n’a rien d’acquis, qu’une femme peut même, au-delà de la formation des familles, continuer à remplir d’autres tâches sociales, y compris de « direction des âmes féminines » (Madeleine 1927a : 13). Ainsi, sa trajectoire ne dépend plus uniquement de son « charme », mais aussi d’une activité professionnelle non transitoire. On peut rêver de cette autre vie dans un roman destiné à une consommation sans écho critique, un roman hors des livres. Une femme pourrait être maîtresse de son destin et heureuse.