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Le travail ménager c’est l’originalité de la vague des années 70, principalement des groupes « salaire pour/contre le travail ménager ».

Hedwige Peemans-Poullet (1983 : 4)

Qui, chez les féministes, se souvient du débat du salaire au travail ménager qui s’est tenu dans le mouvement des femmes durant presque toute la décennie 70? Probablement quelques militantes aux cheveux blancs. Et encore!

On peut avancer, sans trop se tromper, que les rares souvenirs imprimés dans la mémoire des personnes qui se rappellent encore ce débat se résument grosso modo à ceci : il était question d’une revendication essentiellement matérielle, réformiste, qui en plus allait avoir pour effet de clouer les femmes à la maison. C’est là, pour l’essentiel, ce que l’on a retenu du débat et du livre qui lui a donné naissance, Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, écrit par Mariarosa Dalla Costa et Selma James, féministes marxistes, et publié la première fois en 1972 (Dalla Costa et James 1972a et 1972b)[2].

Dans le mouvement des femmes d’alors, on considérait généralement cette revendication comme réactionnaire. On estimait qu’elle contrevenait à l’objectif d’égalité des femmes dans la société, leur libération économique devant passer obligatoirement par l’emploi salarié, hors de la maison.

Un courant de pensée et un mouvement à tirer de l’oubli

Malgré les polémiques passionnées suscitées par cet ouvrage, dans le monde tant universitaire que militant du féminisme de cette époque, on peine à en trouver trace aujourd’hui. Ce courant de pensée féministe, qui a aussi été un mouvement militant, ne fait plus partie des bilans historiographiques récents du féminisme, pas plus qu’il n’est enseigné dans les études féministes. Ainsi, son apport pionnier – à la théorie féministe du travail notamment – est pratiquement oublié.

C’est pour tirer de l’oubli cet héritage intellectuel féministe que constitue le mouvement du « salaire au travail ménager[3] » que j’ai entrepris une recherche sur l’histoire du réseau porteur de cette perspective, le Collectif féministe international[4], réseau transnational de groupes fondé en Italie en 1972. Donc, c’est à mes yeux d’abord un devoir de mémoire[5].

Ma recherche donne un aperçu du développement organisationnel de ce réseau, de son école de pensée et des mobilisations qui ont traduit cette pensée en action, et cela, dans six pays où des groupes de base se sont formés (Italie, Angleterre, États-Unis, Canada anglais, Allemagne et Suisse) et dont des échos se sont fait entendre au Québec[6]. Le tout a eu lieu de 1972 à 1977, soit au moment où le réseau s’appelait « Collectif féministe international[7] ».

La controverse sur la question du travail ménager et domestique a suscité chez des théoriciennes féministes à cette époque le « Domestic Labour Debate » (Vogel 2008). En réalité, ce débat a eu lieu entre théoriciennes marxistes anglo-saxonnes principalement, où l’on a buté sur la « productivité » et la valeur du travail ménager : crée-t-il de la plus-value? Peut-on appliquer ou non la théorie marxiste de la valeur au travail ménager? Le travail ménager est-il producteur de valeur d’usage ou d’échange? Peut-il être qualifié de « productif »? Les militantes sur le terrain, pour leur part, ont été quasi absentes de ce niveau d’échanges, qui a atteint un très haut degré de sophistication théorique (Kaluzynska 1980). Outre les objections selon lesquelles un tel salaire « consacrerait la division sexuelle des rôles dans la famille » et « isolerait les femmes de la collectivité »[8], les débats se sont concentrés notamment, dans le mouvement des femmes, sur la question de l’argent : d’où doit-il provenir? Combien ça va coûter? Comment le calcul sera-t-il effectué? Qui contrôlera le travail?, etc.

Au-delà de la revendication : un système de pensée

L’ensemble du mouvement des femmes, ici comme ailleurs, a rejeté cette stratégie[9] et a opté pour l’accès au travail salarié hors de la maison et pour le partage des tâches à l’intérieur. De mon côté, j’ai toujours cru, et c’était là mon hypothèse de départ, que le rejet de la perspective du salaire au travail ménager était en grande partie redevable au fait que le mouvement des femmes d’alors ne s’était pas donné la peine d’aller au-delà de la revendication strictement monétaire, au-delà du « premier degré » de la perspective, afin de considérer plutôt l’ensemble du système de pensée sur lequel reposait la revendication et le potentiel heuristique qu’il recelait, qui se trouvait à lier luttes féministes et luttes anticapitalistes tout en renouvelant l’approche marxiste depuis une perspective féministe.

J’ai donc entrepris cette recherche pour faire connaître la pensée en question, et aussi pour offrir un arrière-plan historique à plusieurs débats et enjeux actuels, dont l’irrésolue question du partage familial des tâches, la difficile « conciliation famille-emploi » et ses effets discriminants sur les mères salariées, de même que l’actuelle évolution de la division sexuée du travail de reproduction sociale à l’échelle mondiale. C’est donc pour moi un devoir de mémoire, jumelé à un souci d’offrir des outils critiques historiques à plusieurs enjeux actuels.

En quoi consiste cette pensée, quel potentiel subversif recèle-t-elle et quelle est sa portée politique? Je donnerai ici un bref aperçu de certaines de ses contributions théoriques et présenterai le sens de quelques mobilisations qui l’ont incarnée. Ces actions permettaient notamment, comme on le verra rapidement, de créer une convergence d’intérêts parmi plusieurs catégories de femmes, jusque-là séparées par des barrières raciales, sexuelles et de classe. Je terminerai avec la mise en évidence de quelques enjeux contemporains du travail domestique et de reproduction sociale.

Le travail ménager au fondement du capitalisme

Dès ses débuts, ce courant exposait une définition extensive du « travail ménager », qui englobait l’ensemble des activités par lesquelles la vie humaine est produite et reproduite. Plus exactement, il s’agit du travail qui consiste à fournir à la société des gens qui peuvent fonctionner jour après jour, soit produire, reproduire, renouveler et restaurer la force de travail des individus. On parle alors d’un travail matériel et immatériel, qui inclut « cette combinaison de services physiques, émotionnels et sexuels » (Federici 1977 : 102). C’est un travail « productif », « source de productivité sociale » (Dalla Costa 1973 : 65)[10]. Que l’on pense seulement à « l’énorme quantité de services sociaux que l’organisation capitaliste transforme en activités privées en les mettant sur le dos de la ménagère à la maison […] Il s’agit de services sociaux dans la mesure où ils servent à la reproduction de la force de travail » (ibid.). Les ménagères sont aussi les « soupapes de sécurité des tensions sociales » (ibid. : 81) et avant tout productrices du bien le plus précieux : l’être humain lui-même. Tels sont là certains exemples de productivité sociale des femmes dans les familles. C’est donc un travail de reproduction sociale, qui constitue la précondition de la productivité du travailleur salarié (Fortunati 1995 : 8). Ce travail définit la place des femmes dans la famille et, aussi, ailleurs dans la société.

Il était entendu, dans le corpus documentaire de ce courant, que le rapport à ce travail se déclinait bien différemment selon les « races », les classes et les multiples appartenances culturelles. Bref, toutes les femmes ne sont évidemment pas, devant ce travail, dans le même type de rapport, mais, comme l’expliquera plus tard Evelyn Nakano Glen (2009 : 27), « ce qui ne varie pas est que ce travail reproductif – marchandisé ou non – est construit comme étant féminin ». Il s’agissait là, selon le collectif du salaire au travail ménager L’Insoumise de Genève (1977b : 7), du « plus petit dénominateur commun parmi les femmes ».

Dans leur ouvrage Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, Dalla Costa et James avançaient, suivant leur horizon marxien d’analyse, que, comme c’est par ce travail que les personnes salariées voient leur capacité de travail produite et reproduite, ce travail se trouve ainsi à fournir au système économique capitaliste une main-d’oeuvre « prête-à-l’emploi », sans que ce dernier ait à couvrir les coûts de ce travail, les coûts de la reproduction sociale, donc sans rien payer pour cela. Le patron bénéficie, de ce fait, de la force de travail de deux personnes pour le prix d’une seule. Une formidable prime, une formidable source de plus-value! Camouflé sous le couvert du « service personnel », ce travail gratuit constitue en réalité une formidable extorsion pratiquée sur le dos des femmes. Et cette exploitation « a été d’autant plus réussie qu’elle a été dissimulée, mystifiée par l’absence d’un salaire » (Dalla Costa 1973 : 54-55) et naturalisée.

Les femmes, par leur travail, sont donc le pivot de l’« autre usine », l’usine « sociale », située à côté de l’usine « économique », et cachée par cette dernière. Or, ce travail fait partie du processus d’accumulation du capital. Dans ce contexte où les femmes sont à la maison, les hommes salariés pourvoyeurs sont en position privilégiée, en position d’oppresseurs potentiels par rapport aux femmes qui, se trouvant en relation de dépendance financière et de service, sont soumises au rapport salarial.

En d’autres termes, le travail ménager et reproductif ainsi extorqué ne se situe pas à côté, hors de l’espace capitaliste et « théoriquement indépendant » (Dupont 1970 : 171) de lui. Il fait partie du cycle productif même du capitalisme et contribue au premier chef à l’accumulation du capital. « Les femmes ne sont pas seulement le “ coeur de la famille ”, elles sont aussi le “ coeur du capital ” », comme l’expriment Gisela Bock et Barbara Duden (1980 : 186) du Lohn für Hausarbeit, groupe berlinois du salaire au travail ménager. Le travail ménager et reproductif, dans ses déclinaisons plurielles, est, à cet égard, la forme même de la division sexuée du travail instaurée par le capitalisme et les sociétés salariales qui se sont formées dans son sillage. Le capitalisme a ainsi présidé à l’établissement d’un « nouvel ordre patriarcal[11] », où le patriarcat féodal s’est vu réorganisé, refondé et relancé sur la base de cette nouvelle division du travail entre les sexes.

Des ménagères aux sans-salaire de la Terre

Cette manière de penser le travail ménager a fait prendre conscience à Dalla Costa et James que « c’est justement à travers le salaire qu’est organisée l’exploitation du travailleur sans salaire » (Dalla Costa 1973 : 54). Ce qui les a conduites sur une nouvelle piste, à savoir que d’autres activités, d’autres catégories de personnes « apparaissent [elles aussi] extérieures au rapport capital-travail salarié, parce que ces travailleurs [et travailleuses] sont sans salaire » (James 1986 : 2).

En fait, tous les sans-salaire de la Terre, y compris les populations colonisées et les populations paysannes du Sud et leur travail de subsistance, les personnes en chômage, ou travaillant dans des conditions d’esclavage, non ou mal payées, font partie, à un titre ou à un autre, tout comme les ménagères, du cycle de production et de reproduction du système économique. Le travail de ces sans-salaire constitue, lui aussi, une source cachée de plus-value. La gratuité, ou quasi-gratuité, du travail de ces personnes, tout comme celui des ménagères, a rendu invisible cette partie essentielle du cycle productif de l’économie. En réalité, écrit James (1986 : 6), « leurs activités sont des facettes de la production capitaliste et de sa division du travail » nationale et internationale :

Race, sexe, âge et nation : chacun est un élément indispensable de la division internationale du travail. Notre féminisme se fonde sur une couche de la hiérarchie des forces de travail – la ménagère – jusqu’ici invisible, et à laquelle ne correspond aucun salaire du tout.

Chacune de ces couches de la « hiérarchie des forces de travail » forme donc l’usine de reproduction mondiale (James 1986 : 7).

Des contributions théoriques nouvelles

En résumé, l’une des contributions de cette pensée aura été d’avoir, à partir de l’analyse du travail ménager et reproductif, jeté un nouveau regard sur le fonctionnement de l’économie capitaliste en révélant l’angle mort de la société salariale, à savoir le non-salariat. En révélant, de même, la manière dont le capitalisme s’est trouvé à réorganiser le patriarcat.

Une autre contribution de cette pensée aura été de s’être aussi élargie en une analyse de la division internationale du travail selon les genres, les « races » et les nations, et de sa face cachée, le non-salariat. Le texte cité de James, écrit en 1973, où est appréhendée l’imbrication des différents systèmes de domination que sont le « sexe », la « race » et la classe ainsi que l’analyse de leur « complexe entrelacement » (James 1986 : 9), préfigure les analyses intersectionnelles d’aujourd’hui.

James ira plus loin dans ce « complexe entrelacement » en conceptualisant les rapports sociaux de pouvoir entre sexes, « races », nations et générations selon la position occupée par chacune de ces strates dans la hiérarchie des salaires : soit les hommes par rapport aux femmes, la population blanche par rapport à la population noire, les jeunes par rapport aux vieux. Ce sont là, selon ses mots, « des formes particularisées des rapports de classe » (James 1986 : 7). Ce qui signifie qu’à la hiérarchie des salaires correspond la hiérarchie des sexes, des « races » et des âges.

Voilà un autre apport majeur de la pensée du salaire au travail ménager, soit d’avoir mis en lumière l’aspect politique que comporte le rapport salarial et, à partir de lui, d’avoir appréhendé l’imbrication des rapports sociaux sous-jacente à ce rapport salarial. Le salaire, dans une société salariale, doit être compris comme un rapport de pouvoir, un rapport de pouvoir qui organise la société et, dans le cas des hommes pourvoyeurs, le salaire représente un pouvoir de commander et de discipliner le travail des femmes dans les familles, le moyen de coercition ultime résidant dans la violence physique, ou sa menace.

Faisant partie, à un titre ou à un autre, du cycle de production capitaliste, ces différentes couches qui forment la classe ouvrière, telle qu’elle a été redéfinie par ce courant de pensée[12], ne sont plus vues uniquement comme des victimes de domination. Elles peuvent subvertir le cycle de production capitaliste et son processus d’accumulation. Elles disposent, pour ce faire, d’un espace de lutte autonome, à partir du lieu même de leur exploitation, où développer leur propre autonomie et leur propre pouvoir. Ces personnes acquièrent dans cette pensée le statut d’actrices sociales et de sujets politiques, avec pouvoir de résistance et de subversion. Cette compréhension de la capacité de résistance des femmes et du pouvoir des personnes non salariées de subvertir le système social et économique était inédite à ce jour chez la plupart des théoriciennes féministes[13].

Une école de pensée

Je dois souligner ici que le corpus théorique de ce courant, élaboré pendant la période 1972-1977, ne se limite pas aux textes de Dalla Costa et James mentionnés, qui demeurent tout de même ceux qui ont le plus circulé[14]. D’autres groupes et d’autres femmes se situant dans l’orbite du Collectif féministe international ont contribué à cette école de pensée. Certains de leurs textes constituent un apport tout à fait original à l’histoire de la pensée féministe. Parmi ces femmes, on compte Wilmette Brown (1976), du Black Women for Wages for Housework, qui a écrit en 1976 un texte, The Autonomy of Black Lesbian Women, où elle expliquait le rapport particulier des femmes afro-américaines au travail ménager et la pluridimensionnalité de leur lutte pour l’autonomie. Ce texte sera considéré comme faisant partie des textes inauguraux de la discipline Black Feminism Critism aux États-Unis. C’est notamment l’avis de Barbara Smith (1978), qui situe ce texte dans cette tradition de pensée.

On trouve aussi la production des groupes Wages Due Lesbians (nom que se sont donné les lesbiennes à l’intérieur du réseau du Collectif féministe international) et leurs analyses de la sexualité reproductive à travers le prisme du travail, ce qui était inédit en 1975 (Hall 1977). La sexualité hétérosexuelle était analysée comme une composante du contrat de mariage des femmes au foyer, qui équivalait à leur contrat de travail. Le service sexuel fait partie des conditions du travail reproductif. Composent aussi le corpus documentaire de ce courant leurs analyses du lesbianisme comme forme organisationnelle de la lutte des femmes contre ce travail extorqué (Wages Due Collective 1975 : 25-26). Elles posaient là un nouveau regard sur les sexualités, à travers ce prisme du travail.

Parmi les autres contributrices au développement du système de pensée du salaire au travail ménager il y a, entre autres, Federici du groupe newyorkais du salaire au travail ménager qui écrira, en 1975, un texte fondateur, Wages Against Housework (Federici 1977), où est analysé l’enjeu d’un salaire pour rendre visible le travail ménager et détruire la définition biologique des femmes qui y est rattachée. On trouve également Gisela Bock et Barbara Duden (1980), du groupe berlinois Lohn für Hausarbeit, et leur apport concernant l’histoire de l’institutionnalisation du travail ménager dans ses liens avec les fondements du capitalisme. On compte aussi le Collectif L’Insoumise (1977a) de Genève, qui a produit la première anthologie de textes en français du courant du salaire au travail ménager.

Le corpus théorique comprend en plus les réflexions de Maria Pia Turri (1978) sur l’école, et sur ce que cette institution comporte comme travail invisible pour les femmes, autant en amont, à l’intérieur et autour d’elle. Il y a celles de Giovanna Franca Dalla Costa (2008) sur la fonction disciplinaire de la violence domestique, comme partie intégrante du rapport salarial et celles de Leopoldina Fortunati (1976 et 1995), toutes trois du groupe de Padoue du salaire au travail ménager.

Tous ces textes constituent quelques-unes des composantes de cette école de pensée élaborée par différentes théoriciennes et militantes du salaire au travail ménager de 1972 à 1977.

Une contre-stratégie à partir de la cuisine

Une autre singularité du texte inaugural de ce courant, Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, réside dans la conclusion politique tirée de cette forme d’exploitation qu’est le travail ménager gratuit et la nouvelle ère de lutte qui était proposée au mouvement des femmes : si la famille est un centre de production, essentiel au capitalisme et à la vie même, elle peut aussi être un centre de subversion. Notamment si les femmes refusent d’y travailler et se joignent aux autres femmes pour lutter contre toutes les situations qui tiennent pour acquis que les femmes restent à la maison : alors elles peuvent ébranler le pilier qui porte l’actuelle organisation capitaliste du travail, à savoir la famille. Elles peuvent détruire le rôle de ménagère. Elles peuvent subvertir le processus d’accumulation du capital.

Avec cette contre-stratégie à partir de la cuisine, comme elle a été qualifiée (Federici et Cox 1980), on peut mieux mesurer ce qui différencie cette stratégie de celle du mouvement des femmes de l’époque : même si l’on s’entend alors dans le mouvement des femmes pour dénoncer le travail ménager gratuit dévolu aux femmes essentiellement, même si l’on partage en bonne partie cette analyse, on « saute de la dénonciation de la gratuité du travail ménager à la lutte sur le front du travail à l’extérieur et à la lutte en faveur de garderies » comme le résume Dalla Costa (1975 : 22). On sautait par-dessus la cuisine, pourrait-on dire. C’était là la voie de l’émancipation préconisée par la plupart des groupes du mouvement des femmes, des plus progressistes aux plus réformistes. Quant au travail de reproduction sociale à la maison, la solution avancée était le « partage des tâches » entre conjoint et conjointe, donc en quelque sorte la privatisation de solutions, car tout reposait sur le bon vouloir des partenaires (encore fallait-il qu’il y en ait un ou une).

Le mouvement des femmes de l’époque n’a donc pas fait du travail de reproduction un véritable terrain de lutte à proprement parler[15]. L’esprit de la perspective du salaire au travail ménager était que l’on ne pouvait dissocier les deux stratégies : on ne pouvait dissocier l’accès des femmes au travail à l’extérieur de la reconnaissance matérielle, sociale et politique du travail ménager et de reproduction et, pour cela, ce travail devait devenir une priorité du mouvement des femmes.

Une campagne et son slogan

La contre-stratégie proposée par ce courant s’incarnait dans une campagne et son slogan : salaire au travail ménager ou, exprimé aussi dans une formule voisine, salaire contre le travail ménager, pour bien marquer qu’il s’agissait de subvertir ce rôle imposé aux femmes et non de le consolider, comme l’objectaient les opposantes. Le libellé du slogan était d’ailleurs explicite : il s’agissait de salarier un travail, qui que soit la personne qui l’exécute, ce qui « dégenrait » la proposition, ouvrant aux hommes l’accès à ce travail et la possibilité d’y recevoir un salaire.

Ce qui ressort des documents consultés et produits au sein du Collectif féministe international est que le salaire au travail ménager n’a jamais été pensé et articulé en termes de plateforme politique de revendications, avec données chiffrées et stratégies de lobbying ciblées[16]. La revendication d’une paie se voulait « une base, une perspective de départ » (Dalla Costa 1973 : 71, n° 17) pour politiser le travail ménager et de reproduction sociale, et ne constituait en rien une fin en soi. Sa puissance de mobilisation résidait dans son potentiel symbolique et sa capacité de dévoiler l’étendue de l’invisibilité et de la gratuité du travail reproductif sur Terre, cette « racine matérielle de notre dépendance » (Lotta femminista 1977 : 21), et le profit qu’en tirait l’économie capitaliste sur le dos des femmes. Pour dévoiler, écrivait Dalla Costa (1972 : 27 et 29), tous les lieux où est incorporée de manière invisible la dépense en force de travail domestique des femmes, et qui représente le coût « qu’on nous fait payer pour vivre en tant que femmes », et y exécuter un travail qualifié de « naturel ». Pour couper symboliquement le cordon ombilical qui relie travail ménager à la « nature » des femmes.

Ce dédommagement revendiqué en termes de salaire comportait un potentiel subversif certain dans l’esprit des militantes (Wheeler 1975 : 58), puisqu’il aurait signifié, dans les faits, non seulement changer les conditions du contrat de l’institution matrimoniale et du rapport de pouvoir sous-jacent, mais changer le système salarial du capitalisme lui-même : revendiquer un salaire au travail ménager bouleversait en effet toutes les mesures traditionnelles du salaire et du travail au fondement de ce système, tout en s’attaquant à la division hiérarchique du travail entre personnes salariées et non salariées, entre le travail de production des biens et le travail de production et de reproduction de la force de travail des individus. C’était s’attaquer à la division hiérarchique hommes-femmes. C’était déstabiliser la division sociosexuée du travail et l’organisation du travail dans son ensemble.

Il faut noter que la revendication pouvait s’articuler de moult manières, sous plusieurs formes, et s’étendre aux conditions dans lesquelles s’exerce le travail de reproduction au sens large : luttes en faveur de l’avortement et de la contraception et contre les stérilisations forcées, dénonciations des pratiques d’obstétrique et de gynécologie, création de centres d’autosanté. La revendication pouvait aussi s’exprimer dans le droit aux logements salubres et abordables, à des services de proximité, aux espaces verts, à l’air pur, aux garderies accessibles aux femmes au foyer et sous leur contrôle, et à toute socialisation du travail ménager susceptible de réduire le temps de travail (James 1975 : 32). « Il n’y a pas une seule manière d’exprimer notre demande de salaire ménager », résumait le collectif du salaire au travail ménager de Genève, L’Insoumise. « Sur la médecine, sur les services sociaux, partout on peut s’organiser dans la perspective du salaire ménager » (Collectif L’Insoumise 1977c).

L’esprit de la stratégie du salaire au travail ménager était en réalité de lutter pour redéfinir ce travail reproductif et le placer sur le même plan que les autres types de travail, ce qui aurait permis aux personnes qui l’exerçaient de bénéficier éventuellement des avantages sociaux et du système de protection dont jouissent les autres personnes salariées en matière de droit du travail.

Au total, pour les groupes du Collectif féministe international, le salaire au travail ménager est demeuré davantage une perspective générale de lutte qu’une revendication articulée en bonne et due forme.

Le salaire pour politiser le travail ménager

Dans les pays où se sont formés ces groupes, la théorie s’est faite action. C’était là, aussi, une autre particularité de ce courant en ce début de « deuxième vague » féministe : il ne s’agissait pas uniquement d’une pensée « théorique », mais aussi d’une pensée « en actes », les deux s’articulant d’un même souffle, dans un même élan. La théorie était un outil pour l’action.

De fait, la pensée s’est traduite en plusieurs mobilisations, où chaque thème de luttes était analysé au prisme du travail et devenait autant d’occasions de politiser tel ou tel aspect du travail ménager et de reproduction, et qui apparaissait porteur de la revendication pour un salaire au travail ménager. C’était là l’angle d’attaque principal des mobilisations en matière de travail reproductif « privé[17] » dans les familles (comme les luttes autour des allocations familiales ou de l’aide sociale, de la santé des femmes, de l’avortement, des conditions d’accouchement ou du travail de mère).

Un exemple : les mobilisations en matière d’aide sociale. Elles regroupaient aux États-Unis bon nombre de femmes racisées, dont certaines ont formé des groupes autonomes à l’intérieur du Collectif féministe international. Ainsi, pour les Black Women for Wages for Housework, les mobilisations en faveur d’un salaire au travail ménager se situaient en continuité directe avec les luttes des années 60 en matière de droits civils et sociaux, auxquelles ces femmes et leurs mères avaient pris une part active. Ces luttes, qui incluaient le droit aux allocations d’aide sociale, ont constitué la trame du premier mouvement du salaire au travail ménager. La revendication d’un salaire en retour du travail ménager comportait de plus une résonance symbolique singulière eu égard à leur histoire de femmes esclaves. La figure de la Black Mammy personnifiait et incarnait le travail ménager lui-même, et tout le travail de reproduction auquel la femme « noire » était astreinte pour le compte des maîtres (y compris le service sexuel), au temps de l’esclavage et par la suite. Le salaire au travail ménager pouvait représenter à cet égard une juste « réparation historique ». Ces femmes racisées ont de plus enrichi par leurs textes la pensée du salaire au travail ménager (Brown 1976; Prescod 1980).

Quant aux luttes en matière de travail reproductif « public », c’est-à-dire effectué à l’extérieur de la maison (comme les appuis actifs apportés à des luttes d’infirmières, d’enseignantes, d’ouvrières, de serveuses de restos, de secrétaires ou même de « prostituées[18] »), elles ciblaient cette caractéristique majeure des emplois féminins salariés, à savoir d’être des prolongements du travail reproductif gratuit des femmes à la maison, en réalité des aspects spécialisés du travail de ménagère. Ces diverses mobilisations en matière de travail reproductif public étaient toutes accompagnées de réflexions sur ces types d’emplois généralement sous-payés et sous-évalués dans leurs liens avec la gratuité et la non-salarisation du travail privé des femmes à la maison. On mettait en lumière les aspects du travail reproductif qui étaient incorporés de manière invisible dans ces emplois, profitant dès lors à l’employeur, au détriment des femmes. Une opération « équité salariale » avant la lettre.

La capacité d’unir les femmes

Le Collectif féministe international et sa campagne poursuivaient le grand objectif d’unir les personnes assignées au travail ménager et reproductif, en l’occurrence des femmes, au-delà des barrières qui les séparaient. De fait, plusieurs ont pu s’approprier la revendication : des femmes « blanches », des femmes racisées, hétérosexuelles ou lesbiennes, assistées sociales, mères ou travailleuses de toutes catégories, comme des serveuses, des infirmières, des secrétaires, des employées d’hôpitaux et des « prostituées », ont été galvanisées par cette pensée. Certaines ont pu former leurs propres groupes, sur leurs propres bases, à l’intérieur du même réseau, et développer des analyses percutantes à partir de leurs positions respectives. Il s’agissait dans les faits d’un membership « intersectionnel » avant le mot, duquel ont émergé une pensée et une pratique aussi « intersectionnelles ». Cependant, la courte existence du Collectif féministe international et de sa campagne n’a pas permis au mouvement d’atteindre l’envergure du mouvement de masse, tant s’en faut, et, de la sorte, « son potentiel politique n’a pu être testé », comme l’exprime aujourd’hui Federici (2012 : 186), cofondatrice du Collectif féministe international.

Néanmoins, on peut avancer que la pensée politique du salaire au travail ménager a posé les jalons d’une théorie féministe de la reproduction sociale. Elle a constitué un poste d’observation pour comprendre la reproduction sociale au niveau mondial et le rôle central qu’y jouent la division sexuée du travail et les sans-salaire, ainsi que leurs segmentations entre sexes, « races », nations et générations, et leur pouvoir de résistance. Je crois sincèrement que cet héritage intellectuel et militant des débuts de la « deuxième vague » du féminisme mérite de retrouver place dans l’histoire de la pensée du mouvement féministe et, qui sait, de se voir réapproprié à la faveur d’enjeux actuels en matière de travail reproductif, telle cette « crise de la reproduction » (Beneira 2010 : 71).

Un impensé : la reproduction sociale

Comme le mouvement des femmes n’a pas fait du travail reproductif un véritable terrain de lutte, ce choix a laissé, il faut le reconnaître, un impensé en matière de reproduction sociale[19]. On le constate aujourd’hui : les femmes demeurent toujours les principales responsables de ce travail, alors qu’il prend de nos jours, on le sait, une ampleur inégalée, ici comme ailleurs, notamment avec le vieillissement de la population et les soins de tous ordres qu’elle requiert. On parle de « crise de la reproduction », qui se révèle être l’une des « principales dynamiques de la mondialisation » (Falquet et autres 2010 : 275).

Des femmes de l’autre bout de la Terre, délaissant leur propre famille en en confiant le soin à d’autres femmes de leur entourage, sont appelées à voler au secours d’Occidentales plus fortunées afin d’exécuter, à des prix défiant toute concurrence, des travaux domestiques et de soins à la famille (Hochschild 2004; Galerand, Gallié et Gobeil 2015).

De nouveaux rapports de pouvoir entre les femmes se sont créés à la faveur de cette crise de la reproduction sociale, où une classe racisée de femmes se trouve au service d’une autre classe de femmes plus riches, afin d’aider ces dernières à conquérir leur émancipation… Laisser la question de la reproduction sociale aux arrangements privés entre partenaires a conduit, en bonne partie, non pas tant au partage des tâches anticipé qu’à la privatisation des solutions, en réalité au « partage » des tâches… avec des femmes pauvres venues de pays pauvres.

Des théoriciennes du courant du salaire au travail ménager qui ont poursuivi et déployé leurs analyses jusqu’à aujourd’hui[20] ont qualifié ce recours à la main-d’oeuvre féminine venue de pays pauvres de « solution coloniale » (Federici 2002 : 61), solution qui participe de la nouvelle division sexuelle et internationale du travail. Cette pratique interpelle, au premier chef, les féministes dont l’émancipation économique et la réussite sociale sont rendues possibles par le recours à cette main-d’oeuvre (Molinier 2009; Farris 2015).

On peut se demander si ce n’est pas là un des effets pervers, évidemment non voulu, il va sans dire, du choix du mouvement des femmes d’avoir ainsi contourné (Galerand 2012; Galerand et Kergoat 2008 : 78-79) la question de la reproduction sociale dans ses stratégies. On assiste maintenant à la privatisation de la reproduction sociale, à l’intensification d’une nouvelle stratification parmi les femmes et à un rapport de pouvoir entre elles, notamment de « race » et de classe, et à une nouvelle division du travail reproductif dans le monde.

Comment dès lors penser les luttes féministes en matière de reproduction sociale et les alliances intersectionnelles dans ce nouveau contexte? Il y a là amplement matière à réflexion. L’éclairage jeté sur ces enjeux par l’école de pensée oubliée qu’est le courant du salaire au travail ménager pourrait, le cas échéant, les féconder utilement en offrant cette arrière-scène historique essentielle.