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La hausse phénoménale du travail salarié des femmes mariées représente très certainement l’un des phénomènes les plus marquants de la seconde moitié du xxe siècle, au Québec comme ailleurs en Occident (Barry 1977; Perrot 2013; Sangster 2010). D’abord limitée aux femmes sans enfants ou avec des enfants plus âgés, cette hausse touche, à partir des années 60, une proportion sans cesse grandissante de mères de jeunes bambins. Soutenue par la demande du marché pour une main-d’oeuvre féminine, mais aussi par le désir des ménages d’améliorer leur condition économique, l’augmentation de la population féminine dite « active » accompagne et même alimente la résurgence du féminisme de la période, tout en modulant certains des débats qui agitent le mouvement. De fait, la présence toujours plus marquée des femmes sur le marché de l’emploi conduit à une prise de conscience plus aiguë des inégalités socioéconomiques et de la discrimination dont elles sont l’objet. Cette situation encourage le militantisme féministe et lui inspire certaines de ses principales revendications (congés de maternité, garderies, égalité salariale); par ailleurs, le travail salarié, en raison de l’indépendance économique qu’il permet, devient l’un des symboles forts de l’émancipation féminine, pendant que le confinement au travail accompli gratuitement dans l’espace domestique devient, dans l’esprit de plusieurs, l’emblème de l’aliénation des femmes et l’outil de leur domination par les hommes.

Adoptant une posture plus critique, une partie du mouvement féministe, et en particulier les féministes dites « radicales », de même que des théoriciennes féministes issues du monde universitaire, a bien sûr dénoncé cette perspective en rappelant que la catégorie « Travail » englobe, dans les faits, toutes les activités humaines productives, qu’elles soient ou non rémunérées, et que la marginalisation et la dévalorisation des tâches ménagères remontent à la révolution industrielle. Par leurs écrits et leurs luttes, ces féministes ont contribué à « dénaturaliser » le travail gratuit effectué par les femmes dans la famille, tout comme elles ont alimenté un courant de revendications en faveur de la reconnaissance sociale du travail ménager et de sa valorisation monétaire (Blunden 1982; Delphy 1978 et 1983; Federici 2014; Oakley 1974; Robert 2016; Toupin 2014; Vandelac et autres 1985). Si ce point de vue a conduit à élargir la conception de ce qui constitue du travail et à déconstruire la frontière entre la sphère privée de la famille et l’espace public de la production marchande, il reste que, dans l’esprit de plusieurs, l’affranchissement des femmes semble obligatoirement passer par le salariat, leur assignation au travail domestique apparaissant comme un obstacle à cet accomplissement.

C’est ce point de vue qu’adopte Femme d’aujourd’hui dont il est question dans cet article, l’émission ayant abondamment traité du travail salarié des femmes mariées lors de reportages, de tables rondes et d’entrevues, comparativement au travail domestique. Afin d’en rendre compte, ce texte examine la manière dont l’émission aborde ce sujet, l’image qu’elle en donne, la parole qu’elle privilégie et les courants féministes dont relèvent les points de vue défendus.

Diffusé en après-midi du lundi au vendredi sur les ondes de la Société Radio-Canada, de 1965 à 1982, Femme d’ajourd’hui s’intéresse, en effet, à la plupart des grandes questions soulevées par ce que l’on appelle alors la « condition féminine », y compris celles du retour des mères en emploi et autres thèmes connexes. Sous la gouverne de Michelle Lasnier, qui devient chef du Service des émissions féminines télévisées de la Société Radio-Canada en décembre 1965, cette émission d’information destinée aux ménagères, animée principalement par Aline Desjardins de 1966 à 1979, délaisse de plus en plus les sujets convenus, comme la mode et la cuisine, pour accorder une place de choix aux dossiers « associés à la redéfinition des rôles féminins et masculins » (Laplanche 2016 : 194). Si bien que l’émission apparaît comme un exemple du « rôle d’agent du développement social que peuvent jouer les médias » (Legaré 1980 : 39) et plus particulièrement comme un ferment du féminisme québécois (Brun et Laplanche 2012; Brun et Lebel 2009). De fait, les conclusions des études réalisées à ce jour laissent présager que Femme d’aujourd’hui a adopté une position généralement favorable au travail salarié des mères; reste à voir les dossiers que les créatrices de l’émission ont priorisés, la façon dont la couverture de ces questions a évolué dans le temps, les thèmes les plus récurrents, la manière dont ils ont été traités et dont certaines invitées issues de son public cible, c’est-à-dire les femmes au foyer, y ont réagi.

Attirant près de 20 % des Canadiennes françaises, principalement des Québécoises, âgées de 25 à 59 ans (Brun et Laplanche 2012 : 63), Femme d’aujourd’hui est en effet reconnue pour avoir laissé une large place à la parole des femmes « ordinaires », plutôt qu’aux seuls « experts » ou « expertes », ce qui a fait de l’émission un véritable forum où les téléspectatrices pouvaient exprimer leurs points de vue. Selon le recensement de Legaré (1980 : 62), au cours de la seule saison 1972-1973, 174 femmes de divers milieux auraient ainsi été invitées à l’émission (comparativement à 18 hommes), et plus de 1 000 de 1968 à 1978. Les paragraphes qui suivent explorent d’ailleurs les positions défendues par ces participantes à l’émission à l’égard du travail salarié des femmes mariées, tout autant que celles adoptées par les journalistes et les animatrices.

Sources et démarche méthodologique

En dix-sept années d’existence, à raison de cinq émissions par semaine, dix mois par année, la Société Radio-Canada a produit environ 3 230 émissions quotidiennes d’une heure de Femme d’aujourd’hui. Le dépouillement des rapports d’émissions élaborés par l’équipe de production, qui énumèrent les sujets, le nom et le statut des invités, le format et la durée de chaque extrait, révèle que, de ce total, 1 867 émissions complètes ou segments d’émissions abordent des questions relatives au féminisme ou décrivent divers aspects de la réalité des femmes, que ce soit, ou non, dans une perspective féministe. La consultation de la base de données interne Medoc de la Société Radio-Canada a permis de repérer les 1 256 extraits conservés (sur 1 867) de ce corpus, soit 67 % du total. Sur ces 1 256 émissions ou segments d’émissions qui ont été préservés, 149 (soit 11,8 %) portent sur le travail (salarié, domestique, agricole) ou sur des questions connexes. C’est, avec les questions liées au corps des femmes, le troisième thème en importance, après les extraits abordant le féminisme de façon plus globale (idéologie, grands événements du mouvement, congrès des organismes féministes) et les questions rattachées au couple, à la famille et à la masculinité. Au total, 137 de ces extraits consultables en format vidéo ou audio ont été transcrits et analysés grâce au logiciel de base de données HyperRESEARCH, laissant de côté 12 extraits sur film et cinégramme qui ne pouvaient être visionnés.

Classés suivant leur sujet principal, tel qu’il apparaît dans les rapports d’émissions, les extraits analysés ici se répartissent en huit catégories, distribuées dans le temps ainsi que l’illustre le tableau ci-dessous.

Nombre d’extraits d’émissions de Femme d’aujourd’hui pour chacun des sujets relatifs au travail (salarié et domestique) des femmes et à des sujets connexes selon l’année de diffusion

Nombre d’extraits d’émissions de Femme d’aujourd’hui pour chacun des sujets relatifs au travail (salarié et domestique) des femmes et à des sujets connexes selon l’année de diffusion

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Le tableau précédent indique un total de 138 émissions, plutôt que 137, puisque l’une d’elles se réfère très clairement à deux des sujets identifiés, soit le travail salarié et le retour aux études. Pour chacune des saisons, nous avons indiqué le nombre total d’extraits touchant, globalement, à la question du travail (total des sujets), tandis que pour chaque sujet nous avons précisé le nombre total d’extraits repérés pour toutes les saisons (total des extraits), mais aussi le nombre de saisons où ce sujet a été abordé (sur 17). La question du travail des femmes, le plus souvent du travail salarié des femmes mariées[3], a fait l’objet du plus grand nombre de reportages, tables rondes ou entrevues, soit 39 au total. Cette rubrique regroupe tous les extraits d’émissions qui abordent le phénomène d’un point de vue global, c’est-à-dire les causes et les obstacles au travail salarié des femmes mariées, l’opinion de divers intervenants et intervenantes sur la question, ses liens avec l’âge ou la présence de jeunes enfants, la question du travail à temps partiel, etc. Si l’on y additionne les 31 émissions qui forment la catégorie « Emploi », on obtient un total de 70 extraits sur 138, soit la moitié du corpus. La catégorie « Emploi » regroupe les émissions traitant des types d’emplois le plus souvent occupés par les femmes (aide familiale, couturière, secrétaire, vendeuse, infirmière, hôtesse de l’air) ou, au contraire, d’emplois féminins dits « non traditionnels » (bouchère, douanière, membre de l’armée canadienne, cadre, professionnelle, femme de carrière ou femme d’affaires). Pour sa part, la catégorie « Formation/retour aux études » regroupe 35 extraits qui se sont penchés principalement sur le retour aux études des femmes mariées, les organismes publics ou communautaires qui leur offrent des services, les parcours qu’elles empruntent, les difficultés qu’elles éprouvent, etc., auxquelles il faut ajouter quelques émissions sur la formation universitaire des filles. Vient ensuite la catégorie « Garderie » avec 13 émissions. Les autres questions sont étudiées moins de dix fois, le plus souvent moins de cinq fois, ce qui paraît nettement peu en comparaison. Soulignons également que le travail de même que la formation et le retour aux études sont les deux sujets discutés au cours du plus grand nombre de saisons, soit lors de 15 saisons sur 17 dans le cas du travail salarié et de 12 sur 17 pour ce qui est de la formation.

Bien évidemment, ce tableau offre une vision quelque peu déformée du nombre de fois où chaque question a été abordée et de leur répartition dans le temps puisqu’un sujet donné a pu être mentionné ou même débattu dans le contexte d’une émission qui ne portait pas précisément sur lui. Par exemple, le travail domestique qui, selon le tableau, n’aurait jamais été exploré est, en réalité, discuté par diverses spécialistes, de même que par plusieurs des femmes « ordinaires » interviewées à l’occasion de reportages, d’entrevues ou de débats s’intéressant au travail en général, à certains emplois spécifiques ou au retour des femmes mariées aux études tout au cours de la période englobée par l’émission. Il faut donc considérer ces données en gardant en tête qu’elles reflètent surtout l’objet principal de chacune des émissions qui composent le corpus et non les questions réellement discutées dans chacune d’elles. Il reste que ces chiffres traduisent bien la focalisation de Femme d’aujourd’hui sur des dimensions particulières du travail des femmes, plutôt que sur d’autres, l’émission se penchant principalement sur le retour des femmes mariées sur le marché de l’emploi, leur formation ou leur « recyclage » (comme il est dit à l’époque) pour mieux s’y insérer et, à partir de la saison 1972-1973, l’ouverture de garderies pour faciliter ce retour.

Valorisation du travail rémunéré et dévalorisation du travail domestique

Comme il a été évoqué en introduction, la révolution industrielle, en séparant les lieux de production et de reproduction et en assimilant « travail » et « salaire », a eu pour conséquence d’occulter le travail effectué au sein de la famille par les ménagères. Désormais associées à la « nature féminine », ces tâches ont été socialement dévalorisées alors même que les femmes ont été encouragées, par leur socialisation, à s’identifier au rôle de mère-épouse-ménagère dépendante d’un mari pourvoyeur. Cette division sexuelle du travail, si elle n’a jamais été étanche, comme l’ont montré les historiennes (Baillargeon 1991; Bradbury 1993), est en plein bouleversement dans l’après-guerre au moment où l’on assiste à une féminisation de plus en plus accélérée du marché de l’emploi. Ainsi, au Québec, si les femmes forment plus ou moins le quart de la main-d’oeuvre totale au début des années 50 et 60 (23,2 % et 27,1 % respectivement), elles en constituent le tiers au début de la décennie suivante et tout près de 40 % en 1980. La proportion des femmes en emploi augmente encore plus rapidement, passant de 25,0 à 28,2 % entre 1951 et 1961, pour grimper à 35,0 % en 1971 et à 47,5 % en 1981. Plus encore, en 1961 environ le tiers des femmes mariées occupent un emploi, contre moins du cinquième une décennie plus tôt; elles seront près de la moitié à le faire en 1981, proportion déjà atteinte en 1971 (Barry 1977 : 77). Enfin, mentionnons que ce sont les femmes âgées de 25 à 44 ans qui accroissent leur taux de participation à la main-d’oeuvre le plus rapidement au cours de ces décennies, ce qui signifie que ce sont plus souvent les mères qui alimentent le marché du travail (Dandurand 1988 : 65; Motard et Tardieu 1990 : 66-67). Comme ces données en témoignent, on assiste donc, notamment au cours des années 60 et 70, à l’implantation d’une nouvelle norme, celle de la mère en emploi, ce qui ne manque pas de susciter bien des déchirements chez celles qui continuent de s’identifier comme mère au foyer et qui considèrent qu’elles n’ont pas à se plaindre de leur sort.

Parce qu’elle vient remettre en question la division sexuelle des rôles et des fonctions, la présence toujours plus visible des femmes mariées, et surtout des mères, sur le marché du travail ne manque pas d’attirer l’attention des médias et de susciter de nombreux commentaires dans la presse écrite, notamment dans les magazines féminins tels que Châtelaine (Sangster 2010 : 27-31; Korinek 2000; Saint-Jacques et autres 1998). Il n’est donc pas surprenant de constater que Femme d’aujourd’hui accorde à ce phénomène une place de choix, même si l’on peut s’étonner que, produite et diffusée par la télévision publique et s’adressant à des mères au foyer, l’émission adopte un parti pris aussi nettement favorable au travail salarié des femmes. De fait, Femme d’aujourd’hui appuie visiblement le retour des mères en emploi, ce qui se manifeste non seulement par le nombre d’émissions qu’elle consacre à cette question, mais aussi par la manière dont le sujet est abordé et par la teneur des propos véhiculés. C’est ainsi qu’en mars 1966 le premier segment d’émission qui s’intéresse aux raisons pour lesquelles les femmes, mariées comme célibataires, travaillent hors du foyer présente une vision des plus positives des travailleuses, tout en déconsidérant ou en dépréciant les ménagères. L’une des femmes interviewées reproche par exemple à ces dernières de « prendre le mariage comme une morphine intellectuelle », tandis qu’une autre soutient qu’une femme qui travaille reste jeune plus longtemps, deux commentaires que Femme d’aujourd’hui ne cherche pas à contredire ni à atténuer (FDA[4], 18 mars 1966).

Très tôt dans l’histoire de l’émission, on peut donc dire que le ton est donné : alors que les femmes en emploi apparaissent sous un jour positif, l’isolement et la dépendance de celles qui restent à la maison sont mis en exergue et même dénoncés. Tout comme une bonne partie du mouvement féministe de l’époque qui insiste sur l’importance de l’autonomie économique des femmes, Femme d’aujourd’hui déplore le fait que les ménagères vivent en réclusion, coupées du monde extérieur (FDA, 18 mars 1966; 19 janvier 1971); l’idée qu’elles sont dépendantes de leur mari non seulement financièrement, mais aussi pour faire le pont avec la société environnante et se former une opinion sur ce qui s’y passe (FDA, 7 novembre 1973) revient également avec une grande constance tout au long des années de diffusion. Des « femmes de carrière » invitées à l’émission parce qu’elles ont fait le choix, précisément, de ne pas exercer leur profession d’avocate, de médecin et de dentiste, au moins durant un certain temps[5], ont beau réaffirmer que leur rôle de mère les comble tout à fait, rien n’y fait. Même si elles spécifient ne pas se sentir « emprisonnées » dans leur foyer et qu’« il y a toujours le mari, les amies, l’émission Femme d’aujourd’hui », comme le dit l’une d’elles avec un certain humour, pour suivre l’actualité et exercer leur jugement, l’animatrice Aline Desjardins n’arrive pas à les croire; à son avis, « elles se sont restreintes à un certain horizon » et mènent une vie « dénuée de préoccupations sociales » et plutôt routinière (FDA, 7 novembre 1973).

Notons que, dans la plupart des cas, les invitées à FDA qui cherchent à défendre leur rôle de femme au foyer font essentiellement référence au maternage, à l’éducation des enfants et à l’utilité sociale de ces fonctions pour mieux le valoriser. Confrontées à des discours qui occultent la valeur économique et sociale des tâches ménagères, ces femmes, loin d’admettre que leur choix de vie résulte de contraintes normatives, cherchent plutôt à le justifier en insistant sur ses dimensions les plus idéalisées, parfois en le désignant sous un vocable propre à le « moderniser » : c’est ainsi que l’une d’elles assimile son travail à « une carrière à la maison » (FDA, 7 novembre 1973). En revanche, rarement les tâches ménagères proprement dites sont mentionnées, sinon pour en minimiser la pénibilité, les électroménagers et autres avancées techniques comme les tissus synthétiques ayant grandement permis de les simplifier, « ce qui les rendrait quantité négligeable » (FDA, 4 septembre 1974).

De fait, c’est uniquement une émission consacrée à la place des femmes à la Fédération des travailleurs du Québec, où est abordée la question du salaire à la ménagère, que les activités domestiques sont associées à un travail productif. Alors que Mona-Josée Gagnon, représentante de la centrale syndicale, annonce que celle-ci s’est prononcée contre la mesure, de crainte d’enfermer les femmes dans la domesticité, Danielle Lamoureux, du Centre des femmes, précise que, sans avoir pris de position définitive à ce sujet, son organisme considère néanmoins que le travail ménager, « généralement fait par la femme malheureusement », est un travail « extrêmement important » qui contribue au produit national brut et qui « reproduit la force de travail de l’homme » (FDA, 17 décembre 1973). Dans la vision typiquement marxiste du Centre des femmes (Robert 2016 : 72-79), les tâches accomplies par les ménagères constituent un apport indispensable au fonctionnement de l’économie capitaliste et importent donc au moins tout autant que l’éducation des enfants, responsabilité que certaines invitées semblent trouver plus « noble ». Pour une très large partie des témoins interviewées à ce propos, le rôle de mère paraît en effet essentiel au bien-être et au bon développement des enfants, outre qu’il est gratifiant, alors que les travaux ménagers n’occupent pas le plus clair de leur temps ou de leur esprit : « On n’y pense pas » dit l’une d’elles, dont le statut social laisse supposer qu’elle a sans doute une femme de ménage pour y penser à sa place (FDA, 7 novembre 1973).

Dénonciation des emplois féminins stéréotypés

Tout en traçant un portait plutôt critique de celles qui ont fait le choix de rester à la maison, Femme d’aujourd’hui n’idéalise pas pour autant la situation des femmes en emploi. Journalistes et animatrices demeurent, en effet, tout à fait conscientes que les femmes se trouvent dans un nombre limité d’occupations, à des salaires et à des conditions inférieures à celles des hommes, situation que plusieurs auteures ont bien documentée (Armstrong et Armstrong 1978; Barry 1977; Descarries 1980). Quelques émissions consacrées à des professions typiquement féminines parmi les plus dépréciées comme gardienne d’enfants, aide familiale ou serveuse, s’attardent plus particulièrement sur les injustices, les discriminations, la dévalorisation et le sexisme primaire dont les femmes qui les exercent sont victimes (FDA, 18 février 1975; 19 février 1975), alors que d’autres, les émissions qui portent sur les infirmières et les secrétaires par exemple, font surtout ressortir, volontairement ou non, les stéréotypes qui leur sont associés.

D’autres encore, qui laissent largement la parole à des témoins pratiquement sans interventions ni commentaires, à la manière des vox pop, laissent croire que Femme d’aujourd’hui cherche à braquer les projecteurs sur la conception stéréotypée des emplois typiquement féminins, y compris par les travailleuses elles-mêmes; ce faisant, l’émission met bien en évidence l’exploitation des qualités et des attributs dits « féminins » sans avoir l’air d’y toucher. Par exemple, plutôt que de dénoncer directement la situation, une émission sur les secrétaires diffusée en 1972 demande à des patrons et à des employées dans quelle mesure la beauté est un critère d’embauche et, à compétences égales, qui de la jeune femme ou de la femme d’âge mûr, serait embauchée. Si les réponses de la part des patrons sont plus variées et nuancées que ce à quoi on aurait pu s’attendre, peut-être un effet de la présence de la caméra, il reste que la jeune et jolie secrétaire emporte la mise dans les cas où, comme l’explique l’un d’eux, le poste exigerait qu’elle soit en contact avec le public, ce que la journaliste ne commente pas (FDA, 30 novembre 1972). L’année précédente, invitée à définir les qualités requises pour exercer cette profession, l’adjointe d’un ministre affirme qu’une bonne secrétaire est quelqu’un qui a fait plusieurs métiers, qui connaît la sténo, mais qui peut aussi réparer la machine à polycopier, mentir pour éloigner de son patron les gens ennuyeux et lui rappeler que c’est son anniversaire de mariage, ce à quoi l’intervieweuse ne réagit pas non plus (FDA, 18 novembre 1971).

Si Femme d’aujourd’hui s’abstient de condamner trop ouvertement ou trop directement les ghettos d’emplois féminins, peut-être pour ne pas « dévaloriser » davantage des emplois indispensables, mais socialement sous-évalués et sous-valorisés, durant la seconde moitié des années 70, elle affiche toutefois nettement son appui aux femmes qui exercent des métiers non traditionnels en leur consacrant plus d’une quinzaine de reportages. En ouverture d’une émission où il est question de la carrière d’une femme dans le milieu bancaire, Aline Desjardins déplore cependant que l’on en soit encore à souligner ces exceptions en raison du peu de progrès réalisé en ce qui concerne la division sexuelle du travail, ce qui montre que l’animatrice est tout à fait consciente de cautionner une forme de geste symbolique (tokenism) : « Faut-il rêver du jour où on ne s’étonnera plus de trouver une femme dans une situation à laquelle on n’est pas habitués? Pour l’instant, on souligne encore le fait qu’une femme puisse occuper un poste d’autorité », constate-t-elle (FDA, 15 avril 1975).

De fait, les portraits des travailleuses exerçant des métiers atypiques que diffuse Femme d’aujourd’hui insistent tous sur la situation très inhabituelle, sinon unique, dans laquelle ces femmes se trouvent, mais aussi sur les obstacles et la discrimination dont elles ont été l’objet et donc sur l’audace et la ténacité dont il leur a fallu faire preuve, élevant leur parcours au rang d’exploit. Interrogées sur les embûches qui ont parsemé leur cheminement, notamment les réactions négatives de leurs confrères de classe, de leurs collègues de travail et de leur entourage, ou leurs difficultés à se faire embaucher, les femmes interviewées admettent cependant difficilement qu’elles ont vécu (et vaincu) des situations désagréables ou discriminantes ou alors elles en minimisent les impacts, refusant en quelque sorte de se poser en victime ou de se singulariser (FDA, 15 avril 1975; 1er décembre 1975; 30 septembre 1976; 26 septembre 1977; 31 octobre 1977; 2 décembre 1977; 15 mars 1978; 19 avril 1978; 23 mai 1978; 19 janvier 1979; 17 octobre 1979). Si l’une d’elles, conductrice d’autobus interurbains, affirme que le discours féministe ambiant l’a certainement aidée à obtenir son emploi (FDA, 31 octobre 1977), une autre, capitaine de l’armée canadienne, estime au contraire que les femmes ont « beaucoup plus de problèmes à se faire accepter au sein de forces canadiennes » qu’au moment de son arrivée dans l’armée en 1960 en raison même du féminisme qui, à son avis, insiste trop sur les différences « entre l’homme et la femme dans une profession » (FDA, 19 janvier 1979). Au total, seules une ingénieure et une ébéniste admettent qu’elles ont été victimes de discrimination durant leur formation et leur recherche d’emploi, dénonçant sans détour la condition faite aux femmes qui cherchent à sortir des sentiers battus (FDA, 22 février 1979; 9 avril 1979). Les deux émissions, diffusées à la fin des années 70, témoignent bien du virage plus ouvertement dénonciateur que Femme d’aujourd’hui semble prendre durant la seconde moitié de la décennie.

Soutien à la réintégration des femmes en emploi

Outre les professions, traditionnelles ou non, exercées par les femmes, Femme d’aujourd’hui traite abondamment des difficultés d’intégration à l’emploi qui attendent les femmes plus âgées demeurées au foyer durant plusieurs années. En effet, sur les 39 émissions consacrées au sujet du travail salarié, une bonne quinzaine, s’étalant sur toute la période, portent précisément sur la question du retour des mères sur le marché du travail. Les raisons pour lesquelles ces femmes veulent un emploi, les obstacles qui se dressent devant elles et le soutien qu’elles peuvent obtenir de différents organismes pour mieux les aider à les surmonter sont parmi les thèmes qui font le plus souvent l’objet de reportages et de débats.

Les quelques expertes interrogées par Femme d’aujourd’hui pour expliquer le retour des femmes mariées en emploi invoquent généralement des raisons économiques, comme c’est aussi le cas de plusieurs femmes « ordinaires » appelées à témoigner de leur expérience (FDA, 23 septembre 1968; 19 janvier 1971; 4 septembre 1974; 13 janvier 1983). Certaines émissions laissent cependant largement la place à des femmes qui insistent sur leur désir de sortir de la maison pour se désennuyer ou se valoriser, plutôt que sur la stricte nécessité de gagner un salaire. Ces témoignages appuient ainsi l’idée, chère à Femme d’aujourd’hui, que le travail salarié constitue une manière pour les femmes de se réaliser et qu’il s’agit là d’un choix parfaitement légitime. Lors d’une table ronde animée par Aline Desjardins, l’une de ces femmes affirme par exemple qu’elle travaille parce qu’elle se sentait « en dehors de la vie » à l’époque où elle était mère au foyer, comme « inférieure et dévalorisée du point de vue de la société ». Profitant de cette ouverture, l’animatrice lui demande alors si elle pense que toutes les femmes éprouvent un désir profond de travailler et de gagner leur vie, ce à quoi l’invitée acquiesce (FDA, 4 septembre 1974). Dans une autre émission, la journaliste Rachel Verdon, qui interviewe quelques femmes sur le même sujet, leur fait remarquer qu’aucune d’entre elles n’a mentionné l’argent comme motif principal de retour sur le marché de l’emploi. À les entendre raconter leur expérience, ajoute-t-elle, elle constate que rester longtemps à la maison leur a nui, ce avec quoi les femmes semblent d’accord. Suzanne Brazeau, l’une des femmes interviewées, précise que celles qui sont demeurées longtemps au foyer cumulent plusieurs handicaps : « C’est une femme, premier handicap. Deuxième [handicap] c’est qu’elle a 40 ans […] Elle a le handicap d’être mère de famille avec toutes les responsabilités […] Elle a aussi le handicap de ne pas avoir d’expérience » (FDA, 13 janvier 1981). Ainsi qu’elle le souligne, dans un contexte où la division sexuelle du travail érige déjà plusieurs barrières à l’emploi, l’âge est en effet un facteur de discrimination qui frappe durement celles qui avaient cumulé peu d’expérience professionnelle avant leur retrait du marché du travail pour devenir mère au foyer.

De fait, dans plusieurs émissions, la quarantaine apparaît comme une sorte de date butoir au-delà de laquelle retourner travailler à l’extérieur du foyer devient un véritable défi (FDA, 28 septembre 1966; 24 mars 1970; 26 septembre 1975; 4 février 1977; 13 janvier 1981). Si les femmes sont alors plus libres, les enfants étant désormais plus âgés, leur longue absence du marché du travail a souvent comme conséquence un cruel manque de confiance en elles, ce qu’on leur reproche d’ailleurs souvent (FDA, 24 mars 1970; 1er décembre 1975; 22 février 1979; 6 décembre 1979; 13 janvier 1981), sans compter que leur formation, si elles en avaient reçu une au départ, est devenue obsolète dans plusieurs cas (FDA, 28 septembre 1966; 24 mars 1970; 26 septembre 1975).

Les patrons, de leur côté, se montrent souvent réticents à embaucher ces femmes. Selon des conseillères en main-d’oeuvre et leur clientèle féminine interviewées par Femme d’aujourd’hui, plusieurs ne comprennent tout simplement pas pourquoi une femme mariée voudrait « retourner travailler » (FDA, 6 décembre 1979). D’autres craignent qu’elles ne s’absentent régulièrement en raison de leurs responsabilités familiales (FDA, 24 mars 1970; 28 septembre 1970), qu’elles ne soient pas assez rapides pour exécuter les tâches demandées (FDA, 24 mars 1970) et que, habituées à gérer leur maisonnée, elles soient moins malléables que des employées plus jeunes et qu’elles prennent trop d’initiatives (FDA, 26 septembre 1975). Surtout, plusieurs considèrent qu’à leur âge elles n’ont plus la personnalité ou l’allure (look) qui convient au poste convoité. Témoignant de ses démarches de recherche d’emploi, une femme raconte que les agences de placement privées qu’elle a consultées ont tout simplement refusé de la diriger vers des employeurs potentiels en raison de son âge trop élevé, de son maquillage trop discret et de ses jupes pas assez courtes (FDA, 24 mars 1970). C’est finalement grâce à une conseillère en placement « plus vieille » qu’elle a réussi à se caser.

Il reste que, dans certains cas, l’âge peut aussi devenir un atout. Une femme de plus de 40 ans embauchée comme secrétaire administrative en raison de son excellent français, meilleur que celui des jeunes femmes, confie que, pour son patron, une mère divorcée représente la personne idéale pour occuper un tel poste puisque celle-ci a véritablement besoin de travailler et pourra le faire encore longtemps, tout en possédant un excellent sens des responsabilités (FDA, 4 février 1977; voir aussi l’émission du 28 septembre 1966).

Femme d’aujourd’hui met donc très nettement en évidence le fait que les femmes de plus de 40 ans sont souvent victimes de discrimination au moment de l’embauche. Visiblement, pour beaucoup d’employeurs de cette époque, la vieillesse, qui correspond à l’âge de la retraite fixée à 65 ans pour les hommes, commence beaucoup plus tôt en ce qui les concerne, ce qui ne fait que confirmer les nombreuses recherches qui ont insisté sur la construction sociale et sexuée des âges de la vie (Charles 2007; Van de Velde 2015). Le fait que ces femmes ont abandonné le marché du travail durant un certain temps pour élever une famille ne contribue évidemment qu’à empirer les choses. La volonté de Femme d’aujourd’hui d’exposer les préjugés qui touchent ces femmes et son ambition de les outiller pour mieux les combattre sont attestées par plusieurs émissions qui présentent des organismes (AREF, Nouveau départ, Action travail des femmes, Laval au féminin, centre de main-d’oeuvre, etc.) dont la mission est d’aider des mères de famille désemparées à réintégrer le marché de l’emploi en les initiant à ses différentes possibilités et exigences, en leur apprenant à mieux se connaître pour pouvoir mieux s’orienter et en leur montrant comment rédiger un curriculum vitae, cogner aux portes ou passer une entrevue (FDA, 16 mars 1971; 26 septembre 1975; 22 mars 1977; 22 septembre 1977; 2 février 1978; 9 avril 1979; 2 décembre 1979; 7 décembre 1979).

Femme d’aujourd’hui s’emploie aussi à documenter les réactions des hommes au sujet du travail salarié des femmes mariées. Un vox pop réalisé en 1970 par la journaliste Paule Sainte-Marie auprès d’une douzaine d’entre eux, dont le syndicaliste Michel Chartrand, montre que, si les plus jeunes se disent plus ouverts, il s’en trouve, et pas seulement chez ceux de plus de 40 ans, qui refusent absolument d’envisager la possibilité que leur femme « travaille », soit parce qu’ils aiment bien trouver leur repas prêt quand ils rentrent le soir, comme l’avoue candidement l’un d’eux, ou parce qu’à leur avis une mère devrait être à la maison auprès de ses enfants. L’idée qu’un homme devrait « pouvoir faire vivre sa femme » est aussi bien présente. Comme l’indique un père de onze enfants : « Un gars qui y’é pas capable de faire vivre une femme, y’é mieux d’pas en prendre » (FDA, 27 mai 1970). Tout comme Michel Chartrand, l’un des hommes interviewés se dit d’accord avec l’idée de payer un salaire à la ménagère, parce que, précise-t-il, « je ne vois pas pourquoi, dans une société capitaliste, la femme qui a tout de même fait un travail devrait être esclave au foyer » (ibid.) Sous des dehors progressistes, sa déclaration rejoint cependant l’opinion du père de famille nombreuse; tous deux, de même que Chartrand, semblent en effet très attachés à l’idée d’une stricte division sexuelle du travail puisque, dans leur esprit, les tâches ménagères et le soin des enfants ne peuvent revenir au père.

Contrairement à Femme d’aujourd’hui qui leur consacre plusieurs reportages, les garderies ne font pas l’unanimité chez les femmes à qui l’émission donne la parole. L’idée que d’autres puissent élever leurs enfants à leur place provoque une profonde résistance chez certaines, tant elles s’identifient à leur rôle de mère à l’exclusion de tout autre; c’est en particulier le cas chez les femmes de carrière dont il a été question plus haut et dont l’une d’elles affirme : « Vous ne pouvez pas payer quelqu’un pour vous remplacer » (FDA, 7 novembre 1973). L’émission, qui s’adresse à des femmes au foyer rappelons-le, considère néanmoins qu’il s’agit d’un dossier prioritaire, le manque de garderies constituant l’un des principaux obstacles au travail salarié des femmes mariées qu’elle appuie fortement. Plus d’une douzaine d’émissions portent donc sur ce dossier. Parmi les principales questions abordées, parfois de manière répétée, mentionnons l’absence de services de garde, leur coût souvent prohibitif pour les familles, l’importance et la supériorité des garderies populaires gérées par les usagères et les usagers, l’absence d’un financement approprié de la part de l’État, les lacunes du plan Bacon adopté en 1974 (Desjardins 2002) et la lenteur du gouvernement du Parti québécois, élu en 1976, à proposer une nouvelle politique de garde (FDA, 13 mai 1968; 15 janvier 1973; 19 avril 1973; 17 mai 1974; 18 avril 1977; 7 décembre 1977; 18 avril 1978; 29 décembre 1981). La question des garderies revient de manière si récurrente que, en ouverture de l’émission le 17 mai 1974, Aline Desjardins avertit ses téléspectatrices : « Non! Ne dites pas “ encore les garderies ”. » En 1977, dans une mise en scène un peu dramatique où la caméra dévoile peu à peu une chaise vide où aurait dû s’asseoir un représentant ou une représentante du gouvernement à côté de l’animatrice, celle-ci explique sur un ton grave (FDA, 7 décembre 1977) :

Depuis 1969, on enquête, on poursuit l’enquête, on bannit l’enquête et on recommence une nouvelle enquête sur la situation des garderies au Québec. Or le besoin est criant. Deux cent cinquante garderies seraient utiles et nécessaires en cette province. Pendant que les gouvernements réfléchissent, les parents souffrent d’un manque d’apport et de soutien du gouvernement provincial au sujet des garderies. Les rêves des politiciens deviendront-ils un jour nos réalités?… Si tel devait être le cas, Femme d’aujourd’hui reviendrait sur la question des garderies, sujet qui trouble la majorité des parents au Québec.

Rarement Femme d’aujourd’hui avait-elle souligné avec autant d’insistance l’importance primordiale de l’un de ses dossiers de prédilection.

Si Femme d’aujourd’hui s’est montrée plutôt combative en ce qui concerne les garderies, les congés de maternité ont attiré l’attention des animatrices beaucoup moins souvent et surtout plus tardivement; quatre des cinq segments d’émissions qui leur sont consacrés, en soi un faible nombre, sont en effet diffusés à compter de la saison 1977-1978. Ce manque d’intérêt demeure difficile à expliquer, mais il pourrait être dû au fait que dès 1971, le gouvernement canadien, suivant l’une des recommandations de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (commission Bird), instaure un congé de maternité minimal payé à même le programme d’assurance chômage (Baillargeon 2012 : 190). Même si la situation des travailleuses enceintes est encore loin d’être idéale, Femme d’aujourd’hui a peut-être considéré que la loi fédérale offrait une couverture minimale qui lui permettait de se pencher sur d’autres aspects du travail salarié des femmes mariées qui nécessitaient une attention plus urgente. Il se peut également que Femme d’aujourd’hui ait jugé cette question secondaire parce que ce type de congé mettait à l’avant-plan le rôle maternel des femmes sur lequel elle refusait d’insister.

Le « recyclage » des mères pour les habiliter à réintégrer le marché du travail semble avoir été l’un de ces dossiers prioritaires. Si l’on exclut la demi-douzaine d’émissions qui s’intéressent au cheminement universitaire des filles, souvent pour dénoncer les ghettos disciplinaires dans lesquels elles se trouvent (FDA, 11 avril 1980; 27 février 1981; 2 août 1982), on peut dire que la majorité des reportages qui se penchent sur cette question examinent les motivations et l’expérience des femmes qui veulent retourner aux études, les programmes à leur disposition et les organismes qui les offrent. Si ces questions suscitent beaucoup d’intérêt à Femme d’aujourd’hui, c’est sans doute parce que le retour des mères sur les bancs d’école constitue un phénomène d’importance ayant accompagné celui des mères en emploi, même s’il est moins présent dans la mémoire collective. L’accent que la société québécoise met sur l’éducation dans la foulée du rapport Parent[6] conduit en effet à faire la promotion de l’éducation des adultes, pendant que le fédéral en finance une bonne partie (Pénault et Senécal 1982 : 112). Plusieurs femmes interviewées par Femme d’aujourd’hui au tournant des années 70 sont d’ailleurs retournées étudier grâce aux allocations que versent les centres de main-d’oeuvre du Canada à ceux et celles qui ont déjà été sur le marché du travail (FDA, 25 novembre 1970; 26 novembre 1970).

Qu’elles soient étudiantes ou employées, il semble aller de soi que les femmes sont les premières responsables du travail domestique, ce que Femme d’aujourd’hui ne conteste aucunement, du moins pas quand elle traite de ces questions. Jusqu’au milieu des années 70, l’émission projette également une image plutôt positive de l’expérience des femmes qu’elle interviewe, même si celles-ci se plaignent à l’occasion de l’organisation des cours, de leur niveau de difficulté, de leur utilité ou de l’alourdissement de leurs journées de travail. Par la suite cependant, les émissions deviennent plus critiques, déplorant, par exemple, la ghettoïsation des femmes dans certains programmes d’études, que ce soit à l’université ou dans les cours d’éducation permanente et de formation de la main-d’oeuvre, donnant la parole à celles qui contestent ouvertement les services ou les cours qui leur sont proposés (FDA, 4 février 1977; 22 mars 1977; 9 avril 1979). En fait, l’émission se révèle plus exigeante durant la seconde moitié des années 70, le retour aux études ne lui paraissant véritablement utile que s’il permet aux femmes de faire reculer certains bastions masculins, ce qui n’est visiblement pas le cas au début de la période.

Conclusion

Cette brève analyse des émissions de Femme d’aujourd’hui portant sur le travail salarié des femmes mariées ne permet pas de rendre compte de toute la richesse du contenu de ces émissions, mais elle permet néanmoins de dégager quelques constats. D’une part, ce magazine télévisuel qui s’adresse, en principe, aux femmes au foyer fait très nettement la promotion des activités rémunérées des femmes, perçues comme la voie d’accès à une autonomie économique leur permettant de participer à la vie sociale, quitte, comme cela se produit parfois, à froisser son auditoire. En fait, la valorisation du travail domestique ayant été le domaine privilégié des émissions dites « féminines » par le passé, Femme d’aujourd’hui, qui désire s’en distancier, cherche surtout à esquiver le sujet pour éviter de perpétuer une conception conservatrice du rôle des femmes dans la société (Laplanche 2016). Pour autant, il est à peu près impossible de l’occulter tout à fait puisque cette responsabilité, étroitement associée à la féminité, représente un obstacle de taille à l’insertion des mères en emploi. Cette dimension du travail des femmes a donc été mentionnée ou même débattue à plusieurs reprises, animatrices et journalistes se montrant beaucoup plus critiques à son égard que certaines femmes de leur public à qui elles laissent la parole. Pour une partie de ces dernières, notamment les plus âgées, il est difficile de se projeter dans un autre rôle que celui de ménagère, car cela vient trop chambouler leur identité. Femme d’aujourd’hui consacre pourtant une bonne partie des émissions qui portent sur la question du travail salarié à ces mêmes femmes, c’est-à-dire aux mères de plus de 40 ans, car ce sont elles qui, de son point de vue, ont besoin d’encouragements pour reprendre confiance ou d’informations pour se recycler et ainsi mieux se positionner sur le marché de l’emploi. Si l’on avait perdu de vue cette réalité, Femme d’aujourd’hui vient rappeler que les femmes plus âgées ont aussi alimenté la hausse du taux d’« activité » féminin des années 60 et 70 et qu’elles ont également, à la même époque, peuplé les salles de cours de maints organismes communautaires et d’établissements d’enseignement public pour améliorer leur employabilité.

D’autre part, le bilan que l’on peut en tracer à ce stade tend à montrer que Femme d’aujourd’hui, au fil du temps, a pris de plus en plus de distance par rapport aux idéologies dominantes. Alors qu’au début des années 70 l’émission se contente très souvent d’exposer des situations inégalitaires ou discriminantes pour les femmes, dans la seconde moitié de cette décennie, elle adopte un ton plus dénonciateur et même revendicateur. Comme le notent Brun (2014) ainsi que Brun et Lebel (2009), s’il ne fait guère de doute que les conceptrices, animatrices et journalistes de Femme d’aujourd’hui adhèrent aux idées féministes de leur temps, il reste cependant que leurs prises de position demeurent dans les limites du féminisme égalitaire qui domine le paysage idéologique de cette période (Dumont 2008; Toupin 1997). En effet, si l’émission en arrive à se montrer très critique par rapport à diverses formes de discrimination dont les femmes sont l’objet, son discours, loin d’être radical, s’avère en phase avec la pénétration des idées féministes libérales. Ainsi que le montre Lamoureux (2016), ce type de féminisme a pour objet une meilleure intégration des femmes aux structures sociales existantes pour assurer leur égalité avec les hommes plutôt qu’un changement de fond en comble des modes d’organisation sociale, ce qui explique pourquoi la question du travail féminin s’est le plus souvent limitée au travail salarié.