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L’intérêt croissant pour le « mouvement social sexué » (Kergoat et autres 1992) et « le sexe du militantisme[1] » (Fillieule et Roux 2009) apparaît dans l’espace francophone structuré par un paradoxe. Alors que l’assignation du travail domestique a longtemps été pensée comme un obstacle au militantisme, l’ancienneté du travail militant des femmes a déplacé la focale vers « les difficultés pour militer au féminin » (Le Quentrec 2013 : 57) sans déboucher sur une problématisation systématisée des modes d’articulation entre travail domestique et militantisme. S’il a été défendu que la maternité constituerait une ressource militante, que l’engagement féminin aurait des effets émancipateurs sur la division sexuelle du travail, que les femmes mobiliseraient des conduites domestiques dans l’espace militant, ces dynamiques méritent d’être enrichies à la lumière des axes de recherche plus critiques qui déconstruisent l’ordre idéel du fait militant – son « modèle de référence » (Kergoat 1982 : 121; Le Quentrec et Rieu 2003) et sa définition restrictive du travail des femmes (Galerand et Kergoat 2008) – mais aussi son ordre matériel, notamment l’organisation du travail militant (Dunezat 2004). Dans cette perspective, Yannick Le Quentrec (2013 et 2014) analyse « la construction sexuée du travail syndical dans ses interactions avec le travail domestique » (2014 : 148), en interrogeant les conditions d’exercice du militantisme, la gestion de l’enchevêtrement des temps sociaux qu’il nécessite, les effets sexués de la surcharge de travail militant et les réponses féminines ambivalentes qu’elle sécrète, entre « doute », « souffrance » et « sororité » (2014 : 154-157). Cependant, ses analyses concernent des militantes politiques ou syndicales élues, tandis que, si l’assignation du travail domestique est, à juste titre, pensée comme une « contrainte », le fait qu’elle constitue parfois une porte d’entrée ou une composante du militantisme apparaît négligé.

Dans le sillage des travaux qui se penchent sur les effets de la « consubstantialité des rapports sociaux » (Kergoat 2012 : 125-140) dans la production de fractions mobilisées, qu’il s’agisse des rapports de sexe et de classe (Kergoat 1982; Kergoat et autres 1992; Trat 1994; Dunezat 2004) ou encore de sexe, de classe et de race (Kergoat, Miranda et Ouali 2011; Galerand 2015), nous proposons ainsi de relativiser deux évidences : celle qui associe travail militant et émancipation (domestique); celle qui associe assignation du travail domestique et inactivité militante (des femmes). Si la sexuation des trajectoires militantes est indissociable de celle des trajectoires domestiques et professionnelles, mais aussi de leur caractère classé et racisé, il s’agit donc d’approfondir les manières dont la diversité des expériences du travail domestique interagit avec la participation au travail militant. Après un détour méthodologique, nous montrerons d’abord que l’accès au travail militant est structuré, simultanément, par une polarisation et une diversité sexuées des expériences du travail domestique. Nous analyserons ensuite la façon dont l’ordre militant active des trajectoires clivées selon les positions domestiques et le caractère ambivalent des effets du militantisme sur les trajectoires domestiques.

Les « mouvements de sans » au prisme du travail militant et du travail domestique

L’analyse des modes d’articulation du travail domestique et militant s’inscrit dans une ethnographie participante du travail militant et une approche du travail domestique qui mérite réflexivité.

Une approche ethnographique

Le terrain investigué est le produit de notre propre trajectoire militante féministe, libertaire et antiraciste (Dunezat 2004). Il concerne les participantes et les participants à quatre mobilisations locales dites « de sans[2] » qui ont émergé en France dans le contexte du « mouvement des chômeurs » de 1997-1998 (Demazière et Pignoni 1998) et du « mouvement des sans-papiers » des années 1990-2010 (Siméant 1998). Le tableau 1 souligne la diversité des mobilisations et des modes d’organisation qui s’accompagne d’une répartition inégale des catégories de personnes qui y participent.

Tableau 1

Les mobilisations observées

Les mobilisations observées

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Notre travail privilégie ainsi la dynamique interactive des pratiques et des trajectoires militantes en tant que modes d’actualisation des rapports sociaux (de sexe et de classe pour les mobilisations de chômeurs relatives ici à Morlaix et à Rennes; de sexe, de classe et de race[5] pour les mobilisations de sans-papiers nommées ici le Collectif et le Comité[6]). En particulier, nous avons montré ailleurs que les mobilisations de sans prennent la forme de hiérarchies militantes au bénéfice des personnes les mieux classées : les hommes les plus dotés en capital militant, de nationalité française, et protégés de l’expérience de sans prescrivent et organisent le travail militant (Dunezat 2004 et 2011).

Notre dispositif méthodologique privilégie l’observation participante, doublée du recours à l’entretien semi-directif et au questionnaire[7]. Cependant, les modes d’immersion varient selon le degré d’adhésion à l’ordre militant (tableau 2), l’intense engagement au sein du Collectif n’ayant pas encore permis le recours aux entretiens.

Tableau 2

Les modes de collecte des données

Les modes de collecte des données

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À noter que nos analyses portent sur les « modes d’organisation du travail bénévole et militant » (Nicourd 2009 : 13; Dunezat 2004), car le détour matérialiste par la division du travail militant (Kergoat et autres 1992; Falquet 2003) constitue une porte d’entrée heuristique pour lire les clivages internes qui font et défont les mobilisations. Cette normalisation du militantisme par le concept de travail mobilise les typologies de la sociologie ou de l’ergonomie (prescrit/réel, professionnel/domestique, etc.) en vue d’objectiver les dynamiques militantes – domination, modes de participation, désengagement, résistance – en les pensant comme des processus de transfert et d’actualisation, mais aussi de production, de ce qui se joue dans d’autres champs du travail.

Une approche restrictive du travail domestique

La nécessité de faire voir « les dessous de la production domestique » (Vandelac et autres 1985) constitue un acte subversif du « féminisme matérialiste » (Delphy 1998 : 271-282) qui a défini le travail domestique comme « ce travail gratuit réalisé dans le cadre social – et non géographique – de la maison » (Delphy 2015 : 29) et fait gratuitement pour quelqu’un d’autre, au risque d’exclure certaines figures. En effet, la production domestique des femmes n’a pas été ordonnée par un principe d’homogénéité mais d’homologie et de clivages (Kergoat 2012 : 18; Galerand 2015) desquels ont émergé « l’épouse » et « la bonne » (Schweitzer 2002 : 150-155), la domus et la « domesticité » (Falquet et Moujoud 2010), le travail gratuit et l’emploi à domicile (Drouilleau et autres 2009). Le travail domestique a aussi divisé et hiérarchisé les femmes, comme en témoignent « la division raciale du travail reproductif payé » (Nakano Glen 2009; Avril 2014) et la longue « bévue » dont ont été victimes « les domestiques » dans la sociologie du genre (Lautier 2002). Nous reproduisons ici cette bévue en limitant notre propos au travail domestique non rémunéré de la domus.

Cependant, nous avons cherché à combiner l’acquis féministe selon lequel le travail domestique est « une mise au travail des femmes comme groupe social » (Fougeyrollas-Schwebel 1996 : 92) et la construction d’une typologie des rapports au travail domestique dans l’objectif réaliste « de sortir d’une présentation univoque entre les femmes indifférenciées et les hommes […] pour passer à une analyse des pratiques socialement différenciées des femmes comme des hommes » (ibid. : 95). Tout comme les logiques domestiques et les résistances à l’ordre sexué divisent les classes populaires et les femmes (Lambert 2016), il s’agissait de prendre au sérieux l’hétérogénéité observée des trajectoires domestiques pour comprendre comment elles s’articulent avec les trajectoires militantes, dans le sillage des travaux attentifs à la diversité des configurations familiales (Le Quentrec 2014).

Une typologie des expériences du travail domestique a ainsi été construite à partir des personnes en chômage (Dunezat 2004). Nous en avons testé le caractère heuristique pour les sans-papiers, ce qui a engendré un élargissement de ces expériences. Pour introduire en entretien la question domestique, une rupture thématique demandait à la personne interrogée de raconter sa journée type de militantisme, du lever au coucher, sans négliger les activités de la domus (encadré 1), mais nous avons aussi recueilli des micro-informations au domicile des personnes interrogées ou lors de leur participation aux tâches militantes à connotation domestique (ravitaillement, nettoyage, rangement, etc.). Alors que la théorisation féministe de l’exploitation domestique souffre encore d’une mal-évaluation empirique, notre enquête reconduit la conception trop matérielle des mesures du travail domestique. À force de vouloir savoir qui fait quoi, nous avons négligé les dimensions émotionnelles et cognitives que d’autres dispositifs plus aboutis ont cherché à objectiver (Courcy, des Rivières-Pigeon et Modak 2016; Haicault 1984).

L’accès au travail militant selon les expériences du travail domestique 

Parce que la diversité des modes d’appropriation privée des femmes divise la classe exploitée (Juteau et Laurin 1988), nous proposons d’analyser l’impact simultané de la polarisation et de la diversité des trajectoires domestiques sur l’accès au travail militant.

L’exploiteur et l’exploitée : une polarisation structurante

Tous les hommes mobilisés vivent, ou ont vécu dans une configuration familiale passée, l’expérience directe de l’exploiteur qui consiste à refuser de faire ce qui doit être fait dans l’espace domestique. Ces hommes ont conscience de l’existence des tâches domestiques et de leur charge réelle, voire mentale : ils veulent que cela soit (bien) fait, mais ils ne le font pas et le font faire par le groupe social des femmes parce qu’ils n’aiment pas « ça » ou parce qu’ils l’assignent aux femmes ou les deux à la fois :

Et le ménage tu faisais comment?
Je fais pas le ménage puisque je suis chez mes grands-parents. Ma grand-mère, il faut bien qu’elle fasse le ménage.

Rennes, chômeur, célibataire, 32 ans

Et si t’étais tombé sur une femme qui te disait de faire le ménage?
Moi je serais pas resté hein [Rires.] […] Ma main dans sa gueule déjà. [Rires.] […] Ah non, non. Ça va pas non. Non, non, non. Dès le début, il faut montrer. Eh, oh, oh.

Morlaix, chômeur, marié, trois enfants à charge, 40 ans

L’expérience de l’exploiteur facilite le militantisme. D’une part, en tant qu’expérience présente, elle favorise une « disponibilité biographique » (McAdam 2012) et, en tant qu’expérience passée, elle sécrète une forme de disponibilité mentale : les hommes, quelle que soit leur situation familiale, savent s’abstraire du champ domestique pour militer. D’autre part, cette expérience est aussi une sous-représentation organisée des femmes, car l’assignation domestique est le produit des pratiques masculines domestiques, professionnelles et militantes (Bilge, Gagnon et Messing 2006).

La disponibilité de l’exploiteur a un revers logique : les exploitées sont indisponibles (Le Quentrec 2014), en ce sens qu’elles ne peuvent se joindre aux mobilisations, sauf à s’émanciper de la situation directe d’exploitation, ce qui suppose que les conditions du travail domestique soient redéfinies et, en pratique, extirpées de la pression de l’inactivité masculine. L’expérience présente de l’exploitée n’a ainsi été repérée que dans le Collectif et le Comité, chez les « sans-papières » et de manière éphémère. Elle est liée à l’application sexuée des politiques migratoires racistes (Gourdeau et Dunezat 2016). Certaines mères avec enfant à charge sont en effet contraintes de se joindre aux mobilisations lorsque leur conjoint a été interpellé et enfermé. Deux cas de figure existent alors : soit la famille ne militait pas mais, lors du contact avec la commission juridique, les militantes et les militants l’incitent à se mobiliser; soit le conjoint militait déjà et les autres membres de la famille doivent alors le remplacer pour qu’il soit libéré. Dans les deux cas, la libération du conjoint a des effets démobilisateurs immédiats pour ces mères.

La sous-représentation des exploitées est aussi le produit du refus des espaces militants de mettre en place des espaces d’accueil pour les enfants. Sur l’invitation de la commission juridique, certaines mères célibataires, accompagnées de leur(s) enfant(s), tentent ainsi des incursions dans le travail militant, mais elles sont vite renvoyées au seul travail domestique par le fonctionnement réel du militantisme – telles les réactions d’énervement en cas d’« indiscipline » des enfants (Collectif) – ou par l’instrumentalisation politique de leur condition de mère qui les cantonne dans des pratiques militantes spécifiques (encadré 2).

La polarisation des expériences de l’exploiteur et de l’exploitée valide différents acquis des « féminismes matérialistes » francophones (Bidet-Mordrel, Galerand et Kergoat 2016). Le travail domestique reste ainsi une « relation de service » fondée sur une « disponibilité permanente » du temps des femmes au service de la famille (Chabaud-Rychter, Fougeyrollas-Schwebel et Sonthonnax 1985 : 45). Ce rapport d’exploitation spécifique produit et confronte deux « classes patriarcales » au sein du « mode de production domestique » (Delphy 1998 : 31-56). Et ce système englobe aussi toutes les institutions et les « contraintes qui poussent à la division sexuelle du travail dans le cadre de la cohabitation » (Delphy 2015 : 35) : mariage, hétérosexualité, marché du travail, État[8].

La diversité synchronique des expériences du travail domestique

Il revient à la sociologie des rapports sociaux de sexe (Barrère-Maurisson et autres 1984) et au féminisme noir (Black feminism) d’avoir spécifié les mécanismes par lesquels l’assignation du travail domestique est articulée avec la relation salariale et la relation esclavagiste/raciste. Si les expériences de l’exploiteur et de l’exploitée clivent l’accès au travail militant, la diversité des expériences du travail domestique conduit à déconstruire tout lien mécanique entre le mode de production domestique et la sexuation du militantisme. Nous avons ainsi repéré quatre autres expériences du travail domestique, produites par les résistances féminines dans le champ domestique et la consubstantialité des rapports sociaux.

La première – l’expérience de l’abandon – est source d’une forte disponibilité pour le travail militant. Davantage masculine, elle recrute parmi les célibataires et les ménages isolés, soit des jeunes aux études ou en chômage, soit des moins jeunes en chômage de longue durée, qui se trouvent exclus du marché du travail (préretraite, maladie professionnelle) ou privés du droit d’occuper un emploi (sans-papiers). Cette expérience est clivée : pour les personnes les plus dotées en capital militant, le militantisme est l’espace privilégié, voire exclusif, du champ du travail; pour les moins dotées, il se substitue au temps vide de la solitude et de la relégation de classe et de race. Dans cette expérience, le travail domestique chez soi ne fait l’objet d’aucune prise en charge mentale; la prise en charge réelle est limitée aux dimensions culinaires :

Mais comment tu t’organisais pour ton ménage, tout ça…?
Le ménage, t’as qu’à regarder… [Rires.]
Enfin, le ménage, tu le laisses tomber quand tu…
Non, de toute façon, je fais pas plus, pas moins quoi. Là, c’est le bordel, et puis voilà quoi.

Morlaix, précaire, célibataire, un enfant, 30 ans

La seconde expérience, davantage féminine et recrutant parmi les célibataires, est celle de l’autonomie. Ces personnes disent – la « tenue » des foyers le confirme – prendre en charge seules leurs tâches domestiques. Le célibat, sans dominer la trajectoire conjugale (plusieurs femmes ont été exploitées), apparaît davantage choisi que subi et la conscience féministe est proclamée, y compris par les rares hommes (militants), ou perceptible en cas de conjugalité hétérosexuelle :

Et d’habitude vous vous organisez comment pour le ménage, les courses, tout ça?
Ben, moi je fais mon beurre ici, et lui il fait son beurre chez lui… à la maison.
Chacun son…
Chacun se démerde.

Morlaix, chômeuse, en couple, 27 ans

Cette expérience de l’autonomie caractérise les « sans-papières » d’origine africaine qui ont migré seules et invoquent deux motifs de migration imbriqués : la volonté de s’extirper de l’expérience directe ou potentielle de l’exploitée et des violences qui l’accompagnaient; le fait de pouvoir accéder au libre choix dans son orientation sexuelle et dans sa vie conjugale et professionnelle. L’expérience de l’autonomie favorise alors l’accès durable au travail militant.

Par ailleurs, plusieurs Algériennes (Comité) ont été acculées à l’autonomie à la suite d’une séparation conjugale. Sans projet individuel de migration, diplômées et occupant un emploi qualifié en Algérie, ces femmes ont fait un mariage religieux avec un Français d’origine algérienne, qui a débouché sur la proposition de venir vivre en France. Or, une fois arrivées, elles sont rapidement congédiées – sans explication – par leur mari qui, selon elles, ne supporte pas leur désir d’indépendance. Elles deviennent alors « sans-papières » :

Moi je pensais être la seule à être arrivée dans des conditions telles que les miennes, mais j’ai vu qu’il y avait pas mal de femmes qui, malheureusement par abus de confiance ou par amour, se sont retrouvées dans la situation qui est la mienne […] [Les hommes] pensent qu’en allant chercher une fille d’Algérie […] c’est pas une fille qui peut être indépendante, c’est une femme soumise […] Dès qu’ils vous ramènent chez eux, ils voient que vous n’êtes pas une femme soumise, que vous pouvez tenir un dialogue comme eux. C’est une menace. C’est leur ego qui est…

Comité, « sans-papière », célibataire, diplômée d’études supérieures, 35 ans

La troisième expérience est celle du partage, vécue par des couples souvent d’âge actif, avec ou sans enfant. Leur expérience n’est pas réellement fondée sur l’égalité mais plutôt sur la « parité » et elle est organisée autour de la distinction traditionnelle des tâches dites féminines, masculines, négociables. Parfois, l’expérience apparaît surtout subjective (Le Quentrec 2014) lorsque les femmes plus âgées précisent que leur conjoint « aide » ou est « conciliant ». La participation relative au travail domestique est davantage visible chez des hommes jeunes, souvent militants, qui se démarquent par leur « bonne volonté domestique » :

Je fais la vaisselle. Donc la bouffe, c’est plutôt elle mais, bon, je la fais de temps en temps. Après, passer l’aspirateur, tout ça […] elle le faisait plus que moi, c’est clair parce que moi, quand j’étais tout seul, j’étais pas vraiment habitué à faire le ménage. Tu vois? Donc il a fallu que j’apprenne à faire le ménage aussi, ça c’est un truc… […] On arrive à un compromis quoi. Ce qui fait que, bon, elle fait quand même plus que moi parce qu’elle faisait vraiment plus au départ quoi mais, bon, je fais beaucoup plus que ce que je faisais avant.

Rennes, chômeur, en couple, 26 ans

Pour la plupart des femmes plus âgées et en couple, c’est le passage de l’expérience de l’exploitée à celle du partage qui libère du temps pour le travail militant. Le départ récent de plusieurs enfants à charge et, chez les retraitées, l’inactivité professionnelle récemment acquise autorisent une substitution du temps militant au temps de l’emploi. L’expérience du partage apparaît comme le produit d’une renégociation à l’occasion du départ des enfants et le travail domestique fait l’objet d’un rejet affiché, doublé d’un report partiel sur le conjoint.

Une autre expérience n’a été repérée que chez les sans-papiers : la privation administrée de travail domestique dans laquelle la vie à la rue ou un mode d’hébergement dit d’urgence (hôtel, foyer) rend impossible la réalisation de bien des tâches. Dans l’objectif institutionnel de contrarier l’installation, les services sociaux obligent les familles avec enfant à changer d’hébergement chaque semaine, et les personnes isolées, tous les trois jours, tandis que l’hébergement lui-même ne peut être utilisé du matin (8 heures) au soir (19 heures).

Cette expérience constitue une composante de la subjectivation politique, car nombre de sans-papiers en parlent dans la présentation de leur situation, et les actions menées en faveur d’un logement pérenne mobilisent l’argument. Si cette expérience est plus douloureuse pour les femmes que pour les hommes, surtout en situation de parentalité, elle a aussi un effet sexué sur l’accès au travail militant. Comme dans d’autres mouvements de pauvres axés sur la satisfaction des besoins fondamentaux (Neuhouser 1995), les femmes sont les plus promptes à se mobiliser intensément, mais leur engagement ne dure que le temps de résoudre le problème de la privation.

Le militantisme et le travail domestique : des interactions ambivalentes

En traitant les hiérarchies militantes comme une donnée contextuelle, nous privilégions ici les modes de participation au travail militant selon la position domestique et les modes d’assignation du travail domestique durant le temps militant.

Les logiques domestiques de la mise au travail militant

La diversité des expériences du travail domestique engendre des modes d’inscription variables dans la division du travail militant. Si le groupe dominant masculin s’appuie sur les expériences de l’« exploiteur », de l’« abandon » ou de l’« autonomie » pour s’autoriser une disponibilité continue – ou articulée avec les seules obligations professionnelles – au moment d’investir le temps militant associé aux tâches de pouvoir, les autres catégories de personnes mobilisées se trouvent acculées à d’autres modes de participation sexuée, au prisme notamment du travail militant à connotation domestique.

Chez les hommes, sans ou non, qui se soumettent à l’ordre militant et qui ne se contentent pas d’un mode de participation inactive limitée à un travail présentiel, le mode d’inscription dans le travail militant révèle un rapport distancié à toute logique domestique.

D’abord, les hommes s’appuient sur l’inactivité domestique (exploiteur, abandon) afin de libérer du temps pour un travail militant soutenu. Ils se proposent alors pour les tâches demandées par le groupe dominant et (se) créent ainsi des statuts dans la hiérarchie militante intermédiaire : dans le Collectif, un homme est appelé « mappy », car il connaît les rues de la ville, ce qui légitime sa prise de parole lorsque le parcours d’une manifestation est discuté. Et cette production de statuts matérialise des formes de continuité entre les positions militantes et professionnelles, même lorsque les tâches sont à connotation domestique. À Morlaix, durant une occupation de la mairie, une figure centrale a ainsi émergé. On a vu l’« intendant » qui se démarquait par le temps passé à nettoyer et à ranger, mais pour une bonne raison professionnelle :

J’avais ma tâche à moi. Donc… bon, je commençais par faire le café, distribution générale de café, et puis donc faire le ménage, etc., jusqu’à ce que tout soit propre, nickel […].
Et tu es devenu ce qu’on a appelé l’« intendant ».
L’intendant oui. [Rires.] […]
Pourtant, ça n’a rien à voir avec les professions que t’as eues…
Si, si, ça a quelque chose à voir. Si. Si, si. J’ai travaillé dans un milieu protégé, j’élevais des rats et des souris dans un milieu protégé, pas un milieu stérile mais tout proche, c’est-à-dire que trois douches par jour, combinaison, bottes, surbottes, masque, plus que dans un laboratoire. Et pas de poussière, toujours nettoyer à l’eau de javel, toujours bien désinfecter, ça pendant 12 ans. Donc ça a un rapport direct.

Morlaix, chômeur, célibataire, trois enfants, 47 ans

À l’inverse, les logiques domestiques structurent les modes d’inscription des femmes dans le travail militant. D’abord, leur entrée en lutte se caractérise par l’invisibilité pour deux raisons clivées par la consubstantialité des rapports sociaux. Celles dont la situation sociale est la plus en adéquation avec l’objet de la lutte (chômeuses, « sans-papières ») sont aux prises avec un ordre militant qui leur assigne les seules tâches à connotation domestique (Comité) ou qui les prive de facto des autres tâches d’exécution prescrites[9] par le groupe dominant parce que leurs homologues masculins de classe et de race les prennent déjà en charge. Si l’on excepte les moments militants intensifs en travail à connotation domestique ou consacrés à leur situation individuelle (Morlaix, Collectif), ces femmes se trouvent acculées à un mode de participation inactive qui les incite à se désengager pour renouer avec un ordre domestique où le travail continue d’exister.

Il en va autrement pour toutes les femmes mieux classées dans les rapports de classe et de race. En effet, les salariées solidaires (Morlaix, Rennes) et les soutiens (Collectif, Comité) sont disponibles pour militer. Cependant, elles font une entrée réservée dans la lutte parce qu’elles n’apprécient pas l’ordre militant (masculin) et se sentent en décalage avec les sans. Dans un premier temps, elles restent plutôt silencieuses en AG, tout en se rendant disponibles pour toutes les tâches qui restent et qui sont mal prescrites parce que la hiérarchie masculine les néglige, comme le fait d’accompagner les sans-papiers en préfecture, de ravitailler un lieu occupé ou de le tenir dans la journée (lorsque les hommes sont allés se reposer) ou encore d’aller chercher du matériel. Quelle que soit la tâche, ces femmes l’exécutent sur le mode de la disponibilité permanente, proche de la relation de service au sein de l’ordre domestique. Toutefois, leur travail militant réel reste invisible, sauf lorsque les tâches accomplies se passent mal (arrestation d’un sans-papiers durant un accompagnement, ravitaillement insuffisant). Ces femmes commencent alors à prendre la parole pour raconter ou sont invitées à se justifier. Ces portes dérobées accroissent leur visibilité et élargissent le champ de leur travail militant, car le mode disponible leur a permis de légitimer – à leurs yeux aussi – leur présence et les autorise à investir, voire à critiquer, l’ordre militant (masculin).

La prégnance paradoxale de cette logique domestique dans la mise au travail militant des femmes est aussi repérable dans le cas des moins bien classées lorsque la lutte recourt à une main-d’oeuvre de réserve, pour des initiatives dont la bonne tenue accroît tellement les besoins en matière de travail militant à connotation domestique que ceux et celles qui sont mobilisés – masculinisation oblige aussi – apparaissent dépassés. Émerge alors un mode de non-participation active des conjointes qui sont « réquisitionnées » par l’intermédiaire de leur conjoint. En effet, dans les couples hétérosexuels dont un seul ou une seule des deux partenaires participe, la sexuation de la non-participation est remarquable. Ainsi, le conjoint non participant est réellement non participant, mais la conjointe non participante est réellement participante, y compris pour inciter le conjoint à militer pour de bonnes raisons domestiques :

Oh, j’étais contente qu’il ait trouvé au moins quelque chose, une occupation pour ne plus rester à la maison en train de tourner en rond, en train de râler […] Il était plus détendu, il était moins stressé, et il était pas toujours en train de s’énerver tout le temps, pour tout.

Morlaix, employée, 25 ans

L’ambivalence du mode d’articulation entre l’ordre de la domination et celui de l’émancipation est très repérable chez les « sans-papières ». Dans le Collectif, marqué par une féminisation forte des soutiens et par une généalogie féministe, on relève deux dynamiques contradictoires. Quand la répartition des tâches à connotation domestique n’est pas prescrite (par les soutiens), plusieurs « sans-papières » s’investissent, ce qui leur permet une incursion réelle dans un travail militant racisé et accaparé par les soutiens, femmes et hommes (Dunezat 2011). Cependant, dès que la répartition est organisée en AG, sous le contrôle féministe des soutiens, alors on entend des formules du type : « ce serait bien que ce ne soit pas que des femmes qui fassent un plat ou qui nettoient ». L’effet de ce contrôle est immédiat : sauf exception, les hommes qui sont des sans-papiers continuent de ne pas se proposer, alors que les « sans-papières » n’osent pas se proposer; plusieurs hommes soutiens offrent leurs services par « bonne volonté domestique », tandis que les femmes soutiens font le reste. La division racisée du travail militant est ainsi entretenue. La comparaison avec le Comité, au sein duquel l’assignation aux femmes des tâches à connotation domestique est explicite dans le contexte d’une non-mixité obligatoire des groupes de sans-papiers, se révèle perturbante. L’engagement des « sans-papières » est certes plus rare mais plus stable, tandis que l’assignation agit comme un motif de résistance collective à l’ordre militant masculin (encadré 3).

La résistance collective des « sans-papières » révèle deux dimensions. D’une part, le travail militant à connotation domestique est subi et vécu comme une relégation, car il est perçu comme une assignation sexuée qui empêche d’accéder au travail militant « normal », c’est-à-dire valorisé et assigné aux hommes. D’autre part, le travail déqualifié que constitue le travail domestique est aussi qualifiant lorsqu’il produit des « savoir-faire de femmes » (Denèfle 1992 : 100) et il autorise une inscription des « sans-papières » dans le travail militant au sens large, ce qui légitime leur révolte et l’exigence d’une « normalisation » de leur place dans la lutte. Toutefois, le travail militant agit en retour sur les expériences du travail domestique…

Les logiques militantes de la mise au travail domestique

Lorsque le temps militant est ritualisé et limité, le travail militant reste une activité résiduelle masculinisée qui ne bouleverse pas l’ordre domestique. Il est alors animé, voire monopolisé, par les « militantes et les militants permanents » qui combinent position dominante dans la division du travail militant et expériences de l’exploiteur ou de l’autonomie dans le travail domestique. Nous avons donc choisi de privilégier les périodes d’intensification du temps militant, lorsqu’il occupe de 10 à 70 heures hebdomadaires des personnes qui y prennent part. Le lieu de l’occupation continue (Morlaix, Collectif) ou le local militant (Rennes, Comité) deviennent des espaces-temps privilégiés qui suscitent des tâches militantes à connotation domestique. Or, ces moments militants sont marqués par une féminisation et un élargissement du recrutement, notamment du côté des sans. Quels sont alors les effets de cette intensification du travail militant sur les trajectoires domestiques?

D’abord, les chômeuses et les « sans-papières » mobilisées vont partager une expérience relative d’émancipation domestique. Le travail militant est un moyen de sortir de chez soi, d’alléger – durant le temps militant – la charge réelle du travail domestique ou la violence de l’enfermement domestique, ou les deux à la fois. Pour certaines « sans-papières » en couple, la lutte devient même un moyen de tenir lorsque l’expérience de l’exploitée est perçue mais ne peut, faute de régularisation, être allégée :

J’ai été tellement maltraitée et humiliée dans la vie que j’ai menée et que je mène toujours avec cet homme et ses enfants, et en plus avec les sans-papiers. Je ne dirais pas… Non, ma dignité n’a pas été touchée avec les sans-papiers. C’est là où je l’ai retrouvée. C’est là où je l’ai retrouvée. Justement parce que j’ai toujours dit que le fait d’être avec les sans-papiers, je suis dans mon contexte. Parce que pourquoi? Là au moins, si j’ai envie de dire ce que je pense, je le dirai. Et même si c’est mal ou bien […] Mais, chez moi, c’est catastrophique. Catastrophique. Je suis avec un homme que vraiment vraiment je suis obligée de rester avec lui. Obligée de le supporter. Parce que pourquoi? Je n’ai pas de papiers pour travailler et je n’ai pas où habiter.

Comité, « sans-papière » , ex-enseignante en Algérie, en couple, deux enfants à charge, 45 ans

Les chômeuses qui vivent l’expérience du partage dans le travail domestique soulignent aussi cette dimension libératrice : la participation au travail militant a désorganisé l’ordre domestique – abandon de certaines tâches versus surcharge mentale pour le travail parental –, mais elle a aussi diminué « le temps où j’étais toute seule à la maison entre mes quatre murs[10] ». Idem pour les femmes exclues du marché du travail qui avaient abandonné le travail domestique chez elles et qui retrouvent un sens au travail, y compris domestique, dans le militantisme :

D’ailleurs les femmes de service nous avaient demandé : « Pourquoi vous restez pas plus longtemps? » Ben je dis : « Pourquoi? Il faut quand même qu’on laisse propre comme c’était. C’est quand même… » Enfin, personnellement, je dis, chez moi, y a peut-être du désordre, ça j’en ai rien à fiche, c’est chez moi, mais par rapport au mouvement, il faudrait pas qu’on aille raconter que ce sont des gens qui sont sales.

Morlaix, préretraitée, célibataire, un enfant, 64 ans

À l’inverse, les acquis de l’émancipation domestique s’éclipsent pour les femmes dont seul le conjoint participe dans le contexte d’une expérience du partage. En particulier, la « bonne volonté domestique » des hommes s’atténue si bien que les trajectoires domestiques des femmes convergent à nouveau dans le sens d’une disponibilité permanente. Elles vivent le travail militant (masculin) comme un temps de relégation dans la sphère domestique et un temps envahi, car la charge réelle et mentale du travail domestique s’accroît, notamment pour les mères de jeunes enfants :

Quand il descendait au mouvement, il me demandait pas : « T’as besoin de faire quelque chose, t’as envie de bouger? » Non, c’était : « Je descends. » Moi, si je bougeais pas pendant trois, quatre jours, il s’en foutait un peu quoi.

Morlaix, femme au foyer, deux enfants à charge, 25 ans

Enfin, le travail militant peut aussi s’analyser comme une mise au travail domestique des femmes dans l’espace militant. Loin d’une activation féminine d’une disponibilité permanente pour les tâches militantes reléguées, c’est une instrumentalisation masculine de cette disponibilité. En effet, la force de travail militant des femmes représente un facteur majeur de la pérennité de l’action collective lorsque l’ordre militant est traversé par des conflits, notamment masculins. Nombre de femmes bien classées intensifient alors leur participation en investissant tous les types de tâches et en proposant, pour sauver la mobilisation, de multiplier les temps militants de sociabilité. Ces derniers sont notamment structurés autour du repas collectif et de la multiplicité de tâches qu’il suppose (courses, préparation, etc.) et engendre (service, vaisselle, nettoyage, rangement, etc.). À Morlaix, ce travail à connotation domestique a activé une reconfiguration des expériences de l’exploiteur et de l’exploitée au coeur même de la lutte. En particulier, les hommes qui avaient – célibat oblige – abandonné le travail domestique à la maison ont réactivé leurs dispositions d’exploiteur, tandis que les femmes qui avaient conquis l’expérience de l’autonomie ou du partage à la maison ont subi un rappel à l’ordre de l’exploitée. Cependant, elles cèdent sans pour autant consentir, car la survie du travail militant (non domestique) leur semble en jeu :

Toi personnellement, t’as jamais eu à t’en plaindre de la division des tâches?
Ah si! […] Je peux te dire que pendant [l’occupation de la mairie] je n’ai fait que de la bouffe. Que de la bouffe! Les gens arrivaient, ils me disaient : « Qu’est-ce qu’on bouffe aujourd’hui? » [Rires.] J’avais envie de leur dire : « J’en sais rien, vous me faites chier! » Ils avaient fini par… Qui c’est qui, un jour, est venu me dire qu’il manquait le sel, un truc comme ça? J’étais arrivée la cantinière quoi, qui devait servir. Si on n’a pas à se plaindre de ça! […]
Pourquoi t’as pas dit « Stop »?
C’est con, mais… y avait des choses plus graves qui allaient de travers, si tu veux, qui me préoccupaient plus que ces petits détails d’intendance. Mais c’est vrai que je trouvais franchement dur de faire ça. Quand je faisais ça, je faisais plus rien quoi. Ça c’est vrai que c’était chiant. Mais je crois qu’il fallait que quelqu’un le fasse, c’est tout.

Morlaix, chômeuse, célibataire, trois enfants, 50 ans

Conclusion

Ainsi, les expériences sexuées du travail domestique sont à la fois polarisées et diverses dans leurs modes d’articulation avec le travail militant. D’abord, les hommes bénéficient d’une disponibilité pour le militantisme grâce à un mode de production domestique structuré par l’expérience de l’exploiteur. Ensuite, si nombre d’exploitées en couple (hétérosexuel) sont privées de travail militant, certaines doivent franchir les portes du militantisme (expérience de la privation) ou accèdent à des tâches militantes reléguées comme force de travail de réserve. Enfin, pour les expériences du partage et de l’autonomie qui facilitent le militantisme des femmes, les logiques domestiques orientent une participation sexuée au travail militant, tandis que la bonne volonté domestique des uns et l’émancipation des autres peuvent être annihilées lorsque la division du travail militant actualise les hiérarchies de sexe, de classe et de race. Finalement, alors que le mode masculin d’articulation entre travail domestique et travail militant s’analyse toujours en termes de discontinuité, les modes féminins apparaissent pluriels, la consubstantialité des rapports sociaux suscitant « homogénéité » et « hétérogénéité » (Juteau 2010), domination et émancipation, dans les positions sexuées.