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Les sites de rencontres constituent un observatoire privilégié de l’actualité des rapports sociaux de genre, de race, de classe, d’âge et de sexualité. Ils sont ici appréhendés comme espaces normatifs qui participent, de par leur fonction même, à la définition et à la régulation des diverses formes de sexualité au sein de la société. Nous les étudions en tant qu’observatoire des rapports de pouvoir qui se jouent dans le domaine des sexualités, à savoir dans les normes, les représentations et les diverses formes de contrôle relatives à la sexualité, aux relations amoureuses et à la conjugalité dans la sphère publique. Vitrines de l’espace social actuel de la sexualité et de sa composition, les sites de rencontres incarnent un processus de production et de catégorisation de hiérarchies érotiques et des figures emblématiques de l’attractivité. Ce classement des corps se fait par la mobilisation des catégories de genre, de race, de classe et de sexualité qui sont fondamentales dans le processus de recherche de partenaire et font donc partie intégrante des sites de rencontres. La notion de pouvoir érotique, qui sera remise en question à l’aune de notre objet d’étude, ne peut être théorisée sans une approche intersectionnelle qui suppose que la définition de l’érotique est traversée par des rapports sociaux de genre, de classe, de race et de sexualité. Nous nous interrogeons sur les modalités de représentation de ce qui est érotique ainsi que sur les rapports de pouvoir qui structurent les définitions de l’érotique et des sexualités légitimes dans et par la culture populaire dominante. Dans notre analyse, nous examinons la pertinence et les limites du concept de capital érotique tel que le définit la sociologue Catherine Hakim (2010).

Nous observons les représentations véhiculées par les sites de rencontres en concevant les représentations au sens de Stuart Hall (2007), c’est-à-dire à la fois comme la manière dont on imagine une réalité donnée et comme le potentiel constitutif des significations accordées à cette dernière. Les sites de rencontres constituent ainsi un espace social et une forme culturelle, « non seulement expressive, mais aussi formatrice dans la constitution de la vie sociale et politique » (Hall 2007 : 205-206). En tel cas, le pouvoir érotique est à analyser au regard des conditions de définition et d’attribution de ce « pouvoir », des représentations qui concourent à cette définition, plutôt que par son usage dans les interactions.

Les observations dont il est question ici résultent d’une étude de terrain que nous avons réalisée de février à mai 2017. L’objet de notre travail a été circonscrit par une recherche à l’aide de mots clés en tenant compte chaque fois des 20 premiers résultats proposés sur Google :

  • En français : rencontre – rencontre gay – rencontre lesbienne – rencontre homosexuelle – rencontre noire – rencontre asiatique – rencontre interraciale – rencontre ethnique – rencontre latine – rencontre mixte – rencontre bisexuelle – rencontre riche;

  • En anglais : dating websitegay datinglesbian datinghomosexual datingbisexual datingdating blackdating asiandating latinodating latinadating interracialdatingethnic datingdating rich.

Comme le souligne Marie Bergström (2012 : 228), la « toile des sites de rencontres » se dessine en fonction des populations interpellées; la raison d’être d’un site de rencontres répond toujours à une logique de ciblage, explicite ou non. Il existe une infinité de publics visés par ces sites : selon des positions politiques, des choix alimentaires, des particularités physiques ou de santé, des passions singulières, etc. Nos choix de mots clés reflètent cependant notre volonté de nous concentrer sur des populations cibles définies selon des critères de genre, de race, d’ethnicité[1], d’orientation sexuelle et de classe. Nous avons cherché à observer les représentations de la sexualité dans la culture dominante, et c’est une des raisons pour lesquelles nous nous en sommes tenue à des sites reflétant le courant de pensée majoritaire (mainstream), sans explorer des sous-cultures sexuelles sur des sites de bondage et discipline, domination et soumission (bdsm) ou queers par exemple. Dans notre article, nous avons choisi de nous concentrer sur les sites hétéro-orientés, c’est-à-dire visant implicitement ou explicitement un public hétérosexuel. Les représentations des sexualités queers seront l’objet d’un autre article. En ôtant les sites de rencontres homosexuelles qui faisaient partie de la recherche initiale, nous nous référons donc à des données obtenues à la suite de l’observation de 95 sites de rencontres.

Notre recensement nous a permis d’élaborer une cartographie des sites de rencontres dont l’utilisation est possible au Québec en fonction des publics cibles et des types de relations offerts :

  1. Les sites de niche visent des populations démographiques spécifiques circonscrites comme des segments de marché caractérisés par une définition très précise et un comportement homogène. C’est le principe de la niche économique : on délimite un groupe social et on le définit de manière uniforme afin de créer un produit qui lui sera précisément réservé. Dans le contexte de l’économie de niches, plusieurs compagnies comme CupidMedia ou Worldsinglesnetworks se spécialisent dans la rencontre en ligne et dans le ciblage du plus grand nombre de populations possible en créant des dizaines de sites de manière industrielle et standardisée (ils participent du marché des rencontres en ligne (dating industry)). Il existe une infinité de niches, mais une niche très importante – et que nous retenons – est la niche ethnique, comme nous le verrons;

  2. Les sites généralistes se présentent comme des sites sérieux et se distinguent des sites de niche qui seraient frivoles, industriels et peu fiables, en proposant par exemple des méthodes de recherche de partenaire pointues et optimales comme le test psychologique ou le test de compatibilité. Bien qu’ils prétendent ne cibler aucune clientèle spécifique, ces sites ont notamment pour caractéristique d’être hétéro-orientés : il est possible d’y faire des rencontres tant homosexuelles qu’hétérosexuelles, mais leur discours visuel et textuel et leur fonctionnement s’adressent implicitement à un public hétérosexuel. On parlera à cet égard de présomption d’hétérosexualité (Butler 2005). Ces sites sont connus et très fréquentés. On y trouve entre autres OkCupid, Match, PlentyOfFish, eHarmony, Reseaucontact;

  3. Les sites ciblant une clientèle selon des critères socioéconomiques sont nombreux : outre les sites de rencontres « par affinités » qui visent un public homogène financièrement aisé, les sites de rencontres entre sugar daddies et sugar babies ont retenu notre attention.

Les sites de rencontres offrent un échantillon riche des représentations qui dominent en matière de sexualités et d’érotisme, notamment par leur nature visuelle et médiatique. Ils constituaient un terrain idéal pour une analyse de contenu qui portait sur des discours textuels et visuels. Dans notre article, une grande part de l’observation relève d’une analyse visuelle. Celle-ci a consisté en une observation des photographies consultables sur les sites. Les photographies de type publicitaire constituent une dimension centrale de la grande majorité des sites qui sont dotés minimalement d’une photographie principale sur la page d’accueil. Ce sont toujours des images mettant en scène des protagonistes qui incarnent le type de clientèle visé par le site observé. Plus généralement, nous avons examiné les pages d’accueil des sites (texte, image, histoires de réussites (success stories)), ainsi que leur fonctionnement (en nous créant des profils), procédant ainsi également à une démarche ethnographique dans l’espace social que constitue chaque site[2].

La surreprésentation des femmes seules : une politique visuelle qui témoigne d’un avantage féminin?

Un constat visuel flagrant lorsqu’on parcourt le paysage des sites de rencontres est la forte présence de photographies de femmes seules sur les pages d’accueil. Vitrine de ce que le site propose comme modèles de relations, lorsque la page d’accueil d’un site montre une femme seule qui regarde la caméra, une telle représentation permet de supposer que le public cible est masculin. En ce sens, les sites de rencontres ne s’adressent pas de manière uniforme aux hommes et aux femmes. Les sites de niche ethnique de CupidMedia et Worldsinglesnetworks présentent des pages d’accueil standardisées sur lesquelles se trouve très souvent en photographie principale une jeune femme racisée seule, disponible et souriant à la caméra. Sur CupidMedia, c’est le cas pour 25 des 36 sites répertoriés. On peut voir dans ces sites industriels des cas limites, caricaturaux. Cependant, le caractère systématique de ces images sur la quasi-totalité des sites de niche ethnique et la fréquence de ces choix visuels sur des sites généralistes indiquent une certaine étendue du phénomène. Par exemple, la page d’accueil d’EliteSingles, site qui insiste beaucoup sur sa respectabilité et le sérieux de sa clientèle, présente une femme seule souriant à la caméra[3]. Sur plus de 100 sites hétéro-orientés que nous avons observés, aucune photographie principale de page d’accueil n’a présenté un homme seul. Quand ce n’est pas une femme seule, l’image principale expose un couple hétérosexuel, dans plusieurs positions possibles : homme et femme côte à côte, s’embrassant ou se regardant comme sur eHarmony, ou, pose très répandue, femme sur le dos de l’homme comme sur BeSocial, Proximeety, QuebecRencontres, ou encore InterracialCupid, un des sites de CupidMedia.

Pour Hakim (2010), les femmes sont visibles de cette manière, mises en avant pour la promotion de produits, ici la promotion de l’abonnement au site, en raison du capital érotique dont elles disposent; leur apparence physique, leur beauté, mais aussi leur sensualité, leur charisme, leur langage corporel ont une valeur propre, un pouvoir de nature purement érotique qu’elles performent, comme on travaille à optimiser son capital social, économique ou culturel au sens de Pierre Bourdieu (1979). Comme tout capital, chaque personne en dispose, mais les femmes seraient nettement avantagées. La raison de cet atout résiderait dans la prémisse principale de Hakim (2010 : 505) selon laquelle les femmes s’intéresseraient moins à l’érotisme et à la sexualité que les hommes. Selon l’auteure, les femmes rechercheraient moins l’activité sexuelle que les hommes et disposeraient donc d’un capital érotique plus élevé, c’est-à-dire qu’elles pourraient davantage utiliser leurs attraits physiques et leur présentation de soi pour servir des objectifs économiques ou sociaux. La demande de rencontres et de relations serait plus forte chez les hommes et l’offre d’érotisme considérée comme plus rare. Les femmes détiendraient donc ce pouvoir sur les hommes, car d’elles et de leur bon vouloir dépendrait la satisfaction des hommes, prêts à payer pour de l’érotisme. Hakim théorise ainsi le capital érotique comme quatrième source de négociation dans les relations sociales, aux côtés des capitaux économique, social et culturel. Dans le cas des sites de rencontres, cela se traduit par une vitrine qui présente une femme regardant la caméra et qui s’adresse donc à une clientèle masculine hétérosexuelle qui sera prête à payer un abonnement pour avoir accès à de la sexualité.

La prémisse du moindre intérêt féminin pour le sexe et tout ce qui est lié à l’érotisme et à la sensualité se reflète sur les sites de rencontres lorsqu’ils exposent des photographies de femmes seules sur des sites destinés tant à des hommes qu’à des femmes. Contrairement à ce que Hakim avance, c’est aussi une prémisse de la culture sexuelle dominante, propre à un modèle de marché matrimonial traditionnel. Selon ce modèle, les hommes sont activement à la recherche de femmes qui, elles, constituent des biens d’échange sur ce marché. On reconnaît ici le système de l’échange économico-sexuel explicité par Paola Tabet (2004 : 51) :

Et on pourra considérer l’unidirectionnalité de l’échange économique – le passage constant ou largement prévalent du don ou rémunération, quelle qu’en soit la forme, de l’homme à la femme – d’un côté comme indicateur important de l’inégalité entre les sexes, de la différence de leur pouvoir, et d’un autre côté comme un élément essentiel dans la transformation de la sexualité féminine en sexualité de service.

Cette sexualité de service se traduit par les représentations de la sexualité féminine comme passive, voire réticente, à l’inverse d’une sexualité masculine active et chasseuse. La réticence à la sexualité pour les femmes versus l’appétit sexuel des hommes est au centre de ce système, et c’est le même système que Hakim qualifie d’avantageux pour les femmes. À ce titre, Hakim désigne les occupations féminines telles celles de geisha ou de courtisane comme des activités qui font appel précisément au capital érotique féminin. Elle fait référence à plusieurs statistiques qui démontrent le recours des hommes à des services sexuels payants en comparaison de la quasi-absence de ce recours pour les femmes (Hakim 2010 : 506) :

In Spain, 25 % of men, married and single, buy sexual services, compared to only 1 % of women [...] A study of the users of websites for extramarital affairs found that men outnumber women by over 10 to 1; that women’s erotic power is highly valorized in this context; that women have the upper hand in choosing lovers; and that men (especially older men) must work hard to please and be generous to compensate for low erotic capital.

Ces données constitueraient, selon Hakim, une preuve que la sensualité, l’érotisme et la sexualité sont des éléments que les femmes maîtriseraient parce qu’elles n’y ont pas un intérêt particulier, tandis que les hommes en raffolent (voire en auraient naturellement besoin).

Sans contredire ce constat d’une distribution genrée des rôles dans le processus d’échange économico-sexuel, nous notons avec étonnement l’absence de référence à un système patriarcal et aux conditions qui entourent l’existence d’un système de marchandisation sexuelle organisé, pensé et géré par et pour des hommes. En effet, Hakim rejette d’emblée toute analyse féministe (2010 : 512) : « les féministes », empêtrées dans un ascétisme puritain anglo-saxon qui ne voit que des pièges dans les concepts de beauté et de plaisir, auraient réduit tous les hommes à des prédateurs sexuels et l’hétérosexualité à de la prostitution. Le modèle de l’échange économico-sexuel unilatéral doit pourtant être conçu comme un continuum large, nuancé et complexe. Les différents types de relations hétérosexuelles s’inscrivent sur des points parfois extrêmement éloignés de ce continuum et présentent des instances plus ou moins explicites du système sexe/genre au sens de Gayle S. Rubin (1998)[4]. Il n’implique pas d’être farouchement antisexe, mais d’analyser un système de régulation de la sexualité.

Pour nous, la redondance systématique des images de femmes seules sur les pages d’accueil des sites de rencontres s’inscrit pleinement sur le continuum du modèle de l’échange économico-sexuel. Ces images sont génériques, au sens où l’ensemble des sites hétéro-orientés propose une variété limitée et répétée de contenu visuel : la femme seule et le couple hétérosexuel dans des positions suggérant un nombre réduit de scénarios de relations génèrent un horizon de sens automatique et univoque. Cette politique du visuel révèle les présupposés d’une organisation de la rencontre amoureuse et de la sexualité où hommes et femmes n’entretiennent pas des rapports réciproques et égalitaires. Le ciblage implicite d’un public masculin s’inscrit dans une idéologie hétérosexiste qui attribue aux hommes le pouvoir de choisir leur conjointe, d’être à l’initiative de la formation du couple, et ce, au travers d’une transaction économique (tous les sites de rencontres observés sont payants, que ce soit en totalité ou pour quelques services seulement). C’est là une occurrence du continuum de l’échange économico-sexuel théorisé par Tabet. La prémisse de Hakim s’inscrit bien dans un système de représentations qui n’est pas anodin ni anecdotique (« l’histoire a prouvé que les femmes aiment moins le sexe que les hommes »). Si nous tenons compte du poids théorique et politique de l’affirmation qui fonde l’ensemble de son raisonnement, la mise en avant d’images de femmes n’a pas la signification que Hakim voudrait lui conférer. Elle induit une répartition genrée de l’action et de la passivité qui fait qu’on ne peut pas parler d’égalité dans la gestion du capital érotique.

Le modèle de l’échange des capitaux : une idée progressiste et lucide?

De cette prémisse de rapport différent à la sexualité selon le genre découle une théorie de l’échange des capitaux entre hommes et femmes : capital économique ou social, ou les deux à la fois, de l’homme contre capital érotique de la femme (Hakim 2010 : 507). Hakim considère cette équation comme novatrice et révolutionnaire, au point que les hommes tenteraient de cacher aux femmes le fait qu’elles disposent de ce capital, de peur qu’elles l’utilisent à leur avantage (ibid. : 510). Les « féministes » elles-mêmes auraient échoué à en reconnaître l’existence, trop occupées à dénigrer l’hétérosexualité considérée comme irrévocablement encastrée dans des rapports de domination patriarcale (ibid.).

Pourtant, dès les années 80, des auteurs de la sociologie du couple et de la famille théorisent cet échange de capitaux comme une pratique toujours d’actualité dans une société qui a dépassé le modèle matrimonial traditionnel. François de Singly (1987 : 196) conçoit un modèle basé sur « l’équivalence sociale et la “ complémentarité ” sexuelle ». Pour lui, hommes et femmes n’échangent pas des capitaux de même nature mais de valeur équivalente. Le capital féminin, qui est « l’excellence esthétique », s’échangera contre le capital masculin, « l’excellence sociale » (Singly 1987 : 198). Plus tard, Michel Bozon et François Héran (2006 : 153) décrivent le « réalisme social » des femmes qui les ferait tendre vers l’hypergamie, soit la recherche d’un homme socialement mieux classé qu’elles. Cette préférence serait induite par une conscience sexuée du marché matrimonial : les femmes auraient le sens de leur place sur ce marché et des enjeux de la mise en couple, et accepteraient une certaine « domination consentie » (ibid. : 105). Celle-ci trouverait un lieu d’expression privilégié dans l’écart d’âge statistique entre les partenaires. L’âge pour la femme n’a qu’une valeur physique et se voit donc dévalué avec le temps (ibid. : 141), tandis que chez l’homme l’âge est synonyme d’une position sociale (ibid. : 145). Le double standard apparaît sur les sites de rencontres hétéro-orientés où les écarts d’âge proposés automatiquement selon qu’on a un profil masculin ou féminin sont très significatifs. Sur EliteSingles, un compte masculin se voit proposer par défaut une recherche de partenaire de dix ans de moins à cinq ans de plus que lui, tandis que, pour un compte féminin, la tranche d’âge suggérée varie de trois ans de moins à sept ans de plus. Loin d’être innovante, la position de Hakim s’insère ainsi dans une pensée sociologique préexistante, non critique et profondément ancrée dans la culture dominante.

Le fonctionnement des sites de rencontres pour sugar daddies et sugar babies résonne fortement avec cette conception des relations entre hommes et femmes. Leur stratégie commerciale repose sur un discours qui propose une définition des relations comme contrat avec intérêts mutuels, selon une logique rationalisante restée longtemps taboue et qui se trouve mise au grand jour. Ces sites mettent en contact des hommes riches plus âgés et des femmes jeunes à la recherche de soutien financier pour établir des relations fondées sur un échange de services : le soutien financier de l’homme contre la compagnie de la femme. La nature de l’échange peut prendre de multiples formes, n’implique pas nécessairement de rapports sexuels ni de transaction financière proprement dite; l’élasticité des termes de la relation permet aux sites qui lui sont consacrés de se défendre de toute forme de proxénétisme. Le site américain SeekingArrangement, référence dans le domaine, promeut son caractère moderne et progressiste; il offre des relations fondées sur les intérêts de chaque partie et non sur des sentiments amoureux purs, sans objectifs déclarés. Ce modèle d’arrangements mutuellement avantageux (mutually beneficial arrangements) est présenté comme lucide et transparent, mais aussi comme égalitaire : chaque protagoniste y trouve son compte[5].

Les sites pour sugar daddies et sugar babies semblent ainsi constituer une matérialisation des théories de l’échange de capitaux entre homme et femme telles que nous les avons exposées ci-dessus. La mise en couple y est présentée comme la réalisation concrète de la complémentarité entre le capital social et économique de l’homme et le capital érotique de la femme et comparée à une relation d’affaires[6] :

In business, partners sign business agreements that outline their objectives and expectations. Likewise, romantic relationships can only work if two people agree on what they expect, and what they can give and receive from each other.

Contrairement à ce que dit Hakim, le pouvoir érotique des femmes conçu comme outil de négociation à des fins économiques et sociales n’est pas un secret bien gardé des hommes. Conforme au discours lucide de SeekingArrangement, cette vision des sugar babies comme de jeunes femmes intelligentes de bonne compagnie, souvent étudiantes, correspond aux dimensions d’entregent et d’intelligence sociale du pouvoir érotique décrit par Hakim (2010 : 500).

Une grande partie de la littérature anglophone consacrée aux sites de rencontres porte sur les comportements genrés des usagers et des usagères. On y trouve les données communes déjà présentes dans les analyses de Singly ou de Bozon et Héran, notamment :

  • sur l’importance de l’attractivité physique pour les hommes et de l’attractivité économico-sociale pour les femmes (Abramova et autres 2016);

  • sur la recherche de partenaires plus jeunes pour les hommes et plus âgés pour les femmes (Alterovitz et Mendelsohn 2009; Hitsch, Hortaçsu et Ariely 2010; McWilliams et Barrett 2014);

  • sur la recherche de relations brèves pour les hommes et durables pour les femmes (Gunter 2008).

Ces écrits s’inscrivent davantage dans le champ des études sur le Web (web studies) ou des études en économie, en marketing et en psychologie. Il s’agit d’approches statistiques qui concernent l’utilisation des sites. Notre critique ne porte pas sur la prévalence ou non de comportements genrés sur les sites de rencontres, mais sur le rôle des sites eux-mêmes comme espaces normatifs et sur la manière d’aborder une telle réalité statistique. Nous pouvons constater l’existence de l’échange de capitaux, reconnaître l’agentivité et le consentement éclairé des deux parties, l’usage de leurs forces respectives et les « contrats avec bénéfices mutuels ». L’interprétation qu’en fait Hakim, comme un pouvoir égal, transversal et indépendant de tous rapports sociaux de domination suppose néanmoins des implications théoriques et politiques importantes.

Les implications du concept de capital érotique : la dépolitisation du privé et la naturalisation des rapports de domination

Angela McRobbie (2004) présente le postféminisme comme un courant de pensée véhiculé par les formes de la culture populaire telles que le cinéma et les messages publicitaires. Les sites de rencontres font partie des supports privilégiés du discours postféministe. Celui-ci se développe avec l’entrée, au courant des années 90, du féminisme dans le sens commun. Allant de soi et tenu pour acquis, il laisse place à des représentations de l’émancipation féminine comme trajectoire individualisée et même libérée du carcan politique féministe (McRobbie 2004 : 260) :

There is quietude and complicity in the manners of generationally specific notions of cool, and more precisely an uncritical relation to dominant commercially produced sexual representations which actively invoke hostility to assumed feminist positions from the past in order to endorse a new regime of sexual meanings based on female consent, equality, participation and pleasure, free of politics.

Le postféminisme flirte ainsi subtilement avec l’antiféminisme et s’insère dans des discours qui dominent par l’entremise de formes culturelles comme le cinéma ou la littérature de la psychologie populaire, dite « psycho-pop » (pop psychology). Cette culture du courant de pensée majoritaire promeut une émancipation sexuelle féminine par l’appropriation féminine du plaisir sexuel en soi, la conquête du « sexe-loisir » (Kaufmann 2010 : 195). Elle semble aller à l’encontre de la théorie du capital érotique qui présuppose un moindre goût pour la sexualité chez les femmes et l’utilisation de ce moindre intérêt comme outil de négociation, par la grève du sexe par exemple (Hakim 2010 : 508). Hakim partage pourtant avec ce discours le rejet d’un féminisme qui serait antisexe, anticouple, antiféminité, antihétérosexualité, un féminisme castrateur, voire pudibond (ibid. : 511). Elle proclame l’avènement d’une conception inusitée de la sexualité et s’appuie, dans le même temps, sur un modèle conjugal traditionnel, hétéronormatif et conservateur. Nous retrouvons dans sa théorie ce double imbroglio entre, d’une part, la présence de valeurs néoconservatrices en ce qui concerne le genre, la famille et la sexualité et, d’autre part, une libéralisation des styles de vie qui permet une plus grande tolérance relativement à leur diversité, une éthique de la liberté qui refond l’éventail des possibles en matière de sexualité et de vie conjugale et familiale (McRobbie 2004 : 255-256). Les conséquences théoriques et politiques de la théorie du capital érotique, comme celles de l’idéologie postféministe, sont notamment une individualisation et une dépolitisation des enjeux de rapports de genre. Les sites de rencontres incarnent et véhiculent autant les valeurs de la théorie du capital érotique que celles du discours postféministe. En affirmant que le capital érotique est transversal, Hakim naturalise les phénomènes sociaux et l’histoire (Wittig 1980a : 77) qui a mené à une répartition genrée des capitaux économique, social, et érotique.

La naturalisation des catégories « homme » et « femme » et des rapports de domination à l’oeuvre entre ces deux catégories (Wittig 1980a : 77) ne va pas sans une négation du contenu proprement politique de la sexualité et une relégation de celle-ci au rang de phénomène intime. Faire de la sexualité une réalité privée, et non un objet social, constitue une pratique hégémonique privilégiée (Berlant et Warner 1998 : 559). Nous concevons la sexualité comme un champ de pouvoir, social et historique et dont la relégation au domaine de l’intime est une construction qui soutient l’hégémonie hétérosexuelle (et masculine) dans la sphère publique. L’hétérosexualité est un régime politique, et « vivre en société, c’est vivre en hétérosexualité » (Wittig 2001 : 82-83). La dépolitisation et la banalisation du système hétérosexuel permettent le maintien de l’hétérosexualité comme contrat social (ibid.). La déclaration selon laquelle les femmes s’intéressent moins à la sexualité que les hommes qui, eux, sont prêts à payer pour cela, lorsqu’elle se présente comme une simple donnée, propulse la sexualité hors du champ politique et dans le domaine des activités individuelles dépourvues de signification sociale.

La sexualisation de la race et la racialisation de la sexualité : le capital érotique envisagé de manière intersectionnelle

La question de l’érotique et du désirable est donc traversée par des rapports de pouvoir propres à une hégémonie hétérosexiste, et la théorie queer, qui conçoit la sexualité comme levier de contrôle social dans l’espace public (Clarke 2000; Cervulle et Rees-Roberts 2010; Cervulle 2014), aide à concevoir le caractère social et politique du capital érotique. Les approches de Maxime Cervulle (Cervulle et Rees-Roberts 2010; Cervulle 2014) et d’Eric O. Clarke (2000) exposent et réactualisent la notion d’espace public comme entité qualitative au sein de laquelle toute appartenance ou toute représentation d’un groupe social dépend de la correspondance de celui-ci à des normes, celles du public hégémonique hétérosexuel, et suppose un processus d’assimilation à cet ensemble de normes. Si leurs analyses portent sur l’assimilation des sexualités queers, elles sont applicables aux représentations des sexualités hétérosexuelles féminines qui constituent des sexualités tout aussi déviantes et menaçantes pour un système hétérosexiste.

Dans ce cadre d’analyse, le capital érotique est modelé par un ensemble de contraintes de genre et de sexualité, mais également par d’autres rapports sociaux. Au cours de nos recherches, l’ethnicité et la race sont apparues comme niche principale du marché des rencontres en ligne et ont hautement participé à la construction d’une analyse intersectionnelle des scénarios de l’érotique[7]. Nous avons eu recours aux concepts d’ethnicité selon Danielle Juteau (1999) et de race tel que le définit Colette Guillaumin (1972), considérant ces rapports sociaux comme distincts, bien qu’ils soient toujours coprésents et nécessaires à une compréhension intersectionnelle des enjeux de rapports de pouvoir à l’oeuvre sur les sites de rencontres. Nous tenions à distinguer les manières dont les sites font appel à des catégories raciales, avec les significations accordées à des caractéristiques physiques, et à des catégories ethniques, lorsqu’ils font référence à des aspects culturels associés à des origines géographiques. Les sites de niche opèrent un ciblage ethnique explicite, mais qui ne va pas sans une circonscription de la sexualité en termes de race, c’est-à-dire selon des critères physiques associés à certains groupes sociaux ainsi qu’un imaginaire issu des mêmes aspects physiques. Il s’avère d’autant plus important de garder le concept de race que les sites de rencontres produisent un discours dont la composante visuelle est notable. Les photographies étudiées sur les sites de niche représentent des personnes racisées, c’est-à-dire présentées au public en raison (uniquement) de caractéristiques physiques associées à une position spécifique dans les rapports sociaux de race. Ainsi, s’il y a production de l’ethnicité, on trouve aussi invocation de la race et racialisation du groupe circonscrit. Les sites de niche dont il est question plus bas opèrent donc un ciblage ethnique et racial. La notion de race, en ce sens, se révèle primordiale pour une analyse intersectionnelle des représentations de l’érotisme et de la sexualité.

Les sites généralistes ciblent implicitement un groupe ethnique, soit un public blanc occidental. À la manière dont la présomption d’hétérosexualité (Butler 2005) caractérise ces sites, on peut parler d’une présomption de blancheur. Celle-ci exprime un racisme systémique. Sur les sites de rencontres, elle se donne à voir dans la construction d’un client blanc par défaut. La présomption de blancheur ne signifie pas que l’appartenance ethnique est ignorée : c’est au contraire un critère fondamental de la recherche. En témoigne son omniprésence dans les questions de base concernant la description de soi et du type de personne recherché, aux côtés de l’âge, du sexe, de l’orientation sexuelle, du statut relationnel et parfois de l’emploi. L’ethnicité est un élément déterminant de l’identité et un facteur de discrimination actif. L’altérité assignée à la population non blanche se transfère dans les représentations de la sexualité : la sexualité « générale », « normale », serait réservée aux personnes blanches, tandis que celle des personnes racisées relèverait du spécifique.

Ce spécifique, nous le remarquons dans la prédominance des sites de niche ethnique. Les compagnies du marché des rencontres en ligne CupidMedia, PeopleMedia, WorldSinglesNetwork et Dating Factory produisent une majorité de sites spécialisés à caractère ethnique et racial. Certes, l’existence de ceux-ci témoigne d’une reconnaissance de la différence, mais elle offre une circonscription des ethnicités non blanches comme étant la spécificité, le minoritaire, contrairement au « blanc » qui est sous-entendu sur les sites apparemment généralistes. Ces sites sont une illustration fidèle de la niche dans le marché des sites de rencontres. L’objectif consiste à viser une population et aussi à en créer les contours : il y a alors non seulement mobilisation, mais également production de l’ethnicité (Diminescu et autres 2010 : 28). Ce ne sont plus les différentes ethnicités qui sont ciblées, mais bien l’ethnicité en tant que ce qui n’est pas blanc. Le caractère standardisé des sites le montre bien : les 29 sites ethniques de CupidMedia ne diffèrent entre eux que par le titre et la photographie principale. Le graphisme, le fonctionnement, l’architecture et la présentation des sites sont identiques, qu’il s’agisse de Muslima.com, de Latinamericancupid.com ou encore de Russiancupid.com. Ceux-ci ciblent des populations originaires d’Afrique, d’Asie, d’Amérique centrale et latine ainsi que d’Europe de l’Est. L’ethnicité comme niche constitue alors un critère supposément culturel, vidé de son contenu, une marque définie par opposition à une non-ethnicité, universelle, blanche. Beaucoup plus frappante sur les sites de niche ethnique que sur les sites généralistes, la présence d’une jeune femme seule, de style mannequin, regardant la caméra sur les photographies des pages d’accueil standardisées de CupidMedia et de WorldSinglesNetwork est systématique; elle concerne 25 des 36 sites de CupidMedia et 13 des 15 sites de WorldSinglesNetwork. Nous trouvons sur ces sites le ciblage implicite d’un public masculin, auquel vient s’ajouter un rapport social de race dans le modèle de la relation d’échange économico-sexuel, comme le soulignent les titres qui accompagnent les photographies : « Beautiful Chinese women await you[8] », ou bien le titre standard et tout aussi suggestif « Find your Colombian beauty[9] », qui se décline en de multiples ethnicités : dominicaine, philippine, indonésienne, latine, russe, thaïlandaise, ukrainienne, asiatique, africaine exotique ou simplement étrangère. L’objectification des femmes racisées se manifeste dans certaines variations du texte de présentation des sites. Carribeancupid.com l’affirme dès la première phrase : « we have connected thousands of Caribbean women with their matches from around the world[10] »; c’est aussi le cas du site Ukrainedate.com : « UkraineDate has connected thousands of singles with Ukrainian women from all over the world[11] ». La présentation de Russiancupid.com illustre cette précision avec encore plus d’insistance[12] :

With over 1.5 million singles available online, you have more chances of meeting the Russian woman of your dreams on RussianCupid than anywhere else. Whether you like blondes or have a preference for brunettes from Russia, you can easily browse through 1000s of personals to find the perfect lady for you.

La sexualisation et l’objectification opérées ici s’adressent à un client masculin hétérosexuel mais aussi blanc. En effet, si ces sites sont présentés comme sites intracommunautaires, de nombreux signes indiquent une orientation différente. Les photographies de couples, qui accompagnent les histoires de réussites en bas des pages d’accueil des sites Asiancupid, Afrointroductions, Carribeancupid, Chinalovecupid, Thaicupid et d’autres, suggèrent aussi des rencontres interraciales, et ce, toujours entre une femme de l’ethnicité du site et un homme blanc. Ces témoignages fonctionnent comme des modèles de couple à reproduire. La mise en vedette des couples interraciaux suit systématiquement une distribution genrée de l’ethnicité : l’autre est l’objet de la recherche et non pas son sujet, elle est ethnicisée et cette ethnicité recherchée se révèle sexuée et sexualisée. Une telle « distribution internationale du genre » (Diminescu et autres 2010 : 42) autorise les hommes (blancs) à transgresser les codes des sites communautaires et cloisonne les femmes dans leur identité ethnique et raciale. Les choix de présentation de CupidMedia participent ainsi d’une organisation genrée et racisée de l’hétérosexualité et nous permettent d’esquisser, de par leurs signes grossiers, les traits d’un système de contrôle sexuel intersectionnel. Les rapports de genre et de race à l’oeuvre sont indissociables de rapports de classe et d’âge : ces sites entendent mettre en contact des femmes jeunes, racisées, originaires de régions pauvres ou vivant dans celles-ci, avec des hommes blancs, plus âgés et aisés financièrement. En créant plusieurs profils sur le site Afrointroductions, nous avons pu confirmer ces présuppositions de genre, d’âge et de race. Comme femme racisée, nous étions invitée à chercher des hommes majoritairement blancs jusqu’à 26 ans plus âgés que nous. Comme homme blanc, nous nous voyions proposer exclusivement des profils de femmes noires, jusqu’à 23 ans plus jeunes. L’intersection des rapports de genre, de race, d’ethnicité, de classe, de sexualité et d’âge est criante. Au croisement de ces rapports de pouvoir, la figure de la femme racisée est associée à une sexualité intrinsèquement ouverte, disponible et accessible.

L’observation de ces sites, qui agissent comme un miroir grossissant des logiques à l’oeuvre sur tous les sites de rencontres, permet d’esquisser un portrait du processus de contrôle des sexualités opéré au travers des rapports de genre, de classe, de race, d’âge et de sexualité. Le désirable est bien centré sur les femmes, mais lorsqu’il est question de savoir qui en définit les paramètres et pour qui ceux-ci sont définis, force est de constater que celles-ci sont loin d’être des agentes uniques et performatrices en contrôle exclusif de leur capital érotique. Les discours des sites de rencontres, par leurs images, leurs textes, leur fonctionnement, démontrent une logique d’échange, mais ce dernier est fondé sur des caractéristiques sociales imposées, des rapports sociaux préexistants. Ainsi agit le rapport de genre : toutes les femmes sont présentées comme « à voir », sur l’écran et non derrière l’écran, avec ce que cela implique comme présupposé de rapport à la sexualité et de rôle dans la relation hétérosexuelle. Toutes les relations hétérosexuelles présentées sur les sites de rencontres se situent quelque part sur le continuum de l’échange économico-sexuel. La réciprocité des rapports et l’explicitation de la nature de l’échange varient néanmoins en fonction d’autres critères. Les sites généralistes, « sérieux », vitrines de la relation romantique, présentent des femmes majoritairement blanches comme protagonistes de scénarios de relation amoureuse durable. L’insertion de rapports sociaux d’âge et de classe fait basculer le scénario dans un tout autre registre, comme en témoignent les sites de sugar daddies et de sugar babies. À l’intersection de ces rapports sociaux de genre, d’âge et de classe et du rapport social de race se trouve un scénario de relations hétérosexuelles très spécifique. Si les femmes blanches des sites généralistes sont présentées et valorisées comme ayant une vie personnelle et professionnelle par-delà la recherche d’un partenaire, les femmes racisées sont associées à des modèles de rencontre qui les présentent comme détentrices d’un capital unique, le capital érotique, qui leur est attribué de par leur catégorisation raciale. Les critères de désirabilité tels qu’ils sont censés constituer une source de pouvoir pour les femmes ont de fortes chances d’être définis sur ces sites par des hommes blancs, même lorsqu’ils produisent des sites visant des publics ethnicisés.

La désirabilité a un genre et une couleur, et ses critères – ainsi que ceux qui constituent l’érotique – ne sont pas décidés par les personnes censées performer l’érotique. L’érotisation de l’ethnique conçu comme autre et l’exotisation des sexualités ethnicisées produisent des scripts sexuels et des scénarios de relations possibles très précis. La présomption d’hétérosexualité prédomine toujours, mais avec une exclusion du schème conjugal dominant (celui du couple « classique » visible sur les sites dits généralistes) pour les femmes racisées. Tandis que les femmes blanches peuvent être présentées comme jeunes professionnelles ou étudiantes, les femmes racisées doivent tirer leur pouvoir érotique presque uniquement de leurs caractéristiques ethniques et raciales. Celles-ci deviennent des critères sexuels et esthétiques définis par des personnes extérieures au groupe ethnique auquel elles sont censées appartenir. Les sites de niche reproduisent donc un modèle de proxénétisme international, avec une répartition sexuelle et raciale des rôles de qui voit et qui est vue, qui paie et qui reçoit, de même qu’ils renvoient à un imaginaire propre à la culture pornographique, invoquant le fantasme sexuel de la femme exotique. La théorie de l’intersectionnalité de Patricia Hill Collins (2005), pour qui l’assignation à un type de sexualité selon la race est fondée sur la coconstruction des idéologies raciste et hétérosexiste, est ici illustrée. Les femmes noires (et, plus largement, racisées) et leur sexualité sont d’autant plus soumises à l’idéologie hétérosexiste que l’idéologie raciste tend à définir les personnes noires par une hyper hétérosexualité intrinsèque (Collins 2005 : 97).

L’argumentaire provocateur de Hakim nous pousse à nous interroger sur les conditions d’une analyse féministe de l’hétérosexualité et sur la question de l’agentivité de toutes les parties dans les occurrences diverses d’échange économico-sexuel. Elle ignore cependant l’apport des pensées queer de même que féministe radicale et intersectionnelle qui se penchent sur la question de la sexualité depuis longtemps, ainsi que le système social et les rapports de pouvoir dans lesquels s’insèrent ces enjeux de sexualité et de pouvoir. Une théorisation ainsi déracinée du contexte social dans lequel elle s’inscrit constitue un danger pour la pensée critique en naturalisant un modèle d’échange économico-sexuel ancré dans un système de domination masculine[13]. À travers le médium d’interprétation de la culture populaire dominante en matière de sexualité que constituent les sites de rencontres, il est aisé de constater la manière dont le « pouvoir érotique » célébré par Hakim est traversé par des rapports sociaux de genre, de classe, de race, d’ethnicité, de sexualité et d’âge. Il est donc impératif d’envisager ce concept sous un angle intersectionnel qui permette de décortiquer la coconstitution et l’interdépendance de ces « vecteurs de pouvoir » (Bilge 2015 : 15) à l’oeuvre dans la performance et les représentations du pouvoir érotique.