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Au total, 33 voix d’auteures féministes québécoises s’unissent dans le Dictionnaire critique du sexisme linguistique, dirigé par Suzanne Zaccour et Michaël Lessard, afin de mettre en lumière certains usages d’une langue française qui « blesse par des expressions sexistes, racistes, lesbophobes, transphobes, grossophobes, capacitistes et spécistes trop souvent banalisés » (p. 11).

L’emploi du féminin ou encore l’écriture non genrée de la langue française est d’une grande actualité depuis les dernières années, suscitant parfois des vagues de remontrances en raison d’un attachement à l’emploi d’un masculin prétendument neutre. Dans une volonté de participer à cette réflexion, des grammaires sur l’écriture inclusive garnissent de plus en plus les tablettes des librairies et des bibliothèques comme en témoigne le Manuel de grammaire non sexiste et inclusive, le masculin ne l’emporte plus! également publié par Zaccour et Lessard (2018).

Or, la lecture de l’ouvrage faisant l’objet de la présente recension prouve que cette entreprise en vue de rendre la langue française plus inclusive par différentes méthodes doit également s’accompagner d’une réflexion sur les termes et les expressions employés communément. Si le sexisme induit par l’écriture de « 26 auteurs » malgré la présence d’un seul homme et de 25 femmes se révèle facilement perceptible, en est-il de même lorsque nous écrivons les mots « jacasser », « lessivée », « querelle » ou encore « universel »? L’ouvrage le prouve bien. Pour en faire la preuve, il contient 33 courts chapitres portant chacun sur un mot ou une expression que l’on revisite pour en démontrer la participation au sexisme linguistique normalisé de la langue française. Les employer de manière indue a pour effet que l’« on se retrouve malgré soi à perpétuer des stéréotypes de genre, à rendre invisibles les violences faites aux femmes et à renforcer la division sexuelle du travail – tout le contraire de ce que l’on voudrait faire! » (p. 11).

Parmi les entrées composant l’ouvrage, nous pouvons déjà, par le simple examen de la table des matières, repérer des termes qui exhibent un sexisme d’une manière plus évidente tels que « chienne », « frigide » ou encore « sauvagesse » que d’autres mots couramment employés dans le quotidien tels que « jacasser », « indisposée » ou encore « facile ». Dans tous les cas, ils éclairent des processus inconscients du sexisme de la langue française.

Ces formules creuses ressassées atténuent la portée et l’implication des enjeux réellement représentés par le terme ou l’expression. Le chapitre magnifiquement rédigé par Sandrine Ricci sur le terme « Abus » exemplifie bien cette réalité. Parler d’abus sexuel pour dénoncer une violence infligée est en fait adopter « une approche euphémique et dépolitisée de la violence patriarcale » (p. 18). À l’instar des stratégies lexicales euphémisantes, les actantes et les actants de cette violence, essentiellement des hommes, sont gardés dans l’ombre.

Certaines entrées, telle « Indisposée », témoignent du fait que le « féminin » est souvent entaché ou perçu dans la langue comme impur (p. 105). Ainsi que l’affirme Catherine Mavrikakis, un nombre impressionnant d’expressions sont mises en oeuvre pour voiler la réalité qu’elles pointent réellement : les menstruations (p. 104). Dans une logique de la pudeur, on dira notamment d’une femme menstruée qu’elle est indisposée, qu’elle a ses Anglais, sa rue barrée (!), ses coquelicots, etc. Ces stratégies euphémiques mobilisées entrent dans le vocabulaire courant pour éviter de parler de « la femme qui saigne » et reflètent, par le fait même, un mépris évident (p. 104).

Signalons également que les auteures sollicitées, et les termes ciblés dans l’ouvrage, traduisent un souci de diversifier les voix incluses au projet. Cette volonté se trouve signalée d’emblée dans l’introduction de l’ouvrage lorsque Zaccour et Lessard affirment inscrire leur démarche dans une « perspective féministe intersectionnelle » (p. 12). En effet, outre qu’elle affiche un sexisme patent, la langue française exhibe un racisme évident. Comme le mentionne Dalila Awada, auteure du chapitre sur le terme « Voile », l’islamophobie genrée se manifeste en partie par le langage (p. 222). Le poids et le choix des mots participent certainement à cette islamophobie décomplexée, mais c’est également la récurrence des discours et des opinions envers les musulmanes qui nourrit l’hostilité à leur égard. Ces procès publics, dit-elle, dérobent l’identité. Dans une réflexion analogue, Widia Larivière, auteure du chapitre sur le terme « Sauvagesses », affirme que les stéréotypes coloniaux et patriarcaux véhiculés par le langage font partie intégrante de l’identité de plusieurs femmes autochtones. Dans cette perspective, leur image se construit souvent par la mise en opposition de catégories stéréotypées telles « la princesse autochtone exotique » et « la sauvagesse » ou encore la « bonne Autochtone » et la « mauvaise Autochtone » (p. 189).

En plus d’un contenu riche et diversifié, la manière dont les auteures abordent celui-ci s’avère fort variée d’un chapitre à l’autre, certains textes ayant été parfois rédigés avec plus ou moins de profondeur. Or, cela ne nuit pas à l’ensemble de l’ouvrage. La pluralité des approches nous semble, au contraire, souhaitable et constitue l’une des forces de l’ouvrage. Elle témoigne du degré de marge de manoeuvre octroyée aux auteures, mais s’inscrit aussi en toute cohérence avec l’esprit qui anime le public auquel se destine l’ouvrage. La question du sexisme ordinaire qui passe par la langue aurait cependant avantage à toucher le lectorat le plus vaste possible.

Présentant une analyse fouillée d’une langue qui fait mal aux femmes et qui participe à une normalisation de la violence à leur égard d’une manière bien plus insidieuse qu’elle ne le laisse parfois voir, cet ouvrage se révèle en effet un outil pédagogique idéal pour un vaste public plus ou moins outillé sur ces questions. À travers les pages de l’ouvrage, l’action de mesurer davantage le poids des termes employés lorsqu’on s’exprime ou lorsqu’on écrit prend la forme d’une démarche de résistance au sexisme ordinaire. En ce sens, l’ouvrage de Zaccour et Lessard ouvre un dialogue engageant qui autorise très certainement la réflexion de son lectorat. Outre la dénonciation d’une situation, il propose des solutions en vue de retrouver la dignité d’une langue qui a trop longtemps tenu à l’écart les femmes. Une réalité qui est encore plus visible pour les femmes racisées ou membres de la diversité sexuelle et de genre (voir les textes de Dalila Awada, de Widia Larivière et d’Ashley Paré).

Dans son intention de conscientiser les lectrices et les lecteurs à l’idée que la langue française foisonne d’expressions qui entravent la possibilité de rendre compte directement des réalités vécues par les femmes, le projet porté par l’ouvrage ne saurait – et ne doit pas – laisser personne dans l’indifférence.