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Dans son ouvrage intitulé Être mère xviiie-xxie siècle, Patricia Ménissier propose une sorte de synthèse de l’histoire de la maternité depuis le xviiie siècle, articulée autour de trois dimensions : ses représentations dans la peinture et la littérature, les discours auxquels elle a donné lieu et le « vécu » des mères. Chacune de ces dimensions fait l’objet d’un (très long) chapitre reposant essentiellement sur l’expérience française, avec, ici ou là, des comparaisons avec les États-Unis et l’Allemagne, notamment. L’objectif de l’ouvrage est de montrer la manière dont les identités féminine et maternelle ont été amalgamées ou, au contraire, dissociées à travers le temps et suivant quelles modalités. Si l’ouvrage, qui s’appuie sur des études, n’apporte guère de connaissances nouvelles sur le sujet, il a néanmoins le mérite d’organiser son propos autour d’une problématique stimulante qui fait bien ressortir la complexité de la figure maternelle et les dilemmes inhérents au fait d’être mère, aujourd’hui comme hier.
Le premier chapitre se penche sur la présence des mères dans la peinture et la littérature. L’auteure constate que c’est surtout à partir du xviiie siècle que la mère occupe une place comme personnage central dans les écrits, à commencer par ceux de Jean-Jacques Rousseau : celui-ci propose un modèle de mère totalement dévouée qui devient un étalon de mesure à partir duquel toutes les autres seront jugées. Si la peinture propose très peu de représentations de mauvaises mères, la littérature des xixe et xxe siècles fait néanmoins une place à la mère « dénaturée » aux côtés de la mère idéalisée, celle qui est entièrement absorbée par les soins et l’éducation de ses enfants, en d’autres termes celle dont l’identité de femme se confond avec l’identité de mère et qui doit servir de modèle à toutes. En littérature, le thème de la mère sera aussi exploité pour traiter de la relation mère-enfant et notamment, s’agissant d’auteurs masculins, de leur relation avec leur propre mère. Le vaste panorama que dresse Ménissier dans ce chapitre l’amène à constater que, sauf exception, ce n’est que tardivement qu’émergent une parole et une esthétique féminines qui s’éloignent des clichés de la maternité idéalisée ou condamnée. Ni anges ni démons, les mères mises en scène dans ces oeuvres féminines laissent voir les « failles […], leurs doutes et leurs interrogations » (p. 66) de même que le conflit qui les oppose à la femme qu’elles incarnent également.
Si le premier chapitre accorde une attention particulière aux oeuvres de fiction, le deuxième chapitre s’intéresse aux discours sociaux et à certaines réalités sociales concernant la maternité. Suivant l’auteure, les xviie et xviiie siècles auraient constitué une sorte d’exception dans l’assimilation de la femme à la mère, des pratiques comme la mise en nourrice ayant permis à plus d’une de se soustraire à l’allaitement et aux soins aux jeunes enfants. La baisse de la natalité et la lutte contre la mortalité infantile à compter de la fin du xixe siècle auraient ramené les injonctions à la maternité nombreuse et dévorante au premier plan. Le retour en vogue des idées d’un Jean-Jacques Rousseau, du moins dans les discours populationnistes des politiciens et des médecins, entre autres, n’aurait cependant pas empêché les femmes de résister à ces prescriptions (mise en nourrice, abandon d’enfants, recours à la contraception et à l’avortement, etc.). Si les deux guerres mondiales ouvrent plus largement l’accès de la sphère publique aux femmes et leur offrent d’autres rôles que celui de mère, ce n’est qu’en raison du conflit, car l’entre-deux-guerres et l’après-guerre ramènent les exhortations à la maternité. Seul le mouvement féministe laisse entendre d’autres discours sur les mères et la maternité. Dès le tournant du xxe siècle, ces militantes réclament des mesures sociales qui viendraient soutenir les mères, mais aussi souligner la fonction sociale de la maternité et lui redonner sa dignité. Au cours des années 1970, il est plutôt question de dénoncer le ravalement de la femme à la mère et de réclamer le choix d’une non-maternité. Ce refus de la destinée maternelle des femmes s’appuie sur un accès toujours plus large à la contraception et à l’avortement. Suivant l’auteure, si les femmes sont désormais nombreuses à retarder et à limiter les naissances pour mieux s’adonner à des activités professionnelles, il reste que le discours social continue d’associer la femme et la mère de manière très étroite, l’enjeu étant plutôt de savoir comment les femmes parviendront à concilier les deux. Par ailleurs, le droit de choisir d’être mère ou non a conduit à revendiquer le droit pour toutes d’être mère si elles le veulent, ce que permettent désormais les nouvelles technologies de reproduction (fécondation in vitro (FIV), mères porteuses, etc.).
Le dernier chapitre entend se rapprocher de la réalité des vécus maternels. Davantage centré sur le présent et sur des données statistiques, il recule néanmoins dans le temps, dans la première partie, pour examiner l’évolution de certains phénomènes, comme la monoparentalité qui est maintenant parfois choisie au lieu d’être systématiquement imposée par les circonstances (veuvage, divorce, abandon). Le statut juridique et social des mères (biologiques, adoptives, belles-mères, mères homosexuelles et non-mères) est aussi passé en revue. La deuxième partie du chapitre se penche sur les obstacles que les mères qui exercent une activité professionnelle ont eus et ont encore à affronter, la société ayant eu et ayant toujours du mal à accepter et à accommoder les mères travailleuses en matière de congés de maternité ou de garde d’enfants, entre autres. Enfin, le chapitre se termine par une réflexion au sujet des nouvelles exigences que pose le choix de la maternité. Pour l’auteure, dans un contexte où les femmes ont la liberté d’être mère (ou non) quand elles le désirent, où certaines d’entre elles font beaucoup d’efforts pour avoir un ou une enfant (adoption, procréation assistée, recours à une mère porteuse, etc.) qu’elles espèrent donc ardemment, il devient de plus en plus difficile pour les femmes de se plaindre de leur rôle maternel. Les chroniques de mères indignes apparues depuis quelques années constitueraient à cet égard une sorte d’exutoire humoristique aux déconvenues que la maternité, pourtant choisie, fait vivre aux femmes.
L’ouvrage de Ménissier constitue une introduction intéressante à l’histoire de la maternité. Il représente une mise à jour qui s’imposait depuis longtemps à l’ouvrage d’Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet, Histoire des mères du Moyen-Âge à nos jours (Paris, Montalba, 1980), les dernières décennies ayant connu des bouleversements technologiques spectaculaires en matière de procréation. Il faut toutefois savoir que le livre est fermement ancré dans le contexte français, à certains égards, fort différent de la plupart des pays européens et nord-américains (on songe à la généralisation de la mise en nourrice à l’époque moderne ou au taux de natalité qui a connu une diminution précoce, mais demeure aujourd’hui parmi les plus élevés d’Europe). Il faut aussi préciser que Ménissier, spécialiste de la littérature du xviiie siècle, se montre peu critique par rapport aux travaux de certains auteurs ou auteures sur qui elle fait reposer son analyse, notamment ceux d’Élisabeth Badinter et de Philippe Ariès (absent de la bibliographie), alors qu’ils ont tous deux été l’objet de maintes mises en garde (par exemple, p. 71). Enfin, soulignons que la structure de l’ouvrage impose un traitement cloisonné des thématiques, alors qu’une division chronologique aurait été plus dynamique et aurait permis d’éviter des redites.