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Lorsque j’ai reçu l’invitation à rédiger le compte rendu du roman Les impatientes de l’écrivaine camerounaise Djaïli Amadou Amal, lauréate 2020 du 33e prix Goncourt des lycéens, dénonçant les pesanteurs socioculturelles qui empoisonnent la condition féminine au Sahel, plusieurs sentiments m’ont habitée. D’une part, j’avais le bonheur de commenter le livre d’une compatriote que j’admire, dont l’audace et la sensibilité portent surtout sur la condition féminine, qui fait la fierté d’un pays, et d’une romancière africaine vivant sur le continent qui a obtenu le prix rêvé de tous les grands écrivains et écrivaines francophones. D’autre part, j’avais peur de ne pouvoir rendre fidèlement compte des idées développées avec finesse et délicatesse dans cet ouvrage dont l’écriture témoigne de l’engagement et des convictions intellectuelles de la romancière qui place les violences faites aux femmes au centre de ses préoccupations. Amadou Amal, écrivaine féministe très engagée, propose dans cet ouvrage des récits troublants de violences envers trois femmes, Ramla, Hindou et Safira, mariées sans leur consentement.

Le propos d’Amadou Amal est, de prime abord, audacieux, courageux puisqu’elle réalise son propre récit des fléaux sociaux (mariage forcé ou précoce, ou les deux à la fois, polygamie, viol conjugal, maltraitance, etc.) qui font énormément souffrir les femmes dans le Grand Nord du Cameroun. En effet, les violences faites aux femmes sont généralisées au Cameroun et plus particulièrement parmi la population peule comme dans d’autres pays d’Afrique et même au-delà. Au coeur des préoccupations soulignées dans cet ouvrage se trouvent les louanges de la « patience » pour des femmes engluées dans les pesanteurs sociologiques ancestrales de leur environnement régi par la domination des hommes et la soumission des femmes. S’inscrivant dans une critique fine des arrangements de genre patriarcaux traditionnels, ce roman constitue un vibrant plaidoyer pour lutter contre la persistance des violences envers les femmes exaspérées par certaines contraintes coutumières et communautaires rétrogrades. Le roman féministe Les impatientes dénonce les croyances, les normes et les valeurs les plus abusives qui bafouent les libertés les plus élémentaires de la gent féminine. L’écrivaine a donc choisi de révéler cette conspiration de genre dans l’optique de faire rebondir à la surface les pratiques contemporaines d’asservissement, d’assujettissement et d’aliénation des filles et des femmes dans les sociétés africaines. S’appuyant sur les cas de mariages forcés ou précoces, de viol conjugal et de polygamie qui matérialisent la situation commune d’oppression féminine ou de domination masculine, le roman retrace le destin de nombreuses femmes mariées victimes de pratiques malveillantes antiques aux répercussions préjudiciables qui se trouvent profondément incrustées dans certaines communautés africaines. Amadou Amal relate intelligemment les facteurs sociaux, culturels et religieux, qui semblent être les tares pour les droits de la personne, fondamentaux pour ce qui est des femmes dans le Sahel au xxie siècle. Par l’entremise de l’histoire touchante de trois femmes mariées, désabusées des pesanteurs sociologiques persistantes qui inhibent, étouffent, limitent et briment leurs libertés, Amadou Amal présente Ramla, Hindou et Safira qui constituent les personnages clés de cette fiction inspirée de faits réels. La romancière met en lumière le précieux conseil que les femmes mariées peules sont tenues de mettre en pratique pour s’en sortir, soit la « patience » qui se traduit par le terme consacré en patois : munyal. En effet, selon ce maître mot et la mentalité qu’il traduit, les femmes déçues par autant d’abus doivent accepter volontiers toutes les violences et autres maltraitances subies, se conformer aux ambiguïtés culturelles oppressives, aux injustices et aux inégalités sociales qui les entourent, prendre leur mal en patience, faire preuve de résilience pour exister, ne jamais se plaindre, même sans aucune lueur d’espoir de sortir un jour de ce tourbillon de souffrances. Le terme munyal non seulement minimise les sévices corporels que doivent endurer nombre de femmes dans leur foyer conjugal, mais aussi établit le manque de soutien et d’empathie à leurs souffrances de la part de leur entourage. Le fin mot semble être : « C’est votre destin, et devant le destin on ne peut rien faire, alors il faut supporter. » Le munyal induit pour les femmes une soumission totale par rapport à ces violences socioculturelles, où elles trouvent difficilement leur compte. « Qui a de la patience ne le regrette pas » (p. 132). Au-delà des violences pernicieuses infligées, des souffrances et des autres formes de maltraitance que peuvent subir au quotidien ces jeunes femmes dans leur foyer, la patience se présente dans ce roman comme la solution sine qua non pour survivre : « Sois patience! la vie est faite de patience. On ne patiente jamais assez. Qui patiente ne le regrettera jamais et personne n’est plus patient qu’Allah » (p. 142). Les jeunes filles doivent se résigner, accepter leur sort sans se plaindre. Dans certaines communautés, le mariage, qu’il soit précoce ou forcé, est envisagé comme un accomplissement pour une fille, et celle qui n’est pas mariée est très mal vue, peu considérée socialement et moralement infréquentable. Dans de nombreuses communautés du nord du Cameroun, le mariage constitue un acte qui honore la famille de la mariée dans son ensemble. Au sein des familles musulmanes, le mariage de la fille est souvent organisé par ses parents qui achètent des cadeaux et du matériel pour le nouveau foyer de la jeune mariée. Le jour du mariage, en particulier à l’occasion d’un mariage peul, la famille doit apporter la preuve de la virginité de la fille. Si tel est le cas, la belle-famille offre davantage de cadeaux. À noter qu’au Cameroun la pratique de la polygamie est légale, et le viol conjugal n’existe pas. Ces récits présentent aussi des cas tacites de construction sociale et de maintien des inégalités entre les sexes.

Le roman d’Amadou Amal, deux fois primé, est une fiction inspirée de faits réels et a été publié en 2017 aux éditions Proximité à Yaoundé sous le titre Munyal, les larmes de la patience. Divisé en trois grandes parties, il se présente sous la forme d’un recueil de récits de vie qui évoquent différentes formes de violences faites aux femmes à travers les trois héroïnes, en l’occurrence le mariage précoce et forcé de Ramla et de sa petite soeur Hindou, le viol conjugal et les maladies psychosomatiques de sa demi-soeur Hindou ainsi que la polygamie et les violences psychologiques de sa coépouse Safira.

La première partie, titrée « Ramla », débute par ce proverbe arabe : « La patience d’un coeur est en proportion de sa grandeur. » Elle est constituée de dix chapitres qui relatent les préparatifs et les rituels du mariage arrangé de Ramla et de sa soeur Hindou. Les parents rappellent aux futures épouses les préceptes religieux de l’islam et les normes sociales qui sous-tendent la pratique du mariage chez la population peule. On prodigue une kyrielle de conseils de soumission et d’endoctrinement aux deux jeunes femmes qui seront mariées sans leur consentement. Ramla, jeune bachelière alors âgée de 17 ans, voit ainsi son rêve de réaliser des études de pharmacie s’éteindre lorsqu’elle est mariée contre son gré comme seconde épouse à Alhadji, riche et puissant quinquagénaire, alors que sa petite soeur Hindou, née d’une autre mère, est forcée d’épouser Moubarak, cousin désoeuvré, violent et voyou qui avait déjà essayé de la violer (p. 42) : « Ton oncle Hayatou a accordé ta main à un autre. Tu n’épouseras plus Aminou. Ton père te le fait savoir. » Ramla subit par la même occasion un chantage affectif de sa mère pour qu’elle accepte un des hommes les plus fortunés de la ville de Maroua, Alhadji Issa (p. 53) : « Tu gagnes au change. Ma seule inquiétude, c’est qu’il a déjà une épouse. J’aurais voulu t’épargner la polygamie. » La mère de Ramla essaie tout de même de convaincre cette dernière que c’est pour son bien et qu’elle ne devrait jamais épouser l’homme qu’elle aime. Elle lui rappelle également l’importance de rester dans ce mariage peu importe la situation. L’écrivaine met en évidence l’endoctrinement à la soumission totale entrepris par l’entourage de la future mariée, qui rappelle l’instrumentalisation malveillante des processus concernant les mariages forcés cautionnée à la fois par les femmes et par les figures paternelles : « “ Patience, mes filles! Munyal! Telle est la seule valeur du mariage et de la vie. Telle est la vraie valeur de notre religion, de nos coutumes. Intégrez-la dans votre vie future. Inscrivez-la dans votre coeur, répétez-la dans votre esprit! Munyal, vous ne devrez jamais l’oublier ” fait mon père d’une voix grave » (p. 15); « Munyal, mes filles, car la patience est une vertu. Dieu aime les patientes répète mon père, imperturbable » (p. 16); « “ Munyal, mes filles! ” dit mon oncle Hayatou » (p. 17).

Le terme munyal, que les femmes et les hommes ne cessent de répéter à Ramla et à Hindou ramène au fait qu’il faut prendre son mal en patience et que tout ira pour le mieux. Cette « patience », qui leur est recommandée en dépit des souffrances à venir, signifie de tout accepter sans jamais se plaindre, car il y a toujours une lueur d’espoir au bout du tunnel. C’est d’ailleurs un point essentiel de l’ouvrage qui met en lumière ce à quoi les jeunes filles sont exhortées et ce qu’elles sont priées d’observer peu importe les actes qui violent leurs droits et portent atteinte à leur dignité et à leur intégrité physique. La « patience » est vue comme la condition sine qua non pour réussir sa vie conjugale et le seul véritable conseil prodigué à ces jeunes filles innocentes pour se sortir de ce cauchemar le jour des noces et qui leur sera régulièrement répété. Le mariage leur est présenté comme un acte sacré qui dessine l’image de la femme idéale : la soumission aux canons patriarcaux est une vertu cardinale qui mène à la femme parfaite. Le mariage et la procréation sont le but ultime de toute femme dans sa vie terrestre : « Une femme naît avant tout épouse et mère » (p. 120).

La deuxième partie de l’ouvrage d’Amadou Amal a pour titre « Hindou » et s’appuie sur le proverbe africain suivant : « Au bout de la patience, il y a le ciel. » Elle compte sept chapitres. Amadou Amal présente le « chemin de croix » de Hindou, demi-soeur de Ramla, mariée contre son gré à un cousin alcoolique qu’elle n’aime pas. Moubarak est plutôt violent et animé de voyeurisme. Le mariage forcé de Hindou l’expose à un individu violent, aux viols conjugaux et à d’autres formes de violence qui occasionnent des blessures physiques et psychologiques importantes se déclinant de diverses façons : troubles mentaux, tristesse, dépression, anxiété, pessimisme, dégoût de la vie, isolement et baisse constante de son estime de soi qui la conduira presque au suicide. La succession de viols conjugaux de Moubarak est ici considérée comme un acte légitime : « c’est une preuve d’amour », « c’est ça le mariage… c’est la patience, le munyal » (p. 95). Comme consolation après ces blessures profondes et douloureuses, son père lui répète son refrain habituel : « Patience, munyal! On ne peut aller contre la volonté de Dieu » (p. 120). Ce mariage précoce et forcé est un véritable enfer que la jeune Hindou vit dans l’indifférence totale de son entourage : « À partir de maintenant, vous appartenez chacune à votre époux et lui devez une soumission totale… ainsi, et à cette seule condition, vous serez des épouses accomplies » (p. 19).

Dans la troisième partie de l’ouvrage, qui s’intitule « Safira », on trouve cette pensée : « La patience est un art qui s’apprend patiemment » (Grand Corps Malade). Cette partie comporte sept chapitres. Safira, âgée de 35 ans et mariée depuis une vingtaine d’années à Alhadji, supporte très mal l’arrivée de sa jeune coépouse Ramla. Safira n’accepte pas cette rivalité, et sa vie maritale devient un véritable supplice psychologique. Elle se sent dépassée, abandonnée, délaissée et est habitée par des complexes personnels devant cette coépouse. Pour autant, la vie dans ce foyer polygame ne convient pas non plus à Ramla. Animée d’une jalousie maladive, Safira use de tous les moyens possibles et imaginables pour se débarrasser de Ramla. Elle endure les péripéties du fonctionnement d’un foyer polygamique, multiplie les manigances et autres tentatives désespérées pour rendre la vie de Ramla infernale. Les conseils de ses proches n’y feront rien : « Je t’exhorte à plus de patience, Safira, ajouta mon oncle. Les larmes ne servent à rien, Munyal! c’est toi la daada-saaré. S’il y a un problème dans la concession, tu es automatiquement éclaboussée. Patience, Safira! La patience est un arbre dont la racine est amère mais les fruits très doux » (p. 209).

Le roman d’Amadou Amal s’inspire des faits de la société contemporaine où elle évolue. Les récits de vie relatés semblent motivés par son désir de dénoncer des abus quotidiens dont sont victimes les femmes en tant que groupe social partageant une situation commune d’oppression. C’est là une autre approche de traitement des violences envers les femmes, qui pose un regard direct et romancé, autant que possible avec finesse et délicatesse, sans pour autant perdre de vue l’objectif d’informer du combat planétaire que mènent les féministes pour une meilleure condition d’existence de la gent féminine. D’une certaine façon, ce roman saisissant est l’expression de la conviction intellectuelle de l’engagement de cette écrivaine talentueuse qui s’inspire des problématiques de sa propre société pour dénoncer la persistance, la reconduction et le maintien des inégalités entre les sexes. Il révèle au monde entier la grande vulnérabilité de la condition féminine en Afrique au xxie siècle. Le roman Les impatientes doit nécessairement être introduit dans les programmes d’enseignement des écoles en Afrique, voire dans tous les pays du monde. À travers ce roman, la lectrice ou le lecteur se familiarise avec les discours patriarcaux sur les considérations socioculturelles ou les interprétations coraniques sexistes des parents de nombreuses familles musulmanes. La polygamie, telle qu’elle est décrite dans cet ouvrage, est une autre typologie insidieuse de violences auxquelles la société soumet les femmes au Cameroun et ailleurs. Certaines d’entre elles, désabusées, doivent tout de même se résigner à l’accepter pour éviter la répudiation.

La lecture du roman d’Amadou Amal présente, au fil de trois histoires traumatisantes des personnages attachants qui veulent dénoncer et combattre les pesanteurs sociologiques. La principale force de cet ouvrage réside en effet dans les mots employés avec dextérité et perspicacité par cette romancière pour conduire la lectrice et le lecteur au bout de l’imaginaire des méandres de son intrigue romanesque à travers les mariages forcés ou précoces, le viol conjugal et la polygamie. L’excellent roman Les impatientes frappe la conscience de par sa clarté et sa cohérence dans la narration si cristalline des faits. Il tire sa force non seulement de la solidité des récits présentés, mais aussi de la mention des tabous, par laquelle on cherche à dénoncer les tares liées à la condition féminine dans la région du Sahel. Les apports d’un tel ouvrage sont nombreux, aussi bien dans la mise en évidence de violences faites aux femmes que dans la description fine de ces situations. Une telle approche permet par ailleurs de mettre à l’ordre du jour la place de la domination sociale du genre masculin dans les sociétés africaines actuelles. De plus, l’éclairage résolument féministe que ce roman projette sur la condition féminine dans les communautés culturelles africaines favorise la poursuite du combat afin d’aplanir la mise en asymétrie du masculin et du féminin, source de nombreuses injustices sociales. Espérons que l’écho favorable dont jouit actuellement cet ouvrage par sa consécration pourra amplifier le message qu’il délivre dans le monde en général, en Afrique et au Cameroun en particulier.

Par ailleurs, si cet ouvrage inspiré de faits réels est riche en exemples sur les sujets sensibles rassemblés, il y manque certainement quelques éléments utiles à mettre en contexte pour mieux comprendre les questions socialement vives sur la condition féminine qui y sont présentées. Ainsi, on n’y trouve guère les liens contextuels entre le droit coutumier et la législation camerounaise sur la polygamie et les mariages précoces ou forcés. Enfin, peut-être l’ouvrage est-il trop proche de la romancière pour ouvrir des débats remettant en question la perpétuation de ces violences faites aux femmes avec une distanciation critique? Par ailleurs, la lecture de ce roman pourrait tout aussi inciter des chercheuses féministes (anthropologues, sociologues) d’origine africaine à proposer des écrits éclairant l’état de la question dans différents pays dans le but de multiplier les publications et les événements scientifiques consacrés à ces situations qui constituent de véritables fléaux sociaux sur le continent africain. Espérons que le prestigieux prix attribué à l’écrivaine Amadou Amal, qui place ce roman dans l’histoire de l’art romanesque francophone, aura des retombées fructueuses sur l’avancement de la condition des femmes.