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Nous avons perdu au mois d’août 2023 une intellectuelle féministe de grand talent. Yolande Geadah est décédée trop jeune et très rapidement. D’origine égyptienne, elle a émigré au Québec en 1967 avec sa famille (parents et quatre enfants), à l’âge de 16 ans.
Chercheuse associée à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF), Yolande Geadah a travaillé plus de 40 ans à comprendre et à démasquer les systèmes d’exploitation des femmes et de leurs corps. Elle a développé une expertise unique sur la condition des femmes dans la culture arabo-islamique et sur les conséquences de l’intégrisme religieux sur leurs droits. Elle a publié plusieurs ouvrages, dont Femmes voilées, intégrismes démasqués, réédité en 2001, qui a fourni pour la première fois au Québec une explication sur le lien entre les signes religieux et l’exploitation du corps des femmes, et ce, par une féministe venant du monde arabe. Ses recherches l’ont menée à comprendre et à expliquer que la prostitution relève d’un système d’exploitation et du contrôle du corps des femmes aux seules fins patriarcales. Conjuguant la recherche et la pratique, Yolande Geadah est allée plusieurs fois sur le terrain où elle a constaté concrètement combien les projets de développement visant les femmes du Niger, de l’Égypte ou du Soudan, par exemple, subissaient l’influence de l’Islam. Elle a aussi cofondé le groupe la CLÉ au Québec, organisme voué à l’abolition de la prostitution.
J’ai d’abord connu Yolande Geadah à travers ses écrits. Lorsque je présidais le Conseil du statut de la femme du Québec (CSF), je lui ai confié le mandat d’écrire un avis sur la légalisation de la polygamie au Canada, demandée par les mormons de la Colombie-Britannique. En 2009, le débat était devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique sans que l’atteinte à l’égalité entre les femmes et les hommes soit soulevée par les parties en faveur du maintien de l’interdiction de cette pratique dite religieuse.
Dans un avis fouillé et rigoureux, comme on connaît la plume de Yolande Geadah, elle a fait de manière magistrale la démonstration du maintien des femmes dans un système d’esclavage par la polygamie. En remontant au début des pratiques mormones jusqu’à aujourd’hui, elle a illustré à quel point les femmes et les enfants victimes de cette pratique religieuse étaient privés de leurs droits fondamentaux, comme le droit à la protection contre le traitement inhumain, le droit à la nourriture, le droit à la liberté ainsi que, bien sûr, le droit à l’égalité entre les sexes et le droit à la dignité humaine. Grâce à la collaboration de personnes travaillant à Justice Canada, cet avis a été traduit et envoyé à la Cour d’appel afin que le droit des femmes soit aussi compris comme obstacle à la légalisation de la polygamie au Canada.
Le gouvernement du Québec, avec cet avis, avait aussi de solides arguments pour s’opposer à ce projet des mormons si jamais le tribunal leur donnait raison. Yolande Geadah a brillamment expliqué que le droit des femmes à la dignité humaine et beaucoup de pratiques religieuses ne peuvent coexister et ne doivent pas être avalisés par l’État. L’essai sur les accommodements raisonnables produit par Yolande Geadah en 2008 a également participé à la construction de l’édifice laïque, en soulignant qu’il ne pouvait y avoir deux sortes de régimes pour le droit des femmes : il ne fallait pas que, au nom de la liberté de religion, le gouvernement accepte que l’on traite les femmes de manière inégale.
Yolande Geadah a aussi été mandatée par le CSF en 2012 afin d’étayer la position abolitionniste devant la prostitution pour ce dernier. Cet avis phare circule encore dans tous les milieux liés au fléau de l’esclavage et de la traite des femmes. Yolande Geadah a réussi dans un condensé remarquable à faire le tour de la question et à démontrer que la prostitution est l’aboutissement du système patriarcal d’appropriation du corps des femmes et de leur infériorisation. Dans cet avis, elle a également déconstruit le mythe du consentement des femmes prises dans l’engrenage prostitutionnel. À ses yeux, le consentement (s’il existe vraiment) est un choix individuel, et ne peut servir à justifier la légalisation d’une pratique qui nuit à toutes les femmes et à la société entière.
Tout dernièrement, Yolande Geadah a encore répondu à mon appel d’expertise pour la Cour supérieure du Québec dans le procès contre la Loi sur la laïcité de l’État, aussi appelée « loi 21 ». De manière pro bono, Yolande Geadah a produit un rapport de témoin experte pour la Cour. Elle y a explicité le lien entre les religions monothéistes et, dans ce cas-ci, la religion musulmane, telle qu’elle est évoquée par les demandeurs contre la loi, et l’asservissement et l’infériorisation des femmes. Devant la Cour supérieure, où Yolande Geadah et moi avons été durement traitées par les avocats des opposants, elle est restée stoïque et convaincante sur la volonté des hommes de ces religions de contrôler le corps des femmes, leur fertilité, leur autonomie décisionnelle, leur liberté et donc de leur soustraire leur dignité humaine. Je me rappellerai toujours à quel point cela a été éprouvant pour Yolande Geadah. Après son témoignage, elle m’a confié qu’elle ne s’attendait pas que nous soyons attaquées de la sorte. « C’est parce que ton avis frappe très fort », lui ai-je répondu!
J’ai aussi déposé à la Cour l’avis du CSF écrit par Yolande Geadah sur les crimes d’honneur et l’importance et la responsabilité de l’État de s’assurer que les jeunes filles vivent dans un environnement laïque et de garantir qu’il leur portera secours quand les signes précurseurs de ces crimes se manifesteront.
En tant qu’amie et collègue dans la quête d’un État laïque et donc respectueux des droits des femmes, je ressens une peine très profonde. Je me console un peu, sachant que le travail et les écrits de l’experte et amie Yolande Geadah seront utilisés à la Cour suprême du Canada pour soutenir la « loi 21 » et la nécessaire laïcité en vue de protéger le droit des femmes à l’égalité.
Repose en paix mon amie.