Abstracts
Résumé
Au sein de la communauté du peuple (Volksgemeinschaft) nazie, chaque corps joue un rôle déterminé par son identité biologique, notamment sexuelle. Par conséquent, l’historiographie s’est beaucoup intéressée aux corps des femmes sous le nazisme et aux politiques ayant cherché à les contrôler. Pourtant, le corps féminin disparaît des études lorsqu’il atteint un âge avancé. Mobilisant des publications sur la ménopause et un corpus de publicités pour des produits anti-âge destinés aux femmes, l’auteure propose d’observer les représentations du corps des femmes vieillissantes sous le régime nazi et démontre que l’image d’une féminité « problématique » se prolonge jusque dans la vieillesse.
Mots-clés :
- Vieillesse,
- corps genrés,
- Allemagne,
- représentations sociales,
- années 1930
Abstract
Within the Nazi People’s community (Volksgemeinschaft), each body plays a role determined by its biological identity, notably its sexual identity. Therefore, the historiography has been very interested in women’s bodies under Nazi Germany and the policies that sought to control them. Yet the female body disappears from studies when it reaches old age. Mobilizing publications on menopause and a selection of advertisements for anti-aging products intended for women, the author suggests observing the representations of women’s aging bodies under the Nazi regime and shows that the image of a « problematic femininity » continues into old age.
Resumen
Dentro de la Volksgemeinschaft nazi (comunidad del pueblo), cada cuerpo desempeña un papel determinado por su identidad biológica, particularmente sexual. En consecuencia, la historiografía se ha interesado mucho por los cuerpos de las mujeres bajo el nazismo y las políticas que buscaban controlarlos. Sin embargo, el cuerpo femenino desaparece de los estudios cuando llega a una edad avanzada. Basándose en publicaciones sobre la menopausia y en un corpus de anuncios publicitarios de productos antienvejecimiento destinados a las mujeres, este artículo propone observar las representaciones de los cuerpos de las mujeres que envejecen bajo el régimen nazi y demuestra que la imagen de una feminidad « problemática » se mantiene hasta en la vejez.
Article body
Le corps occupe une place fondamentale dans l’idéologie nationale-socialiste. Envisagé comme l’incarnation la plus véritable de l’identité biologique et raciale de l’individu et comme véhicule de la « révolution » nazie, le corps se pose en symbole de la vision nationale-socialiste du monde (Weltanschauung) et il est massivement représenté sous le Troisième Reich. Objet de fierté inspiré de l’esthétisme antique (Chapoutot 2012), le corps aryen fort et racialement irréprochable est partout, des parades militaires grandiloquentes aux images de propagande. Le corps racialement « indésirable » et héréditairement « taré », quant à lui, est mis en scène afin de nourrir le discours de haine et ainsi de promouvoir la mise en place de mesures eugénistes. Cependant, le corps n’est pas qu’images chocs sous le Troisième Reich : il est fondamentalement ancré dans le discours nazi obsédé à la fois par la suppression du sang étranger qui empoisonne la génétique du peuple, puis par le développement d’une société ultraperformante. Le corps n’est d’ailleurs pas significatif à l’échelle individuelle. Dans cette société où « Tu n’es rien, ton peuple est tout », le corps individuel s’efface au bénéfice absolu du corps du peuple (Volkskörper). Ce qui compte, c’est la manière dont chaque individu sert ou nuit à la bonne santé du Volkskörper. Les membres de la communauté du peuple (Volksgemeinschaft) ont ainsi pour devoir de cultiver un corps en bonne santé afin d’assurer à l’Allemagne une descendance saine, mais aussi plus largement dans l’objectif d’être utiles au sein de la Volksgemeinschaft nazie qui est également une communauté de performance (Leistungsgemeinschaft) (Chapoutot 2019). Quant aux dangers qui guettent le Volkskörper, l’État nazi fait de leur élimination une priorité absolue, alors que les ennemis du Reich prennent les traits de « parasites » et de « bactéries » qu’il faut exterminer pour éviter la mort.
Le corps est également, sous le Troisième Reich, une réalité foncièrement genrée. Alors que les corps masculins sont voués à la vie de soldats et de travailleurs, les corps des femmes sont mobilisés pour mener une « bataille des naissances » destinée à contrecarrer la dénatalité qui s’impose alors comme tendance démographique. D’ailleurs, depuis les thèses de Gisela Bock (1983 et 1986), démontrant que le corps des femmes a été, plus que tout autre, visé par les politiques nazies, une vaste littérature s’est développée à propos des politiques du corps (sexualité, régulation des naissances, avortement, lutte contre les maladies vénériennes, prostitution, homosexualité) ayant ciblé les femmes sous le Troisième Reich (Melissa Kravetz (2019) et Annette Timm (2010), notamment). Pourtant, lorsqu’il atteint un âge plus avancé, le corps des femmes disparaît des études.
On peut s’étonner, a priori, que les historiennes et les historiens n’aient pas davantage montré de l’intérêt quant à ce corps n’étant plus en âge de procréer au sein d’une société pourtant largement définie par les fonctions sexuées du corps et par le critère d’utilité servant à déterminer la valeur de chaque corps qui la compose. Or, le silence historiographique sur le corps des femmes vieillissantes sous le Troisième Reich n’est pourtant pas surprenant, pour deux principales raisons. D’une part, la vieillesse n’a jamais incarné une priorité pour l’État nazi obsédé, a contrario, par la jeunesse. Il y a bien eu un large projet de réforme de l’assistance vieillesse confié par Hitler à Robert Ley, directeur du Front allemand du travail, et quelques mesures d’aide sociale destinées aux personnes aînées, mais les impératifs de la guerre et les réelles préoccupations premières de l’État en ont fait des projets avortés ou relativement mineurs. En ce sens, la vieillesse et les personnes âgées sont des sujets sous-représentés dans les archives de l’Allemagne nazie. D’autre part, les principaux thèmes de la vieillesse sous le Troisième Reich, et ce, tant sur le plan des interventions de l’État que celui des recherches à ce propos, sont les pensions de retraite et la situation économique de celles et ceux qui sont à la retraite, des sujets qui se trouvent loin des préoccupations sur le corps et qui mettent davantage en lumière le cas des hommes âgés que celui des femmes âgées. Au sein de l’historiographie foisonnante de l’Allemagne nazie, le silence relativement aux femmes âgées (et à leur corps) est ainsi symptomatique d’une histoire difficile à circonscrire et, plus largement, d’une histoire de la vieillesse sous le Troisième Reich qui reste encore largement à faire. À ce jour, seulement deux monographies portant directement et précisément sur la vieillesse sous l’Allemagne nazie ont été publiées (Möckel 2010; Schlegel-Voss 2005)[1].
À vrai dire, l’histoire du corps, l’histoire du genre et l’histoire de la vieillesse se sont, à ce jour, peu croisées. Alors que l’approche intersectionnelle permet que s’entremêlent fréquemment les catégories de classe, de race et de genre dans les études historiques des 20 dernières années, la catégorie d’âge est plus timidement sollicitée. En 2016, un bilan historiographique croisant l’histoire du corps et l’histoire du genre ne soulevait nulle part le facteur « âge » et n’incluait aucune étude portant directement sur le vieux corps (ou sur le jeune) (Chapuis-Desprès 2016). Ce sont pourtant, au moins en partie, des réalités corporelles liées à la vieillesse (vulnérabilité, fragilité, maladies, soins, isolement, dépendance) qui incitent à interroger les représentations du vieil âge et l’expérience vécue de la vieillesse (Capuano 2018; Richelle 2018).
La problématisation de la vieillesse féminine par le corps
La vieillesse est une construction sociale qui s’échafaude sur les modèles scientifiques en cours et les valeurs partagées dans un contexte sociohistorique. Le corps se trouve au coeur de cette construction. En réalité, le vieil âge a souvent été défini non par un âge chronologique, mais par l’état physique des individus (Thane 2005 : 17). Le corps décrépit, faible et vulnérable, celui qui est affligé par la cécité, par la cyphose, aussi appelée « bosse de Dowager » (courbure excessive de la colonne vertébrale supérieure causée par l’ostéoporose), ou par la perte de cheveux, est symbole de vieillesse. De plus, le fait qu’un individu voit la poursuite de ses activités habituelles et la faculté à prendre soin de lui-même être entravées par ce corps de moins en moins vigoureux a longtemps été considéré comme la véritable marque de l’entrée dans la vieillesse (Thane 2005 : 17). Pour les femmes, que l’on considère comme vieilles plus rapidement que les hommes, le corps se révèle d’autant plus central quant à la perception de l’âge puisqu’il est associé à la perte de la faculté à donner la vie et à la perte de la beauté.
L’objectif de notre article est de présenter la manière dont les corps des femmes vieillissantes ont été étudiés et représentés sous le Troisième Reich, c’est-à-dire d’observer la « problématisation » de la vieillesse féminine à travers le prisme du corps. Notre article s’inscrit dans une recherche doctorale aux ambitions bien plus larges, qui porte sur la vieillesse sous l’Allemagne nazie. Dans le contexte de notre recherche doctorale, nous avons remarqué le poids considérable accordé aux femmes âgées dans certains types de sources que nous avons observées, notamment dans la presse à grand tirage et dans la littérature sur la vieillesse. Si ces femmes sont quasi absentes dans les archives gouvernementales de l’État nazi, parce que celui-ci ne s’est pas intéressé à elles, elles sont bien présentes dans ces autres types d’archives qui, par ailleurs, mettent en avant leurs corps. Si le corps des femmes vieillissantes n’a pas été inclus dans des politiques sociales sous le Troisième Reich, il a tout de même fait l’objet de représentations.
Devant l’émergence accrue, à l’échelle européenne et internationale, d’un discours démographique et scientifique sur les personnes âgées – notamment guidé par une « peur du vieillissement » (Vienne 2006) –, nous nous intéressons ici à la perception scientifique et populaire de la vieillesse féminine. Il n’existe pas à l’époque de discours officiel de l’État nazi sur la vieillesse au féminin, celui-ci étant bien davantage préoccupé par la gestion des corps jeunes et en âge de procréer. En ce sens, notre regard se pose sur les représentations sous le régime nazi et non sur celles du régime nazi. Nous considérons que la production discursive représente l’une des meilleures voies d’accès à un univers de sens, car le discours habite nécessairement une époque et un lieu. Considérant le lien empirique entre la réalité et le discours, nous observons les représentations comme autant de reflets du fait social. Le croisement du corps, du genre et de l’âge comme catégories d’analyse dans une approche misant sur les discours et les représentations permet d’interroger l’identité sociale et sexuelle des femmes âgées au sein du contexte sociohistorique à l’étude.
Ces représentations des corps féminins vieillissants, nous les avons repérées dans deux corpus principaux. Elles se trouvent d’abord dans un corpus considérable d’études sur la ménopause. Cet épisode de la vie des femmes est, en effet, un grand sujet de la recherche gériatrique de l’Allemagne des années 30 et 40. Le corps des femmes vieillissantes est aussi très présent dans la presse écrite à grand tirage alors qu’il est la cible de campagnes publicitaires pour des produits anti-âge. Notre analyse repose sur une sélection de documents tirés de ces deux corpus.
Nous verrons que l’image d’une féminité affligée par des problèmes ou des souffrances physiques est lourdement renforcée par une représentation de la ménopause qui met largement en évidence ses rudes conséquences. Les exposés des médecins hommes, alors majoritaires à se prononcer sur le phénomène, reflètent la conception d’un corps féminin « problématique ». Nous constaterons aussi que le dictat de la beauté qui afflige les jeunes femmes tourmente également les femmes vieillissantes, et que le fantasme millénaire de l’éternelle jeunesse mobilise les efforts de nombreuses entreprises qui voient certainement un potentiel lucratif à développer une large gamme de produits promettant d’accéder à la fontaine de jouvence. Ainsi soumis aux « pratiques normatives de la féminité » (Kérisit 2000 : 197), le corps des femmes âgées est défini à la fois par ses limites et ses souffrances, et par l’impérative norme de se conformer à l’image d’une féminité qui ne vieillit pas.
La ménopause : corps vieillissant, corps qui souffre
La ménopause figure parmi les principaux sujets d’intérêt liés au corps vieillissant sous le Troisième Reich, tous genres confondus. Si ce n’est pas un sujet de prédilection du journal médical consacré à la recherche sur le vieillissement, Zeitschrift für Altersforschung, il existe pourtant une littérature considérable sur le sujet et les références des parutions sont parfois mentionnées dans ce journal. Le regard porté sur la ménopause n’est pas que médical, mais il s’inscrit assurément dans le processus de médicalisation de la vieillesse qui s’est accéléré au cours des premières décennies du xxe siècle et qui a eu pour conséquence de cantonner la vieillesse dans ses réalités biologiques et physiologiques en l’associant à ses maux.
Afin d’explorer ce thème central quant à la représentation de la vieillesse féminine à l’époque qui nous intéresse, nous avons sélectionné cinq titres de la littérature publiée sur le sujet. Notre sélection s’est opérée de sorte que le corpus retenu puisse nous renseigner d’une manière assez large. Ainsi, nous avons choisi un dictionnaire encyclopédique destiné au lectorat féminin pour obtenir une définition plus normative de la ménopause, un cahier de vulgarisation médicale afin de voir ce qui a été jugé essentiel par un médecin comme information à transmettre à la population à propos de la ménopause, un ouvrage rédigé par un psychiatre controversé qui se prononce sur une dimension plus intime du phénomène et qui s’interroge sur l’existence d’une ménopause masculine, un livre d’une gynécologue berlinoise qui présente un point de vue plus positif et nuancé de cet épisode de la vie féminine ainsi qu’un ouvrage de remèdes naturels comportant une section sur divers moyens de soulager les douleurs de la ménopause. Ces publications ont en commun – sauf une – de traiter de la ménopause comme un problème lourd, voire dramatique, pour lequel il faut trouver des solutions. Alors que les démographes, les autorités ainsi que les penseurs et penseuses de tous genres s’intéressent, sous le Troisième Reich, principalement aux corps des femmes en tant que reproductrices, que disait-on, dans la littérature scientifique et populaire, des femmes dont le corps vieillissant ne pouvait plus engendrer la vie?
Des descriptions vulgarisées du phénomène : le corps « dérangé »
D’abord publié en 1932, le Lexikon der Hausfrau (« Dictionnaire encyclopédique de la femme au foyer ») comprend quelque 4 500 mots clés et rassemble, selon la maison d’édition, « tout ce dont la femme de la maison a besoin de savoir comme conseils et informations en tant qu’épouse, mère et femme au foyer » (Treskow et Weyl 1943 : s. p.). La journaliste Barbara von Treskow ainsi que l’éditeur et journaliste Johannes Weyl dirigent tous les deux cette publication avec la collaboration d’une vingtaine de spécialistes confirmés. Dans l’édition de 1943 du Lexikon, l’article « Ménopause » (Wechseljahre der Frau, Klimakterium) présente ainsi le phénomène (ibid. : 360; notre traduction) :
Entre 45-50 ans, arrêt des menstruations et de la fécondité, les effets secondaires (signes de défaillances) comme les chaleurs, maux de tête, vertiges, accès de transpiration, démangeaisons, dérangements nerveux et psychiques peuvent être favorablement influencés avec des préparations pour les ovaires [Eierstockpräparate] – seulement par un médecin! –. L’automédication est inutile. Le plus souvent ces dérangements ne sont pourtant pas grands. Durant les années de ménopause surviennent parfois encore des saignements qui ne sont jamais le « retour des règles », mais plutôt à plus de 90 %, les premiers signes du cancer de l’utérus. Immédiatement nécessaire de voir un médecin pour examen.
Cette définition est courte et axée sur les aspects physiologiques. Or, l’importance accordée aux symptômes de la ménopause au détriment d’une explication biologique du phénomène – que l’on pourrait attendre d’un exercice de définition – peut surprendre. Ce choix porte à croire que l’objectif de cette définition était d’offrir un portrait concret de ce qui attendait les femmes dans cette phase de leur vieillissement. Aussi, la double allusion au rôle majeur du médecin à l’occasion de la ménopause porte à croire que Treskow et Weyl voulaient mettre en avant la nécessité d’obtenir des soins professionnels durant cette période présentée comme une potentielle épreuve pour le corps. Le discours médical, la plupart du temps masculin, insiste d’ailleurs largement sur les complications possibles de la ménopause. Ce faisant, il participe à la construction sociale de l’image d’un corps féminin vieillissant défini par la somme de ses problèmes nécessitant une intervention médicale (souvent masculine).
En 1940 est publiée la quatrième édition du 54e cahier de la collection « Die Arzt als Erzieher » (« Le médecin comme éducateur ») intitulé La ménopause. Causes, symptômes, souffrances, traitements et rédigé par le médecin Georg Gabschuss de Breslau. L’ouvrage d’un peu plus de 75 pages présente un état de la question sur les connaissances médicales générales sur la ménopause. À la manière du Lexikon der Hausfrau, Gabschuss (1940 : 5) situe d’abord l’apparition du phénomène chez les femmes âgées de 45 à 50 ans. Puis il en résume les symptômes physiologiques (ibid.) : « l’absence de saignements mensuels […] la régression lente et l’atrophie des deux ovaires, des trompes de Fallope, de l’utérus, du vagin et des organes génitaux externes, et enfin l’impossibilité de concevoir ». Par opposition à la situation des ovaires durant la grossesse que Gabschuss qualifie d’« harmonieuse », la ménopause est présentée comme un grand dérangement. Plus encore, le médecin décrit les difficultés éprouvées par les femmes ayant une ménopause précoce, laquelle entraînerait des changements lourds et soudains pouvant mener jusqu’à une détresse psychologique potentiellement induite ou aggravée par un entourage surpris et incompréhensif (ibid. : 11) :
C’est finalement terrible quand certaines des souffrances, telles que les souffrances nerveuses – maux de tête, troubles de l’humeur, troubles cardiaques – sont très radicales […] et quand de bonnes amies lui disent que des femmes avec des phénomènes similaires ont dû aller dans un asile psychiatrique et qu’elles sont mortes d’un ramollissement du cerveau, ces pauvres âmes ont terriblement peur et peuvent finalement poser un geste imprévisible dans une crise de mélancolie ou de désespoir.
Si l’ouvrage de Gabschuss est imprégné d’une mentalité sexiste et d’une vision négative de l’expérience de la ménopause, il en dresse pourtant un portrait bien moins dramatique que ceux présentés dans d’autres publications médicales beaucoup plus tendancieuses, comme celle d’Alfred Hoche.
Un drame physique et sexuel aux conséquences psychiques
En 1937 est publiée la quatrième édition de l’ouvrage Die Wechseljahre des Mannes (« La ménopause de l’homme ») du psychiatre Alfred Hoche, lequel s’interroge surtout sur la possible existence d’une ménopause masculine. Lors de la parution de lédition originale de cet ouvrage en 1928 et de ses éditions subséquentes, Hoche est un individu déjà bien connu du monde médical puisqu’il se trouve, depuis 1920, au coeur d’une controverse à la suite de la publication d’un pamphlet coécrit avec le juriste Karl Binding, tous deux argumentant en faveur de l’euthanasie pour certains groupes d’individus (Binding et Hoche 1920).
D’emblée, le psychiatre controversé confirme que la ménopause n’est pas un sujet méconnu puisque « le terme ménopause est naturalisé dans la conscience linguistique du peuple », même chez « les femmes sans éducation ni connaissance de la littérature » (Hoche 1937 : 3). Quant à la description du phénomène, Hoche situe également son apparition vers la mi-quarantaine et définit cette période comme le moment où l’activité des gonades féminines prend fin (ibid. : 13-14). Il précise ensuite que ce n’est pas en soi un « “ vieillissement ” de l’organisme; les deux processus coïncident souvent, mais ne sont pas les mêmes » (ibid. : 13).
En tant que psychiatre, Hoche s’intéresse davantage à la dimension psychologique de la ménopause, laquelle entraîne – selon lui – tout un lot de difficultés. Il soutient que cette « humeur parfois désespérée » de la femme ménopausée donne souvent lieu à des « aventures érotiques audacieuses », surtout lorsque les motifs émotionnels coïncident avec une « imprévisibilité accrue par la ménopause » (Hoche 1937 : 19). Pour appuyer ses dires, Hoche cite le populaire roman de Karin Michaelis, L’âge dangereux (1910), qui traduirait, à son avis, une véritable tendance aux expériences romantico-érotiques chez les femmes d’âge mûr (ibid. : 20) : « nous trouvons souvent dans la ménopause des femmes des changements mentaux généraux qui, dans leurs formes les plus prononcées, les mènent à la limite de la psychose », poursuit-il.
Il se dégage de l’ouvrage du psychiatre Hoche, à la fois le caractère dramatique qu’il accorde à cette période de la vie, tant chez les femmes que chez les hommes (au sujet desquels il conclut toutefois que les troubles n’incarnent pas, à proprement dit, une ménopause), et la nature fondamentalement sexuelle des conséquences du phénomène. En n’insistant pas du tout sur les stricts changements de l’apparence corporelle, bien qu’il les connaisse et les énumère (blanchissement des cheveux, apparition des rides, etc.), ni même sur les maladies gériatriques comme l’artériosclérose ou l’arthrite, mais bien plutôt sur les troubles sexuels et affectifs, qu’ils soient prouvés ou non, Hoche rend compte de la dimension intime de la ménopause qui est, ailleurs, peu discutée. Or, si le psychiatre fait état des problèmes éprouvés par les femmes et insiste sur le caractère « invalidant » de la ménopause, il ne présente aucune piste de solution ni conseil. Pour un discours plus bienveillant et moins dramatique sur la ménopause, le regard féminin de la médecin Anne-Marie Durand-Wever agit à titre de complément.
Des nuances dans le discours : un portrait médical, féminin et bienveillant
C’est en 1937 qu’est publié le livre Die reife Frau. Verlauf und Erleichterung der Wechseljahre (« L’évolution de la femme mature et le soulagement de la ménopause ») de la gynécologue allemande Anne-Marie Durand-Wever. Militante pour l’amélioration de l’éducation sexuelle auprès des jeunes filles et pour les droits des femmes, Durand-Wever (1937 : 3) offre un portrait du principal phénomène médical marquant la vie des femmes qui avancent en âge :
Cette période, communément appelée « ménopause » et scientifiquement nommée « climatérique », s’annonce à de nombreuses femmes comme une période d’horreur effrayante. Beaucoup s’imaginent que la fin de la vie se produit et que ce qui arrive ensuite n’est qu’une végétation désolée sans sens et sans but. Ce livre est destiné à contrecarrer une telle croyance – une sottise –.
La gynécologue, qui reconnaît ainsi d’emblée que la ménopause jouit d’une mauvaise réputation, annonce qu’elle cherche à démentir certaines idées qui circulent à ce sujet en offrant un portrait de la situation qui lui semble plus adéquat et moins sensationnaliste, ou carrément erroné. La vie sexuelle des femmes ménopausées l’intéresse particulièrement, et elle dénonce l’idée répandue que, « avec la fin de la période de fécondité, la vie sexuelle de la femme cesse également », ce qu’elle considère comme « l’un des pires contes de fées qui circulent à propos de la ménopause et qui, malheureusement, n’est pas toujours contesté par la profession médicale » (Durand-Wever 1937 : 3-4). Elle défend au contraire l’idée que « la vie sexuelle d’une femme n’expire pas plus que celle d’un homme d’un certain âge » et que « la joie d’être ensemble dans le mariage, le besoin de l’amour actif de l’autre demeure souvent jusqu’à un âge avancé » (ibid. : 4).
Au sujet du moment de l’entrée en ménopause, les Allemandes peuvent généralement s’attendre à ce phénomène entre 48 et 52 ans, alors que chez la majorité des femmes, les règles cessent entre 45 et 54 ans, précise la gynécologue (Durand-Wever 1937 : 12). En ce qui concerne les causes de la ménopause, Durand-Wever (ibid.) soutient que « la recherche dans ce domaine n’est pas encore terminée pour que nous puissions dire pourquoi et quand les fonctions des ovaires cessent ». Parmi les facteurs explicatifs considérés, elle retient tout de même le nombre d’accouchements, le rendement au travail dans la vie active passée, les exigences des soins aux enfants et de l’entretien du ménage et l’intensité de l’activité sexuelle, entre autres.
Quant aux conséquences de la ménopause, la gynécologue affirme que, en plus des prédispositions familiales, certains types de constitutions et types de défaillances peuvent affecter l’expérience de ce phénomène. Plus encore, le caractère, l’autodiscipline et la conception de la vie influenceraient le processus, tout comme les conditions de vie, les habitudes et les maladies passées ou la prédisposition à certaines maladies. Durand-Wever souligne toutefois que les médecins sont rarement consultés en raison de symptômes de la ménopause chez des femmes en bonne santé et qu’ainsi les recherches et les observations sont souvent faites sur des femmes ménopausées qui sont malades. Selon elle, « une chose est certaine : la ménopause elle-même n’est pas une maladie, aussi désagréable soit-elle parfois, et n’est jamais une cause de décès » (Durand-Wever 1937 : 15).
Durand-Wever suggère une panoplie de façons de soulager les maux de la ménopause. Elle insiste beaucoup sur l’importance de la gymnastique et des massages pour maintenir la flexibilité du corps, sur l’importance d’être physiquement active dans la vieillesse grâce à la pratique d’un sport comme le tennis ou le ski et, surtout, sur la priorité qui devrait être accordée à un régime alimentaire sain et régulier. Elle suggère même un menu type, du petit-déjeuner à la légère collation en soirée, pour le maintien d’un poids équilibré. S’en suit une énumération de conseils pour les troubles du sommeil, la perte auditive, les problèmes de peau et, particulièrement, la recommandation de l’auteure aux femmes d’être vigilantes quant aux symptômes et aux douleurs anormales ainsi qu’un rappel que seule une analyse médicale microscopique permet d’obtenir la certitude quant à une condition spécifique comme un éventuel cancer.
Si Durand-Wever offre des conseils pour le soulagement des inconforts liés à la ménopause, elle ne présente pourtant pas cet épisode comme un réel « problème », contrairement à la majorité des études – provenant d’auteurs masculins – sur le sujet. En effet, elle ne limite pas l’expérience de la ménopause à la souffrance du corps des femmes. Elle souligne également une variété de facteurs pouvant influencer l’expérience de la ménopause, et elle ne l’envisage ainsi pas comme un phénomène vécu de manière homogène par la population féminine. On peut imaginer que sa spécialisation comme gynécologue et que son militantisme pour les droits des femmes ont eu une influence sur la façon dont elle a abordé la question. Or, la docteure Durand-Wever n’est pas la seule, sous le Troisième Reich, à suggérer des moyens de faciliter l’expérience de cet épisode de grands changements traversé par les corps des femmes qui avancent en âge. En effet, des spécialistes de médecine naturelle ont proposé également des remèdes aux femmes vieillissantes.
La nature à la rescousse des femmes ménopausées
« Riche et enviable est l’homme qui connaît les bienfaits de la méthode naturelle de vivre, de travailler et de guérir, ainsi que l’art de soigner sa santé et de fortifier son corps » (Oertel et Bauer 1940 : 25) : ainsi s’ouvre le guide de santé naturelle Heilpflanzen-Taschenbuch Ratgeber für naturgemässe Heil- u. Lebenweife d’Adolf Oertel et Eduard Bauer. Véritable succès de librairie depuis la première édition de 1908, cet ouvrage confirme la tendance du recours aux plantes et aux herbes curatives dans l’Allemagne – et plus largement l’Europe – de la première moitié du xxe siècle.
Bien qu’une section de l’ouvrage soit réservée aux soins particuliers des enfants, et que de nombreux conseils s’adressent aux individus d’âge adulte en général, la population la plus largement visée par cette approche thérapeutique semble être celle des personnes aînées ou des individus à l’aube de la vieillesse. En effet, les deux auteurs encouragent vivement le recours aux plantes pour le maintien prolongé d’une bonne santé et insistent ainsi sur la notion de conservation de la santé malgré l’avancement en âge. Repousser la maladie grâce aux herbes et aux plantes apparaît, selon eux, être le meilleur moyen de profiter de la vie qui s’étire, voire la meilleure façon d’atteindre la vieillesse : « Chaque homme a l’ambition de se préserver et d’atteindre un âge élevé pour pouvoir profiter des acquis de sa vie » (Oertel et Bauer 1940 : 316).
Les femmes ménopausées, quant à elles, pouvaient trouver des conseils dans un petit cahier en appendice de l’ouvrage. La ménopause ne serait pas, selon Oertel et Bauer (1940 : 6), un état anormal en lui-même, mais elle « provoque presque toujours des troubles de la santé ». Parmi les signes avant-coureurs de la ménopause et ses effets, Oertel et Bauer nomment la prise de poids, l’embonpoint, un désir plus grand de rapports sexuels, des insomnies, une transpiration très intense, des migraines, des vertiges et des bourdonnements dans les oreilles. Les traitements réservés à ces maux varient grandement et incluent certains conseils : boire tous les jours une tasse de verveine, de mille-feuille, de centaurée et de prêle, procéder quotidiennement à un lavage supérieur et à un lavage inférieur, prendre toutes les semaines deux bains de siège et s’appliquer une compresse froide, rester calme, éviter toute excitation, ménager ses nerfs et se nourrir d’aliments sains et fortifiants. S’il devait y avoir une augmentation démesurée des saignements durant cette période, les deux auteurs conseillent aux femmes de s’aliter de sorte que leur tête soit plus basse que leur ventre, de boire une infusion de prêle et de baies de genièvre ainsi que de se faire des compresses d’eau vinaigrée. Puis, « prendre un bain complet aux fleurs des prés » et, enfin, « boire un bon verre de vin rouge et se fortifier par une bonne nourriture » (Oertel et Bauer 1940 : 7).
À la différence de Durand-Wever, qui offre des conseils bienveillants sans pour autant réduire l’expérience de la ménopause à ses maux, le petit recueil de remèdes d’Oertel et Bauer insiste sur les conséquences physiologiques pour lesquelles il semblerait nécessaire de multiplier les solutions. Ainsi, on invite les femmes ménopausées à soumettre leur corps à une hygiène de vie disciplinée gage de soulagement. À la toute fin de cet ouvrage, une publicité sur deux pages leur propose de se procurer des infusions Ed. Bauer’s Kräutertee, c’est-à-dire celles conçues par l’un des auteurs du livre. « Voulez-vous faire quelque chose pour maintenir votre santé? », interroge Bauer, qui suggère comme réponse : « Alors buvez mon thé du petit-déjeuner et mon thé du soir, qui ont fait leurs preuves de toutes parts depuis de nombreuses années! Ce thé vous procurera un nouveau courage de vivre » (Oertel et Bauer 1940 : s. p.). Pour se procurer ces produits, il suffit de contacter leur bureau de vente par correspondance situé à Bonn. Rien ne mentionne que ces infusions sont destinées précisément aux femmes ménopausées, mais ces dernières ont assurément été visées par cette publicité en tant que groupe ciblé par les recommandations des auteurs.
Plus largement, tout un marché de produits ciblant les femmes vieillissantes s’est développé dans l’Allemagne des années 30 et 40. Alors que les auteurs Oertel et Bauer se sont surtout intéressés aux moyens naturels de réduire l’inconfort et les malaises physiques liés à la ménopause, plusieurs entreprises ont effectivement fait des conséquences esthétiques du vieillissement leur domaine d’intervention en se chargeant de la production et de la commercialisation de produits en vue de réduire les effets visibles du vieillissement féminin. À l’image d’un corps féminin vieillissant dans la souffrance durant la ménopause, s’ajoute l’image d’un corps victime des années qui passent.
Un slogan populaire : « On est seulement aussi vieux ou vieille que ce dont on a l’air »
Une recherche d’articles sur les projets de réformes concernant l’assistance vieillesse ainsi que l’étude plus large du traitement du thème de la vieillesse dans la presse écrite du Troisième Reich nous ont révélé une variété de publicités visant un marché de consommatrices et de consommateurs qui avancent en âge. Dès lors, nous nous sommes affairée à repérer ces publicités parues dans les deux importants titres de la presse écrite que nous avons fouillés. D’abord, le Berliner Morgenpost, journal quotidien généraliste, puis le Völkischer Beobachter, organe de presse du Parti nazi. Notre choix d’opter pour ces journaux repose principalement sur le fait qu’ils sont tous deux caractérisés par une large diffusion tout au long du régime nazi. Pour ces deux titres, nous avons consulté l’ensemble des numéros d’au moins quatre mois (sélectionnés au hasard) de chacune des années de 1933 à 1944-45 et effectué le recensement d’une vingtaine de produits contre le vieillissement (pour les hommes et les femmes) dont les publicités ont tapissé les pages des journaux. Quant au journal Der Rentner, destiné aux « rentiers » du Reich, il a été étudié intégralement pour la période allant de 1933 à 1941 et il a révélé un bon nombre de publicités de produits anti-âge[2].
Dans l’ensemble des publicités observées, le lien causal entre le vieillissement et la dégradation de l’apparence physique est présenté comme une préoccupation évidente. En effet, l’idée selon laquelle « on est seulement aussi vieux ou vieille que ce dont on a l’air » (Man ist nur so alt, wie man aussieht) est tellement populaire dans l’Allemagne des années 30 et 40 que cette expression – ou une forme dérivée – est souvent employée comme slogan dans les campagnes publicitaires pour des produits destinés à réduire les effets esthétiques du vieillissement. La soif de rajeunissement prend davantage les allures d’une course à la fontaine de jouvence que celles d’un réel souci de guérir, d’apaiser des souffrances et d’améliorer la santé globale.
La lutte contre les signes de la vieillesse féminine
Les femmes constituent, de manière écrasante, le premier marché ciblé par les produits de rajeunissement esthétique. Dans les pages de ces journaux populaires, le vieillissement corporel féminin apparaît comme un problème à résoudre, voire telle une souffrance pour les femmes qui, selon la plupart des publicités, sont tourmentées par les changements dans leur apparence. À la manière des études sur la ménopause, qui insistent sur la souffrance du corps des femmes qui vieillissent, les publicités de produits anti-âge état d’une période tragique marquée par la perte de la jeunesse et de la beauté pour laquelle ils vendent des « solutions ».
Dans l’édition du 24 mars 1937 du Völkischer Beobachter figure un encadré de taille moyenne intitulé « 50 ans – et personne ne le croit! » annonçant les bienfaits du thé du docteur Ernst Richter :
[L]a mère a l’air presque aussi jeune que la fille, si ferme et fraîche. Avant, elle était très encline à l’abondance – mais le thé aux herbes du petit-déjeuner du docteur Ernst Richter lui assure santé et minceur. Elle est maintenant fière de sa bonne figure, qui n’est en aucun cas une prérogative des plus jeunes. Buvez quotidiennement la « fontaine de jouvence » [Jungbrunnen] qui a fait ses preuves.
VB 24 mars 1937 : 7
Si elles veulent assurer la fermeté de leurs formes féminines, les femmes peuvent aussi se tourner vers les produits de H. Goth à Nürnberg qui promet notamment le raffermissement du buste (DR, février 1938 et mars 1939, entre autres). Quant à celles qui craignent que l’allure de leurs mains ne trahisse leur véritable âge, elles n’ont qu’à utiliser restent douces et délicates : on ne peut pas deviner leur âge réel » (BM 6 mars 1934 : s. p.).
Rajeunir pour plaire : Grâce à Tokalon, « il m’aime plus que jamais »
Le plus grand joueur dans ce marché spécifique est sans contredit Tokalon, dont les publicités – riches en variété et originales dans leurs formes – tapissent les pages du Berliner Morgenpost. Le nom du produit n’est d’ailleurs jamais mis en avant, tant le message prime. Ce message, c’est celui de la beauté de la jeunesse féminine retrouvée grâce aux crèmes Tokalon créées par E. Virgil Neal, homme d’affaires américain, que l’historienne Mary Schaeffer Conroy (2007) qualifie de « baron des cosmétiques ». L’objectif affirmé des crèmes Tokalon est d’interpeller les femmes qui avancent en âge afin qu’elles aient recours à la Crème rose (crème de nuit) et à la Crème blanche (crème de jour) qui promettent de « combattre les rides, les pores dilatés, les points noirs et les défauts du teint » (BM 7 mars 1934 : s. p.).
Le 5 décembre 1933 paraît une publicité tout à fait surprenante de Tokalon sous la forme d’un petit récit. Une femme téléphone à une amie et lui raconte que son mari a prétexté, à trois reprises au cours des dernières semaines, devoir travailler plus tard. Pourtant, ajoute-t-elle, on lui aurait rapporté que son mari a été vu au bar Bambula avec la jolie petite blonde de son bureau. Abasourdie, la femme se serait ensuite rendue chez son coiffeur qui lui a conseillé d’essayer la crème Tokalon en lui garantissant des résultats rapides pour sa peau. En conclusion à son histoire, la femme rapporte à son amie :
Tu ne le croiras pas, mais, à la fin de la semaine, Hans m’a dit qu’il ne m’avait jamais vue aussi jeune et attrayante depuis notre mariage, il y a 10 ans. Ce cher garçon stupide est plus amoureux de moi que jamais. Je suis certaine qu’il a complètement oublié la blonde. Et tout cela grâce à la crème Tokalon.
BM 5 décembre 1933 : s. p.
Ainsi, les femmes insécurisées par leur vieillissement peuvent, selon cette publicité, retrouver leur confiance grâce à ces crèmes. « Vous pouvez garder votre peau jeune, saine et fraîche par des moyens simples », promet Tokalon (BM 10 février 1940 : s. p.), alors que les résultats annoncés garantissent un succès auprès de l’homme de la maison : « Mon mari n’en croyait pas ses yeux! Il dit que j’ai l’air des années plus jeune! » (BM 16 avril 1939 : s. p.). Par ailleurs, selon une publicité intitulée « Maman! Reste jeune » parue le 15 février 1934, ce sont tous les membres de la famille qui préfèrent les femmes à l’apparence jeune :
Les fils et les filles aiment quand leur mère a toujours l’air jeune. La même chose s’applique aux maris en ce qui concerne leur femme […] Peu importe à quel point votre peau est défraîchie ou la profondeur des traces laissées par l’âge, essayez ce soir la Crème rose nourrissante pour la peau Tokalon.
BM 15 février 1934 : s. p.
Certaines publicités de Tokalon misent sur le recours à une caution scientifique par l’expérimentation pour convaincre les femmes. Le 4 juin 1933, une publicité intitulée « Maintenant! Grand-mère a l’air jeune! », dans laquelle figurent le visage d’une femme âgée recouvert d’un « X » et le visage d’une jeune femme, fait état d’une expérience scientifique démontrant les effets bénéfiques de Tokalon. En effet, un spécialiste de la peau bien connu aurait rapporté dans un journal hebdomadaire sur la dermatologie que la Crème rose nourrissante pour la peau Tokalon a réussi à éliminer complètement les rides et les ridules chez des personnes de 55 à 72 ans, en six semaines (BM 4 juin 1933 : s. p.).
L’élément qui frappe dans l’ensemble de ces publicités pour les produits anti-âge destinés aux femmes est non seulement la variété des enjeux ciblés (vieillissement des mains, raffermissement du buste, rides du visage, prise de poids, etc.), mais aussi l’aplomb, voire la violence avec laquelle le vieillissement est décrié. Que ce soit par ce « X » tiré à grands traits sur le visage d’une dame âgée ou par la méthode répandue de l’opposition d’un visage de jeune femme souriante à celui d’une femme vieille et fatiguée, le message est le même : le corps féminin vieillissant est voué au malheur, et il faut contrecarrer le processus du vieillissement.
Conclusion
La mobilisation croisée des catégories d’analyse d’âge et de genre permet de mettre en lumière certaines dimensions normatives du parcours de vie des femmes âgées sous le Troisième Reich. Si celles-ci ne se trouvent pas au coeur des décisions de l’État, ni dans le discours politique et idéologique du régime nazi, les représentations scientifiques et populaires de leurs corps vieillissants permettent d’envisager la nature de leurs rapports sociaux, y compris les attentes et les exigences à leur endroit. Comme marqué d’une double condamnation à la souffrance, celle du genre et celle de l’âge (Sontag 1997), le corps féminin vieillissant est présenté, dans l’Allemagne des années 30 et 40, comme un corps-problème sur lequel il faut intervenir. Si les rapports de pouvoir s’exercent sur et par les corps (Foucault 1975), la soumission du corps féminin vieillissant aux injonctions sociales et culturelles d’une normativité féminine témoigne du prolongement, malgré l’avancement en âge, d’un rapport de domination dans le contexte duquel on dicte toujours aux femmes la manière de gérer leur corps (et ses transformations). Tant lorsqu’il souffre en raison de la ménopause que parce qu’il se mue à cause du temps qui passe, le corps féminin est l’objet d’interventions (médicales ou esthétiques, souvent masculines).
Déjà, la propension à insister sur les afflictions du corps pour décrire l’expérience féminine du vieillissement s’inscrit, plus largement, dans une représentation physiologique du phénomène de la vieillesse faisant surtout place à la notion de dégradation des capacités, aux limitations et à la fragilité. La femme vieillissante est, à travers le prisme du corps, définie par les négations : elle ne peut plus enfanter, et elle perd de sa beauté. Elle est, autrement dit, dépossédée de sa féminité.
Ces idées sur le corps des femmes (vieillissantes) sont autant d’instruments politiques au sein d’un combat lui-même politique (Weitz 1998 : 3). Ainsi, s’il n’incarne pas une priorité pour l’État national-socialiste concentré à conditionner et à modeler la jeunesse, le corps féminin vieillissant n’en porte pas moins les stigmates des valeurs machistes de ce Männerstaat (« État masculin »). Le portrait plus nuancé brossé par la gynécologue Durand-Wever (1937) est, nous l’avons vu, une rare dérogation au discours majoritaire masculin. Par ailleurs, cette dégradation annoncée du corps féminin avec l’âge permet de mettre l’accent sur le sentiment d’urgence à profiter de la jeunesse des femmes, lorsqu’elles sont fécondes et séduisantes.
Enfin, il est intéressant de noter que les représentations observées ici s’adressaient en majorité aux femmes vieillissantes elles-mêmes et que ces façons de dire ou de montrer ont participé assurément à renforcer leur conscience d’appartenir non seulement à un genre, mais aussi à une classe d’âge caractérisée par des problèmes physiologiques et esthétiques nécessitant une variété d’interventions.
Appendices
Note biographique
Émilie Malenfant est docteure en histoire de Sorbonne Université. Elle est actuellement postdoctorante associée au Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ) à l’Université Laval et au Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS) à l’Université du Québec à Montréal, ainsi que chargée de cours en histoire à l’Université de Sherbrooke. Elle a soutenu une thèse sur la vieillesse sous le Troisième Reich et présenté, au préalable, certaines conclusions de ses recherches à l’Université hébraïque de Jérusalem. Elle a notamment publié le texte historiographique « Vieillir sans laisser de traces : où sont les femmes âgées dans l’histoire? » (HistoireEngagée.ca, 2016).
Notes
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[1]
Quelques articles se penchent aussi sur le sujet. Voir les travaux d’Alfred Mierzejewski (2012 et 2017), de Susanne Hahn (1994) et de Benjamin Möckel (2010 et 2011), entre autres. Notre thèse sur la vieillesse sous le Troisième Reich (Malenfant 2021) prendra éventuellement la forme d’une monographie publiée.
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[2]
Der Rentner : DR; Berliner Morgenpost : BM; Völkischer Beobachter : VB.
Références
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