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Le jugement que rend une cour de justice, et, par-delà, la fonction judiciaire elle-même, représentent un objet d’étude dont la pertinence ne se dément pas et traverse les frontières. Comment promouvoir une approche comparative et historique de la fonction judiciaire sous un angle activement pluridisciplinaire ? Comment expliquer la différentiation entre les procédures de common law et de droit civil au niveau des rôles respectifs du juge et du jury, mais également leur écart par rapport à des modèles orientaux comme celui que présente la Chine tant ancienne que contemporaine ? Une certaine forme de gouvernement est-elle la seule raison de la difficulté d’exporter en Chine les valeurs d’indépendance judiciaire et d’accès à la justice tenues pour essentielles en Occident ? Comment comprendre la persistance de signes religieux dans nombre de prétoires occidentaux, et plus généralement la relation durable des magistrats à une certaine forme de sacré appuyée par certains rituels et représentations ?

C’est sur ces questions passionnantes, et bien d’autres, que se penche l’ouvrage de Robert Jacob, La grâce des juges[1]. L’érudition, la rigueur et l’originalité des réponses qu’apporte l’auteur sont à la mesure du dynamisme de son parcours scientifique sous les auspices du Centre National de Recherche Scientifique (CNRS), où il est directeur de recherche rattaché au Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris. Juriste et historien médiéviste de formation[2], Robert Jacob conjugue très tôt ses recherches sous l’angle du « multi — » : multilingue, il rapproche avec aisance les sources primaires les plus variées en allemand, anglais, espagnol, latin ou grec ancien ; multiculturel, il n’entend le phénomène du droit que de façon comparative et collabore activement avec ses collègues étrangers, notamment en Chine et au Mexique ; multidisciplinaire, il se passionne très tôt pour l’anthropologie, la linguistique, la théologie, la science politique, la philosophie et la littérature. La grâce des juges représente à cet égard l’aboutissement d’une carrière faite d’exigence et d’éclectisme, et conjugue ses résultats antérieurs non seulement pour en composer une synthèse cohérente, mais surtout pour les porter beaucoup plus loin[3].

L’argument central de l’ouvrage repose sur l’ordalie, une forme irrationnelle de résolution des litiges connue depuis l’antiquité dans les sociétés d’agriculteurs asiatiques, européennes et africaines, et que l’on retrouve encore aujourd’hui dans certaines sociétés coutumières (comme la Chine et certains pays d’Afrique). Épreuves unilatérales ou bilatérales, les ordalies par le feu, par l’eau ou par ingestion impliquent une « justice spectacle », et produisent une vérité conforme à la force sociale prépondérante, un « vrai social » accepté par les adversaires en vue de la réconciliation. La thèse de l’auteur est que la disparition et les conditions du remplacement de l’ordalie, devenue jugement de Dieu au haut Moyen âge carolingien, influenceront durablement la fonction de juger (ainsi que la relation du judiciaire au sacré) dans l’occident latin, et contribueront à sa spécificité face à d’autres cultures (notamment celles de la Chine, de l’islam et du judaïsme).

Le premier chapitre est consacré à un examen anthropologique comparé et historique de l’ordalie, un rite destiné à trancher un litige qui doit être distingué d’une simple preuve. En effet, c’est l’individu que l’on met à l’épreuve, et non sa thèse quant au passé : la vérité issue du rite sera celle de la personne entière (non celle des faits de la cause), ainsi que celle du serment décisoire.

Le second chapitre s’interroge sur la relation possible entre ordalie et christianisme en explicitant la place réservée à l’ordalie dans le monde de la Bible, entre autres, grâce à une mise en contexte historique des différents éléments pertinents de celle-ci. Si, de manière générale, le monothéisme de Job instille une transcendance fondamentale qui fait de Dieu un législateur plutôt qu’un juge, et écarte le recours à une ordalie christianisée (c’est la vision retenue par le judaïsme et l’islam), le monothéisme découlant notamment du livre de Daniel[4] et de l’idée du jugement dernier rend possible une justice divine qui se manifesterait dans le monde des humains à travers l’ordalie transformée en « jugement de Dieu » au service du procès temporel.

Sous l’impulsion conjuguée du pouvoir politique et des autorités de l’Église chrétienne, c’est cette thèse que retiendra le Moyen Âge carolingien aux VIIIe et IXe siècles, et qui permettra la transformation de l’ordalie païenne en jugement de Dieu (troisième chapitre). La mutation est intimement associée à la christianisation de la fonction royale : à travers le sacre des rois, le moment carolingien a « imposé la figure du roi de justice[5] », et le jugement de Dieu se diffuse sur le territoire de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, du Danemark et de la Norvège, ainsi que de la Hongrie. Son déclin progressif, à partir de 1215, s’explique formellement par un argument théologique de plus en plus populaire (« tu ne tenteras point le seigneur ton Dieu » : Dieu dispose seul de sa capacité à faire des miracles)[6], mais aussi par l’histoire technique de la procédure, qui allait devenir plus rationnelle grâce à l’évolution des structures de l’Église, la croissance économique et démographique et l’apparition d’officiers de justice rémunérés. Toutefois, l’utilisation du jugement de Dieu allait avoir des conséquences immédiates et à plus long terme sur la culture judiciaire, parmi lesquelles la dette de justice du roi, puis de l’État (notion inconnue en Chine comme dans la Rome antique) et l’autonomie du juge à l’égard du pouvoir politique (l’idée de séparation des pouvoirs).

Le quatrième chapitre, à travers l’histoire du lexique tant juridique que littéraire, reflète ce glissement d’un acte de juger conçu comme l’oeuvre de la justice divine (que traduisait l’emploi du mot « juise »), vers la résolution du litige par les êtres humains (qu’exprime le néologisme « jugement »).

Les cinquième et sixième chapitres approfondissent les mutations procédurales qui coïncident avec la fin du jugement de Dieu. D’une part, la généralisation du serment promissoire prêté par les jurés continentaux et les jurys anglais (celui de « dire vrai ») va permettre de préparer leur conscience à juger : « la vérité judiciaire n’est plus quelque chose qui s’affirme sous la caution de Dieu, c’est quelque chose que l’on promet, avec l’aide de Dieu, de mettre au jour[7] ». D’autre part, l’Église allait développer une nouvelle procédure d’enquête qu’elle transmettrait aux cours temporelles, et qui visait à doter le juge d’une légitimité nouvelle assurant l’autorité de son jugement. Cette procédure, que l’auteur nous présente à travers une étude de microhistoire fondée sur un conflit opposant un évêché et une abbaye aux XIIe et XIIIe siècles, a également permis l’émergence d’un droit moderne de la preuve.

Toutefois, l’influence du jugement de Dieu et de l’idée que juger, c’est imiter Dieu, représente le socle sur lequel s’est développée la déontologie judiciaire une fois l’ordalie chrétienne disparue (septième chapitre). D’un côté de la Manche comme de l’autre, le serment des juges, les mercuriales, la discipline hiérarchique, les images et décors présents dans la salle d’audience (incluant des représentations de mauvais juges suppliciés) et les peines rituelles infligées aux juges fautifs rappellent aux magistrats que juger, consiste aussi à s’exposer à être jugé : « on ne croyait pas alors que le corps judiciaire dût cacher ses défaillances pour rester crédible[8] ». À cet égard, le crucifix rappelle non seulement le caractère sacré de la fonction de juger, mais aussi une grande erreur judiciaire.

Dans le chapitre suivant, une comparaison avec la fonction judiciaire en Chine ancienne, dans l’islam et dans le judaïsme permet de mieux mettre en relief la singularité des retombées du jugement de Dieu en Europe, tant au niveau de l’absence de dette de justice que du rôle assigné au juge, et du code de conduite qui s’applique à lui en théorie, mais aussi en pratique. Au symbole de la balance occidentale répond la licorne chinoise, et l’ordalie païenne n’est, en Chine, qu’une procédure parmi d’autres offerte à la sagacité du magistrat chargé de restaurer l’harmonie sociale.

Le dernier chapitre va bien au-delà de la simple synthèse, et propose une explication de la singularité de la justice occidentale à travers la notion chrétienne de sacrement. Il offre aussi un éclairage comparatif aussi original qu’approfondi sur la différentiation entre systèmes de common law et de droit civil, sur le plan de la construction d’un droit de la preuve, de l’essence de la vérité judiciaire et du statut des juges et du procès dans la société. Le jury ayant simplement remplacé l’ordalie dans les systèmes de common law, la vérité y demeure de type sacramentel : le juge n’y produit pas lui-même la vérité judiciaire, qui est la vérité du verdict au terme d’une procédure accusatoire – une vérité du devoir être, grâce à une reconstruction normative de l’histoire passée. Par contraste, dans les systèmes civilistes, le recours à la procédure d’enquête canonique (inquisitoire) exige une séparation rigoureuse du fait et du droit : c’est une vérité factuelle de l’avoir été, où la légitimité du jugement provient d’une reconstruction minutieuse des faits. Là où les juges de common law, par l’organisation rituelle interne de leur profession et leur adhésion à l’efficacité du rite judiciaire, représentent une « Église dans l’État », les juges romanistes ne sont que les « serviteurs d’un État-Église » hantés par un déficit lancinant de légitimité[9].

La richesse et la subtilité de La grâce des juges se prêtent mal à une brève recension, mais l’ouvrage est susceptible d’intéresser tant de chercheurs d’horizons différents — comparatistes, criminalistes, historiens du droit et de la procédure, anthropologues et théoriciens du droit, canonistes — qu’il serait regrettable de ne pas se plier à l’exercice pour mieux le faire connaître. Les internationalistes seront intéressés d’y découvrir une nouvelle vision de l’entrecroisement et de la différenciation historique des deux systèmes juridiques qui sous-tendent maints textes de droit international contemporain (ceux de droit civil et de common law), et d’y lire une réflexion comparative approfondie sur l’exportation de valeurs tenues pour « évidentes » (notamment, la séparation des pouvoirs et le procès équitable) dans des pays comme la Chine. Les promoteurs de l’interdisciplinarité se réjouiront de découvrir dans La grâce des juges une démonstration aussi captivante de leur art en action, mais se désoleront sans doute qu’elle ne s’accompagne pas d’une théorie explicite compréhensive sur l’interdisciplinarité elle-même. Cet aspect théorique est abordé dans le premier chapitre, relatif à l’ordalie, mais cède le pas par la suite à de l’interdisciplinarité appliquée, sur la base d’une approche dont on ressent la cohérence et l’originalité, mais qui demeure largement implicite. Par suite, l’ouvrage ne ressemble véritablement à aucun autre : par son éclectisme, sa solide culture juridico-historique et l’étendue de sa réflexion, il suscite un foisonnement de questions sociétales d’ordre multiple, tant pour le passé que pour le présent et le futur. À cet égard, il évoque d’autres ouvrages atypiques comme Juger en Amérique et en France, de Garapon et Papadopoulos[10], ou Leading Cases in the Common Law de Simpson[11].

Par ailleurs, l’ampleur de la démonstration ancrée dans l’histoire crée inévitablement certaines zones d’ombre lorsqu’on tente de la conjuguer au présent et au futur, et suscite ainsi des questions qui demeurent sans réponse. Nous en mentionnerons deux, l’une actuelle, l’autre potentielle, en lien avec la procédure contemporaine de common law.

En premier lieu, l’auteur présente la procédure actuelle de common law comme un fossile vivant, où le remplacement du jugement de Dieu par l’ordalie confère au rôle du juge un caractère inaltérable ; recevant la vérité judiciaire du jury plutôt que de tenter de la chercher activement lui-même, il ne connaît pas les problèmes de légitimité de ses confrères civilistes, que la procédure d’enquête rigoureuse empruntée à l’Église et la recherche d’un sacré « nouvelle formule » ne réussissent pas à sauver. Ce modèle se raréfie toutefois en droit pénal (en Angleterre, il ne concernerait plus que 1 % des affaires criminelles[12]), et plus encore en droit privé (et ce, depuis plus longtemps qu’en droit pénal). Que penser alors de ces juges qui officient à la fois comme jury, puis comme juge ? Peut-on encore dire qu’ils reçoivent la vérité judiciaire de l’extérieur, et que leur légitimité va de soi ? La position des juges de common law contemporains qui concentrent les deux rôles demeure à cet égard énigmatique.

En second lieu, mais de façon plus potentielle qu’actuelle, l’intervention du jury moderne en matière pénale est elle même sujette à certaines mutations susceptibles d’en affecter le sens ? En effet, l’identité « sacramentelle » entre ordalie et jury repose entre autres sur leur caractère omniscient : la vérité qu’ils livrent au juge est de même type, celle du devoir être, et « procède d’une rectitude déterminée de l’intérieur par les règles de la procédure[13] ». C’est ce qui confère au procès de common law « la force d’une religion[14] », « non définie par ses dogmes, mais qui tirerait de la liturgie de ses sacrements et la certitude d’elle-même et sa capacité de produire les vérités constitutives du lien social[15] ». Mais la continuité sacramentelle entre jugement de Dieu et jury s’effriterait si l’on obligeait le jury à motiver ses décisions, car le fait de devoir donner ses raisons ôte au verdict son caractère omniscient.

Or, le silence des jurys quant à leurs motifs est actuellement mis à l’épreuve, tant dans les systèmes civilistes que de common law[16]. En Europe tout particulièrement, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la Belgique en 2009 au motif que l’absence de motivation des verdicts rendus par les jurys d’assises ne permettait pas à l’accusé de comprendre pourquoi il était condamné et violait donc son droit à un procès équitable (article 6(1) de la Convention européenne des droits de l’homme[17])[18]. À la suite de cette décision, la Belgique et la France (dont la procédure était semblable) durent modifier leur législation pour se mettre en conformité avec les exigences de la Convention : les jurys belges et français doivent à présent communiquer les raisons principales sous-tendant leur verdict[19]. L’Angleterre, également assujettie à la Convention[20], a pourtant échappé jusqu’à présent aux foudres de la CEDH, au motif que les directives du juge au jury jouent le rôle d’une motivation suffisante au regard de l’article 6(1) de la Convention[21]. La Chambre des Lords a d’ailleurs confirmé que la motivation du verdict serait illégale en Angleterre, car elle violerait le secret du délibéré[22]. Le débat sur la motivation des verdicts perdure néanmoins.

En dépit de son caractère historique, La grâce des juges est ainsi profondément en prise avec la réalité et les débats de notre temps, que l’ouvrage permet d’éclairer d’un regard nouveau en mettant à jour les racines de ces questions d’actualité. En guise de conclusion, un dernier exemple en témoignera. En 2005, le Tribunal administratif de Venise, approuvé par le Conseil d’État, a déclaré de façon surprenante que le crucifix est le symbole d’un système de valeurs comme la liberté, l’égalité, la tolérance religieuse et donc également la laïcité de l’état, de sorte qu’il pouvait être maintenu aussi bien dans les cours de justice que dans les écoles[23].

Si ces cours italiennes avaient pu bénéficier de l’analyse de Robert Jacob, elles auraient pu ajouter que le symbole est ressorti d’une culture judiciaire spécifique bâtie sur les cendres du jugement de Dieu en Europe occidentale et qu’il témoigne de la rigueur de l’exigence déontologique qui pèse sur ces juges depuis des siècles ; sa verticalité rappelle au magistrat que lorsqu’il juge, il sert des valeurs collectives en lien avec le sacré, qui dépassent sa personne individuelle, et qu’il s’expose lui-même à être jugé.