Article body

La Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[1] n’a pas de clause de droit applicable, à la différence des statuts d’autres tribunaux internationaux comme, par exemple, la Cour internationale de justice[2] et la Cour pénale internationale[3]. Toutefois, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, la Cour européenne) ne vit pas en vase clos juridique où la seule source de droit applicable est la Convention européenne elle-même. Les arrêts de la Grande chambre contiennent presque systématiquement une section intitulée « Les textes internationaux », « Le droit et la pratique internationaux pertinents », « Autres textes internationaux » ou simplement « Le droit international ». Dans ce contexte, elle peut faire référence aux traités multinationaux et à d’autres instruments de l’Organisation des Nations unies, de l’Organisation internationale du travail ainsi qu'à des systèmes régionaux africains et américains, aux résolutions telle la Déclaration universelle des droits de l’homme[4], aux conventions de droit international humanitaire, et aux observations et constatations des organes de traités tels que le Comité des droits de l’homme.

Pourtant, les arrêts de la Cour européenne ne contiennent jamais de rubrique intitulée « droit international coutumier » ou « jus cogens ». Dans un arrêt récent concernant l’interdiction de l’esclavage et l’interprétation de l’article 4 de la Convention européenne[5], la Grande chambre a fait état d’un nombre important d’instruments internationaux sur le sujet sans pour autant mentionner l’important rôle du droit coutumier[6] ou le fait que la Commission du droit international a mis l’interdiction de l’esclavage sur sa liste non exhaustive de normes de jus cogens[7]. Les références au droit international coutumier et au jus cogens dans la jurisprudence de la Cour sont excessivement rares. Le dernier renvoi par la Grande chambre au droit international coutumier remonte à 2018. Le requérant avait plaidé que le droit d’accès à la justice prévu à l’article 6 de la Convention européenne imposé sur l’État une obligation d’exercer une compétence universelle en matière civile pour actes de torture. Selon la Grande chambre,

[s]’agissant d’une éventuelle coutume internationale, il découle de l’étude de droit comparé entreprise par la Cour que, parmi les 39 États européens examinés, seuls les Pays-Bas reconnaissent la compétence universelle en matière civile pour des actes de torture […]. On ne saurait dès lors parler d’une compétence universelle au sens absolu s’agissant de cette affaire-là[8].

La Cour européenne a très souvent invoqué la Convention de Vienne sur le droit des traités[9], dont l’entrée en vigueur date de 1980, trente ans après l’adoption de la Convention européenne. Dans son arrêt Golder[10], de 1975, prononcé quelques années avant l’entrée en vigueur de la Convention de Vienne, la Cour s’est inspirée des articles 31 à 33. Selon l’arrêt,

[c]ette convention n’est pas encore en vigueur et elle précise, en son article 4, qu’elle ne rétroagira pas, mais ses articles 31 à 33 énoncent pour l’essentiel des règles de droit international communément admises et auxquelles la Cour a déjà recouru[11].

Dans la version anglaise de l’arrêt, la Cour a parlé de « generally accepted principles of international law to which the Court has already referred on occasion ». Dans une décision beaucoup plus récente, la Cour a affirmé qu’elle tient compte « des dispositions de la Convention de Vienne, pour autant qu’elles codifient le droit international préexistant, et en particulier de son article 31 § 3 c) »[12].

L’article 31 de la Convention de Vienne décrit la « règle générale » de l’interprétation : « Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but »[13]. Selon l’article 31(3)(c), dans la recherche du « sens ordinaire » du texte, « [i]l sera tenu compte, en même temps que du contexte : […] c) De toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties »[14]. Selon la Cour,

lorsqu’elle examine le but et l’objet des dispositions de la Convention, elle prend également en considération les éléments de droit international dont relève la question juridique en cause. Ensembles constitués des règles et principes acceptés par une grande majorité des États, les dénominateurs communs des normes de droit international ou des droits nationaux des États européens reflètent une réalité, que la Cour ne saurait ignorer lorsqu’elle est appelée à clarifier la portée d’une disposition de la Convention que le recours aux moyens d’interprétation classiques n’a pas permis de dégager avec un degré suffisant de certitude[15].

Ces « règles pertinentes », selon la Cour, « sont le reflet de principes de droit international communément admis ayant déjà acquis valeur de droit coutumier »[16] .

I. L’émergence du droit coutumier des droits de la personne

Avec les conventions et les principes généraux, la coutume est l'une des sources principales de droit international. Elle est décrite à l’article 38(1)(b) du Statut de la Cour internationale de justice : « la coutume comme preuve d’une pratique générale acceptée comme étant le droit »[17]. Dans son étude récente au sujet de la détermination du droit international coutumier, la Commission du droit international a insisté sur l’importance des deux éléments de la coutume, la pratique étatique et l’opinio juris[18].

D'une manière générale, dans de nombreux domaines du droit international, il est clair que le droit coutumier s’est développé bien avant le droit conventionnel. Dans un article publié dans un des premiers numéros de la American Journal of International Law, le professeur Lassa Oppenheim de l’Université de Cambridge a expliqué qu’avec le développement du droit international, le droit coutumier serait « pushed into the background »[19]. L’avenir appartient aux traités, il croyait[20]. L'un de ces domaines où la coutume a précédé la codification est le droit international humanitaire, qui est étroitement lié au droit international des droits de la personne. Cependant, ce modèle de l’évolution du droit international ne se manifeste pas dans le droit international des droits de la personne. Certes, il existe de nombreuses preuves d’une importance croissante des droits fondamentaux en droit interne, datant des révolutions américaine et française. Étant donné que les droits fondamentaux impliquaient des questions qui étaient considérées comme étant de nature essentiellement interne, le saut au niveau international ne s'est réellement produit qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En droits de la personne, à la différence du droit humanitaire, la codification précède la coutume.

Aujourd’hui, il n'est pas rare que ceux qui négocient un traité ou une déclaration se réfèrent au droit international coutumier. Mais en 1947 et 1948, lors des travaux préparatoires de la Déclaration universelle et les premiers projets du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[21] et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[22], il n’y avait que quelques références isolées à la coutume internationale. C’est le délégué belge à la troisième commission de l’Assemblée générale, Fernand Dehousse, qui a fait une déclaration formelle sur la portée juridique de la Déclaration universelle. Selon Dehousse, un certain nombre des principes qui seraient inscrits dans la Déclaration universelle

ne feront que répéter des règles figurant déjà dans le droit coutumier des nations et reconnues, par conséquent, par le droit international non écrit ; le fait de les transcrire dans une déclaration internationale ne peut priver ces règles de la valeur obligatoire qu’elles possèdent déjà[23].

En revanche, disait Dehousse, « d’autres principes qui seront inscrits dans la Déclaration universelle ne relèvent pas du droit des gens coutumier, et le fait de les inclure ne leur donnera certes pas une valeur obligatoire »[24]. Il n’a pas fourni d’exemples. Quelques jours plus tard, lorsque Dehousse a encore signalé l’importance du droit coutumier[25], René Cassin a confirmé « que sa délégation entend par “droit international” le droit positif, aussi bien coutumier qu'écrit »[26]. Écrivant peu de temps après l'adoption de la Déclaration universelle, Hersch Lauterpacht rejetait explicitement les commentaires de Dehousse sur sa signification juridique, insistant sur le fait qu'avant l'adoption de la Charte des Nations unies[27], « apart from the precarious doctrine of humanitarian intervention, international law considered these matters to be within the exclusive domestic jurisdiction of the state »[28]. Pour Lauterpacht, le droit international coutumier en matière de droits de la personne était inexistant.

Il y a eu peu de discussions au sujet de droit international coutumier des droits de la personne dans les années qui ont suivi l'adoption de la Déclaration universelle. En 1965, Humphrey Waldock, qui serait bientôt élu juge britannique à la Cour européenne des droits de l'homme, a écrit que la Déclaration universelle était revêtue du « character of customary international law »[29] . L’année suivante, le rôle de la coutume en droits de la personne a été souligné par le juge Kōtarō Tanaka de la Cour internationale de justice dans les affaires du Sud-ouest africain[30]. Seán MacBride, un des rédacteurs de la Convention européenne lorsqu’il était ministre irlandais des affaires étrangères[31], et plus tard l’avocat du requérant notoire Gerard Richard Lawless devant la Commission européenne des droits de l’homme, a écrit dans le Courrier de l'UNESCO en 1968, à l'occasion du vingtième anniversaire de l'adoption de la Déclaration universelle, que

there is a growing view among international lawyers that some of its provisions, which are justiciable, now form part of customary international law […]. The Universal Declaration does now represent in written form the basis for the law of nations, the laws of humanity and the dictates of the public conscience as accepted in the twentieth century[32].

Dans les années 1980, le droit international coutumier des droits de l'homme a suscité un grand intérêt parmi des universitaires américains[33]. Cela s’explique par une certaine frustration avec la lenteur de la ratification des traités par le gouvernement américain. Il a également été motivé par une ouverture des tribunaux américains envers la coutume résultant de la redécouverte de la Alien Tort Claims Act[34]. En 1987, le American Law Institute a publié une liste relativement courte de normes coutumières : les prohibitions de génocide, de l’esclavage, du meurtre et de la disparition, de torture et d’autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants, de la détention arbitraire prolongée, de la discrimination raciale systématique, et d’un pattern de violations graves de droits humains internationalement reconnus[35]. Cette liste, et plus généralement l’engouement des universitaires américains, a suscité des critiques, entre autres parce qu’elle correspondait essentiellement au contenu du Bill of Rights[36] tel qu’amendé) et qu’elle ignorait complètement les droits économiques, sociaux et culturels[37].

Mais la vision américaine a eu un appui inattendu du Comité des droits de l’homme qui a proposé, dans une Observation générale adoptée en 1994, qu’une réserve à l’encontre d’une norme coutumière est contraire à l’objet et au but du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[38] :

Ainsi, un État ne peut se réserver le droit de pratiquer l’esclavage ou la torture, de soumettre des personnes à des traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants, de les priver arbitrairement de la vie, de les arrêter et de les détenir arbitrairement, de dénier le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, de présumer une personne coupable tant que son innocence n’a pas été établie, d’exécuter des femmes enceintes ou des enfants, d’autoriser l’incitation à la haine nationale, raciale ou religieuse, de dénier à des personnes nubiles le droit de se marier, ou de dénier aux minorités le droit d’avoir leur propre vie culturelle, de professer leur propre religion ou d’employer leur propre langue[39].

Les travaux préparatoires de ce paragraphe sont complètement opaques[40]. Le Comité n’est jamais revenu sur la question du droit coutumier.

II. Le droit coutumier et la Cour européenne des droits de l’homme

Il ne semble pas être fait mention du droit international coutumier dans les travaux préparatoires de la Convention européenne. Dans la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme, on trouve de rares mentions du droit coutumier au sujet du droit des traités[41], de la compétence de la Commission[42] et sur les immunités[43]. Dans la jurisprudence de la Cour, à part quelques mentions insignifiantes dans les plaidoiries et des opinions dissidentes[44], c’est le juge Loucaides qui fait la première véritable référence au droit coutumier dans deux affaires concernant des atrocités commises en Allemagne de l’Est. Les requérants avaient invoqué le principe de légalité prévu à l’article 7 de la Convention européenne[45]. L’arrêt de la Cour a jugé que le droit interne en vigueur était prévisible et accessible et donc conforme à l’article 7. Dans ses opinions concordantes, le juge Loucaides souhaitait qu’on aborde le problème sous l’angle des crimes contre l’humanité en vertu du droit international coutumier[46]. Il s’est appuyé sur un jugement récent de la Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie[47].

Il y a très peu d’exemples de jugements de la Cour européenne où on se prononce sur la qualification coutumière d’une norme de droit international des droits de la personne. Le cas par excellence est celui de l’interdiction de la torture[48]. La Cour a aussi rejeté la prétention qu’il y a une règle de droit coutumier imposant la négation de génocide, pour laquelle la pratique des États « est loin d’être généralisée et cohérente »[49]. Autrement, pour la considération de la coutume à l’égard des droits fondamentaux, il faut consulter des opinions individuelles et plus particulièrement celles du juge Paolo Pinto de Albuquerque, juge portugais de 2011 à 2020. Parfois avec le concours d’un ou deux collègues, le juge Pinto de Albuquerque a constaté le caractère coutumier de plusieurs droits fondamentaux reconnus déjà dans la Convention européenne et ses Protocoles[50], tels que le droit à la vie et le droit à l’intégrité physique[51], ainsi que l’obligation de réprimer le discours haineux[52] et la criminalisation de la négation du génocide[53]. Il a considéré comme coutumier le droit d’accès au tribunal[54], l’inamovibilité des juges[55], le droit au procès équitable[56], le principe de la légalité[57] et la règle ne bis in idem[58]. Selon le juge Pinto de Albuquerque, l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (Règles Nelson Mandela)[59] « reflect customary international law in many respects »[60]. L’obligation procédurale, c’est-à-dire de faire enquête et de poursuivre, est de nature coutumière en ce qui concerne l’esclavage et les travaux forcés[61], et la violence domestique[62]. Le juge Pinto de Albuquerque a aussi reconnu le caractère coutumier de certains droits qui ne sont pas prévus par la Convention européenne, dont le droit à l’autodétermination[63], le droit aux soins de santé[64], la protection contre l’apatridie[65], le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant[66] l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité[67], la répression pénale de la pornographie enfantine[68] et la responsabilité de protéger[69].

À quelques occasions, d’autres juges de la Cour se sont prononcés sur le droit international coutumier des droits fondamentaux. Avec une référence à l’article 6 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi qu'à l’article 16 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le juge Vučinić a conclu que « le droit à la personnalité juridique est bien ancré dans le droit international des droits de l’homme tant universel que coutumier »[70]. Pour le juge Serghides, il y a une un droit coutumier de permettre des étrangers menacés de l’expulsion d’exprimer leurs vues sur la régularité de leur séjour[71]. Plusieurs juges ont reconnu la nature coutumière de l’interdiction du refoulement de réfugiés[72].

Lors d’un colloque tenu en 2012 intitulé « Le juge et la coutume internationale », la juge Inete Ziemele, alors présidente de section de la Cour européenne des droits de l’homme, a cité l’importance des articles 31 à 33 de la Convention de Vienne. Elle a fait référence aux extraits d’un arrêt de la Grande chambre qui, d’ailleurs, ne fait pas mention du droit coutumier[73]. La Grande chambre avait expliqué qu’elle

n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme l’unique cadre de référence dans l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient. Au contraire, elle doit également prendre en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes[74].

Pour la Grande chambre,

[e]nsembles constitués des règles et principes acceptés par une grande majorité des États, les dénominateurs communs des normes de droit international ou des droits nationaux des États européens reflètent une réalité, que la Cour ne saurait ignorer lorsqu’elle est appelée à clarifier la portée d’une disposition de la Convention que le recours aux moyens d’interprétation classiques n’a pas permis de dégager avec un degré suffisant de certitude[…]. La Cour rappelle à cet égard que dans la recherche de dénominateurs communs parmi les normes de droit international, elle n’a jamais distingué entre les sources de droit selon qu’elles avaient ou non été signées et ratifiées par le gouvernement défendeur[75].

La juge Ziemele a continué avec la citation de l’arrêt de la Grande chambre[76] :

quand elle définit le sens des termes et des notions figurant dans le texte de la Convention, peut et doit tenir compte des éléments de droit international autres que la Convention, des interprétations faites de ces éléments par les organes compétents et de la pratique des États européens reflétant leurs valeurs communes. Le consensus émergeant des instruments internationaux spécialisés et de la pratique des États contractants peut constituer un élément pertinent lorsque la Cour interprète les dispositions de la Convention dans des cas spécifiques[77].

Enfin, il n’est pas nécessaire

que l’État défendeur ait ratifié l’ensemble des instruments applicables dans le domaine précis dont relève l’affaire concernée. Il suffit à la Cour que les instruments internationaux pertinents dénotent une évolution continue des normes et des principes appliqués dans le droit international ou dans le droit interne de la majorité des État membres du Conseil de l’Europe et attestent, sur un aspect précis, une communauté de vues dans les sociétés modernes[78].

La juge Ziemele a reconnu que les formulations de la Grande chambre « may be confusing to an international lawyer »[79]. Selon elle, la Cour voulait dire que même si un État n'avait pas ratifié un traité particulier, cela ne signifie pas que le droit international ne prévoit pas d'obligation pertinente[80]. Elle a poursuivi en indiquant que « Normally, this would lead us to think about an obligation deriving from a customary norm »[81]. Comme nous l'avons déjà signalé, sauf dans les opinions séparées ou dissidentes de quelques juges, à quelques exceptions près, la Cour n'invoque pas le droit international coutumier aux fins d'interpréter les dispositions de la Convention européenne. Néanmoins, il existe des circonstances dans lesquelles la Cour est obligée de déterminer s'il existe une règle applicable de droit international coutumier dans un domaine autre que les droits de la personne.

Ainsi, la Cour a fait appel à la coutume dans le cadre de l’article 6 et des allégations que l’accès à la justice est limité par la doctrine de l’immunité de l’État. Pour la juge Ziemele, la Cour n’a pas au sens strict « a jurisdiction to establish the existence of a rule of customary law in the field of State immunity as such »[82]. En revanche, elle a expliqué que la Cour ne peut pas refuser d'examiner la question de l'accès à un tribunal au titre de l'article 6[83] simplement parce qu'elle n'a peut-être pas la compétence directe pour établir la portée des règles de l'immunité des États[84]. Des jugements de la Cour ont déclaré que l’immunité de juridiction des États est régie par le droit international coutumier[85]. La Cour a reconnu l’immunité de l’État même lorsque le recours a trait aux allégations de torture[86] et de crimes contre l’humanité[87]. À plusieurs reprises, elle a invoqué l’article 11 de la Convention des Nations unies sur l’immunité juridictionnelle des États et de leurs biens[88] à titre de codification de la coutume même si cette convention n’est toujours pas en vigueur[89]. Afin d’offrir quelque soulagement aux victimes, parfois la Cour ajoute qu’on ne peut pas exclure « un développement du droit international coutumier dans le futur »[90]. La portée de l’immunité coutumière n’est pas sans contestation[91].

La Cour internationale de justice a endossé l’approche de la Cour européenne aux immunités de l’État dans l'arrêt Al Adsani[92]. Sur quelle base la Cour internationale a-t-elle invoqué l’arrêt Al Adsani? Cette question a été examinée dans une étude du Secrétariat pour la Commission de droit international. On s’est demandé si la Cour internationale de Justice a considéré l’arrêt de la Grande chambre ainsi que des décisions de tribunaux constitutionnels nationaux comme un moyen auxiliaire ou comme relevant de la pratique des États[93]. En d'autres termes, la Cour internationale a peut-être fait référence à la jurisprudence de la Cour européenne comme preuve du droit coutumier et plus particulièrement de l’opinio juris. Les conclusions de la Commission du droit international sur la preuve de la coutume reconnaissent « les décisions des juridictions nationales » comme « formes de preuve de l’acceptation comme étant le droit (opinio juris) »[94].

Dans sa communication précitée, la juge Ziemele a déclaré que la Cour n’a pas compétence pour établir l’existence d’une règle de droit coutumier. Ce constat semble discutable. Elle ne précise pas quels tribunaux sont compétents pour statuer sur les immunités. Il appert assez évidemment que les tribunaux internationaux de compétence générale, comme la Cour internationale de justice, ont une telle autorité. Bien entendu, il en va de même pour les tribunaux nationaux, qui se prononcent régulièrement sur les immunités et dont les juges ainsi contribuent à la pratique des États qui forme la base du droit international coutumier. Pourquoi, alors, la Cour européenne des droits de l'homme est-elle exclue? En statuant sur la question de savoir si l’article 6 de la Convention européenne est neutralisé par une norme internationale d’immunité, la Cour européenne des droits de l’homme doit déterminer s’il existe une telle immunité, comme tout autre tribunal, national ou international.

La juge Ziemele a attaché une importance à l'identification d'un « consensus européen »[95]. Parfois, avec une terminologie qui n’est pas toujours très cohérente, la Cour parle d’un « consensus international »[96], d’un « large consensus qui existe dans la communauté internationale »[97], d’un « large consensus – y compris en droit international »[98], d'un « large consensus, notamment en droit international »[99] d’un « large consensus à l’échelle internationale et européenne »[100], d'un « consensus à l'échelle internationale »[101] d’un « consensus parmi les États contractants »[102], ou tout simplement d’un « consensus européen »[103]. Cet exercice présente des similitudes avec la méthodologie de la Cour internationale de justice afin d’identifier des normes coutumières, dans la mesure où elle présente les vues des tribunaux nationaux. Cependant, la Cour européenne considère la pratique des États aux fins d'interpréter la Convention européenne, notamment dans l’application de la doctrine de la marge d’appréciation[104], et non pour identifier des règles de droit coutumier. Dans l’affaire Perinçek, la Grande chambre a donné comme exemple de l’absence d’une règle de droit coutumier son opinion dans l’affaire X. c. Autriche[105], qui avait trait à l’adoption d’enfants par des couples du même sexe[106]. Mais ce dernier arrêt ne mentionne pas le droit international coutumier. La Cour parle, plutôt, de la recherche d’« une communauté de vues actuelle entre les États européens »[107].

La situation est différente lorsqu'il s'agit de règles juridiques autres que les droits fondamentaux énoncés dans la Convention européenne. Dans l’affaire Jones et al. c. Royaume-Uni[108], le gouvernement britannique avait « sollicité des observations sur l’étendue de l’immunité d’État accordée par le droit national des États membres du Conseil de l’Europe »[109]. La Grande chambre n'a accordé aucune importance à l'étude, parce que « peu d’États ont été confrontés en pratique au problème particulier de savoir s’il existe, en droit national ou en droit international coutumier, une immunité en matière civile pour les actes de torture »[110]. Dans une autre affaire, la Grande chambre est arrivée à la même conclusion, vu que

[l]es autorités dudit État n’en étaient pas non plus obligées en vertu du droit coutumier, étant donné que la pratique des États, comme expression d’une opinio juris (article 38 § 1 b) du Statut de la C.I.J.) en faveur de l’existence d’une compétence universelle civile, faisait clairement défaut[111].

De la même manière, la Cour a appliqué le droit coutumier en matière de succession d'États. Ainsi, elle a jugé que la Convention de Vienne de 1983 sur la succession d’États en matière de biens, archives et dettes d’États[112] pouvait être une source de droit malgré le fait qu’elle n’était pas encore en vigueur. Selon la Cour,

il est bien établi en droit international que, même non ratifiée, une disposition d’un traité peut avoir force contraignante si elle reflète le droit international, soit qu’elle « codifie » ce dernier, soit qu’elle donne naissance à de nouvelles règles coutumières[113].

La Grande chambre a constaté que

[l]a question de la succession des États continuateurs à la dette publique de l'État prédécesseur comporterait bien des incertitudes, mais il n'existerait manifestement aucune preuve de l'existence d'une norme de droit international coutumier qui mettrait à la charge conjointe et solidaire des États successeurs les obligations financières de l'État prédécesseur[114].

Dans la même affaire, la Chambre avait conclu que la Slovénie « aurait exécuté toutes les obligations pouvant lui incomber au titre du droit international coutumier concernant la succession d’États »[115].

La Cour a également fait référence au droit coutumier au sujet de l'exercice extraterritorial de la compétence de l’État dans les affaires concernant des actes accomplis à l’étranger par des agents diplomatiques ou consulaires, ou à bord d’aéronefs immatriculés dans l’État ou de navires battant son pavillon[116]. Dans l’affaire Medvedev c. France, la Cour a constaté l’absence de preuve d’

une pratique constante des États de nature à établir l’existence d’une norme de droit international coutumier qui conférerait une autorisation générale d’intervention à tout État ayant de sérieuses raisons de penser qu’un navire battant pavillon d’un autre État se livre au trafic de stupéfiants[117].

Dans l’affaire Al Skeini c Royaume-Uni[118], sous la rubrique « Éléments pertinents de droit international » la Cour a discuté de droit coutumier applicable aux territoires occupés[119], mais sans en tenir compte dans son appréciation. Dans l’affaire Behrami et Behrami c. France et Saramati c. France, Allemagne et Norvège[120] la Grande chambre a déclaré que « l'interdiction du recours unilatéral à la force […] est aujourd'hui partie intégrante du droit coutumier international »[121].

À plusieurs reprises, la Cour a tenu compte du droit coutumier dans le domaine de droit international humanitaire. Par exemple, dans une décision sur la recevabilité, une chambre de la Cour a déclaré que la règle prohibant l’emploi du gaz moutarde comme arme de guerre dans un conflit international, énoncée pour la première fois dans un traité remontant à 1925, avait acquis valeur de droit coutumier. La décision fait référence au Protocole de 1925 concernant le gaz asphyxiant[122] et à la Convention de 1972 sur des armes bactériologiques[123] :

The Court thus finds that at the time when the applicant supplied thiodiglycol to the Government of Iraq a norm of customary international law existed prohibiting the use of mustard gas as a weapon of war in an international conflict[124].

Un exposé beaucoup plus détaillé et convaincant paraît dans l’étude du droit coutumier publiée par le Comité international de la Croix-Rouge[125], et que la Cour a souvent cité dans d’autres décisions et jugements[126]. Pourquoi a-t-elle cité les traités plutôt que d'insister sur le fait que la norme est coutumière?

La Cour a fait référence au droit international humanitaire coutumier au sujet de l’amnistie. Dans l’affaire Marguš, une Chambre de la Cour a conclu qu’il est « de plus en plus admis que l’octroi d’une amnistie relativement à des “crimes internationaux”– qui comprennent les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les génocides – est interdit par le droit international »[127]. Selon la Chambre,

[c]ette conception ressort des règles coutumières du droit international humanitaire, des traités en matière de droits de l’homme ainsi que des décisions de tribunaux internationaux et régionaux et de la pratique émergente des États, sachant que l’on observe une tendance croissante des juridictions internationales, régionales et nationales à annuler les amnisties générales édictées par les gouvernements[128].

Toutefois, l’emploie des mots « émergence » et « croissante » suggère la lex ferenda plutôt qu’une règle ferme. L’arrêt de la Grande chambre dans la même affaire fait preuve également d’une certaine équivoque[129].

L’affaire Janowiec et al. c. Russie[130] avait trait au massacre des prisonniers polonais à Katyń et ailleurs en Belarus et en Ukraine en 1940 par la police secrète soviétique. Une Chambre de la Cour européenne avait remarqué que même si l’Union soviétique n’était pas partie aux conventions humanitaires applicables, « l’obligation de traiter les prisonniers avec humanité et de s’abstenir de les tuer était manifestement une règle de droit international qu’elle se devait de respecter »[131]. Une opinion dissidente a noté que les efforts des procureurs soviétiques d’imputer la responsabilité pour ce crime aux dirigeants nazis devant le Tribunal militaire international « confirme la reconnaissance par l’URSS du caractère juridiquement obligatoire de cette obligation »[132].

L’article 7 de la Convention européenne fournit une invitation relativement directe à examiner le contenu du droit coutumier lorsqu’il déclare que « [n]ul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international »[133]. Or, la question qui hantait le Tribunal militaire international à savoir l’existence de crimes internationaux non codifiés, et qui explique la présence du paragraphe 2 de l’article 7 de la Convention européenne, s’est aussi posée devant la Cour européenne. Dans l’affaire Kononov c. Lettonie la Chambre a fait référence aux règles coutumières des lois de la guerre reconnues par le Tribunal militaire international de Nuremberg ainsi que par le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient[134]. Selon la Grande chambre,

[à] l’époque considérée, les lois de la guerre se dégageaient non seulement de traités, mais aussi « d’us et de coutumes progressivement et universellement reconnus, de la doctrine des juristes, de la jurisprudence des tribunaux militaires »[135].

La Grande chambre a confirmé qu’en vertu du droit en vigueur en 1944, lorsque l’attaque brutale a eu lieu, « les civils ne pouvaient être attaqués que lorsqu’ils participaient directement aux hostilités et pendant la durée de cette participation »[136]. Même si les victimes avaient elle-même commis des crimes de guerre, la Grande chambre a dit que le droit coutumier en vigueur en 1944 « n’autorisait le requérant et son unité qu’à arrêter les villageois et, après seulement le prononcé d’une condamnation à l’issue d’un procès équitable, à exécuter le châtiment infligé »[137]. Trois membres dissidents de la Grande chambre ont écrit que les exemples de poursuites pour crimes de guerre antérieurs à la Seconde Guerre mondiale donnés par la majorité étaient « isolés et embryonnaires », et « loin de révéler l’existence d’un droit coutumier suffisamment établi »[138].

La définition du crime de génocide qui fait autorité se trouve à l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide[139]. Dans l’affaire Vasiliauskas c. Lituanie[140], il était question d’une poursuite pour actes commis en 1953, mais selon une définition du crime de génocide plus étendue que celle de la Convention sur le génocide, comprenant la destruction de groupes politiques[141]. Sans hésitation, la Grande chambre a confirmé que le génocide était déjà un crime d’après le droit international coutumier[142]. Toutefois, elle ne croyait pas pouvoir conclure, « avec un degré suffisant de certitude, que le droit international coutumier donnait de ce crime une définition plus large que celle figurant dans l’article II de la Convention sur le génocide »[143]. Des difficultés comparables surgissent avec les crimes contre l’humanité. Une approche audacieuse est proposée dans une opinion dissidente, où on prétend que cette catégorie de crimes internationaux était déjà reconnue lors de la Première Guerre mondiale. Selon cette opinion, le Traité de Sèvres[144] d’août 1920 était déclaratoire du droit coutumier. L’article 230 prévoyait la responsabilité individuelle des dirigeants ottomans pour « massacres »[145]. Dans une décision d’irrecevabilité qui ne mentionne pas le droit coutumier en tant que tel, une chambre de la Cour a noté que la déportation de populations civiles avait « été expressément reconnue comme crime contre l’humanité en 1945 dans le Statut du Tribunal de Nuremberg »[146].

Si ce tribunal fut constitué pour juger les principaux criminels de guerre des pays européens de l’Axe pour les infractions qu’ils avaient commises avant ou pendant la Seconde Guerre mondiale, la Cour relève que la validité universelle des principes relatifs aux crimes contre l’humanité a été confirmée par la suite, notamment par la résolution 95 de l’Assemblée générale des Nations unies (11 décembre 1946) puis par la Commission du droit international[147].

III. Jus cogens et la Cour européenne des droits de l’homme

Dans un arrêt de l’an 2020, la Cour suprême du Canada a expliqué que « [l]e droit international coutumier comprend un sous-ensemble de normes dites de jus cogens, ou normes impératives »[148]. Mais c’est plus juste, selon la Commission du droit international, de dire qu’il existe « diverses manières dont les différentes sources de droit international peuvent contribuer à la formation d’une norme impérative du droit international général »[149]. Le projet de conclusion 5 sur les normes impératives du droit international général (jus cogens) adopté par la Commission en 2019 déclare que « [l]e droit international coutumier est le fondement le plus commun des normes impératives du droit international général (jus cogens) »[150], mais que « [l]es dispositions conventionnelles et les principes généraux du droit peuvent également servir de fondement des normes impératives du droit international général (jus cogens) »[151]. La Commission a proposé une liste très courte mais non exhaustive de normes impératives qui contient certains droits fondamentaux : l’interdiction du génocide et des crimes contre l’humanité, l’interdiction de la discrimination raciale et de l’apartheid, l’interdiction de l’esclavage, l’interdiction de la torture[152].

Les normes de jus cogens « reflètent et protègent les valeurs fondamentales de la communauté internationale »[153]. La Commission du droit international a trouvé l’origine de la notion de « valeurs fondamentales de la communauté internationale » dans l’avis consultatif de la Cour internationale de justice sur des Réserves à la Convention sur le génocide, avec ses références à « la loi morale »[154] et à « la conscience humaine »[155]. La Cour a pris ces formulations du préambule de la résolution de l’Assemblée générale de 1946 déclarant que la répression du crime de génocide était « une affaire d’intérêt international »[156].

Quant au jus cogens, la notion elle-même n’existait guère en 1950, lors de l’adoption de la Convention européenne. Le sujet a rarement été invoqué dans la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme[157]. Dans un rapport de la Commission concernant la situation à Chypre, Christos Rozakis a contesté les conclusions de la majorité parce que, selon lui, elles ignoraient la volonté de la communauté internationale de considérer que dans la partie nord de l'île, une illégalité persistait en raison de l’occupation de ce territoire par les forces militaires turques[158]. Pour Christos Rozakis, il s’agissait d’une violation continue de normes de jus cogens. Il a dit que l’approche « réaliste et pragmatique » de la Commission minait la cohésion de la politique de la communauté internationale[159].

La première référence au jus cogens dans la jurisprudence de la Cour est dans une opinion individuelle du juge Verdross dans l’affaire Ringeisen c. Autriche[160]. Le juge Verdross a déclaré que « les règles du droit international général concernant l’épuisement des voies de recours internes ne font pas partie du jus cogens »[161]. Dans l’affaire Belilos c. Suisse[162], où la question en litige était la légalité d’une réserve à l’article 6 de la Convention européenne, le juge Meyer a écrit qu’

[o]n conçoit mal que des réserves puissent être admises en ce qui concerne des dispositions reconnaissant des droits de ce genre. On peut même penser que de telles réserves, ainsi que les dispositions qui les autorisent, sont incompatibles avec le ius cogens et, dès lors, nulles, à moins qu’elles ne se rapportent qu’à des modalités de mise en oeuvre, sans toucher à la substance même des droits dont il s’agit[163].

C’est l’arrêt Al-Adsani c. Royaume-Uni qui fait autorité au sujet de jus cogens. En novembre 2001, la Grande chambre de la Cour a déclaré que la prohibition de la torture doit être qualifiée de norme de jus cogens[164]. Dans la partie de l’arrêt sur les textes juridiques pertinents, la Cour a fait référence au rapport de 1999 d’un groupe de travail de la Commission du droit international qui faisait état d’arrêts des tribunaux américains et britanniques accueillant la thèse de jus cogens en matière de torture[165]. La Grande chambre a également invoqué des jugements du Tribunal international pénal pour l’ex-Yougoslavie au même effet[166]. Avec une référence à article 31(3)(c) de la Convention de Vienne, la Cour a cité des autorités afin de démontrer « l’importance primordiale que revêt l’interdiction de la torture »[167]. En conclusion, « la Cour admet, sur la foi de ces précédents jurisprudentiels, que l'interdiction de la torture est devenue une règle impérative du droit international »[168]. Même en 2001, il n'y avait rien de particulièrement innovant ou révolutionnaire de la reconnaissance par la Cour européenne que l’interdiction de la torture était une norme de jus cogens. Une chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie l’avait dit en décembre 1998[169]. Cette même année, le juge Cançado Trindade, alors membre de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, avait émis une opinion au même effet[170].

Depuis lors, d’autres tribunaux internationaux, y compris la Cour internationale de justice, sont arrivés à la même conclusion[171]. L’interdiction de la torture se trouve sur la liste de normes de jus cogens que la Commission du droit international a adopté en 2019[172]. L’arrêt Al-Adsani a été suivi dans d’autres décisions et jugements de la Cour européenne[173]. Dans une formulation curieuse, une Chambre de la Cour a déclaré que la Convention contre la torture

reflète la volonté claire de la communauté internationale d’inscrire plus profondément encore dans le jus cogens l’interdiction de la torture en prenant une série de mesures pour éradiquer cette pratique et supprimer tout élément pouvant inciter à y recourir[174].

Or, la Convention contre la torture ne prétend pas codifier une norme de jus cogens. Étant donné que le jus cogens est hiérarchiquement supérieur aux dispositions des traités, il est difficile de comprendre comment la Convention contre la torture peut « inscrire plus profondément encore » une prohibition impérative.

La Cour a aussi reconnu que la prohibition du génocide relève du jus cogens[175]. Cette qualification est également soutenue par d’autres autorités, dont la Cour internationale de justice[176] et la Commission du droit international[177]. Autrement, depuis l’arrêt Al-Adsani, aucun autre jugement de la Cour n'a élargi la portée de jus cogens à d'autres droits fondamentaux. Au sujet des garanties d’un procès équitable, et en particulier le droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6(1), malgré leur importance, la Grande chambre « ne considère pas ces garanties comme figurant parmi les normes du jus cogens en l’état actuel du droit international »[178].

Comme pour la coutume, une vision plus large de la portée du jus cogens découle de quelques opinions individuelles. Dans une opinion dissidente, le juge Dedov a dit que « l’interdiction des violations de la dignité humaine, comme la torture, l’esclavage ou la discrimination raciale, font désormais partie du jus cogens »[179]. Le juge Pinto de Albuquerque a décrit l’interdiction de recourir à la force, prévue à l’article 2(4) de la Charte des Nations unies[180], comme norme impérative[181]. Il a aussi identifié comme jus cogens l’obligation de prévention et de répression de génocide, des crimes contre l’humanité et les crimes de guerre[182]. Pour les juges Pinto de Albuquerque, Vučinić et Dedov, le principe de la légalité en droit pénal relève du jus cogens[183].

Le juge Dedov a aussi affirmé que la prohibition des crimes de guerre constitue une norme de jus cogens[184]. Cette proposition est douteuse. La liste de la Commission du droit international comprend trois des quatre crimes qui constituent la compétence de la Cour pénale internationale, le génocide, les crimes contre l’humanité et le crime d’agression. Mais on n’a jamais suggéré que la qualification de jus cogens peut aussi s’appliquer aux crimes de guerre, qui est une notion très large susceptible d’englober des actes isolés d’un seul combattant indiscipliné. Deux juges ont déclaré que « [l]es règles de procédure sont de jus cogens ; elles relèvent de l'ordre public et les justiciables doivent pouvoir s'attendre à ce que ces règles soient respectées et appliquées » [185] mais c’est une opinion très isolée. La juge Tsotsoria a considéré que « [l]’interdiction de la discrimination s’est matérialisée en une norme de jus cogens »[186]. Cette conclusion est plus solide et elle est soutenue par la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme[187]. Toutefois, la Commission du droit international n’a pas adopté une vision large de la discrimination. Elle s’est bornée à « [l]’interdiction de la discrimination raciale et de l’apartheid »[188].

Quelques juges ont explicitement rejeté la qualification de jus cogens pour certaines normes. Après avoir accepté que parmi les normes impératives établies figurent l’interdiction du recours à la force, le droit à l’autodétermination, l’interdiction du génocide et certains droits de l’homme fondamentaux, le juge Sajó a affirmé que « [p]armi ces droits ne figurent pas le droit d’une personne au respect de ses biens, la liberté économique ou l’accès à un tribunal, notamment dans une procédure civile »[189]. Dans l’affaire Al-Adsani, plusieurs des juges dissidents ont constaté que les règles sur l'immunité des États, « qu'elles soient coutumières ou conventionnelles, ne relèvent pas du jus cogens »[190].

Le professeur Ian Brownlie a décrit le jus cogens comme une Bentley qui ne sort jamais de son garage[191]. Le rôle du jus cogens en droits de la personne n’est pas évident. Certainement, classer un droit comme étant du jus cogens sert des fins rhétoriques, élevant son statut comme si on mettait le texte en majuscules et en caractères gras. La Convention de Vienne sur de droit des traités prévoit la nullité de tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit international général[192]. De plus, « [s]i une nouvelle norme de jus cogens survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul et prend fin »[193]. Ces deux dispositions présentent peu d'intérêt en ce qui concerne les conventions de droits de la personne. Il est difficile d’imaginer une disposition d’un traité sur les droits de la personne qui entrerait en conflit avec une norme impérative.

On a fait valoir que les normes de jus cogens priment sur une série de règles de fond et de procédure du droit international public. Devant la Cour européenne, le statut de jus cogens a été invoqué afin de neutraliser d'autres règles de droit international public, notamment les règles de droit coutumier qui garantissent l'immunité des États. Dans l'affaire Al-Adsani, l'action civile d’une victime de torture contre l’État koweïtien a été déclarée irrecevable par les tribunaux britanniques au motif de l'immunité, prévu par la loi britannique en conformité avec ses obligations internationales. Le requérant avait allégué une violation de l’article 6(1) de la Convention européenne parce qu’il était privé de son droit d’accès à un tribunal. La Grande chambre a jugé que malgré l’extrême gravité des allégations et le statut de jus cogens de l’interdiction de la torture, les tribunaux nationaux n’étaient pas tenus de faire exception à l’immunité de l’État. La Grande chambre était divisée, avec huit des dix-sept juges dissidents[194], comme la Cour internationale de justice lorsqu’elle a donné sa bénédiction au jugement de la majorité[195]. Par la suite, des arrêts de la Cour européenne ont cité la Cour internationale de justice dans l’affaire Immunités juridictionnelles[196].

***

Il ne semble pas y avoir de débat sur la question de savoir si la Cour européenne des droits de l'homme peut se référer au droit international coutumier. Les nombreuses déclarations de la Cour sur le rôle de l'article 31(3)(c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités le montrent d'une manière extrêmement claire. Pour ces raisons, la relative rareté des références au droit international coutumier peut paraître étrange. Dans la mesure où la Cour invoque le droit international coutumier, cela concerne des questions accessoires de droit international public, telles que les immunités, plutôt que les droits fondamentaux. On peut en dire autant du jus cogens.

En défense de la Cour, ses fréquentes énumérations de sources de droit et de pratique, généralement dans une rubrique distincte de ses arrêts, pourraient bien être considérées comme l’équivalant à un examen de preuves aux fins de l'identification de la coutume. Sans vraiment faire de distinction entre les sources contraignantes et non contraignantes, la Cour européenne cite les dispositions pertinentes de conventions, y compris celles de traités non encore en vigueur, les résolutions et décisions de divers organes politiques et d'experts, et d'autres documents parfois qualifiés de « soft law ».

Le juge qui a fait preuve du plus grand enthousiasme tant pour le droit coutumier que pour le jus cogens Paulo Pinto de Albuquerque, a exhorté la Cour à adopter une « customary international law-friendly interpretation of the Convention »[197]. La version française de ses propos est moins éloquente et aussi moins précise, faisant référence à « une interprétation de la Convention tenant compte du droit international coutumier ». On trouve quelque chose de comparable dans la discussion du rôle du jus cogens par le juge ad hoc John Dugard de la Cour internationale de justice. Selon le juge Dugard,

[l]es normes du jus cogens sont un mélange de principes et de politiques […]. Parce qu’elles promeuvent à la fois des principes et des politiques, les normes du jus cogens doivent inévitablement jouer un rôle prépondérant dans le processus du choix judiciaire[198].

À la suite des travaux de pionnier du juge Pinto du Albuquerque, dans les cas appropriés, la Cour européenne des droits de l’homme pourrait facilement inclure des observations sur la nature coutumière de droits spécifiques dans les résumés de la législation et de la pratique pertinentes qui figurent dans ses arrêts. Ainsi, une plus grande attention portée au droit international coutumier peut renforcer l'impact de la Cour dans les régions du monde où la Convention européenne ne s'applique pas. Aussi, dans la mesure où ses déclarations trouvent un appui et peuvent être enracinées dans le droit international coutumier d'application universelle, la jurisprudence de la Cour peut avoir un impact plus direct dans les régions d'Europe qu'elle n'atteint pas (Biélorussie et le Saint-Siège) ainsi que certains territoires non européens des États membres du Conseil de l'Europe qui sont à l’abri de la Convention européenne[199]. Sans doute, sa voix porte bien au-delà du continent européen. Une référence accrue par la Cour à la fois à la coutume et au jus cogens ne peut que renforcer son rayonnement.