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Rédigé par le professeur Damien Scalia, le présent essai[1] présente une recherche à la fois juridique et sociologique, portant sur l’expérience des accusés de crimes de masse face à la justice pénale internationale[2]. Le droit international pénal ayant fait l’objet de son doctorat[3], l’auteur enseigne le droit pénal et pénitentiaire à l’Université libre de Bruxelles, puis a été chercheur et professeur invité auprès de plusieurs universités américaines et européennes[4]. Cet essai constitue une prémisse à la réflexion portant sur l’efficacité d’une justice internationale face aux enjeux contemporains. L’ouvrage est composé de trois parties, traitant de la rencontre avec les répondants, l’expérience pénale et la conception d’une bataille continue dans le procès.

Le chapitre introductif débute avec quelques illustrations du déni de légitimité des juridictions internationales[5]. L’objet de recherche du professeur Scalia s’articule autour de l’expérience vécue par les accusés de crimes de masse[6], excluant les facteurs ayant encouragé la commission des actes. L’auteur interroge un échantillon composé d’une soixantaine[7] d’individus condamnés et acquittés[8], jugés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et pour le Rwanda (TPIR)[9]. Les entretiens visent à retracer la place effacée des accusés et leur déni de responsabilité au sein du processus pénal, ainsi que leur vision d’une justice alimentant la guerre et contraire aux attentes envers le procès[10]. L’essai vise plus précisément à mettre en lumière les lacunes et les enjeux entourant la justice pénale.

La première partie de l’ouvrage présente l’échantillonnage des rencontres effectuées dans le cadre de la recherche empirique. Dans le premier chapitre, le professeur Scalia cherche à ce que ces individus « génocidaires » puissent faire entendre leur voix au sein de la justice internationale pénale[11]. La « recherche singulière »[12] exposée dans le présent essai illustre l’incertitude quant à une réalisation possible du travail envisagé, axé sur l’empathie[13]. Initialement orientée vers les survivants de la Seconde Guerre mondiale, une option davantage réaliste se présente par la rencontre des « génocidaires » jugés par le TPIY et TPIR. Malgré tout, de nombreux obstacles, tels que l’obtention des autorisations nécessaires[14] pour rentrer en contact avec les pénitenciers et l’affrontement d’une barrière culturelle[15] renforçant la réticence des répondants, se sont présentés dans la réalisation du projet. Les discussions contribuent à une prise de conscience par l’auteur du « (dys)fonctionnement »[16] de ce système de justice. Puisque la recherche empirique s’inscrit dans une approche proactive[17], les participants ont le choix du lieu destiné aux entretiens afin de favoriser une liberté dans les échanges. Étant une expérience de vie immergée dans le quotidien des « génocidaires », le professeur Scalia cherche à briser la conception traditionnellement statique venant catégoriser ces personnages.

Dans le second chapitre, l’auteur mène une réflexion sur le rôle des accusés[18] en abordant l’émergence de la justice internationale pénale, fruit de l’évolution d’une condamnation au moyen des armes[19]. Quatre fondements relatifs aux peines abordent les « objectifs pénologiques »[20] afin d’illustrer la confrontation entre la vérité historique et le récit juridique, qui repose sur le poids d’une conviction argumentative d’un énoncé normatif[21]. La condamnation et l’acte de juger constituent les deux premiers fondements. Le troisième porte sur les fins visées par un procès pénal et se compose de trois éléments déterminant la peine[22]: la prévention spéciale prévenant une récidive, la prévention générale dissuadant la commission des crimes semblables auprès de la société et la réinsertion des « génocidaires ». Cette dernière constitue également le dernier fondement pénologique et renforce davantage la philosophie rétributive[23] en raison d’une considération jurisprudentielle la réduisant à une forme « d’admonestation morale »[24]. Contrairement au récit stratégique[25] dressé par les tribunaux nationaux, les tribunaux internationaux reconstituent la réalité grâce à une démarche empirique. La conduite des enquêtes permet, entre autres, le combat contre l’impunité des plus grands responsables. La dissemblance des « génocidaires » recherchée par les institutions internationales pénales et des victimes, efface les accusés du procès dans le cadre d’une justice cathartique[26].

La deuxième partie débute par une présentation de l’essence du rejet en la foi de la justice internationale pénale, issue de la reconstruction par les tribunaux d’une trame factuelle désignant une seule vérité valable[27]. Le rôle accordé à l’accusé lui offre une faculté d’opposition restreinte[28] au procureur, en vue d’établir la réalité. Préalablement au vécu d’une expérience pénale bouleversante, les espoirs des condamnés et des acquittés étaient orientés vers la recherche d’une vérité qui leur accorderait une « chance »[29] de pouvoir s’exprimer. Néanmoins, les sentiments d’invisibilité et de passivité au cours du procès pénal semblent être partagés par les répondants. Premier facteur proposé par le professeur Scalia dans l’évaluation de la justice, la « qualité du processus de décision »[30] se heurte amèrement à l’expérience des répondants, évoquant des divisions culturelles à l’origine d’une justice destinée à réconcilier les parties de manière impartiale. Parmi ceux-ci se trouvaient des ministres, des représentants gouvernementaux et des militaires[31]. Tous partageaient une incompréhension de la brutalité vécue[32], du délai épuisant et des concepts juridiques[33]. Les accusations semblent faire l’objet d’un intérêt médiatique élevé, tandis que les acquittements demeurent silencieux[34]. Ainsi, la justice internationale pénale semble être caractérisée par une violence de nature symbolique, faisant obstacle à un plaidoyer de culpabilité efficace. Le « traitement interpersonnel »[35] révèle la passivité des juges[36] exerçant dans un système accusatoire, inspiré de la common law. Une procédure inéquitable[37], voire une inégalité des armes[38], découle d’une absence de contact entre les procureurs et les répondants, le désintérêt pour ces derniers et l’exposition aux faits non véritables. Malgré la renonciation des répondants à la norme impérative[39], l’imposition de l’assistance d’un avocat vise à protéger le prétoire d’arguments politiques ou historiques lors du débat contradictoire[40]. La restriction de l’opportunité de parole des accusés remet alors en question l’effectivité de la défense[41].

Dans le second chapitre de la deuxième partie, une nouvelle possibilité de récit juridique dans le cadre d’un procès est traitée. Deux types de responsabilité pénale individuelle sont mobilisés afin de démontrer la subjectivité ainsi que la faiblesse de la « force morale »[42] du procès, établie par l’autorité hiérarchique incarnée par le juge. Pour démontrer le décalage entre la rigidité du droit et l’expérience vécue par les répondants[43], le professeur Scalia aborde « l’entreprise criminelle commune »[44] en tant que première forme de responsabilité pénale individuelle. Celle-ci est imputée aux individus ayant participé à l’exécution d’un plan commun, nonobstant le degré d’implication individuelle à la commission de l’acte criminel[45]. La responsabilité reliée à l’entreprise criminelle commune peut être élémentaire[46], systémique[47] ou élargie. Dans le dernier cas, la responsabilité s’applique lorsque les conséquences d’un acte criminel commun sont prévisibles et qu’un membre du groupe a pris le risque d’agir[48]. La deuxième forme de responsabilité pénale individuelle utilisée par l’auteur concerne la « responsabilité du supérieur hiérachique »[49]. Cette dernière fait l’objet de nombreuses critiques de la part des répondants, soulevant son imprécision et son application incorrecte en fonction de la vérité factuelle. En effet, la politique en vigueur et les conditions de guerre impliquent la participation d’un groupe considérable aux mêmes gestes criminels[50]. Codifiée à l’article 7-3 du Statut du TPIY[51], la responsabilité pénale est imputée aux supérieurs hiérarchiques n’ayant pas déployé les moyens possibles afin de prévenir la commission de l’acte criminel, alors qu’ils pouvaient raisonnablement croire que leurs subordonnés allaient le commettre. Un sentiment d’injustice face à l’imputation de cette responsabilité ravage les répondants, invoquant l’impossibilité d’avoir connaissance des moindres détails entourant les actes commis par leurs subordonnés. Plusieurs condamnés maintiennent la croyance en leur innocence malgré le jugement rendu[52]. La vision juridique semble donc se heurter à une perspective issue de l’expérience vécue. La confrontation de ces deux visions démontre l’importance des opinions dissidentes autorisées dans l’établissement de la culpabilité au sein des juridictions internationales pénales[53]. Bien que le préjudice moral subi par l’accusé semble être cédé au profit de l’intérêt général[54], la dissidence constitue parfois une lueur d’espoir marquant la possibilité d’un récit juridique valable et distinct de celui rendu par la majorité des juges.

Traitée dans la dernière partie de l’essai, la mobilisation des arguments de nature politique dans les démocraties est remise en cause[55]. Le contexte de création des juridictions pénales internationales, notamment le TPIY et TPIR, est dressé dans le premier chapitre de cette section. Le système accusatoire prohibe l’énoncé d’arguments politiques en tant que justification ou cause d’exonération des responsabilités individuelles[56], puisqu’ils amoindrissent la légitimité des institutions[57]. De plus, aucune politique d’État ne peut définir les crimes. Ce strict encadrement permet de préserver l’intégrité de la justice impartiale et permettre l’établissement d’une seule vérité possible[58]. Conséquemment, l’expérience pénale se traduit par la manifestation d’une « justice des autres »[59]. Le contexte politique semble davantage servir les rivaux, étant donné que les juridictions pénales internationales ne jugent que partiellement les acteurs impliqués dans des crimes et bien souvent, des individus préalablement vaincus. Cette logique s’inscrit dans une « lutte contre l’impunité »[60], consistant à condamner pour renforcer le caractère exemplaire de la justice[61]. Par ailleurs, des répondants témoignent de l’influence des intérêts politiques des lobbys et du pouvoir étatique en place sur les tribunaux pénaux internationaux[62]. Dans cette logique, les tribunaux semblent perdre de vue leur objectif initial de reconstitution de la vérité. Le prétoire constitue alors une arme servant à ravitailler la suite d’une guerre, ne rétablissant la justice qu’auprès des ennemis vainqueurs[63]. Contrairement à l’existence d’un système de droit pénal prétendument commun à la société, l’expérience vécue par les répondants traduit la mise en oeuvre d’un système de « droit pénal d’exception »[64], visant exclusivement l’ennemi.

Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, le professeur Scalia poursuit avec la prépondérance de la puissance de certains États occidentaux[65], soustraits des poursuites pénales pour des crimes d’origine politique[66]. Ces États imposent une justice « hors sol »[67]: les répondants sont jugés par des juges appartenant à d’autres groupes culturels, dans des endroits éloignés des lieux de la commission du crime. Par ailleurs, les condamnations reposent sur des concepts de droit d’un État étranger et contribuent à un sentiment de méfiance envers les institutions[68]. L’assujettissement de la justice pénale aux rouages politiques des États puissants accentue le caractère « colonialiste et biaisée »[69] de la justice. En raison de leur compétence, les tribunaux internationaux pénaux ne peuvent imputer une responsabilité collective ou étatique[70]. Par conséquent, cela accorde une prééminance de la responsabilité pénale individuelle. Les individus jugés par ces juridictions sont victimes d’une sélectivité[71] afin de constituer des exemples à la société. La condamnation des hauts responsables des actes criminels ainsi que l’attribution des peines permettent d’assurer la coexistence des communautés au sein de la collectivité[72]. Bien que les circonstances entraînent l’individu dans la commission des crimes[73], la justice pénale internationale adopte une perspective inversée pour imputer une responsabilité individuelle à certains « génocidaires », parmi tous les auteurs des crimes de masse. S’agissant d’une nécessité pour cesser les conflits rapidement, les répondants vivent des séquelles découlant d’un « impératif sacrificiel »[74]. La comparaison de ces individus à des boucs émissaires[75] démontre la persistance des violences physique et psychologique dans le processus juridique. Le procès vise principalement à déterminer une anormalité motivant le passage à l’acte criminel[76], écartant le contexte d’une crise sociale. Une fois acquittés, les individus jugés vivent alors une marginalité permanente[77]. La démonstration de leur monstruosité les exlut désormais d’une terre d’accueil, bien souvent loin de leur famille[78].

La justice pénale internationale semble céder le pas à une responsabilité individuelle, excluant les circonstances politiques entourant les crimes de masse[79]. La passivité du statut de l’accusé au sein du procès pousse le combat contre le « bannissement sociologique »[80] qu’il subit, n’élaborant qu’une seule vérité partielle du récit juridique. En renforçant la dissociation de l’individu jugé du reste de la société ainsi que l’exclusion d’une justice réparatrice et réconciliatrice[81], la justice pénale internationale connaît alors un échec sur le fondement pénologique. Menée par l’auteur Damien Scalia depuis 2011[82], la présente recherche empirique vise à percevoir les accusés en tant que sujets de la justice pénale, ayant une perspective à communiquer[83]. L’approche humaniste adoptée permet d’accorder une légitimité aux paroles des individus condamnés et de les inclure dans la reconstruction de la société[84].

Au final, la démonstration concrète d’une facette oubliée dans la littérature juridique rappelle une circonspection quant à l’efficacité et l’impartialité d’une justice pénale. Certes, retracer l’Histoire est un besoin considérable dans le fonctionnement des institutions internationales pénales. Toutefois, les conclusions révèlent une carence du respect des règles visant un procès équitable. Les témoignages semblent démontrer la privation de certains droits fondamentaux envers les individus jugés, au bénéfice d’un système accusatoire. Le présent ouvrage projette certainement une réflexion pertinente quant au renforcement de l’égalité des armes au prétoire. Afin de répondre aux attentes réalistes des parties face aux enjeux contemporains, une modernisation du système pénal international n’accorderait-elle pas une place adéquate à l’accusé ?