Abstracts
Résumé
Les méthodes de consultation publique qui favorisent la délibération et le dialogue entre citoyens et décideurs ont donné lieu à un grand nombre d’études dans les dernières années. L’expérience de participation analysée dans cet article s’inscrit dans ce courant. Des citoyens de la région de Charlevoix ont été invités à examiner et à débattre du financement des programmes locaux de santé et de services sociaux à l’occasion d’une série de « panels » organisés avec le concours des autorités régionales responsables de l’allocation des budgets dans ces domaines. La recherche visait à évaluer la qualité du processus et des résultats, en fonction de trois critères : la valeur épistémique de la délibération, sa valeur « transformatrice » et sa valeur légitimante. Les données de l’expérience de Charlevoix conduisent notamment à conclure qu’il est possible d’envisager dans l’avenir une réduction de l’écart entre les préférences exprimées par les citoyens et les orientations qui sont arrêtées par les autorités publiques, à condition de respecter un certain nombre de principes dans le choix de la technique participative et dans son utilisation.
Abstract
In recent years, many studies have focused on public consultation methods that foster deliberation and dialogue between citizens and decision-makers. The participation experience analysed in this article fits within this current. Citizens from the Charlevoix region were invited to examine and debate the financing of local health and social services programs during a series of panel discussions organized with the collaboration of the regional authorities responsible for allocating budgets in these areas. The research aimed to assess the quality of the process and the results according to three criteria : the epistemic value of the deliberation, its “transformational” value, and its legitimizing value. The data from the Charlevoix experience lead notably to the conclusion that there is potential for reduction of the gap between the preferences expressed by citizens and the approaches chosen by the public authorities, provided that a certain number of principles are respected in the choice of the participatory technique and in the way it is used.
Article body
La participation de la population à la gestion des services publics n’est pas un thème nouveau dans la recherche sociale. Au Québec notamment, elle a suscité des travaux majeurs et de grands débats d’idées. Dans les années 1970 et 1980, cependant, les discussions furent surtout dominées par la question du partage du « pouvoir » entre gouvernants et gouvernés, inspirée par les travaux sur la planification et la rénovation urbaines (Arnstein, 1969 ; Divay et Godbout, 1979). Un mouvement social d’une certaine envergure et bien ancré dans les groupes populaires et les syndicats avait aussi épousé la cause de la participation publique, qui occupait un rang prééminent dans les programmes de partis « progressistes » comme le Rassemblement des citoyens de Montréal ou le Parti québécois.
Il y eut d’ailleurs quelques expériences concrètes de participation publique dans des domaines comme l’éducation, la gestion municipale ou le développement régional. Dans le domaine de la santé et des services sociaux, où le principe était acquis depuis le rapport de la Commission Castonguay-Nepveu, au tournant des années 1970, les attentes furent particulièrement élevées, puisqu’on visait rien de moins que le contrôle des organisations publiques comme les CLSC ou les hôpitaux par leurs usagers (Forest et al., 2003 et 1994). L’échec relatif de la plupart de ces tentatives conduisit cependant plusieurs observateurs à conclure à l’imposture : dans les faits, les espoirs associés à la participation publique auraient été trahis et la démocratie, confisquée (Godbout, 1983 ; O’Neill, 1991 et 1992).
Depuis une dizaine d’années, dans la foulée des initiatives visant à instaurer de nouveaux modes de gouvernance des organisations publiques, un nouveau regard sur la participation publique a commencé à s’imposer (Blondiaux et Sintomer, 2002). Sans nier les inégalités de pouvoir entre les différents acteurs qui contribuent à la gouvernance démocratique, les approches plus récentes se centrent en effet sur la circulation de l’information ou la conciliation des intérêts au moins autant que sur le thème plus traditionnel de l’appropriation des organisations et des programmes publics par leurs usagers (Abelson et al., 2003a et 2003b). Le résultat est double : d’une part, un point de vue plus nuancé sur les expériences de consultation et de participation ; d’autre part, une sensibilité plus aiguë aux processus cognitifs associés aux expériences participatives – jugement, apprentissage, socialisation.
Selon l’heureuse formule d’un spécialiste américain de la consultation environnementale, les citoyens sont désormais reconnus comme des « consultants en valeurs » (Beierle, 1999, p. 96). C’est un important changement de perspective, qui met en évidence la compétence des citoyens sous un angle essentiel au fonctionnement des organisations et au succès des politiques. L’identification des valeurs communes est en effet un pas décisif dans la recherche d’un soutien effectif et durable ; le point de vue « traditionnel » insistait au contraire sur ce que Godbout appelait « la construction sociale de l’incompétence », en mettant l’accent sur l’inégalité des connaissances entre les producteurs et les usagers des services publics (Godbout, 1987, p. 129-130). La nouvelle perspective implique aussi une autre vision du processus de décision publique : la contribution des experts reste nécessaire et souhaitable, mais l’arbitrage politique ne se fera plus avant d’avoir entendu les citoyens (Fourniau, 2001).
Autrement dit, il devient acceptable, sinon souhaitable, d’associer les citoyens à la définition du contenu même des politiques, au lieu de les consulter seulement sur le principe ou sur des détails d’aménagement et de mise en oeuvre. Une des dimensions fondamentales de la vie démocratique réside, comme le souligne Amartya Sen, dans la constitution d’un espace public dans lequel les choix qui pèsent sur la vie quotidienne peuvent être examinés et discutés par le plus grand nombre.
La possibilité de prendre part au processus de décision qui détermine la part respective de la responsabilité sociale et de la rigueur financière fait elle-même partie de la responsabilité sociale la plus élémentaire qui soit. Dans l’exercice qui consiste à confronter les exigences conflictuelles de principes divergents, il est essentiel d’avoir une compréhension adéquate de ces principes et de leurs implications ; on ne peut y parvenir en faisant l’économie de larges débats ouverts à la participation.
Sen, 2003, p. 96-97
Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Les méthodes traditionnelles de consultation publique n’étaient pas tant conçues pour capter les valeurs des participants que pour mesurer leur degré d’adhésion à un projet souvent déjà dessiné. Les sondages sont évidemment en cause ici, mais quiconque a vécu l’expérience d’une audience publique peut témoigner du caractère pour le moins « orienté » des échanges qui y prennent place. Même parmi les méthodes plus récentes et plus ouvertes de consultation, l’attention aux préférences et aux valeurs l’emporte le plus souvent sur la recherche du consensus ou la formulation de recommandations susceptibles d’être appliquées.
Ce n’est pas la seule dimension du problème. Les travaux de chercheurs comme Daniel Yankelovich ont montré que la formation du jugement chez les participants à des exercices de consultation n’était ni linéaire ni vraiment harmonieuse (Yankelovich, 1991 et 1992). En d’autres termes, tant qu’ils ne sont pas confrontés à une véritable décision – de celles qui entraînent des bénéfices mais qui comportent aussi des coûts –, les participants peuvent s’accommoder de valeurs contradictoires et surtout, sans hiérarchie, sur lesquelles il serait vain de fonder une politique. Pour qu’une méthode de consultation s’intègre durablement aux structures de gouvernance, il faut prendre en compte cette réalité et forcer les participants à réfléchir sur leurs valeurs et à y faire un tri, même si l’exercice est difficile et parfois même, franchement désagréable.
Il n’y a pas si longtemps, on lisait encore des travaux ridiculisant les études sur les modes de scrutin et les systèmes électoraux, sous prétexte qu’une authentique réflexion sur la démocratie ne devait pas s’embarrasser de considérations sur les aspects « formels » du phénomène électoral, souvent présentés comme de simples détails juridiques ou des questions purement instrumentales. Dans les faits, comme on s’en est persuadé depuis, les méthodes qui servent à l’expression du suffrage et qui permettent d’en traduire les résultats – la sélection des gouvernants, par exemple – ont un effet déterminant sur le fonctionnement démocratique dans son ensemble (Forest, 1986). Le même raisonnement finira par prévaloir dans les travaux sur la délibération, qui ne peuvent continuer à faire l’impasse sur la pratique concrète de la participation. Mieux encore, en s’interrogeant sur la communication entre participants et autorités publiques, telle qu’on peut la saisir ici dans l’observation directe et systématique des procédés délibératifs, on se trouve à mettre au jour les circuits d’information et de décision qui sont au coeur de la gestion publique et qui étaient difficiles à percevoir dans les approches centrées sur la promotion des « contre-pouvoirs » des usagers face à l’administration (Prax, 1996, p. 53-54).
Une étude de panels de citoyens
Les méthodes de consultation publique qui favorisent la délibération et le dialogue entre citoyens et décideurs ont donné lieu à un grand nombre d’études dans les dernières années (Beierle et Cayford, 2002 ; Koehl et Sintomer, 2002 ; Kathlene et Martin, 1991 ; Lenaghan, 1999 ; Guston, 1999). Dans la plupart des cas, ces travaux tentent de montrer qu’il est possible et intéressant de donner une voix aux citoyens dans le processus de décision, à condition d’avoir des attentes claires et de respecter un certain nombre de principes rigoureux dans le recrutement et l’encadrement des participants. L’expérience de participation dont nous rendons compte dans cet article s’inscrit dans ce courant. Mais l’objectif poursuivi est quelque peu différent, puisque la recherche visait moins à établir la faisabilité de la consultation qu’à évaluer la qualité du processus et des résultats : l’usage que les participants ont fait de l’information à leur disposition ; la manière dont se forment et se transforment les opinions au cours de la consultation ; la contribution de la délibération à la décision publique.
L’approche à laquelle se rattache la technique retenue pour l’étude présentée ici, les panels de citoyens, appartient à un ensemble de techniques de consultation « délibérative », qui comptent aussi des approches comme les sondages délibératifs, les jurys de citoyens, les cellules de planification ou les conférences de consensus (Abelson et al., 2003a ; Blondiaux et Sintomer, 2002 ; Rowe et Frewer, 2000). Ces techniques partagent toutes un certain nombre de caractéristiques communes, au-delà de l’attachement au principe délibératif :
les participants sont choisis de manière à former un microcosme de leur communauté, grâce à des méthodes qui s’apparentent à la formation d’échantillons ;
les participants sont conviés à au moins une rencontre de groupe, qui peut parfois s’étendre sur plusieurs journées, pendant laquelle sont discutées collectivement les questions qui font l’objet de la consultation ;
les informations communiquées aux participants sont soumises à un travail préalable de sélection et de mise en forme destiné à faciliter leur intégration rapide aux connaissances antérieures et leur utilisation dans les délibérations ;
au besoin, experts et témoins clés sont appelés à répondre aux questions des participants ou à leur communiquer l’information nécessaire à l’intelligence du problème examiné ;
au terme de l’exercice, les participants sont invités à faire des recommandations aux responsables politiques et administratifs.
Une simple variation de l’une des cinq caractéristiques suffit en principe à créer une nouvelle technique et le champ d’étude de la participation publique est encombré de maints efforts visant à mettre à l’épreuve ces « innovations ». Mais au fond, les principaux enjeux ne se trouvent pas à ce niveau. Malgré quelques rares efforts de recherche en ce sens, en effet, nous ignorons toujours si la délibération influence réellement les résultats d’une consultation. Ce qui signifie, d’une part, que nous ne savons pas si les priorités et les recommandations qui émergent au terme d’un processus délibératif sont différentes de celles qui sont formulées au terme d’un processus plus traditionnel. Mais ceci implique aussi, d’autre part, que nous ne savons pas si l’influence d’une consultation délibérative est plus profonde et plus durable qu’une consultation traditionnelle, tant pour les participants que pour les décideurs auxquels sont destinés les résultats.
Plutôt que d’invoquer des expériences « naturelles » pour répondre à ces questions, en comparant des consultations faites dans des contextes différents ou même sur des sujets différents, nous avons décidé d’utiliser une approche qui permette de recourir à de véritables groupes contrôle et de comparer l’effet de la délibération à celui des consultations plus traditionnelles dans des conditions qui s’approchent au plus près d’une situation expérimentale. En même temps, pour éviter le reproche d’oeuvrer dans un cadre artificiel, plus proche du laboratoire que des réalités politiques dans lesquelles les « vraies » consultations produisent ou non leurs effets, nous voulions construire l’expérience autour d’un problème réel, susceptible de retenir l’attention des décideurs et des acteurs sociaux.
Pendant l’été et l’automne 2001, la Régie régionale de la Santé et des Services Sociaux de Québec (RRSSSQ) nous a offert l’occasion que nous cherchions en nous invitant à participer à un exercice de planification et d’allocation des ressources dans le territoire de Charlevoix, une région montagneuse de 6 132 km2 qui s’étend de Petite-Rivière-Saint-François à Baie-Sainte-Catherine, sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent, à l’est de Québec, et où 30 000 personnes environ vivent d’une économie centrée sur la forêt, l’agriculture et le tourisme. D’importantes transformations démographiques et économiques avaient rendu caduque l’organisation des services de santé dans Charlevoix, où il devenait essentiel de redistribuer les ressources financières au bénéfice d’une population vieillissante. Plutôt que d’imposer les changements à partir d’un schéma abstrait, la RRSSSQ était intéressée à connaître les préférences des résidents du territoire et, dans la mesure du possible, à les incorporer à ses efforts de planification.
Comme on l’a déjà dit, l’approche utilisée s’apparentait à la technique des « panels de citoyens », une méthode mise au point il y a plus de dix ans et qui a servi dans des champs de politique publique tels que la planification des transports urbains, la protection de l’environnement, les soins de santé ou les télécommunications (Kathlene et Martin, 1991 ; Bowieet al., 1995). Habituellement, les panels ne servent pas à prendre des décisions, mais à éclairer les décideurs sur les conséquences éthiques et sociales de leurs choix. C’est cet élément qui a fait pencher la balance en faveur de cette technique. La RRSSSQ voulait connaître les attentes et les préférences des citoyens de Charlevoix. Elle voulait aussi qu’ils participent activement à l’identification des priorités et à la formulation des orientations. Mais en dernière instance, l’allocation de ressources dans ce territoire relevait du Conseil d’administration de la régie et devait obéir à des principes d’efficience et d’équité à l’échelle de la grande région de Québec. Il aurait été malvenu de suggérer aux participants qu’ils pouvaient déterminer entre eux le financement et l’organisation des services de santé sur leur territoire particulier sans égard aux processus politiques et administratifs légitimes.
En pratique, un panel est constitué par un petit groupe de 12 à 20 personnes, recrutées au sein d’une communauté donnée de manière à obtenir un bon éventail de situations et de points de vue. Les participants reçoivent de l’information sur un enjeu particulier et échangent ensuite idées et opinions lors d’une rencontre structurée de quelques heures. Leurs attitudes, valeurs et préférences sont mesurées à quelques reprises pendant la durée du panel, souvent au moyen de questionnaires. Dans l’étude de Charlevoix, nous avons en outre décidé de comparer les résultats de panels standards, en face-à-face, avec ceux de « pseudo-panels », conduits au téléphone ou par la poste, pour mesurer l’effet propre à l’élément délibératif dans la consultation.
Les éléments d’information communiqués aux participants des panels ont été réunis et mis en forme par les chercheurs, en collaboration avec la RRSSSQ. En plus d’une présentation succincte du projet de recherche, le dossier comprenait un portrait du territoire (avec des cartes et des éléments graphiques), une description des services de santé et des services sociaux et des fiches synthèse introduisant aux différents programmes ainsi qu’aux grandes orientations budgétaires de la Régie. Le but était de faire en sorte que tous les participants partagent un même bagage de connaissances et puissent échanger sans être intimidés par les aspects plus techniques ou administratifs du problème. Dans cet esprit, pour donner un exemple simple, le dossier comportait un lexique qui permettait aux « profanes » de se familiariser avec les acronymes qui pullulent dans le champ de la santé et des services sociaux.
Les instruments de mesure dans ce projet proviennent d’une étude américaine de grande envergure (Kathlene et Martin, 1991). Ils ont été traduits et adaptés au contexte particulier de cette consultation avec l’aide de la RRSSSQ. Outre les renseignements usuels sur le profil et l’expérience des participants, les questionnaires comportaient des éléments techniques et relativement abstraits, puisque les répondants devaient procéder au classement des services et des programmes par ordre de priorité, en tenant compte de plusieurs scénarios budgétaires. Pour faciliter la « manipulation » virtuelle des budgets (allocation, corrections, répartition des soldes et des surplus, etc.), les participants recevaient d’ailleurs un jeu de jetons de couleur qu’ils pouvaient utiliser pour visualiser le résultat de leurs décisions, un peu comme un parieur dans un jeu de cartes ou à une table de casino.
À cet égard, le thème choisi pour la consultation peut sembler rébarbatif. Mais en fait, un des aspects majeurs des recherches actuelles en matière de participation publique réside justement dans la mise en cause de la barrière soi-disant infranchissable entre « bons » et « mauvais » thèmes de consultation. En optant pour un sujet apparemment aussi technique et difficile que l’allocation budgétaire, les chercheurs et la RRSSSQ signifiaient aussi leur conviction que la participation des citoyens ne doit pas se limiter à débattre de grands principes ou, à l’inverse, se confiner à des problèmes d’aménagement, mais qu’elle peut s’intégrer à la conception et à la gestion des programmes, ainsi qu’aux arbitrages qui caractérisent ces étapes de la décision publique.
La formation des panels
Le recrutement des participants est une étape délicate dans l’organisation de panels de citoyens. Dans l’étude sur l’organisation des services de santé et des services sociaux dans Charlevoix, le devis imposait de recruter des groupes de 12 à 20 personnes, choisies pour leur capacité à exprimer les sensibilités et les attentes de la population. Pour y parvenir, les chercheurs ont eu recours à une technique d’échantillon raisonné, développée et validée par Abelson dans ses études sur la consultation publique et qui table sur la présence dans la communauté d’organisations en lien direct avec les citoyens ; ce sont ces organisations qui sont sollicitées au départ et qui fournissent une liste de participants potentiels (Abelsonet al., 2003b ; Abelson, 2001). Dans le cas de Charlevoix, des invitations ont ainsi été adressées à 227 personnes : pour un tiers, elles appartenaient au personnel du système de santé ; pour un tiers, à des organismes communautaires actifs dans le domaine de la santé et des services sociaux ; et pour un autre tiers, à des organisations et associations sans but lucratif qui oeuvrent dans Charlevoix, des clubs sociaux aux syndicats en passant par les organismes de loisir et les associations de citoyens.
Le plus jeune participant aux panels de citoyens avait 22 ans et le plus âgé, 76, pour une moyenne générale de 45 ans (tableau 1). Le groupe était composé en majorité de femmes (54,9 %). Il comptait aussi une proportion importante de personnes très scolarisées, puisque 54,5 % des participants ont déclaré avoir terminé des études universitaires. Dans l’ensemble du groupe, 19,6 % travaillaient dans un établissement du réseau de la santé et des services sociaux ; 47,1 % appartenaient à des groupes communautaires actifs en matière de santé et de services sociaux ; et 33,3 % provenaient d’organisations et associations sans but lucratif. Nous avons tenté de répartir les participants entre les panels de manière à respecter un certain équilibre entre ces différents facteurs. La seule exception notable concerne le « panel » par téléphone, dans lequel 80 % des participants ont déclaré posséder un diplôme universitaire.
La géographie et les structures administratives propres au territoire ont imposé de scinder les panels en face-à-face, tant pour respecter les limites naturelles des communautés (les municipalités régionales de Charlevoix et Charlevoix-Est) que pour de simples raisons logistiques (distance et temps de déplacement). Les « panels » postaux ont alors été scindés sur la même base, pour permettre une comparaison rigoureuse. Seul le « panel » téléphonique a conservé ses dimensions d’origine, car il n’y avait pas assez de volontaires pour scinder ce groupe en deux. Le tableau 2 présente la répartition des participants par origine organisationnelle, par type de panel et par municipalité régionale de comté.
Au total, il y aura donc eu cinq « panels » :
Dans les deux panels de citoyens en face-à-face, les participants ont débattu pendant près de trois heures les questions qui faisaient l’objet de la consultation. Ils avaient reçu auparavant un dossier contenant de l’information sur l’organisation et le financement des services dans Charlevoix, ainsi qu’un premier questionnaire. Un second, distribué au terme de la rencontre, a permis de mesurer les changements résultant de la discussion en groupe. Les deux animateurs présents ne sont pas intervenus dans la délibération et se sont limités à introduire brièvement le matériel décrivant les options initiales, avant de veiller au respect des droits et des temps de parole.
Dans les deux « panels » postaux, les participants ont répondu à un questionnaire auto-administré qui leur était expédié en même temps que la documentation sur l’organisation et le financement des services de santé dans Charlevoix. S’ils le souhaitaient, les participants pouvaient discuter librement avec famille et amis des problèmes soulevés dans la consultation.
Dans le « panel » de citoyens par téléphone, les participants ont répondu à une série de questions qui leur étaient posées par les chercheurs à l’occasion d’un entretien téléphonique. Comme dans le cas précédent, les participants avaient reçu auparavant le dossier sur l’organisation et le financement des services de santé dans Charlevoix, qu’ils étaient invités à discuter avec leurs familles et leurs proches.
La collecte et le classement des données provenant des différents questionnaires furent réalisés au moyen des logiciels Microsoft Access et Microsoft Excel. Le logiciel SPSS pour Windows (version 11.0) a servi à l’analyse statistique des résultats. Les questions ouvertes et les transcriptions des discussions en face-à-face ou par téléphone ont été analysées grâce au logiciel NVivo (version 1.3). Les résultats détaillés et les différents instruments, y compris les documents d’introduction et les questionnaires, peuvent être examinés dans le rapport préparé à l’intention de la RRSSSQ (Forestet al., 2002).
L’allocation budgétaire
Le budget des soins de santé et des services de santé dans Charlevoix s’élevait en 2001 à 60,8 millions de dollars. Ce budget était réparti entre neuf grands programmes : santé physique, santé mentale, santé publique, personnes âgées en perte d’autonomie (PAPA), hébergement, déficience intellectuelle, déficience physique, alcoolisme et toxicomanie, jeunes et familles (figure 1). Quand la RRSSSQ projetait ces paramètres dans un avenir plus ou moins lointain, en prolongeant les tendances épidémiologiques et démographiques les plus lourdes et les plus certaines, elle voyait apparaître des surplus et des déficits, avec lesquels elle aurait aimé composer de nouveaux équilibres budgétaires régionaux. C’est ce cadre particulier qui a servi de toile de fond aux échanges des participants.
Les deux premières questions à trancher portaient sur l’ordre de priorité entre les différents programmes. Quel programme fallait-il privilégier ? Quel programme pouvait-on sacrifier ? Les résultats qui figurent aux tableaux 3 et 4 révèlent des différences appréciables entre les types de panels et renforcent l’hypothèse voulant que la délibération soit un élément important dans la formation de l’opinion.
Les choix ne s’expriment pas tout à fait de la même manière selon les panels. Les choix les plus conservateurs s’expriment dans le panel par téléphone, où la grande majorité des participants ont privilégié les soins de santé courants (la santé physique, dans le langage de l’administration). À l’inverse, la distribution des préférences chez les participants aux panels en face-à-face s’est faite au départ sur un spectre plus large, qui incluait des interventions à caractère social, comme les programmes visant l’alcoolisme et la toxicomanie, ou qui faisait place à une vision large de la santé – santé mentale ou santé publique, par exemple. Les réponses enregistrées dans les panels par courrier se rapprochaient du format en face-à-face.
Ces écarts initiaux entre les panels reflètent des différences de jugement entre individus et quelques effets de sélection, puisque l’affectation d’un participant à un panel ne pouvait se faire sans tenir compte de sa préférence (sa disponibilité) pour un format particulier. Mais on peut exclure l’hypothèse d’un biais généralisé associé à l’assignation d’un participant à l’un des trois panels, puisque le lien statistique entre le format du panel et les préférences exprimées est trop faible pour être significatif (chi carré : 6,887 ; dl : 10 ; P = 0,736).
En revanche, les questionnaires distribués avant et après les panels en face-à-face permettent de mesurer l’effet d’une discussion structurée sur les opinions exprimées par les participants. Ces effets sont importants : près de trente-cinq pour cent des préférences se sont déplacées au terme de la discussion, en faveur des programmes destinés à l’enfance et à la famille (Z de Wilcoxon = -2,140 ; P = 0,032).
L’idée de sacrifier un programme existant a déplu aux participants – dans les panels en face-à-face et dans les échanges téléphoniques notamment, les chercheurs ont entendu plusieurs commentaires hostiles ou sarcastiques, dirigés contre la RRSSSQ et les stratégies de consultation dont les visées réelles seraient la réduction des services. Cette attitude est conforme à ce qui a été observé dans d’autres études du même type, les citoyens répugnant à cautionner le rationnement de services publics (Lomas, 1996 ; Abelson et al., 1995).
Dans tous les panels, cependant, les participants ont fini par cibler quelques programmes comme la santé publique et les services d’hébergement. Les arguments avancés lors des discussions en face-à-face laissent croire que les motifs à la base de ce choix reposent surtout sur la perception que des solutions de remplacement existent : les organismes communautaires pourraient se substituer à la RRSSSQ pour les activités de promotion et de prévention ; le secteur privé et la solidarité locale devraient pouvoir combler les besoins en hébergement, etc. Comme dans le tableau précédent, on note aussi un déplacement substantiel des préférences dans les panels en face-à-face à la fin de la période réservée à la délibération (Z de Wilcoxon = -3,402 ; P = 0,001). C’est ainsi, par exemple, que le pourcentage de participants résignés à une réduction des services destinés aux personnes souffrant de déficience intellectuelle a décliné de près de vingt-huit points de pourcentage au cours de la discussion.
Une fois cette double étape franchie, l’exercice proposé aux membres des différents panels consistait à allouer des ressources financières aux programmes de santé et de services sociaux, d’abord en distribuant des sommes équivalentes au budget que la RRSSSQ consacrait alors à ses activités dans Charlevoix et ensuite, en répartissant les surplus (hypothétiques) identifiés dans les catégories prévues par les projections budgétaires (tableau 5). La première phase de cette étape permet d’évaluer le degré de conformité entre les choix budgétaires de la RRSSSQ – qui obéissent, rappelons-le, à des impératifs régionaux plutôt que locaux – et les préférences des résidents du territoire. La seconde phase permet d’explorer plus en profondeur les considérations qui déterminent ces préférences.
L’écart entre l’allocation budgétaire réalisée par la RRSSSQ et les préférences des participants aux différents panels n’est pas anodin, sans être spectaculaire : autour de 8,0 % en moyenne (figure 2). L’écart le plus faible est le fait des participants au panel par courrier (6,8 %) ; le plus important est celui des participants qui se présentent aux panels en face-à-face (9,4 %). Un des aspects les plus intéressants réside toutefois dans la mesure de l’écart chez les participants des panels en face-à-face après délibération : leur position semble s’être rapprochée de celle de la RRSSSQ entre le début et la fin de la consultation (8,5 %).
Les désaccords les plus importants portent sur les programmes de déficience intellectuelle, dont les participants voudraient réduire le financement (écart de 19,4 %), et les programmes destinés à la famille et à l’enfance, qu’ils voudraient au contraire financer mieux (écart de 11,7 %). En généralisant quelque peu, au fond, les participants réduiraient le financement de programmes auxquels la RRSSSQ a traditionnellement consacré beaucoup de ressources au bénéfice de services visant les « nouveaux » problèmes du territoire, comme la santé mentale, la toxicomanie ou les programmes destinés à la famille.
Cette interprétation est confortée par l’examen des préférences formulées par les participants en ce qui concerne les investissements à court terme, destinés à pallier les problèmes les plus pressants (tableau 6). L’écart avec l’allocation réalisée par la RRSSSQ, qui est ici en moyenne de 12,2 %, semble cohérent avec les choix à plus long terme réalisés dans l’exercice précédent : les mêmes catégories de dépense sont identifiées parmi les priorités, alors que les participants suggèrent de réduire l’effort dans les domaines où les services sont jugés suffisants (santé physique) ou trop développés en regard des besoins ou des priorités.
Ces résultats font apparaître un phénomène important : en dépit du caractère abstrait des problèmes qui leur étaient posés, et aussi de la complexité inhérente aux données budgétaires, les participants sont capables de faire des choix stratégiques réalistes. Leurs propositions se distinguent des décisions de la RRSSSQ, certes, mais elles restent plausibles et reflètent de manière cohérente les besoins et les sensibilités locales.
L’évaluation des panels
Il est clair que la capacité des participants de mettre en oeuvre des habiletés « stratégiques », c’est-à-dire de viser un objectif à long terme et trouver des façons d’y arriver, n’est pas indépendante de la qualité de l’information mise à leur disposition. Sur le plan empirique, l’évaluation de l’information est même une condition préalable à l’évaluation de l’expérience dans son ensemble, sous les trois dimensions de la clarté, de l’utilité et de l’efficacité.
Dans le cas des panels de Charlevoix, seul un petit nombre de personnes (13,3 %) semble avoir éprouvé de la difficulté à comprendre et interpréter la documentation fournie par l’équipe de recherche, ce qui est révélateur à la fois de la qualité du matériel et des capacités des participants (instruits et engagés socialement). Le nombre de participants qui ont mis en doute l’utilité de la documentation est encore plus faible (4,5 %). Ajoutons que 89,4 % des personnes ont déclaré que leur compréhension des problèmes avait bénéficié de la trousse d’information qui leur avait été remise et que leur jugement s’en était trouvé précisé.
Une mesure simple de l’effet de la documentation sur les participants consiste à s’interroger sur les connaissances acquises au cours de l’exercice. Avant de prendre part à la consultation, le pourcentage de participants qui pensaient avoir une bonne ou une très bonne connaissance du réseau de la santé et des services sociaux atteignait seulement 38,3 % (figure 3). Après la consultation, en revanche, ce nombre avait doublé (77,7 %). Il n’y a pas de différences significatives entre les panels de ce point de vue (figure 4).
En contrepartie, l’organisation même des panels paraît avoir un effet certain sur les résultats. Après la préparation du matériel d’information, il s’agit sans doute de la dimension la plus importante dans l’évaluation « technique » de la méthode de consultation. Les facteurs à prendre en compte incluent des variables comme le coût, la facilité à joindre les participants et à les mobiliser, le personnel requis pour mener à bien la consultation et ce qu’on peut appeler la satisfaction des participants – le sentiment d’avoir pris part à un exercice utile et gratifiant.
À la lumière de ces critères, les consultations par téléphone n’apparaissent pas comme un substitut aux panels de citoyens. La majorité des personnes sollicitées y ont vu une autre forme de sondage et ont préféré s’abstenir, en soulignant souvent qu’un problème aussi complexe ne se laisserait pas saisir dans une simple conversation téléphonique. Plusieurs participants au panel par téléphone ont d’ailleurs traité l’entretien comme un sondage, hésitant quand il fallait répondre autrement que par un oui ou un non. Dans les panels par téléphone les contacts préalables avec le réseau social des participants – famille, amis, collègues, etc. –semblent aussi avoir été plus réduits que dans les panels par courrier (28,5 % contre 51,9 %), mais le petit nombre de participants ne permet pas de tirer des conclusions définitives. On notera finalement que les frais d’interurbain pour joindre les participants furent nettement plus importants, dans une région comme Charlevoix, que le coût des envois postaux ou que les frais de déplacement et de location de salles pour les panels en face-à-face.
Les panels par courrier sont les moins coûteux et les plus faciles à organiser, parce que les plus flexibles. Les participants y sont toutefois très dépendants de la qualité de l’information qui leur est communiquée, ce qui suppose un grand investissement préalable de la part des responsables de la consultation. Dès lors que la consultation porte sur un problème réel, susceptible de faire l’objet d’une décision politique ou administrative, on doit s’attendre en plus à de longues et difficiles négociations avec les autorités publiques. En effet, au-delà de l’habitude du secret, qui peut être contrée, il existe une crainte profonde que les documents mis en circulation servent à d’autres fins : campagnes d’opinion ou manoeuvres bureaucratiques. Aux problèmes généralement associés à la conception de questionnaires et autres instruments d’enquête se greffent ici des difficultés supplémentaires, d’ordre politique, qui ne peuvent être palliées sans une forte complicité entre les décideurs publics et les responsables de la consultation.
En raison de la qualité de l’information échangée et de la possibilité offerte aux participants d’exprimer des jugements nuancés qui reflètent leur vécu, leurs valeurs ou leurs préférences (au lieu des catégories préformées des questionnaires), les panels en face-à-face sont ceux qui procurent le plus de satisfaction aux participants. Comme nous a confié une participante : « On apprend plus au contact des gens qu’avec de simples lectures ». La découverte que des personnes se voyant à priori comme des étrangers ou même des adversaires partagent une vision assez similaire des besoins de leur région et des moyens de combler ces besoins semble avoir un effet assez grisant, facile à percevoir par les observateurs, et qui n’est pas sans évoquer le « groupe en fusion » de la sociologie radicale des années soixante et soixante-dix.
Les participants aux panels en face-à-face sont conscients que leur opinion change au fil de la discussion. L’analyse des interventions et des réponses aux questions ouvertes qui figuraient sur les questionnaires montre qu’on attribue d’abord ces changements à une meilleure compréhension des réalités et des enjeux – la discussion permet à chacun de se familiariser rapidement avec des points de vue nouveaux et parfois complémentaires ; pour citer un participant : « … pas besoin d’experts, on apprend de l’expérience des autres ». Mais un autre phénomène est mis en évidence, qui réside dans la formulation en commun de diagnostics et de solutions. Cet effet, observé dans d’autres études du même genre, se distingue de la simple recherche de consensus : les propositions qui bénéficient de ce travail collectif gagnent en clarté et en précision, mais peuvent s’opposer sur le fond et continuer à diviser les participants.
Les participants aux panels en face-à-face sont aussi plus méfiants que les autres quant aux effets politiques concrets de leurs délibérations, comme si l’intensité et l’ampleur de l’investissement avaient suscité des attentes plus grandes. Faut-il s’en étonner ? Certains auraient d’ailleurs souhaité que des représentants de la RRSSSQ assistent à la consultation, tant pour partager des informations techniques au cours de la discussion que pour prendre acte des recommandations, au terme de la soirée : « …ça aurait été important d’avoir une personne ressource [de la RRSSSQ] avec nous ».
L’apport singulier de la délibération au processus démocratique peut être analysé en fonction de trois critères, comme l’a récemment suggéré Loren A. King (2003, p. 24). La délibération a d’abord une valeur épistémique, car elle contribue à améliorer la qualité de l’information qui entre dans le débat public. La délibération a ensuite une valeur « transformatrice », puisqu’elle facilite chez les participants le passage de l’opinion au jugement, des préférences fondées sur la singularité des conditions individuelles à celles qui prennent en considération l’obligation d’agir dans l’intérêt commun (Maxwellet al., 2003). La délibération a enfin une valeur légitimante, qui résulte de l’obligation pour les décideurs de justifier publiquement leurs choix, à défaut de toujours suivre les recommandations issues de la consultation. Les données de l’expérience de Charlevoix corroborent cette interprétation.
Au fond, la première question, celle qui porte sur la valeur épistémique de la délibération, devrait se poser de deux manières, car la consultation suppose deux sortes d’information. L’une est créée pour les besoins de la consultation, comme ici la trousse qu’ont préparée l’équipe de recherche et la RRSSSQ à propos des enjeux régionaux et de l’allocation budgétaire. L’autre est créée par la délibération elle-même : elle naît de l’échange entre les participants, qui s’informent mutuellement sur les attentes, leurs valeurs, leurs propositions. Traditionnellement, les spécialistes de la participation publique ont eu tendance à négliger l’information pour, à moins qu’il ne s’agisse de dénoncer ses carences, et à hypostasier l’information par, à laquelle on prête toutes les vertus. Les données de notre étude devraient amener à nuancer ce jugement.
Il faut insister tout d’abord sur le fait que l’information pour représente dans tous les cas un enjeu de taille pour les organisateurs de la consultation. La conception du matériel requiert facilement plusieurs semaines de travail, sans compter la négociation finale sur les contenus avec les responsables des dossiers et les délais habituels de production. Il n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît, dans une organisation publique, de formuler une question pour une consultation publique et de réunir les éléments nécessaires à la réponse. D’une part, le morcellement du savoir et la division du travail sont dans tous les cas de redoutables obstacles bureaucratiques. Mais d’autre part, sur un plan plus politique, les détenteurs de l’information se comportent comme si le partage de cette information allait les priver d’une parcelle de leur influence ou exposer aux yeux de tous leurs déficiences (données incomplètes ou vieillies). Il y a là une question de recherche essentielle, qui mérite une attention plus soutenue dans des travaux ultérieurs.
De l’aveu des participants eux-mêmes, comme on l’a vu, l’information pour joue aussi un rôle primordial dans la formulation et l’expression de leur jugement. Contrairement à un sondage ou à une enquête par questionnaire plus classique, en effet, la consultation délibérative ne procède pas de l’idée que le jugement des citoyens se trouve déjà formé, prêt à saisir par celui ou celle qui saura poser la bonne question. Dans le panel par téléphone, du reste, certains participants (un peu surpris) ont réalisé pendant l’entrevue qu’ils ne savaient pas comment il fallait disposer des budgets régionaux de la santé, et pour cause ! Un certain apprentissage était nécessaire, parce qu’on ne pouvait choisir sans comprendre ni comprendre sans savoir. Les approches délibératives ne visent pas la « construction de l’incompétence », pour reprendre le mot de Godbout cité au début de l’article, car elles reconnaissent et respectent la capacité de tous les participants de comprendre, de discriminer et de faire des choix, sur des sujets au moins aussi difficiles que ceux qui occupent leurs dirigeants. Mais il est vrai qu’elles ne tablent pas sur une compétence absolue, primitive, qui confond l’exercice du jugement politique avec les balbutiements d’un vox populi.
Au contraire, et c’est là l’idée du deuxième critère de Loren King, les approches délibératives sont occupées par la transformation des opinions individuelles au cours d’une discussion systématique et dirigée. Comme l’ont souligné d’autres chercheurs avant nous, il est vrai que les opinions se transforment dans d’autres circonstances – Robert Goodin a même suggéré de traiter le soliloque intérieur comme une forme de délibération (Goodin, 2000, p. 94-95). Un pourcentage important de participants ont discuté des questions soumises à leur attention avec des proches et reconnu que ces échanges informels avaient pesé sur leurs réponses. Mais les données recueillies montrent que la délibération au sens strict produit bien des effets manifestes, attestés tant par les participants eux-mêmes dans leurs témoignages que par les mesures faites par notre équipe.
Le principal instrument de changement dans la délibération, c’est ce que nous avons appelé l’information par, les connaissances échangées et construites au cours des discussions entre les participants. À l’heure actuelle, notre compréhension de ce phénomène est obscurcie par une tradition politique qui fait de l’atteinte du consensus l’aboutissement logique de la délibération. Sur le plan empirique, pourtant, les résultats de l’étude ne pointent pas nécessairement dans cette direction. Même en prolongeant la délibération de plusieurs heures, il est peu probable qu’un « consensus » sur l’allocation budgétaire serait apparu sans avoir été posé au départ comme objectif ultime de l’exercice. En fait, bien que les participants aux panels de citoyens se soient rapprochés des positions de la RRSSSQ au cours de la délibération, la distribution des préférences et la pluralité des arguments étaient toujours aussi évidentes à la fin de la soirée. Mais les participants ont abandonné progressivement leurs positions extrêmes ou simplistes et, à l’inverse ils ont reconnu que la complexité des problèmes devait entrer dans leur réflexion.
Il existe sans doute une sorte de malentendu sur la nature même de la délibération, qu’on confond trop souvent avec ce que Vincent Descombes appelle le moment de la décision :
[…] tant qu’on délibère, on considère la chose débattue sous tel ou tel aspect (under a description). Elle est, par exemple, politiquement avantageuse, mais économiquement ruineuse. […] La décision ne peut pas retenir les mille nuances de la délibération. Elle ne peut pas adopter le projet dans ce qu’il a de bon et le rejeter dans ce qu’il a de mauvais.
Descombes, 1989, p. 177
La délibération est donc toujours exploratoire. Dans le meilleur des cas, les participants explorent non seulement leurs valeurs communes et leurs préférences, mais parviennent à explorer aussi les raisons des décideurs. C’est ce qui s’est produit, croyons-nous, pendant les panels en face-à-face : au fil de la discussion, on a découvert les intentions qui motivaient les choix des planificateurs de la RRSSSQ. Au lieu d’apparaître comme des orientations abstraites et arbitraires, à distance des réalités, les décisions budgétaires figuraient comme autant d’options raisonnables, qu’il devenait possible de comprendre et de comparer avec d’autres options raisonnables. En fait, on peut argumenter que l’exposition raisonnée des choix des décideurs publics – dire ce qu’ils font et pourquoi ils le font – n’est sans doute jamais si sincère que lorsqu’elle permet d’examiner ces choix de l’intérieur, en pleine connaissance des buts poursuivis et de la situation où l’on se trouve. En forçant les participants à réfléchir de cette manière sur leurs intentions et sur celles des décideurs, une consultation peut donc se rapprocher de la troisième et dernière exigence posée par les critères de Loren King.
Cette manière de conclure resterait paradoxale si aucune exigence n’existait en contrepartie pour ceux qui consultent. C’est pourquoi nous suggérons que le troisième critère n’est jamais atteint si les autorités n’acceptent pas de considérer les autres options raisonnables, formulées et débattues lors de la consultation. L’inquiétude particulière des participants aux panels en face-à-face à l’endroit des suites que donnerait ou non la RRSSSQ est tout à fait compréhensible et touche au fond à la légitimité même de la démarche. Les autorités publiques ne consultaient pas seulement pour connaître les préférences et les attentes de la population de Charlevoix, mais aussi pour comprendre ces préférences et ces attentes et pour leur faire une place dans le processus de décision. Deux ans plus tard, que peut-on en dire ?
D’une part, à cause même de la distance qui existe entre l’espace de la délibération et celui de la décision, il est difficile de suivre à la trace les effets de la consultation sur les responsables de la RRSSSQ. Le caractère local de la consultation et plus global de la décision, au moins d’un point de vue régional, accroît même cette impression de distance. Si la RRSSSQ a bien tenté de répondre aux attentes des gens de ce territoire, c’est donc dans un langage et avec des moyens qui sont différents de ceux dont elle usait lors de la consultation. Dans une entrevue réalisée avec un cadre de la régie régionale dix-huit mois après la fin de l’expérience, les questions des chercheurs à ce sujet ont d’abord provoqué une longue élaboration sur les structures et les acteurs au sein de ces structures – l’allocation budgétaire n’était pas ou plus perçue comme un processus abstrait, essentiellement fait de chiffres et de programmes, mais comme une réalité administrative composée d’institutions et de personnes. D’autre part, et c’est un point capital, le sentiment demeurait que l’équilibre entre les préférences exprimées par les citoyens dans le cadre de la consultation et les devoirs qui incombent à un système public (notamment dans le cas de la protection des personnes les plus faibles et les plus démunies) n’était pas encore trouvé.
Cela nous conduit à nous interroger sur la question de savoir s’il est possible d’envisager dans l’avenir une réduction de l’écart entre les préférences exprimées par les citoyens et les orientations qui sont arrêtées par les autorités publiques. Les mécanismes habituels de consultation ne peuvent suffire à cette tâche. Dans la plupart des cas, ils se limitent en effet à enregistrer des positions individuelles qui ont peu ou pas de chances d’être conciliables avec le bien commun ; par exemple : je veux cet hôpital « dans ma cour », quoi qu’il en coûte. Les approches délibératives permettent d’articuler des propositions dans lesquelles entre un souci plus évident pour les enjeux collectifs ; par exemple : l’argent serait mieux dépensé en services à la famille que dans le maintien de cet hôpital. Mais il s’agit quand même d’une expression limitée aux questions et aux sensibilités locales, comme on le voit bien dans les résultats de l’étude de Charlevoix. Pour ouvrir le débat à des perspectives plus larges, il conviendrait que les autorités responsables de la consultation acceptent aussi de faire voir de l’intérieur, aux fins d’un examen critique par les citoyens, les choix fondamentaux qui sont les leurs : valeurs, devoirs, missions. Tout indique qu’une telle discussion pourrait faire beaucoup pour les relations entre les citoyens et leurs institutions.
Appendices
Notes biographiques
Pierre-Gerlier Forest
Pierre-Gerlier Forest est titulaire de la Chaire G.D.W. Cameron à Santé Canada et professeur titulaire au département de science politique de l’Université Laval, où il enseigne l’analyse des politiques et le management public. Il est surtout connu pour ses recherches et ses publications sur la politique et la gouvernance des systèmes de santé. Il a également été directeur de la recherche de la Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada (Commission Romanow).
François-Pierre Gauvin
François-Pierre Gauvin est étudiant au doctorat au programme de Méthodologie de recherche de la santé à l’Université McMaster. Il détient une bourse de recherche doctorale du Centre for Health Economics and Policy Analysis de l’Université McMaster et une bourse doctorale du Fonds de recherche sur la société et la culture du Québec. Il a obtenu sa maîtrise en science politique à l’Université Laval.
Élisabeth Martin
Élisabeth Martin détient une maîtrise en science politique et travaille comme professionnelle de recherche au Centre d’analyse des politiques publiques de l’Université Laval. Elle participe depuis plusieurs années à des travaux de recherche sur la régionalisation des services de santé et sur la participation publique. Elle s’intéresse également aux questions de gouvernance, de santé publique et aux réformes dans le domaine de la santé au Canada.
Catherine Perreault
Catherine Perreault a complété des études en droit et en analyse des politiques publiques à l’Université Laval. Intéressée par les notions de bien commun, elle représente aujourd’hui des enfants et des adolescents auprès du Tribunal de la jeunesse.
Julia Abelson
Julia Abelson est professeure adjointe au département d’épidémiologie clinique et de biostatistique de l’Université McMaster et est également membre du Centre for Health Economics and Policy Analysis. Elle bénéficie actuellement d’une bourse de « nouveau chercheur » des Instituts de recherche en santé du Canada. Elle a obtenu sa maîtrise en politique et gestion de la santé de la Harvard School of Public Health et son doctorat en sciences sociales et politiques de l’Université de Bath en Grande-Bretagne. Ses recherches portent sur la participation publique dans les systèmes de santé, l’évaluation des innovations, le financement et la prestation des services, ainsi que l’analyse des décisions en matière de politiques de santé.
John Eyles
John Eyles est professeur au département de géographie ainsi qu’au département d’épidémiologie et de biostatistique de l’Université McMaster. Il est directeur de l’Institute of Environment and Health et membre du Centre for Health Economics and Policy Analysis. Il a travaillé auprès de nombreux gouvernements et organisations à l’échelle nationale et provinciale et siège sur de nombreux panels d’experts, comités consultatifs et conseils d’administration. Il a écrit ou co-écrit plus de 200 livres, articles scientifiques et rapports techniques dans les secteurs de la santé et des sciences sociales. John Eyles est membre de la Société royale du Canada.
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