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Les recueils d’articles issus de colloques sont souvent éclatés, de valeur inégale, et celui-ci ne fait pas exception à la règle. Toutes les contributions, sauf une, portent sur la société québécoise, et quelques-unes la mettent en contraste avec la société française. L’introduction annonce un « Québec en Canada » (p. 2), mais aucun texte ne traite directement de ce qu’implique une telle insertion. La notion de valeurs n’est pas non plus suffisamment distinguée de celle, plus volatile, de préférences ni de celle, plus « systémique », de références, si bien que les titre et sous-titre de l’ouvrage manquent de précision. Le découpage en trois parties semble arbitraire : les deux premières portent pratiquement le même titre (du culturel… ; … au culturel…) et celui de la troisième (et au global / local) cadre mal avec trois des cinq textes qui s’y trouvent. Ces défauts, liés au genre de publication, sont sans doute sans grande conséquence. Mais il y a plus embêtant. Plusieurs contributions déçoivent par leur synthèse niveleuse sans grande innovation (Palard, Rousseau, Augustin), par leur résumé plus ou moins approximatif d’une oeuvre complexe (Gagnon, Harvey), ou par leurs propos abscons (l’introduction et la conclusion de Sorbets sont imbuvables). Heureusement, ce constat global peut être relativisé par des contre-exemples étoffés parmi lesquels je retiendrai trois cas assez éloignés les uns des autres pour illustrer à quel point le thème du colloque ratissait large.
Dans son étude de cas sur la gouvernance au sein de l’Église catholique du Québec, G. Routhier s’interroge sur les rapports entre l’universel et le particulier, plus précisément, le droit universel latin et son application concrète par les Églises locales (ou nationales). Quelques faits de l’expérience américaine, et plus encore de l’expérience québécoise mettent clairement en relief le lien existant entre le mode de gouvernance ecclésiale et la culture locale où il prend place. Ainsi, du fait de sa perméabilité à la culture ambiante, l’Église du Québec aurait construit des institutions, et même pratiqué une gouvernance, inédites – et ce, même si elle est loin de s’en réclamer. Avant l’ouverture de Vatican II, elle lançait de vastes consultations auprès des prêtres et religieux, mais aussi de laïcs. Si le phénomène lui-même n’est pas unique, son ampleur le serait : ailleurs en France, en Pologne, ou au Danemark, il s’est agi d’initiatives dispersées, alors qu’au Québec, on peut parler d’un mouvement généralisé de consultations populaires. Routhier trace ensuite un parallèle entre les Grandes Missions organisées par des diocèses, faisant appel tant aux sciences sociales qu’à la participation des fidèles pour élaborer un plan de pastorale unifié, et les Conseils économiques régionaux mobilisant sociologues, animateurs sociaux et simples citoyens afin d’orchestrer une participation démocratique au développement d’une région. Ces exemples, et d’autres, montrent la concordance entre le mode de fonctionnement de l’Église québécoise et l’effervescence « participationniste » de la Révolution tranquille. Enfin, Routhier est conduit sinon à remettre en question l’universalité professée de l’Église catholique romaine, du moins à interroger les conditions de mise en place d’une véritable Église-monde, ou si l’on veut, les conditions de l’extension de cette Église au-delà des sociétés de l’Ancien Empire romain d’Occident.
Dans un tout autre article non dépourvu d’humour, D. Latouche fait la chronique des premiers siècles de la ville de Montréal où se met progressivement en place un accommodement ethnoculturel entre anglophones et francophones. Cette ville porte dans son acte fondateur une opposition farouche à Québec, que Maisonneuve jugeait trop timide en matière de ferveur religieuse. Résolument française et catholique, Montréal s’ouvre alors difficilement aux nombreux Amérindiens qui y sont pourtant présents en raison de la traite des fourrures. La diversité ethnolinguistique et culturelle s’installe néanmoins au fil des décennies. Puis, presque un siècle après la Conquête, un renversement démographique, qui fait de Montréal une ville majoritairement anglaise, passe inaperçu tant la ville est un non-lieu, ne compte pour rien dans les enjeux politiques. La Confédération, qui divise le pouvoir en plusieurs paliers, institutionnalise ensuite la pratique de l’accommodement ethnoculturel selon lequel les anglophones dominent la vie économique nationale – et les institutions fédérales –, laissant aux francophones le niveau subalterne de la politique provinciale – et l’administration municipale. Cette situation témoigne en fait du profond désintérêt des Anglo-Montréalais pour le « local », tout aspirés qu’ils sont par leur ambition impériale universaliste. D’ailleurs, celle-ci explique en partie tout autant pourquoi ils ont peu investi dans l’architecture montréalaise, et pourquoi ils sont aujourd’hui si attachés à ce maigre patrimoine matériel, qui rappelle leurs rêves passés de grandeur.
La seule contribution qui ne traite pas du Québec mais directement du (Rest of) Canada est celle de C. Belkhodja. Le politologue s’est penché sur le populisme de droite du Reform Party et du Confederation of Region Party (CoR), scrutant plus spécifiquement la notion de communauté qu’on y trouve. Celle-ci relativise l’opposition entre libéraux et communautariens, car le populisme de droite semble véhiculer une définition intermédiaire de l’appartenance sociale. Le Reform Party nie en effet et la définition « libérale » du Canada surgie des années 1960 – qui ne retient que la construction politique de l’appartenance nationale – et l’institutionnalisation du pluralisme de la nation dans le prolongement contemporain du multiculturalisme. Il se réclame d’une toute nouvelle orientation fondée strictement sur l’égalité individuelle et la régionalisation d’une politique linguistique, sanctionnant l’usage du français au Québec et celui de l’anglais ailleurs au Canada. Tout en partageant le rejet du pluralisme à l’échelle nationale, le CoR ajoute quant à lui une dimension locale moins évidente chez le Reform. Il s’en prend autant à l’État qu’aux multinationales dont les intrusions et les interventions sont jugées destructrices des communautés rurales concrètes et de leur environnement. La communauté n’a plus rien ici de politique ; le CoR la conçoit comme naturelle et, sans craindre la contradiction, insiste lourdement sur la responsabilité individuelle qui la fonde.
Finalement, le succès du CoR au Nouveau-Brunswick montre que le populisme peut s’implanter ailleurs que dans l’ouest du Canada où il a déjà une forte tradition. Dans tous les cas, il a partie liée avec une forme de grogne régionale contre les intrusions de l’État fédéral, mais plus généralement, il dévoile aussi la fragilité des entités politiques quand leurs institutions sont désinvesties du sens qui seul les légitime.