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Le nouvel ouvrage d’Yvan Lamonde constitue le deuxième volume de son impressionnante histoire intellectuelle du Québec entreprise en l’an 2000. Dans un précédent compte rendu publié dans cette revue, j’ai célébré l’exceptionnelle qualité du premier tome. Je ne reprendrai pas ici l’exposé de la méthode combien éclairante qui guide Lamonde dans son écriture de l’histoire sociale des idées au Québec. Retenons seulement que l’auteur met systématiquement en rapport l’évolution des idées et le développement des institutions de telle sorte que les acteurs sociaux apparaissent aussi bien comme des produits de l’histoire que des producteurs de leur propre destinée. Ajoutons aussi que Lamonde s’intéresse d’abord et avant tout aux « idées de caractère civique plus que strictement politique », qui naissent et se transforment dans l’institutionnalisation culturelle et qui constituent le socle et le terreau de la société démocratique dans le rapport de la culture au politique.

Lamonde prévient d’entrée de jeu « que la période 1896-1929 ne semble pas présenter de faits saillants, si ce n’est, justement, une transition globale, un faisceau de changements toujours un peu plus complexes à identifier et à expliquer ». La mémoire historique, d’ailleurs, n’a guère retenu de la période qu’une liste d’événements traumatiques, de la pendaison de Riel aux problèmes scolaires des francophones hors Québec, à la crise de la conscription. Que dire encore du grand récit de la Révolution tranquille à partir duquel on ne saurait penser ces trois décennies que sous les traits consolidés et moyenâgeux du traditionalisme et de l’ultramontanisme exacerbés ? Pour toutes ces raisons sans doute, je l’avouerai, la première lecture de ce second ouvrage m’a paru beaucoup moins passionnante que ne l’avait été celle du premier tome de L’histoire sociale des idées au Québec. Je me suis même demandé si l’intérêt du travail des historiens, même les meilleurs, ne relevait pas en partie des traits caractéristiques de la période dont il cherchait à rendre compte. Au bout du compte un bon livre sur la Révolution française ne paraît-il pas spontanément plus attirant qu’un aussi bon texte sur la Restauration ? Faisant fi de cette question qui renvoie ultimement aux rapports entre l’histoire et la mémoire et à la sociologie de la connaissance, je me suis astreint à une deuxième lecture de l’ouvrage essentiellement attentive, cette fois, au travail de l’historien et mettant en veilleuse la question de l’intérêt réel ou imaginé de la période.

Encore ici Lamonde sent le besoin de nous prévenir que ce deuxième ouvrage « s’attarde moins aux institutions (et) est davantage centré sur les courants d’idées et leurs tenants et aboutissants que sur les infrastructures culturelles, à moins que celles-ci ne soient nouvelles ». Cette inflexion d’une méthode dont l’intérêt heuristique avait si brillamment fait ses preuves dans le premier volume ne manque pas d’étonner. Ce parti pris pour les infrastructures culturelles nouvelles justifie-t-il que l’historien « s’attarde moins » à l’évolution des « institutions qui se sont mises en place après le décollage culturel du tournant des années soixante » ? Je soupçonne que cette concession à l’histoire traditionnelle des idées, toute partielle et limitée qu’elle soit, découle purement et simplement d’un problème de sources. Dans ce genre d’ouvrage qui, plus que tout autre, tient de la fresque et de la synthèse, le travail de l’historien sera toujours limité par l’état actuel de l’accumulation des données primaires et secondaires. Il n’en reste pas moins, tout compte fait, que Lamonde demeure fidèle à l’esprit général d’une approche et d’une méthode qui, encore une fois, lui permet de produire l’un des meilleurs ouvrages sur une période méconnue dans la mémoire collective et peu étudiée dans « la mémoire érudite des travaux universitaires ».

L’auteur considère les trois décennies qui vont de 1896 à 1929 comme une période de « transition globale », méconnue et polymorphe, qui poussera les acteurs sociaux à développer une « nouvelle doctrine » capable de fonder une action inédite. Parmi les principaux changements structuraux, il insiste principalement sur l’apogée du libéralisme et de l’impérialisme, l’émergence d’un « capitalisme de production, de diffusion et de consommation de masse », le développement de l’industrialisation et de l’urbanisation ainsi que la reconfiguration du politique et de la politique dans la mouvance de laquelle l’État deviendra un acteur certes timide mais incontournable de la régulation sociale. Au niveau le plus général, ces transformations provoqueront la réévaluation du rapport du Canada français à l’Empire et au Canada, l’émergence de la question sociale portée par le mouvement ouvrier et la première vague du féminisme, ainsi que l’ouverture d’une phase de « transition culturelle » marquée par la redéfinition de la culture d’élite et le développement d’une culture de masse.

Tout l’intérêt de l’ouvrage réside dans l’examen attentif et fouillé de la « nouvelle trajectoire » que les acteurs sociaux voudront imprimer à leur destinée dans la mouvance de ces importants changements structuraux. Outre l’affirmation d’une culture des loisirs aux dépens de la culture des associations qui avait marqué la période précédente, il faut surtout noter l’émergence de l’intellectuel qui s’imposera la tâche de définir cette nouvelle doctrine susceptible d’orienter l’action catholique et nationale.

Cette doctrine dont on trouvera la première cohérence dans Le Devoir et qui s’accomplira dans L’Action française voudra d’abord s’imposer au-dessus des partis sinon contre les formations politiques. Elle permettra l’expression d’un nouveau nationalisme ou devrait-on dire de trois nouvelles interprétations de la visée nationalitaire qui, quoique uniment catholique, trouveront leur point de rupture dans le rapport à la religion et au politique : les nationalismes canadien et canadien-français (Bourassa), canadien-français (Groulx) et indépendantiste (Tardivel). Ce nationalisme et cette doctrine voudront « garantir la tradition dans la formulation inédite qu’elle donnera aux défis et aux aspirations ». En même temps qu’elle demeurera réfractaire au républicanisme et fidèle à la France d’Ancien régime, son ultramontanisme modéré ne l’empêchera pas de s’ouvrir timidement et conditionnellement à l’intervention de l’État et plus largement à la question sociale pensée comme une question morale et religieuse.

Cette doctrine et les intellectuels qui la conçoivent sont d’abord et avant tout orientés vers « l’action ». Il est évidemment hors de question de rendre compte exhaustivement de la radioscopie à laquelle s’adonne Yvan Lamonde de la multiplicité des « actions » nationale, française, catholique, sociale, féminine, antiféminine et intellectuelle, ni des supports, des organisations et des institutions qui les rendent possibles. Ce nouveau nationalisme culturel et catholique qui fait parfois un appel du pied à l’État même s’il tient toujours à le garder à distance s’exprime dans des ligues plutôt que des partis (Ligue nationaliste), des journaux et des revues (Le Devoir, L’Action française), des associations (ACJC, Société du parler français), des organisations (CTCC) et des institutions (École sociale populaire, École littéraire de Montréal).

Cette doctrine « de passage et de transition finit par trouver sa cohérence propre » même si elle assura « dans des formes parfois nouvelles la reconduction des anciens affrontements» et si elle «portait des trajectoires plus longues ». Le livre et surtout la problématique de l’auteur soulèvent inévitablement un ensemble de questions liées au poids relatif de la continuité et de la rupture qui annoncent peut-être certaines des thématiques du troisième volume de l’Histoire sociale des idées au Québec. Je m’en tiendrai à deux exemples. En conclusion et sans élaborer, Lamonde écrit : « Le fait que ce renouveau nationaliste soit à l’origine du “mouvement” nationaliste canadien-français et québécois (l’italique est de nous) au XXe siècle donne l’exacte mesure de son importance. » L’affirmation est loin d’être banale puisque l’auteur prend ici position sur les rapports de filiation largement débattus actuellement entre les nationalismes québécois et canadien-français ainsi que sur les relations entre la culture politique québécoise et les traditions canadiennes-françaises. Ces questions se situent au coeur des débats historiographiques depuis les années quatre-vingt, comme dans la polémique plus récente sur la définition de la nation québécoise. Deuxième exemple : ce livre contribue de façon significative à l’écriture de l’histoire de l’intellectuel au Québec. Or, il faut le souligner, Lamonde traite essentiellement de « l’émergence de l’intellectuel canadien-français » dans une série consacrée à l’Histoire sociale des idées au Québec. Je n’entends nullement m’engager dans une mauvaise querelle suggérant l’existence d’une sorte de biais nationaliste dans les analyses de l’historien. La configuration des rapports sociaux durant la période « sépara » effectivement les intellectuels canadiens-français et canadiens-anglais. Il n’en reste pas moins que le problème de la filiation entre l’intellectuel canadien-français et l’intellectuel québécois se pose encore ici, question qui me paraît incontournable dans la rédaction de l’éventuel troisième volume. Marc Angenot soutenait il y a quelques années : « Tous les intellectuels québécois sont des intellectuels ethniques. » Fernand Dumont affirmait quant à lui que partout ailleurs qu’au Québec il ne serait pas nationaliste. Quel est le poids en conséquence « des trajectoires plus longues », et en particulier celles du nationalisme, que portait et reconduisait la période dans l’histoire de l’intellectuel au Québec ?

Ces dernières remarques avaient surtout pour but de montrer en quoi et comment, sur ces questions comme sur toutes les autres, l’Histoire sociale des idées au Québec devra, quand elle sera achevée, être considérée comme un tout, comme une oeuvre magistrale, nous le savons déjà, qui situe Yvan Lamonde parmi les historiens les plus éminents de sa génération.