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Quiconque fréquente le moindrement les librairies a vite fait de constater des titres tellement nébuleux, qu’il est à se demander s’il s’agit d’un livre de cuisine ou d’un ouvrage traitant d’un phénomène de société… Quéniart et Jacques ne tombent pas dans ce panneau ; le titre Apolitiques, les jeunes femmes ? est, de prime abord, transparent. Pourtant, un examen plus approfondi oblige à conclure qu’il n’échappe pas à une certaine fausseté (j’y reviendrai plus loin). S’outillant du doute raisonnable, les auteures partent d’une évidence – « il semble y avoir une sorte de consensus sur la dépolitisation de la jeunesse aujourd’hui » (p. 11) – pour la remettre en question : et si « les jeunes d’aujourd’hui particip[ai]ent à la vie de la cité ? » (p. 14). C’est ainsi qu’elles énoncent l’objectif général de leur recherche, soit « d’analyser les pratiques d’engagement de jeunes militantes, c’est-à-dire de comprendre ce qui les a amenées à s’impliquer activement sur la scène politique » (p. 14). Les notions d’engagement, de trajectoires, d’identités, de politique partisane et de générations sont donc au coeur de la problématique de travail des auteures.
Anne Quéniart et Julie Jacques sont toutes deux sociologues, identifiées à l’Université du Québec à Montréal, la première à titre de professeure et la seconde, de graduée à la maîtrise, cette dernière ayant reçu en 2003, le prix Jean-Charles-Bonenfant de l’Assemblée nationale du Québec pour son mémoire.
Apolitiques, les jeunes femmes ? compte cinq chapitres. Le premier décrit l’échantillon sur lequel repose la recherche et il dévoile certains de ses paramètres méthodologiques. Trente jeunes femmes, âgées entre 18 et 30 ans, ont été sélectionnées sur la base de « la diversité des groupes et des causes » (p. 17) qui les animaient, essentiellement des référents à saveur féministe et politique : dix provenaient de groupes de femmes, autant des comités jeunes du Parti libéral du Québec et du Parti québécois, et dix de groupes de jeunes. La collecte des données a consisté en des entrevues s’articulant autour des thèmes trajectoire, pratique concrète de l’engagement, sens de l’engagement, enfin représentation du social.
Les deuxième et troisième chapitres traitent de la problématique de l’engagement militant sous l’angle du cheminement qui y mène (ou, en langage sociologique, les « trajectoires » poursuivies) ainsi que du sens que les jeunes femmes lui confèrent. Qu’est-ce qui incite à militer dans un groupe ou un parti ? Certains contextes prédisposent-ils à l’engagement militant ? Il appert qu’outre des éléments contextuels et sporadiques (comme la Marche des femmes ou le Référendum sur l’avenir du Québec), des forces plus profondes incitent les jeunes femmes à faire le saut dans l’arène du militantisme, notamment l’intérêt de leurs parents pour les affaires sociales et politiques ainsi que l’influence de modèles, surtout féminins. Leur engagement repose aussi sur une certaine dose d’idéalisme, c’est-à-dire qu’elles croient pouvoir changer les choses. D’ailleurs, cette conviction non seulement les amène à militer, mais une fois dans l’action elle leur offre une grille afin d’interpréter leur engagement. Pour elles, militer signifie « un acte citoyen, permettant à chacun de prendre la parole et d’affirmer ses idées, permettant aussi à tous de se doter d’un pouvoir d’agir sur la société » (p. 84).
Les deux derniers chapitres explorent l’univers des perceptions, notamment le regard que posent les jeunes militantes sur la politique telle qu’elle se déploie dans les partis de même que sur la jeunesse et les relations avec les autres générations. Pour les jeunes femmes interviewées, le pouvoir entretient des relations étroites avec la capacité d’influencer et d’agir, que ce soit dans les institutions politiques ou la société civile. Pourtant, cette possibilité d’influence et d’action dont se réclament les jeunes femmes semble plutôt mise à mal par des structures que monopolise la génération qui les précède, que ce soit au chapitre des valeurs, des façons de faire, des stratégies d’action ou encore des postes clés qu’elle occupe.
« Apolitiques, les jeunes femmes ? Non, pouvons-nous répondre au terme de notre enquête auprès de trente militantes… » (p. 137 ; l’italique est de moi). Je ne suis pas convaincue par cette réponse, simplement parce que le devis de recherche que suivent Quéniart et Jacques ne permet pas de l’énoncer. En effet, pour répondre à la question posée, « Apolitiques, les jeunes femmes ? », il aurait fallu déployer un autre appareillage méthodologique, notamment un sondage auprès d’un échantillon aléatoire et statistiquement représentatif de la population visée. C’est la condition inévitable de la généralisation des observations. Qui plus est, en sélectionnant trente jeunes femmes déjà engagées politiquement, il n’est pas étonnant que les deux sociologues concluent à leur politisation… Il est vrai qu’elles ne cherchent pas tant à savoir si les jeunes Québécoises sont ou non apolitiques, qu’à saisir leurs pratiques. Cela explique que le titre de l’ouvrage soit porteur d’une certaine fausseté au regard de son contenu.
Cela dit, Apolitiques, les jeunes femmes ? traite d’une problématique qui a suscité très peu d’écrits au Québec, soit l’engagement militant des jeunes (sauf les travaux de Hudon et Fournier) et des femmes (si ce n’est des recherches de Tardy). En combinant « jeunes » et « femmes », l’ouvrage se distingue par son objet particulier. Toutefois, les propos qui y sont rapportés, eux, ne se démarquent pas toujours par leur originalité. Ainsi, la section « Les femmes en politique : d’autres façons de faire » a généré chez moi un certain découragement (pour ne pas dire plus). Il semble bien que même des jeunes femmes, qui ne sont pas ignorantes des critiques féministes, reproduisent toujours et encore une lecture à saveur essentialiste de la présence des femmes en politique (ce que j’appelle le syndrome « Mère Teresa ») : les femmes n’aimeraient pas la confrontation inhérente au jeu parlementaire (notamment dans le modèle Westminster), y préférant le compromis, elles apporteraient à la gouverne une dimension plus humaine et moins rationnelle (!), elles adopteraient en politique des comportements maternalistes, etc. Pourtant, cette lecture différentialiste qui teinte leurs visions à l’eau de rose quant aux comportements et aux apports des femmes en politique, elles la refusent lorsque vient le temps d’envisager des stratégies pour accroître le nombre de femmes en politique ; hypnotisées par le mythe des compétences et du mérite, les jeunes militantes des partis politiques refusent « des mesures favorisant la parité, tout comme la "discrimination positive" envers les femmes » (p. 94). Comme l’ont démontré mes propres travaux, une majorité des députées canadiennes et québécoises se reconnaît une responsabilité collective et personnelle de représenter les femmes. Peut-être faudra-t-il que les jeunes militantes voient leurs ambitions politiques réfrénées (voire bafouées) par le sexisme ambiant des formations politiques pour qu’elles endossent ces stratégies de redressement – des stratégies dont l’efficacité ne peut faire l’économie du soutien des personnes en place ?