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Le concept de communauté est relativement ancien et bien établi depuis Tönnies qui l’a défini par opposition à celui de société. Le concept de socialité, au contraire, demeure mal fixé. Quand des auteurs de l’ouvrage collectif s’essayent à le cerner, ils arrivent à des définitions éloignées les unes des autres. Limitons-nous à trois exemples. Dans leur introduction les deux directeurs de l’ouvrage disent de la socialité qu’elle « se définit de plus en plus hors de la coprésence (…) et fait intervenir des processus d’identification mais aussi de non-identification qui, outre les liens, révèlent l’existence de non-liens » (p. 9). Alors que dans son chapitre Francine Saillant écrit qu’on peut définir la socialité comme « l’ensemble des relations et liens qu’entretiennent les hommes avec les différentes composantes de leur environnement » (p. 170), pour Pierre Ouellet, elle « est bel et bien la délégation de sa liberté d’agir à un ensemble plus vaste défini par une autorité, l’État, la Cité, le Royaume, la Seigneurie… » (p. 239).

Au lieu de recenser les chapitres de l’ouvrage collectif dans l’ordre où ils apparaissent, nous allons les regrouper en trois catégories : ceux où sont abordées à la fois les notions de communauté et de socialité (ou leurs substituts), ceux où l’accent est mis sur les liens sociaux et la socialité, et ceux où l’auteur prend prétexte de l’une ou l’autre des notions de communauté et de socialité pour traiter d’une question qui l’intéresse.

Le chapitre de Stéphane Vibert sur la socialité entre communauté et société s’inscrit parfaitement dans la première catégorie. L’auteur, qui connaît bien l’oeuvre de Tönnies et qui s’inspire beaucoup de Louis Dumont, avance que la socialité communautaire contemporaine engage une intensification de l’idéologie moderne sur son versant individualiste. Plus généralement, la notion de socialité exprimerait un engagement sur les deux dimensions apparemment désormais disjointes, communauté et société, qu’elle aspirerait à reconfigurer selon ses propres voeux.

Raymond Lemieux traite des deux notions mais évite le terme de socialité. Il lui préfère celui de réseau, dans son chapitre portant sur la dialectique de la communauté et du réseau dans le champ religieux. À ses yeux la communauté apparaît plus apte que le réseau à cultiver des solidarités entre des entités différentes.

Andrée Fortin évite elle aussi le terme de socialité. Elle emploie plutôt ceux de sociabilité, de lien social et de réseau dans ses réflexions sur l’espace social, le réseau et la communauté à l’ère d’Internet. Pour elle une communauté ne peut pas se définir uniquement par un réseau, elle doit s’inscrire dans un temps social et dans un espace relationnel, et elle suppose une identité collective.

On ne retrouve pas le terme de socialité chez Jacques T. Godbout, dont le chapitre porte sur le marché et le don. Le don, dit-il, est plus à l’aise dans un type de lien social relevant de la communauté, alors que le marché se porte mieux dans les liens dits secondaires. Il y a cependant du don même à l’intérieur du marché, si bien que la relation entre les liens primaires, propres à la communauté, et les liens secondaires gagnerait à être abordée de manière plus dynamique.

C’est aussi de liens sociaux et de communauté dont il est question dans le chapitre de François Laplantine sur les petits liens, dont il est dit qu’ils ne concernent pas les formes de socialité « totales, abouties, réalisées, arrivées, ni même projetées » (p. 259), mais des rythmes de formes pouvant se déformer ou se transformer et qui remettent en question le lien à la communauté.

D’autres auteurs s’intéressent davantage à la socialité ou aux liens sociaux qu’à la communauté. Après avoir évoqué la socialité contemporaine, Joseph J. Lévy se concentre sur l’intimité dans la construction de liens sociaux. Cette intimité serait aujourd’hui soumise à des transformations significatives. Elles sont liées pour une part à la mise en place de nouveaux modes de sociabilité, à l’autonomie de plus en plus forte des sujets et au développement des médias de communication.

Jean-Bernard Pocreau, dans son chapitre sur l’ethnopsychiatrie, ignore le concept de socialité pour utiliser surtout celui de lien social. Il s’en sert avec ceux d’identité et de sens pour traiter du Service d’aide psychologique spécialisée aux immigrants et réfugiés arrivant à Québec.

Francine Saillant dans « Corps, médiation, socialité » s’interroge sur le regard que l’anthropologie jette sur le corps au sein de l’actuelle modernité. Elle arrive à la conclusion que certaines des propositions de l’anthropologie en viennent à penser le corps comme langage, hors de tout ancrage dans la biologie, ce qui serait la condition de sa nouvelle représentation au sein de la socialité. Il y aurait là, selon elle, une déconstruction inquiétante.

Dans d’autres chapitres de l’ouvrage les auteurs ne cherchent pas tant à traiter des concepts de communauté ou de socialité qu’à les utiliser pour aborder des questions qui les préoccupent. Gilles Bibeau s’interroge sur la pensée politique américaine. Il montre que le credo communautarien de certains politologues, sociologues et philosophes s’est conjugué à la pensée réformiste libérale dans le but de faire triompher sur la scène politique américaine l’utopie de la solidarité démocratique. Cette tendance est étudiée à travers l’oeuvre de Richard Rorty.

Diane Lamoureux s’intéresse aux tentatives d’instrumentalisation de la société civile par l’État. Selon elle, la société civile serait la nouvelle forme de la socialité dans les sociétés où les formes traditionnelles ont disparu ou se sont révélées instables. En conclusion l’auteure constate que le concept de société civile est polysémique, ce qui permet de l’investir de toutes sortes d’espoirs et de rôles.

La filiation et ses remises en cause font l’objet du chapitre de Françoise-Romaine Ouellette, qui porte plus particulièrement sur l’adoption et sur la nouvelle loi québécoise concernant l’union civile. Il est brièvement question pour commencer de formes de la socialité et de liens sociaux, mais ce sont les nouvelles formes d’adoption qui intéressent principalement l’auteure.

Selon Éric Gagnon, pour penser la communauté et la socialité, les sciences sociales et les humanités ainsi que tous les parlants ont besoin d’une anthropologie, d’une idée de ce qu’est l’humanité. Ce qui pose la question de la possibilité d’une communauté humaine, et, comme question préalable, celle d’une communauté d’interprétation qui soit capable de la déchiffrer ou d’en parler.

Le propos de Daniel Jacques est proche de celui d’Éric Gagnon, même s’il porte sur la communauté des animaux. Les deux voient dans l’expérience et dans le partage de la compassion la possibilité d’un nouvel humanisme. Pour Daniel Jacques cet humanisme s’étendrait à la compassion envers les animaux.

Pierre Ouellet fait un usage libre des notions de communauté et de socialité dans son chapitre intitulé « Les communautés de parole. La coexistence esthétique comme fondement du lien social ». Nous avons déjà cité sa définition très particulière de la socialité. Quant à sa notion de la communauté elle désignerait ce dont je suis dépossédé et qui m’unit à autrui dans un désir partagé de ce qui n’est pas et la peur commune de ce qui n’est plus. Comme on le voit, c’est là une définition assez éloignée de celle des sociologues.

Dans l’ensemble l’ouvrage contribue davantage à nous éclairer sur les mutations de la communauté qu’à faire progresser notre compréhension de ce qu’est la socialité. On ne voit pas trop bien en quoi consiste la socialité parce qu’on ne sait pas à quoi elle s’oppose. Est-ce à ce qui est officialisé dans le social ou, au contraire, à ce qui ne l’est pas et qu’on nomme généralement la sociabilité ? Est-ce à l’« économicité » et aux relations qu’elle instaure entre les humains ? L’emploi par plusieurs auteurs de l’ouvrage des concepts mieux délimités de lien social et de réseau vient confirmer le caractère actuellement superflu du concept de socialité, alors que celui de communauté demeure indispensable.