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Ce recueil rassemble les communications présentées lors du Colloque éponyme tenu dans le cadre du Congrès de l’ACFAS en 2003 à l’Université du Québec à Rimouski. Le titre rappelle l’ouvrage connu de John Friedmann et Clyde Weaver paru en 1979 et l’objectif proposé est de vérifier en quoi le nouveau paradigme du développement territorial fondé sur les systèmes régionaux d’innovation (SRI) et sur les stratégies de développement intégrant les systèmes sociétaux de proximité se distingue de ce qui n’était alors qu’en émergence. Même si, comme à l’habitude dans de tels actes de colloque, certains textes paraissent peu pertinents alors que d’autres auraient mérité une plus grande maturation, le recueil dans son ensemble apporte une réelle contribution aux réflexions en cours, tant sur le plan théorique que stratégique, tout particulièrement pour le développement régional au Québec, au centre de la plupart des contributions. D’entrée de jeu, il faut souligner la qualité des textes de présentation préparés par les deux responsables de l’édition car deux tomes, faisant au total 700 pages et réunissant 35 textes de 49 auteurs différents, demandent un tel soutien, les textes ne contenant pas de résumés.

Le tome – Les modèles de développement régional et de gouvernance en débats – débute sur une note plutôt pessimiste puisqu’on évoque une situation de crise, soulignant d’une part l’éclatement des approches théoriques et d’autre part les maigres résultats des politiques de développement régional au cours des 40 dernières années. Ainsi Benoît Lévesque propose une lecture en parallèle du modèle québécois de développement et des stratégies de développement régional et local en opposant la période 1960-1985 à la période 1985-2003. La Révolution ttranquille est à ses yeux caractérisée par une approche centralisée, hiérarchique, de type top-down alors que les années plus récentes ont vu s’établir un partenariat avec la société civile, avec des interventions issues du milieu, de type bottom-up. L’État est passé d’un rôle de « grand planificateur », d’inspiration keynésienne, à celui de partenaire avec les secteurs privé et d’économie sociale, dans une approche d’inspiration néo-schumpeterienne. Son analyse très documentée l’amène à qualifier cette dernière période de temps d’expérimentation, soutenu par les deux ordres de gouvernement. Or, l’élection du Parti libéral du Québec en 2003, suivie de gestes comme la nouvelle Loi 34 sur le ministère du Développement économique et régional et le rapport Brunet sur le capital de risque, annonce clairement, à ses yeux, une rupture avec le modèle québécois construit autour de l’intervention de l’État, du nationalisme et de la concertation, au profit d’une approche néo-libérale pourtant partout mise à mal.

D’autres textes sont tout de même plus encourageants. Ainsi, après avoir évoqué la crise profonde des théories du développement dont témoigneraient les appels incantatoires à de nouveaux paradigmes fondés sur le local ou sur le développement par le bas, Oleg Stanek met en relief l’attrait exercé par le concept de district industriel proposé à l’origine par Beccatini et repris notamment par le GREMI. Pierre-A. Tremblay et Jean-Marc Fontan mettent en doute cette perspective fondée sur les systèmes productifs localisés, préférant inscrire plutôt le développement régional dans un cadre environnemental et dans un contexte mondialisé, une démarche à laquelle se rallient un grand nombre d’auteurs. André Gagné, par exemple, intègre cette vision dans son nouveau modèle de gouvernance intitulé Nouveau Management Public (NMP) : outre la mise en valeur des dynamismes locaux, qu’il veut fonder sur la collaboration volontaire et créatrice des citoyens, et l’accent porté sur la territorialité, rehaussée par la vision en réseau, il introduit l’obligation de résultats pour les grands commis de l’État. Une application de ce modèle à trois générations de réformes politico-administratives jette un nouvel éclairage sur l’évolution des stratégies de développement régional au Québec.

La lecture historique des rapports ruraux–urbains, proposée par Bruno Jean, fournit un regard neuf qui ouvre la porte à un nouvel effort de recherche. Après avoir rappelé que l’homoquebecensis a d’abord été un urbain, et qu’il est devenu rural par nécessité, au moment de la Conquête au milieu du XVIIIe siècle, il montre que l’armature urbaine apparue jusqu’à la fin du XIXe siècle a servi les campagnes et que l’urbanisation accélérée qui a suivi n’a pas effacé chez les nouveaux citadins leur culture rurale. Il insiste toutefois sur la recomposition des rapports urbains–ruraux à l’heure de la postmodernité et plaide pour la solidarité entre les deux mondes sur la base notamment de la montée de la conscience environnementale et des principes du développement durable, incluant une nouvelle gouvernance locale. Nulle trace toutefois de la vision métapolitaine d’un François Ascher, en raison sans doute du biais « périphérique » du colloque, où la place réservée aux grandes régions métropolitaines de Montréal et de Québec demeure en effet congrue.

À souligner également trois autres contributions. D’abord celle de Jacques Perret, qui suggère l’action concurrente de trois types de méthodes dans l’élaboration de stratégies de développement régional : celle de l’ingénieur (démarche évaluative), celle du pasteur (démarche stratégique) et celle de l’animateur (axée sur l’autodiagnostic). Il y a aussi la thèse de Martin Simard et Guy Mercier concernant les cadres de gouvernance adoptés par les planificateurs gouvernementaux : ayant assimilé la territorialité, ceux-ci disposeraient aujourd’hui de cadres d’analyse et de structures d’intervention différentes d’un milieu géographique à un autre – urbain, rural, forestier, autochtone, conventionné. Enfin la contribution de Danielle Lafontaine, bien que touffue, contient un exercice de prospective très intéressant, construit autour de quatre scénarios d’évolution des régions québécoises à l’horizon 2025 dont les faits saillants sont réunis dans un tableau synoptique.

Le tome 2 – Les systèmes régionaux et les dynamiques d’innovation en débats – veut mettre l’accent sur l’innovation comme générateur de développement autant social qu’économique, mais force est de reconnaître que certains textes oublient le deuxième terme de l’équation. Un des constats qui ressort nettement des travaux empiriques de David Doloreux, c’est l’importance de l’interaction des activités innovantes avec des partenaires extérieurs à la région d’insertion. Les enquêtes réalisées auprès d’entreprises en Beauce, dans la région d’Ottawa ainsi que dans la région d’East Gothia en Suède ont révélé que ce qui domine largement dans les processus d’innovation, outre l’effort interne en R & D, ce sont les relations avec les clients et les fournisseurs, peut-être parce que la majeure partie des innovations sont de type incrémentiel plutôt que radical. En corollaire, on doit admettre le faible ancrage territorial des relations avec les partenaires externes, ceux-ci étant plutôt recrutés à l’échelle nationale, voire internationale. En s’intéressant plutôt aux régions-ressources et aux entreprises qui exploitent les ressources naturelles dont les performances et le dynamisme sont clairement reconnus, Serge Côté arrive plutôt à la conclusion que les entreprises, à une exception près, ont trouvé leur partenaire technologique principal dans leur environnement régional. Juan-Luis Klein dans son petit texte synthétique admet l’importance de l’ouverture vers l’extérieur, en la mettant au service d’une vision territorialisée :

Plusieurs auteurs ont insisté sur le besoin de travailler surtout la synergie afin de mobiliser les dotations internes des collectivités à des fins innovatrices. Mais ces synergies ne pourraient pas s’avérer fructueuses sans l’attraction d’investissements externes aussi bien en matière d’équipements aptes à appuyer l’activité économique tels des équipements de transport ou de communications, qui font souvent défaut à ces collectivités, qu’en matière d’entreprises structurantes et innovatrices.

p. 258

Il ajoute un peu plus loin :

C’est d’ailleurs la mobilisation de ressources exogènes qui permet à une collectivité affectée par une position défavorable à l’égard des centres, dans le sens des rapports centre-périphérie, d’améliorer sa situation.

p. 259

La présentation par Alain Bergeron et Hélène P. Tremblay du SNI (Système national d’innovation), mis au point par le Conseil de la science et de la technologie du Québec (CSTQ), fait nettement ressortir les secteurs de pointe concentrés dans la région montréalaise, notamment l’aérospatial et le biopharmaceutique. Mais ces auteurs présentent aussi certaines initiatives du CSTQ visant à promouvoir la capacité des régions à prendre en charge l’innovation comme l’Observatoire-réseau du système d’innovation québécois (ORSIQ). Alors que les stratégies de développement du secteur récréotouristique, telles qu’analysées par Christopher Bryant et son équipe du Laboratoire de développement durable des milieux ruraux, vont dans le sens de relations suivies et mutuellement profitables entre le pôle métropolitain et les autres régions du Québec, la plupart des textes consacrés aux dynamiques d’acteurs régionaux montrent le caractère introverti des actions. Selon Joannie Rollin et Louis Favreau, qui ont poursuivi leurs recherches en Outaouais, les CLD ont trouvé leur voie dans la filière de l’économie sociale et dans l’articulation d’une approche du développement « concertée et partenariale » qui a fini par engendrer « une certaine volonté de travailler de concert, tant d’un point de vue financier que technique, autour d’enjeux et de projets de développement local et régional » (p. 172). Sans en exagérer l’importance, il y a peut-être là une opposition avec les pratiques de développement local en France analysées notamment par Estelle Delay ou Raymond Beaudry, qui montrent que l’accent y est mis davantage sur la recomposition des liens sociaux et la recherche d’une nouvelle identité, voire d’une spécificité culturelle, c’est-à-dire la mise en place des conditions propices au développement, plutôt que sur l’expérimentation dans l’action.

Avec le parti pris théorique adopté par une grande partie des collaborateurs, il faut se réjouir de la densité de la réflexion et de la surabondance de références. Mais on peut aussi déplorer la rareté des schémas et tableaux, surtout dans une perspective didactique. À souligner tout de même le tableau synoptique intitulé Les chemins du développement régional et territorial, offert à la fin du tome 1 pour présenter dans l’ordre chronologique les contributions analytiques et les changements les plus marquants en termes de politiques au cours des 40 dernières années, au Québec et dans le reste du monde. Quant à la référence au livre de Friedmann et Weaver qui a donné son nom au recueil, elle trouve sa pertinence dans les efforts de plusieurs auteurs pour critiquer l’approche fonctionnaliste et promouvoir l’approche territoriale au développement régional, mais c’est sans surprise que le modèle agropolitain de développement alors esquissé est resté dans l’ombre, puisqu’il suppose des conditions socioéconomiques qui correspondent peu au Québec d’aujourd’hui. Pour situer les recherches menées depuis vingt-cinq ans sur la théorie et les pratiques du développement endogène, telles qu’exposées ici, il est peut-être plus judicieux de relire l’analyse qu’en faisait en 1985 Philippe Aydalot dans Économie régionale et urbaine. On constate alors que certains thèmes comme l’économie informelle et l’autarcie sélective sont pour ainsi dire disparus, que d’autres sont plutôt négligés, par exemple la référence aux besoins élémentaires, l’éloge de la petite échelle, et que d’autres enfin ont pris une place prépondérante, soit la valorisation des ressources locales et le développement communautaire. Surtout, on se rend compte de l’influence alors absente de l’idéologie du développement durable, tant chez les acteurs locaux que chez les observateurs scientifiques, ce qui rend peut-être enfin possible l’émergence éventuelle d’un véritable corpus théorique.

En somme, il n’y a pas dans ce livre une organisation des connaissances aussi structurée que celle qu’on trouve dans Le phénomène régional au Québec, ouvrage collectif paru en 1996 sous la direction de Marc-Urbain Proulx, mais une abondante moisson de réflexions approfondies et d’observations minutieuses sur une réalité territoriale en pleine mutation. Il n’y a pas non plus de débat, comme le suggérait pourtant le titre du recueil, puisque les auteurs appartiennent tous ou presque à la même famille idéologique. Mais la démarche empruntée par la plupart d’entre eux appelle au débat par la multitude de questionnements et par l’ambition du propos, tout à la fois théorique, empirique et stratégique. Quiconque s’intéresse à l’aménagement du territoire au Québec et aux acteurs du dynamisme régional trouvera dans cet ouvrage matière à réflexion.