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Ce livre propose une sociologie de la nouvelle traduction de la Bible publiée en 2001 réalisée par un réseau franco-québécois de biblistes ainsi que d’écrivains. Cette production en binôme (bibliste-écrivain) constitue une des originalités de cette nouvelle traduction. Une autre étant la diversité de la provenance des participants : les biblistes sont de plusieurs confessions religieuses ou laïques tandis que les écrivains sont croyants ou non croyants et pratiquent plusieurs styles littéraires.

La traduction des alliances propose une rupture significative avec la tradition sacralisante de la Bible, avance le sociologue Lassave, et constitue un observatoire privilégié pour saisir « la recomposition qui s’opère, dans nos sociétés occidentales, entre des valeurs qui relèvent de la religion, de la littérature et du savoir sur sa propre culture » (Lassave, 2001, p. 8). En ce sens, son étude est à situer dans la lignée des ouvrages remarquables sur la mémoire sociale. Plus particulièrement, il traite de ces mémoires longues que sont les courants de pensée dont la Bible constitue l’archétype. Nous reprenons ici l’expression de Maurice Halbwachs qui en avait fait son objet d’étude dans La topographie légendaire des Évangiles en Terresainte, ouvrage dont on se souviendra qu’il avait passionné Fernand Dumont, comme en fait état la longue préface qu’il lui avait consacrée.

Pierre Lassave enrichit ce champ d’études en développant une sociologie de la traduction dans laquelle il plonge dès le premier chapitre en nous proposant dix microlectures s’appuyant sur une comparaison systématique avec les traductions antérieures. Il en ressort ainsi les spécificités de la nouvelle alliance biblistes-écrivains, mais aussi, la diversité des choix opérés, les accords et les tensions qu’elle révèle entre la fidélité aux sources et l’actualisation procédant, elle, de la recréation poétique.

Le premier chapitre du livre est aride pour ceux qui ne fréquentent pas l’exégèse biblique, mais il faut convenir avec l’auteur qu’il est indispensable. La sociologie ne peut plus prétendre aujourd’hui étudier un domaine sans faire d’une description minutieuse de la spécificité de l’activité sociale étudiée, ici le travail de traduction dans les procédés textuels qu’il implique.

Le second chapitre reconstruit la réception publique de l’oeuvre, en France, au Québec et en Belgique, par les journalistes, les critiques théologiques, notamment les attaques conservatrices contre la Bible nouvelle traduction (BNT). Sa diffusion dans les circuits médiatiques nous permet d’observer la mise en forme du livre en un produit de consommation. Les débats qui ont beaucoup fait parler autour de l’usage d’expressions contemporaines par les écrivains dans la BNT mettent bien en évidence le caractère restreint des problèmes de sens posés par la plupart des protagonistes de la réception médiatique.

Dans le dernier chapitre, nous allons à la rencontre des traducteurs biblistes et écrivains. Une analyse d’entrevues à large spectre (le projet et ses réseaux, le travail de traduction individuel et collectif, l’histoire de vie) permet à l’auteur d’exposer la complexité des engagements dans l’acte de traduire à la mesure de la spiritualité des biblistes et des écrivains, ce qui nous mène aux frontières du dicible, de leurs trajectoires, des déterminations sociales dont elles font état. Ces entrecroisements sociaux qu’expose l’auteur sont ceux qu’appréhendent avec difficultés les thèses classiques, celle par exemple à la Bourdieu, de l’étude séparée des champs théologiques, littéraires, éditoriaux.

La BNT se caractérise par la tendance à conserver et à promouvoir la multiplicité des sens : à cette multiplicité du sens relatif aux sources, des biblistes répondent le surinvestissement poétique des écrivains comme résolution. À travers cette diversité des points de vue des travailleurs de la traduction, des relations et des contraintes éditoriales, s’accorde en polyphonie une oeuvre selon Lassave sous forme d’un texte-réseaux établissant un espace sociocognitif dont il nous montre, par un travail minutieusement documenté, ce que nous appellerons sa morphologie sociale.

Revenant à des considérations théoriques en conclusion, Pierre Lassave se réfère à l’éthique de la discussion de l’Agir communicationnel d’Habermas, pour soutenir que cette complexité consiste en fait en des « différences de points de vue qui prolongent la vie des Écritures dans une société aux valeurs et références plus entremêlées qu’éclatées » (Lassave, 2001, p. 241). Par ailleurs, il me semble que cette sociologie de la traduction livre plus que de conforter la thèse habermasienne comme l’affirme l’auteur. Les chapitres 1 et 3 vont au-delà de l’espace public au sens strict. Les procédés de traduction et les procédés poétiques montrent un travail de langage diversifié à travers les relations sociales des binômes et des réseaux. De même au chapitre trois, la description de l’expérience de ces professionnels du langage et de leur réflexivité élargit significativement notre champ d’observation de cette pensée traductrice élaborée socialement. Ce travail de langage apparaît dès lors comme marqué des compatibilités et des incompatibilités de cette chaîne d’expériences sociales vécues par les traducteurs, les éditeurs et les récepteurs.

Il s’agit d’un livre à lire pour comprendre cette nouvelle traduction de la Bible comme une tentative de constituer un nouvel espace de référence aux Écritures entre le recul des discours du catholicisme et la montée des écrits littéraires et des productions esthétiques grand public se référant à l’univers biblique, c’est-à-dire dans des sociétés où la dimension spirituelle de l’existence reste tout autant prégnante que problématique.