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Henri Dorvil continue la direction de sa série d’ouvrages dédiés aux problèmes sociaux avec deux nouveaux tomes. Comme il s’agit plutôt d’un prétexte que d’un thème spécifique (les problèmes sociaux constituent l’objet principal de toute une discipline), le contenu de ce projet éditorial reste très éclectique. Dans les deux volumes, on trouvera des chapitres portant sur des sujets aussi éloignés que la solitude, la sécurité alimentaire et la séduction chez les adolescents en passant par le travail du sexe, l’analyse des données multiniveaux et le terrorisme. Les titres des tomes sont aussi généraux que le thème annoncé : théories et méthodologies de la recherche (tome III) et de l’intervention sociale (tome IV). La qualité des chapitres, tant sur la recherche que sur l’intervention sociale, reflète la même variété. Certains textes présentent des cadrages théoriques assez réussis de ces phénomènes, rassemblés par le concept de problème social, relevant souvent une perspective éclairante sur le fonctionnement de la société dans sa globalité. Cependant, la majorité des contributions apportent peu d’élaborations originales : les incursions conceptuelles, parfois inspirantes, mais souvent limitées à la reproduction des analyses effectuées par d’autres, ont parfois un fort caractère spéculatif, qui malgré les bonnes intentions éloignent certaines composantes de l’ouvrage de leurs ambitions scientifiques d’analyser les problèmes sociaux en respectant les règles froides de la méthode. En même temps, certains chapitres sur les méthodes de recherche ne sont pas tout à fait justifiés par le générique annoncé dans le titre de l’ouvrage (« problèmes sociaux »). Je pense par exemple au chapitre sur l’analyse qualitative (Paillé) ou à celui sur les modèles multiniveaux (Marchand). Toutefois, ces premières observations ne veulent pas diminuer la bonne valeur scientifique et l’originalité éclairante d’une bonne partie de l’ouvrage. Je prendrais le soin de mettre en relief ces aspects positifs en indiquant parallèlement les manques des chapitres moins forts.
Le tome III « Théories et méthodologies de la recherche » est divisé en deux parties. La première, appelée « La chaîne des problèmes sociaux », donne le ton du style éclectique de l’ouvrage. Les recherches originales (Blanc) vont de pair avec les présentations de théories concernant différents problèmes sociaux (Robert, Gagnon, Dorvil) ou l’émergence de certains autres (Racine, Mongeau, Fortin et Gagnon), des clarifications conceptuelles (Duquet et Dassa) sont suivies par des réflexions quasi philosophiques (Ducet, Ottero) et des analyses des politiques (Groulx, Thomson) ; tout cela suivant différentes approches théoriques et épistémologiques, provenant de plusieurs disciplines sociales, voire même du droit (Thériault). Le seul élément rassembleur serait sans doute le « problème social ». Mais, avec un thème aussi général et, par là, ambigu on se demande quelle est la place de certains chapitres dans cette partie. Quelles sont, par exemple, les raisons de ne pas mettre le chapitre sur la validation d’un instrument de mesure (Duquet et Dassa) dans la partie de l’ouvrage dédiée à la méthodologie ? Quel est l’intérêt d’un chapitre sur le terrorisme (Gagnon), qui s’apparente plutôt à un problème politique que social, dans un volume de ce type ? Enfin, un chapitre en anglais (Thompson), ne risque-t-il pas de casser la cohérence d’un livre rédigé entièrement en français ?
Dès la lecture de la première partie du tome sur la chaîne des problèmes sociaux, on se questionne sur l’originalité de certaines contributions. Ainsi, le travail systématique et très rigoureux d’inventorisation des facteurs qui sous-tendent des problèmes importants et agissant à plusieurs niveaux a été synthétisé par Lyne Mongeau dans un tableau qui reprend… un plan d’action gouvernemental. De même, le travail de certains auteurs semble incomplet. Les théories présentées, par exemple, par Henri Dorvil dans son chapitre sur les inégalités sociales de la santé sont survolées très rapidement, alors que des théories importantes n’ont pas trouvé leur place dans le texte – par exemple le modèle culturaliste (Paquet) ou celui psychosocial (Marmot, Wilkinson).
Malgré les problèmes, des chapitres inspirés ont abordé d’une manière cohérente et féconde certains aspects problématiques du fonctionnement social. Marie-Chantal Doucet insiste dans son texte sur la nature sociologique de la solitude, qu’elle comprend comme une nouvelle forme de sociabilité contemporaine. Sa réflexion, stimulée par une riche culture sociologique, a produit de nouvelles avenues d’analyse sur la relation paradoxale entre le social et l’asocial dans la construction sociale de l’individu solitaire. Marcello Ottero essaie de chercher dans son chapitre une explication au paradoxe de la multiplication de la dépression, et plus largement des problèmes de santé mentale, dans les conditions de l’efficacité « prouvée » des moyens thérapeutiques disponibles. Pour Marie-Ève Blanc, les similitudes et les différences du cas vietnamien sont un bon prétexte pour produire une analyse sociologique mature et intéressante du SIDA comme phénomène global. Le texte de Sonia Racine est une critique du glissement subversif, aux yeux de l’auteure, de l’insécurité alimentaire comme corollaire de la pauvreté vers l’insécurité alimentaire comme problème en soi. La radiographie effectuée par Andrée Fortin et Éric Gagnon des transformations que l’institution de la famille a subies les dernières décennies est fort éclairante. Ici aussi les normes sociales de l’individuation et de la subjectivation sont à l’oeuvre. Le texte de Lionel-Henri Groulx nous fait comprendre l’évolution des politiques familiales par la mise en contraste des solitudes canadiennes (Canada/Québec) et les situations observées dans ce sens dans d’autres pays. Malgré l’absence de l’esprit critique, le chapitre de Wendy Thomson est instructif, car en présentant le contenu des politiques du gouvernement travailliste contre l’exclusion sociale ainsi que les principes qui les guident, il nous informe sur les dimensions concrètes de la troisième voie (Giddens, 2005) de la gauche britannique.
La deuxième partie de ce troisième tome, appelée « La recherche : chiffres et lettres », est dédiée aux méthodes de recherche des problèmes sociaux. Les chapitres de cette partie pourraient trouver leur place dans n’importe quel manuel de méthodologie. Dans les deux premiers textes sont présentées des approches plutôt générales de recherche, comme l’approche épidémiologique (Boyer) et la recherche qualitative (Paillé). D’ailleurs, ce dernier texte se distingue par la radicalité et l’originalité de sa position. Une approche méthodologique qui considère le chercheur comme l’instrument principal de recherche, ne fait que provoquer l’objectivisme positiviste des épidémiologistes. Les autres chapitres, plutôt techniques, ont pour objet des méthodes aussi différentes que l’analyse mathématique des modèles multivariaux (Marchand) et la recherche-action (Champagne). Le dernier chapitre de la partie (Laurin et autres) nous donne la possibilité, à partir de l’exemple d’une recherche participative avec des parents seuls, de constater l’immense richesse du matériel qu’on peut obtenir par cette méthode très peu reconnue par les gestionnaires de l’intervention, ainsi que le réel potentiel de changement qu’elle peut apporter.
Le tome IV de cette série intitulé « Théories et méthodologies de l’intervention sociale » se veut une réflexion collective sur l’intervention sociale, comme l’autre façon d’aborder les problèmes sociaux. Le volume est divisé en trois parties, l’une ayant le même titre que le volume entier, ce qui pourrait laisser croire que les deux autres parties contiendraient des contributions quelque peu supplémentaires. En effet, si la deuxième partie fait référence à une variété de méthodes d’intervention validées déjà sur le terrain, la première partie se veut un espace d’affirmation d’idées originales élaborées pour « combattre la tyrannie de la vérité ». Enfin, la troisième partie est réservée à des manifestations récentes ou surprenantes des problèmes sociaux et aux approches d’intervention innovatrices que ces dernières demandent.
L’idée de présenter des contributions qui heurtent l’orthodoxie dominante de la discipline est, comme toute vision innovatrice, risquée. On connaît dans l’histoire de la science et des arts beaucoup d’exemples de productions passablement incongrues (pour ne pas dire absurdes) présentées comme révolutionnaires. Ce n’est pas le cas de la majorité des thèses proposées ici. Pourtant, quelques aspects spécifiques de certains textes auraient mérité une analyse plus attentive de la part des auteurs. Ainsi, le chapitre de Guylaine Racine a l’ambition d’analyser les relations entre les chercheurs et les praticiens en termes marxisants de lutte de classe, en avançant l’idée – à mon avis discutable – d’une « longue histoire de domination » du savoir pratique par le savoir théorique. Cependant, la relation de pouvoir, qui existe sans doute, n’est pas là où les auteurs affirment l’observer. Les relations inégales se manifestent plutôt entre le savoir dominant, institué (les théories et les méthodes d’intervention officialisées, sorte d’idéologie dominante qui protège l’ordre organisationnel en place) et le savoir dominé, alternatif, qui est élaboré aussi dans le milieu académique. Ce rapport de domination mériterait davantage, à mon avis, le regard critique des auteurs. Dans un autre texte, les auteurs (Vissandjée et Maillet) adoptent le langage déjà institutionnalisé sur l’empowerment en diminuant ainsi la valeur de leur analyse des problèmes des immigrants. La majorité des contributions présentent cependant des critiques intéressantes des pratiques actuelles d’intervention.
L’utilisation répandue de la catégorie de risque est analysée sous un angle critique dans deux chapitres. D’abord, Marie-Ève Carle dévoile bien la procédure d’identification, arbitraire dans sa finalité, mais légitimée par une logique probabiliste, des immigrants comme groupe à risque de la tuberculose. L’analyse du concept de risque continue avec l’excellente contribution de Marguerite Soulière qui illustre avec beaucoup de talent la nature normalisante de la gestion du risque par la santé publique dans nos sociétés modernes. Quelques auteurs ont trouvé que le moment est arrivé pour pousser encore plus loin, jusqu’à la négation, le travail critique des féministes. Maria Nengeh Mensah fait une introduction à des études qui remettent en question certaines certitudes féministes, entre autres l’existence même du groupe « femmes ». Cependant les problèmes de structure et les références exclusives à d’autres auteurs diminuent la force persuasive et mettent en doute l’originalité du texte. Colette Parent et Chris Bruckert mettent en évidence, dans un autre chapitre, les faiblesses analytiques et empiriques des définitions et des perspectives théoriques à la fois du féminisme radical et de la conception traditionnelle du travail du sexe. L’analyse du travail du sexe comme métier dans le domaine des services permet, selon les auteurs, de faire une claire distinction entre les différentes formes que pourrait prendre ce phénomène (travail non reconnu, exploitation, trafic, travail illégal, travail migrant, coercition, etc.). Enfin, un texte très nécessaire qui nous propose un regard de l’extérieur sur les sciences sociales. Alain Beaulieu, un philosophe, s’étonne de l’insuffisant sens critique des sciences sociales et de la prédisposition des chercheurs à négliger la valeur des contributions anciennes et (ou) locales (l’impératif de citer les dernières parutions provenant des États-Unis).
La deuxième partie de l’ouvrage a l’ambition de présenter des contributions originales dans la formulation théorique et méthodologique de l’intervention sociale. Le premier chapitre est une belle initiative des auteurs (Mongeau, Asselin et Roy) de faire la promotion d’une autre intervention que celle standardisée et fondée sur des données probantes : l’intervention clinique. Cependant le chapitre souffre d’une vision assez réductrice de la méthode clinique et « oublie » de faire des références à des auteurs importants qui ont beaucoup réfléchi à ce sujet, comme Enriquez, de Gaulejac ou Barus-Michel. Il n’est pas clair aussi sur quelles données fondent leurs affirmations les auteures du deuxième chapitre de cette partie, Sylvie Beauchamp et Marie-Hélène Rousseau, quand elles analysent les différents types de l’imaginaire à l’oeuvre dans la conduite adaptative des utilisateurs de drogues injectables. Le chapitre d’Aline Sabagh a le mérite de faire référence aux traumatismes historiques provoqués par les politiques de colonisation, d’évangélisation et d’assimilation dans l’analyse des problèmes de santé mentale des Autochtones. En même temps, les pistes d’intervention proposées sont présentées assez vite.
Maria Mourani, dont l’activité politique est connue, a essayé ses forces dans la recherche en écrivant un chapitre sans citer d’autres auteurs, sans s’appuyer sur des données primaires et sans proposer des hypothèses, mais seulement des certitudes ! Je me demande comment ce texte, très éloigné des exigences de base d’un travail scientifique, a pu être publié dans cet ouvrage et surtout, comment il a pu réussir une évaluation par des experts…
Enfin, le chapitre du directeur de l’ouvrage se veut une illustration du constat devenu presque banal du pouvoir stigmatisant du diagnostic en psychiatrie. L’argumentation est construite sur une étude de cas et sur une revue de littérature, mais le cas présenté n’est pas étudié ni analysé et la revue de la littérature ne fait que confirmer les propositions de l’auteur sans créer une base pour d’éventuelles pistes de recherche ou d’intervention.
La troisième partie de ce volume intitulée « Nouveaux champs d’expertise et d’intervention » a comme ambition de circonscrire des objets émergents pour l’intervention sociale. Il s’agit des problèmes sociaux nouveaux comme la fracture numérique entre les pauvres et les riches (Jochems), l’interculturel (Rachédi), la nécessité de l’accommodement raisonnable (Saris) ou de nouveaux contextes d’intervention comme l’apparition des structures médiatrices entre l’État et le marché (Ulysse), l’alphabétisation dans une société informatisée (Desmarais) ou les défis du travail social international (Lacroix). Comme dans d’autres sections de l’ouvrage je me demande quelle est la pertinence de certains de ces textes dans le cadre de l’ouvrage. Par exemple, Lilyane Rachédi a publié ici la présentation détaillée du plan de son cours de premier cycle sur l’intervention sociale en contexte interculturel. Anne Saris fait une analyse juridique de l’accommodement raisonnable, qui, même si elle est intéressante, ne prend pas en considération la dimension sociale de cette politique, aspect absolument nécessaire pour un chapitre d’un ouvrage dédié à l’intervention sociale.
Plusieurs textes de cette partie sont très inspirés. Sylvie Jochems, par exemple, a soulevé un problème très actuel dans son chapitre très intéressant sur les infos-pauvres, les nouveaux exclus de la société des savoirs. À nouveau cette fracture numérique reproduit les tendances classiques d’exclusion qui désavantagent les pauvres, les plus âgés, les moins instruits, les femmes… Marie Lacroix, pour sa part, expose dans son chapitre un jugement très équilibré sur l’histoire, les théories et les défis du travail social international. Il est clair pour l’auteure que le caractère socialement construit du travail social, les traditions coloniales et postcoloniales des relations avec les pays en développement, l’ancrage occidental de la majorité des concepts utilisés, la vision spécifique de l’idéal social, les différences culturelles constituent des problèmes difficilement surmontables pour le travail social international.
Malgré certaines réserves, la lecture de ces deux derniers tomes de la série des ouvrages dédiée aux problèmes sociaux dirigée par Henri Dorvil ne manque pas d’intérêt pour les chercheurs et les praticiens du social, ainsi que pour tous ceux préoccupés par les perspectives les plus récentes de recherche et d’intervention appliquées aux multiples problèmes de notre société.