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La concentration et la convergence des entreprises de presse sont des thèmes récurrents de nos débats sociaux qui réapparaissent chaque fois qu’une acquisition importante est annoncée ou qu’une opération de coordination entre les contenus de divers médias sort des sentiers battus. Acteurs et observateurs du monde des médias entretiennent alors la polémique concernant les effets de ces phénomènes sur la vie démocratique. Plus rares sont les analystes qui produisent une réflexion rigoureuse appuyée sur des données précises. Marc-François Bernier, ancien journaliste, maintenant professeur et titulaire de la Chaire de recherche en éthique du journalisme, est parmi ces oiseaux rares qui apportent un éclairage différent sur ces questions importantes.

Cet ouvrage, qui a reçu un soutien financier de la Fédération nationale des communications, présente les résultats d’une enquête menée en 2007 auprès d’un échantillon de 385 journalistes syndiqués à l’emploi de médias québécois. La contribution principale de Bernier est de nous présenter des données empiriques sur les perceptions des journalistes concernant les effets de la concentration et de la convergence sur la qualité de l’information, sa diversité et l’intégrité du journalisme. Ces journalistes sont à la fois des acteurs et des témoins privilégiés de ces deux phénomènes économiques auxquels ils sont directement confrontés.

Car c’est bien d’une confrontation dont il s’agit : lorsqu’on leur demande d’indiquer sur une échelle de 1 à 7 leur appui à l’énoncé « la convergence des médias a un effet positif sur le journalisme », 60 % choisissent le chiffre signifiant qu’ils sont en complet désaccord. Et une forte majorité d’entre eux croient que les gouvernements devraient agir pour limiter la concentration de la presse. Au-delà de ces questions générales, l’enquête examine les effets perçus sur de nombreux aspects du travail journalistique. Au dernier chapitre, Bernier réintroduit les principaux éléments du credo des journalistes canadiens identifiés dans l’enquête menée par David Prichard et Florian Sauvageau voilà dix ans dans Les journalistes canadiens : un portrait de fin de siècle (1999). En plus de mesurer l’importance que les répondants accordent à diverses fonctions du journalisme, Bernier se démarque de ses prédécesseurs en interrogeant les journalistes sur la perception qu’ils ont de l’importance accordée par leur employeur à ces mêmes fonctions. Des écarts significatifs témoignent d’une inadéquation entre les aspirations professionnelles des journalistes et les attentes de leur employeur. En présentant toutes ces données, l’auteur distingue les résultats obtenus auprès des journalistes de Radio-Canada, de Gesca et de Quebecor. Face aux tendances qui caractérisent l’économie des médias, il conclut que les premiers sont relativement sereins, que les seconds manifestent un certain malaise alors que les derniers éprouvent une détresse professionnelle inquiétante.

L’arrière-plan théorique de l’auteur admet que les journalistes, en dépit des contraintes qui s’exercent sur eux, « demeurent des acteurs qui conservent une certaine autonomie professionnelle » (p. 36). Son interprétation témoigne cependant d’une sympathie profonde à l’égard de ces journalistes qui sont présentés davantage comme des victimes de mouvements financiers et organisationnels qui les dépassent que des professionnels relativement autonomes. Selon lui, leurs réponses au questionnaire doivent être prises au sérieux et ne pas être interprétées comme une réaction corporatiste ou syndicale. Pourtant, un certain scepticisme est de mise considérant que la méthodologie choisie – l’enquête auprès de journalistes syndiqués menée, de surcroît, pendant un long conflit de travail au Journal de Québec – fait reposer toute la faute sur les entreprises de presse sans donner la parole à ceux qui les possèdent ou sont chargés de les administrer.

La présentation détaillée des résultats est précédée d’un état des connaissances offert en deux volets. Premièrement, l’auteur rappelle les conditions sociales et économiques qui influencent la production journalistique en mettant en relief les effets de la concurrence sur la qualité de l’information. Ce chapitre intéressera les personnes peu familières avec les écrits d’orientation « critique » sur les médias, mais il sera rapidement feuilleté par le lecteur spécialiste. Deuxièmement, Bernier examine les travaux scientifiques consacrés aux effets de la concentration et de la convergence sur la qualité et la diversité de l’information de même que sur l’intégrité journalistique. Il s’agit probablement de la revue la plus complète et la plus vivante disponible en français sur ce sujet précis.

En introduction, l’auteur annonce que sa recherche permet « d’aller au-delà des impressions et des intuitions critiques afin d’en vérifier la validité » (p. 1). Il serait plus juste de dire que l’ouvrage de Bernier dépasse la polémique en présentant des données originales sur les perceptions des journalistes québécois. La mesure empirique des effets de la concentration et de la convergence, elle, est une autre entreprise.