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Bien que ne disposant pas de l’ensemble des instruments de régulation macroéconomique, le Québec a construit depuis les années 1960 un type d’économie de marché singulier dans l’espace nord-américain.[1] Dans ses dimensions les plus élaborées, le modèle[2] québécois de développement se caractérise par la reconnaissance d’une pluralité d’acteurs collectifs, la régionalisation et la décentralisation[3], une certaine socialisation du marché et l’ouverture vers une économie plurielle[4], la démocratisation des rapports de travail, la valorisation de la formation et la professionnalisation du travail, l’intervention étatique située[5] et, enfin, par la multiplication des lieux de délibération avec les acteurs sociaux[6].

Si le mode de fonctionnement libéral de l’économie du Québec est prédominant du fait de l’intégration des économies canadienne et américaine (Bernier, 1988 ; Brunelle et Lévesque, 2007), ces caractéristiques du modèle québécois de développement introduisent des éléments de mixité. Ces mêmes caractéristiques, considérées comme impures au regard des critères du néo-libéralisme, sont identifiées par certains (Palda, 1994 ; McMahon, 2003) comme étant les causes de la moindre performance économique du Québec par rapport aux autres entités fédérées d’Amérique du Nord. Les écrits initiaux sur la variété des capitalismes (Hall et Soskice, 2001) ont soutenu dans un premier temps ce jugement négatif à l’égard de l’identité du modèle québécois de développement. En s’intéressant particulièrement aux relations que les firmes entretenaient avec leur environnement, Hall et Soskice (2001) ont distingué de manière inductive deux types d’économie de marché. À partir du cas américain, ils ont conçu un type libéral d’économie de marché qui a pour attributs la séparation des activités de production et des activités de financement des firmes, des relations contractuelles entre les firmes et leurs investisseurs et l’importance de la fluctuation des prix dans la détermination des stratégies d’investissement. À l’opposé, le cas allemand a été qualifié d’« économie coordonnée de marché » (ou encore « économie sociale de marché ») dans la mesure où on observe une imbrication entre les firmes et leurs investisseurs, ce qui favorise une attitude patiente en ce qui concerne les retours sur investissement et des stratégies d’innovation stables[7]. Pour Hall et Soskice, la réussite économique des États-Unis et de l’Allemagne trouverait ses origines dans les complémentarités institutionnelles[8] que chacun de ces deux modèles de développement a créées entre les activités de production et les activités de financement des firmes. Ils ont ainsi émis l’hypothèse selon laquelle plus un modèle de développement est proche soit du cas pur de l’économie libérale de marché soit du cas pur de l’économie coordonnée de marché, plus il tire avantage des caractéristiques propres à son type[9].

Cette hypothèse de la performance supérieure des modèles purs a été ensuite contredite par l’étude du modèle de développement danois de Campbell et Pedersen (2007). Ces deux auteurs ont montré qu’un modèle de développement pouvait emprunter des caractéristiques propres aux deux types d’économie de marché et être parmi les économies nationales les plus dynamiques. Ils ont pour cela expliqué comment les arrangements néocorporatistes au Danemark, participant d’une logique dite « coordonnée » dans la théorie de la variété des capitalismes, ont produit un compromis efficace tant d’un point de vue économique que social, la flexicurité, qui intégrait la libéralisation du marché du travail à une modernisation du filet social (notamment par des investissements dans les systèmes d’assurance-chômage, l’éducation et la formation professionnelle).

En s’inspirant de cette étude du cas danois, des travaux de Bruno Amable (2005) sur les complémentarités institutionnelles et de la critique raisonnée des écrits initiaux traitant de la variété des capitalismes de Robert Boyer (2002) et de Hancké, Rhodes et Thatcher (2007), la présente étude a pour objectif d’alimenter le débat sur la singularité institutionnelle et sur la performance économique du Québec[10]. En optant pour une approche en termes de modèle de développement, cette étude cherche à appliquer au cas québécois le modèle théorique des complémentarités institutionnelles dont l’apport est selon nous significatif pour mieux comprendre et analyser la diversité des capitalismes. Chaque modèle national de développement économique étant inséré[11] dans un milieu sociopolitique ayant une histoire et une culture propre, il serait plutôt possible que les modalités de fonctionnement d’un modèle soient plurielles et efficaces sur le plan économique à la condition qu’elles entretiennent entre elles des relations de complémentarité.

Pour contribuer au débat dans cette perspective, nous nous basons sur la théorie des complémentarités institutionnelles telle que formalisée par Bruno Amable (2005), qui présente trois avantages principaux. Premièrement, la théorie des complémentarités institutionnelles permet de prendre en compte le rôle de l’État, un élément largement occulté par Hall et Soskice en 2001 et qui est pourtant déterminant dans le cas du Québec, notamment dans les secteurs financier, énergétique et social et en raison de l’existence de certains dispositifs de participation et de concertation dits néocorporatistes (Montpetit, 2003, p. 192). Deuxièmement, le cadre théorique conçu par Amable tente d’embrasser les interactions complexes entre l’économique et le social. Il considère ainsi un grand nombre de secteurs (cinq exactement), et non pas seulement celui de l’intermédiation financière et de la gouvernance corporative comme le font Hall et Soskice. En adoptant une perspective large de l’économie, ce cadre théorique favorise une compréhension plus fine du partage des rôles dans le domaine de l’économie entre les acteurs publics, les entreprises privées, les entreprises d’économie sociale et les organisations de la société civile. De plus, cela aboutit à une multiplication des pistes de réformes bien au-delà de l’alternative entre le plus ou le moins d’État. Troisièmement, alors que Hall et Soskice comparaient seulement des États souverains entre eux, l’utilisation de la théorie des complémentarités institutionnelles pour analyser le cas du Québec, en mettant en lumière l’inscription nationale des relations entre l’État et la société, permet de rompre avec une conception des fédérations comme étant des ensembles homogènes.

Dans la première partie, l’évolution de la politique économique québécoise sera mise en contexte. Cet exercice de contextualisation fera ressortir les caractéristiques économiques, mais également sociales et surtout politiques et identitaires du modèle québécois de développement. Il permettra aussi d’expliquer quels sont les effets conjoints attendus du modèle québécois. Dans la deuxième partie, la structure économique du Québec sera analysée en fonction des cinq secteurs identifiés par Amable (2005), ce qui constituera un préalable pour conclure sur les complémentarités institutionnelles et désigner des pistes de réformes.

Le modèle québécois de développement dans son contexte historique et politique

Luc Juillet, Gilles Paquet et Jeffrey Roy (2002) affirment que le modèle québécois a été construit en fonction de trois idées : l’intervention de l’État, la concertation et le nationalisme québécois. Dans cette partie, l’évolution de la politique économique québécoise sera contextualisée en soulignant deux de ses dimensions marquantes : l’importance du nationalisme dans la politique économique québécoise moderne et la mise en place de certaines formes de partage de la gouverne depuis les années 1960. Bien que cette évolution participe de « la singularité que présente chaque configuration nationale de gouvernance » (Côté, Lévesque et Morneau, 2007, p. 6), les deux dimensions soulignent certaines similitudes en ce qui concerne les complémentarités institutionnelles attendues entre le Québec et d’autres pays ayant un marché national relativement petit et une économie très ouverte.

Comme Young, Faucher et Blais (1984) le soulignaient dans les années 1980, toutes les provinces canadiennes se sont engagées dans un processus de croissance et de légitimation de leur capacité d’intervention. Selon ces auteurs, le processus de province-building, qui favorise l’émergence d’un type d’économie de marché dans lequel l’État joue un rôle notable dans la prestation de certains services, a été plus marqué au Québec que dans le reste du Canada (McRoberts, 1993). Cela s’explique par le fait qu’au Québec l’histoire de l’interventionnisme économique de l’État provincial est intimement liée à celle de la question nationale, et cela en raison du statut minoritaire du Québec, majoritairement francophone, dans l’espace nord-américain majoritairement anglophone.

Ainsi, au cours de la Révolution tranquille[12], le gouvernement du Québec s’est doté de plusieurs organisations publiques et a soutenu des entreprises collectives, notamment des coopératives, dont la mission était de garantir les conditions du développement économique du Québec et d’effectuer un certain rattrapage du niveau de vie des États voisins canadiens et américains (Guay et Marceau, 2005). S’inscrivant en rupture avec la conception minimale du rôle de l’État qui prévalait sous le gouvernement de Maurice Duplessis au cours des années 1950, le modèle québécois première version des années 1960 et d’une partie des années 1970 (Bourque, 2000) a fait de l’État québécois le principal acteur du développement économique. D’inspiration interventionniste, bureaucratique et planificatrice, ce modèle première version a eu une forte dimension institutionnelle dans la mesure où il s’agissait pour les entrepreneurs de la Révolution tranquille de procéder à une réhabilitation des institutions publiques et de faire la preuve que la méfiance de la population envers le politique et les institutions, qui « s’expliquait par la hantise du favoritisme, elle-même engendrée par une longue histoire de clientélisme » (Noël, 2009, p. 139), n’avait plus lieu d’être.

Pour expliquer l’importance des questions économiques dans le projet nationaliste après 1960, il faut rappeler qu’en l’absence de l’intervention de l’État, les francophones du Québec, majoritaires sur le territoire québécois mais minoritaires au Canada, exclus des centres du pouvoir économique et peu scolarisés, étaient défavorisés sur le marché du travail où la langue véhiculaire était l’anglais (Martin, 1995). Résultant de cette situation sociopolitique, les écarts dans la distribution linguistique des revenus étaient marqués à la fin des années 1960, puisqu’un habitant du Québec unilingue anglophone avait un revenu près de deux fois supérieur à celui d’un habitant du Québec unilingue francophone (Dickinson et Young, 2003, p. 355)[13]. Le fossé entre les situations économiques des francophones et des anglophones était particulièrement profond dans les milieux ouvriers urbains où le quart des familles francophones gagnait moins de 3 000 $ en 1961, ce qui constituait alors le seuil de pauvreté. Il était aussi manifeste en ce qui a trait à l’accès à l’emploi, le taux de chômage étant dans les années d’après-guerre nettement plus élevé au Québec que dans le reste du Canada[14].

La montée en puissance de l’entrepreneuriat québécois est un des éléments marquants du processus rapide de modernisation sociale et économique que le Québec a connu au cours des années 1960. Coïncidant avec la perte par Montréal du statut de métropole économique du Canada au profit de Toronto, cette montée en puissance s’est traduite par une augmentation du taux de contrôle francophone de l’économie du Québec, qui est passé, de 1961 à 1987, de 47 % à 60 % (Dickinson et Young, 2003, p. 338). Pareillement, au début des années 1990, « près de 70 % des recettes des sociétés du Québec provenaient d’entreprises dont le centre de décision se trouve au Québec et dont le contrôle est québécois » (Saucier, 1993, p. 69), alors qu’en Ontario et en Alberta, ce taux était seulement de 60 % et de 50 %. L’État du Québec a coordonné des actions structurantes qui ont soutenu ce processus d’émancipation économique dont entre autres l’aide au financement des entreprises actives sur le territoire québécois, notamment par le truchement de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), des investissements massifs en éducation dans toutes les régions du Québec, la mise en place, bien que tardive par rapport à d’autres provinces canadiennes, d’un système de santé public universel, et l’instauration d’une tarification unique d’électricité, ce qui a favorisé l’industrialisation de certaines régions. Ces interventions de l’État québécois ont ainsi permis d’accroître le sentiment d’appartenance et d’identification des Québécois à un espace national, le Québec. Il faut cependant nuancer cette affirmation en soulignant que le gouvernement fédéral a lui aussi, au cours des années 1960, 1970 et 1980, accru ses interventions sectorielles et « régionales » au bénéfice des résidents du Québec et des autres provinces canadiennes. Cette concurrence entre les gouvernements fédéral et provincial pour la désignation de l’espace national légitime d’action publique renvoie à l’expression competitive state building développée par Banting (1995).

De manière générale, jusqu’à aujourd’hui[15], le modèle québécois de développement a été la concrétisation de l’intention de la plupart des leaders politiques, tant souverainistes que fédéralistes, de renforcer l’autonomie politique et administrative du Québec (Côté, Lévesque et Morneau, 2005). L’affirmation de la dimension politique du modèle québécois de développement a eu des répercussions tant sur les relations entre le Québec et le gouvernement fédéral (Guindon, 1977) que sur la manière de percevoir la libéralisation des échanges à l’échelle nord-américaine (Brunelle et Lévesque, 2007). En ce qui concerne les relations intergouvernementales canadiennes, considérant le rattrapage économique du Québec comme une nécessité, les gouvernements successifs du Québec ont défendu une vision dualiste et non hiérarchique du fédéralisme. Relativement au mouvement qui s’est soldé par l’entrée en vigueur de l’Accord sur le libre-échange nord-américain (ALENA) en 1994, les responsables politiques ont de manière générale considéré que l’estompage des barrières tarifaires était à la fois un facteur de croissance économique et un facteur propice à favoriser l’intégration du Québec en dehors du seul cadre fédératif canadien. Cela a été manifeste lors du troisième Sommet des Amériques qui s’est tenu en avril 2001 à Québec et qui s’est conclu par une déclaration en faveur de la mise en place, à partir de 2005, d’une Zone de libre-échange des Amériques. En revanche, une des contreparties de cette ouverture au marché nord-américain a été l’absence de diminution de la dépendance de l’économie québécoise envers la conjoncture économique américaine, ce qui pose la question de la diversification des marchés d’exportation[16].

Partage de la gouverne : la participation de la société civile

Les années 1960 et 1970 ont été marquées par un type de développement « par le haut » et une étatisation de la société. Ce processus d’étatisation de la société est cependant à relativiser. En effet, selon Noël (2009, p. 141), la sortie « des deux trappes sociales qui paralysaient le Québec », la trappe des inégalités sociales et celle de la méfiance vis-à-vis du politique, n’a été possible que par l’effet combiné d’une refondation des institutions publiques et de la mise en place de programmes gouvernementaux structurants. Dans le cadre de cette refondation institutionnelle, l’État québécois s’est progressivement doté d’un ensemble de dispositifs permettant la participation des groupes représentatifs constitués (principalement le patronat, les syndicats et les organismes sans but lucratif) à la gouverne des services publics. Dans le domaine économique, la participation des représentants de la société civile au sens large à la gouverne de l’État est particulièrement visible dans la composition des conseils d’administration de plusieurs sociétés d’État et organismes consultatifs (dont notamment la Caisse de dépôt et placement du Québec, la Régie des rentes du Québec, la Commission de la santé et de la sécurité au travail et la Commission des partenaires du marché du travail). Sur la scène politique québécoise, la mise en place de ces institutions a été rendue possible par l’existence d’une alliance fondée sur un compromis fordiste[17] entre le parti souverainiste d’inspiration sociale-démocrate, le Parti québécois, et les centrales syndicales (Bourque, 2000). À la suite de l’élection de 1976, le gouvernement formé par ce parti a cherché à conjuguer la redistribution de l’amélioration de la productivité en services publics avec la défense des intérêts minoritaires du Québec dans l’espace américain, notamment en adoptant la Charte de la langue française en 1977 qui réglemente l’usage du français dans l’espace public. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, la pratique des sommets économiques a été une occasion d’ancrer des pratiques de concertation entre les acteurs du développement économique et de rendre l’économie québécoise plus concurrentielle, notamment dans les secteurs des services et des technologies (Gagnon, 1991). De grandes rencontres néocorporatistes ont également eu lieu au début du premier gouvernement Bouchard. La Conférence sur le devenir social et économique du Québec en mars 1996, au cours de laquelle le gouvernement a annoncé l’objectif de réduire les déficits publics, a notamment été marquée par une ouverture des échanges néocorporatistes en direction des représentants de la société civile. Si ces sommets sont par définition temporaires, ils s’inscrivent toutefois en continuité avec des pratiques de participation de la société civile à la gestion publique. Établies dès les années 1970, ces pratiques ont été particulièrement nombreuses dans les secteurs de l’éducation et de la santé (Hamel et Jouve, 2006).

Similitudes avec d’autres « petits pays »

Habilitante, partenariale et nationaliste, la politique économique québécoise est l’un des leviers majeurs du processus de construction nationale de la société québécoise. Clairement interventionniste à la suite de la Révolution tranquille, le rôle de l’État est devenu plus subsidiaire en matière de politique industrielle depuis la moitié des années 1990 (Côté, 2003). Si elle est commune à l’ensemble des pays industrialisés, cette évolution est toutefois plus prononcée dans les « petits pays »[18] (Katzenstein, 1985; l’Observatoire de l’Administration Publique, 2007). Cela est congruent avec le fait que ces petits pays, tels que les pays scandinaves, l’Autriche ou encore les Pays-Bas, fortement intégrés dans l’économie mondiale, n’ont la possibilité d’offrir des biens et services d’excellence que dans un nombre limité de secteurs d’activité. Au Québec par exemple, l’ouverture de l’économie au marché international permet à certaines activités industrielles à haute valeur ajoutée (l’aéronautique et la pharmaceutique notamment) de trouver des débouchés et d’être rentables, ce qui ne serait pas le cas si elles devaient se limiter au marché québécois.

La mise en place des arrangements institutionnels néocorporatistes au début des années 1980 a été accompagnée par une diminution du taux d’arrêt de travail. Alors que les signes de la crise de la régulation fordiste se faisaient plus manifestes, ce synchronisme entre la naissance du néocorporatisme au Québec et la pacification des relations patronales et syndicales atteste de la volonté de la part du monde syndical et du patronat de concevoir de nouvelles solutions de compromis (Bélanger et Lévesque, 1994). Il s’inscrit dans le cadre d’une réorientation majeure et généralisée de la politique économique dans les pays de l’OCDE au cours des années 1980 au profit d’une valorisation des politiques d’offre (Hemerijck, Unger et Visser, 2000 ; Bourque, 2000). Devant la difficulté de mettre en place un cercle vertueux entre le régime d’accumulation et la consommation, selon ce renversement de paradigme, la politique économique au Québec s’est restructurée en fonction de la priorité d’accroître la compétitivité, ce qui devait en retour permettre l’atteinte du plein emploi.

De cette présentation sommaire de l’inscription politique et sociale du modèle québécois de développement, on doit retenir deux éléments significatifs pour en comprendre les résultats escomptés et le fonctionnement. Premièrement, au cours des cinquante dernières années, le rôle de l’État au Québec a été plutôt facilitateur qu’interventionniste. L’interventionnisme étatique de type technocratique et animé par une conception descendante des relations entre l’État et la société n’a prévalu au final que pendant une période relativement courte, principalement pendant les années 1960, ce qui toutefois contrastait fortement avec les orientations du duplessisme (Hamel et Jouve, 2006). À la suite de la Révolution tranquille, l’État s’est surtout attaché à mettre en place des services publics et universels qui ont un effet structurant sur la prospérité économique (l’éducation, la santé, la distribution d’électricité) et à accompagner les initiatives économiques de diverses natures (celles des firmes multinationales aussi bien que celles des petites entreprises familiales, des coopératives ou encore des entreprises d’économie sociale) alors que l’accès au crédit des Québécois et donc leur capacité à investir étaient limités.

Deuxièmement, la taille et la forte intégration continentale de l’économie québécoise ont amené les représentants des employeurs et des employés à construire des compromis visant à garantir la paix sociale et à rendre la main-d’oeuvre moins vulnérable face aux changements technologiques et à l’accentuation de la compétitivité entre nations. Cherchant par le passé à répondre aux besoins d’une population exclue des circuits économiques du marché nord-américain et à la nécessité de prendre part à l’intégration continentale et internationale, le modèle québécois de développement incorpore à la fois des formes institutionnelles propres à la régulation marchande, à la régulation étatique et à la régulation partenariale. Il est donc dans ses fondements de nature mixte[19], ce qui n’est pas intrinsèquement contradictoire avec l’existence de complémentarités institutionnelles. Avant d’établir si de telles complémentarités existent et à quel point elles sont efficaces, il faut d’abord présenter en détail le fonctionnement mixte de l’économie québécoise.

Description de la mixité du modèle québécois de développement

Dans le domaine économique, la cohérence d’ensemble des arrangements institutionnels propres au Québec est soumise à de nombreuses influences : des influences nord-américaines, qui s’imposent d’elles-mêmes pour des raisons géographiques et commerciales, mais également des influences européennes, en raison du rôle dévolu à l’État dans la structuration des rapports entre économie et société. Le Québec emprunterait ainsi des caractéristiques propres à chacun des deux types d’économie de marché élaborés par Hall et Soskice (2001, p. 8), l’économie libérale de marché, et l’économie coordonnée de marché.

Toutefois, contrairement à ce qui en est au Danemark (Campbell et Pedersen, 2007) qui apparaît comme un cas exemplaire d’hybridation des formes de coordination par le marché et des formes de coordination non marchande, l’intégration de ces deux formes de coordination au Québec pourrait être améliorée comme le laissent entendre les débats entourant la performance économique du Québec. L’identité du modèle québécois de développement est ainsi clairement mixte, mais est-elle hybride, ce qui suppose de fortes complémentarités institutionnelles au point où elles apparaissent intégrées les unes aux autres, ou plutôt est-elle le fruit d’un processus de changements institutionnels par juxtaposition laissant place à une dualité des formes institutionnelles qui peut s’avérer être source d’inefficience (Thelen, 2003; Boyer, 2003) ? Pour répondre à cette question, nous explorerons la manière dont est conduite la politique économique québécoise dans les cinq secteurs institutionnels identifiés par Bruno Amable (2005, p. 374). Ces secteurs sont : la concurrence sur les marchés de produit; le rapport salarial (réglementation et relations industrielles) et les institutions du marché du travail (et la politique de l’emploi); l’intermédiation financière et la gouvernance corporative ; la protection sociale ; le secteur éducatif.

La concurrence sur le marché des produits

L’état de la concurrence dans un pays donné est déterminé par un ensemble d’arrangements institutionnels. L’importance de l’actionnariat public et l’effet contraignant de barrières réglementaires et tarifaires sont les principales variables pour mesurer le degré de libre concurrence qui prévaut sur le marché des produits (Amable, 2005, p. 154). Plus l’actionnariat public et ces barrières sont faibles dans un pays donné, plus le modèle d’économie de marché prévalant se rapproche du type libéral. Au Canada, de manière générale, les questions de concurrence relèvent du gouvernement fédéral et font l’objet d’une certaine homogénéisation dans le cadre de l’ALENA[20]. En dehors de cet espace de libre-échange, le Canada, selon des données colligées au cours des années 1990, apparaît cependant comme un des pays de l’OCDE ayant dressé les barrières les plus importantes aux importations et à l’investissement étranger (Nicoletti, Scarpetta et Boylaud, 2000).

Dans le secteur institutionnel relevant principalement de la compétence du fédéral, le Québec présente une spécificité limitée, notamment en ce qui a trait au rôle d’actionnaire de l’État québécois qui est concentré dans un nombre restreint de secteurs d’activité. Historiquement, par rapport au gouvernement fédéral, le gouvernement du Québec n’a créé que peu d’entreprises publiques à vocation commerciale et non financière. Par l’intermédiaire de celles qu’il a créées, il a choisi de privilégier les secteurs liés à l’exploitation des ressources naturelles (l’exploration minière et pétrolière, la foresterie) et au développement économique régional.

À la suite des quelques privatisations d’entreprises publiques qu’a connues le Québec dans les années 1980 et au début des années 1990 (Bernier, 1994), l’économie publique commerciale du Québec n’a une importance significative que dans un seul domaine, l’énergie[21]. En effet, depuis la nationalisation de l’électricité en 1962[22], Hydro-Québec, la société d’État chargée de la production et de la distribution de l’électricité, a continûment servi d’instrument de développement économique régional. Les investissements massifs de cette société ont été le symbole de l’interventionnisme qui caractérisait alors la politique économique québécoise[23]. Par ailleurs, l’État québécois soutient les exploitations agricoles privées de diverses manières, notamment par la régulation de l’offre, l’octroi de prêts et d’assurances par l’intermédiaire de la Financière agricole, et soutient également l’industrie forestière et ses coopératives. Outre les investissements directs lors de la réalisation des projets hydroélectriques dans certaines régions périphériques du Québec, le faible prix de l’électricité constitue un facteur d’attractivité de l’économie québécoise. Déterminé à la suite de consultations publiques tenues par la Régie de l’énergie, un organisme gouvernemental de régulation dont le conseil d’administration est nommé par le gouvernement, le prix de l’électricité est près de deux fois moins élevé au Québec qu’aux États-Unis. Dans l’espace de concurrence nord-américain, l’électricité québécoise, à plus de 95 % d’origine hydroélectrique, se situe en dessous du prix du marché. À l’échelle internationale, seule la Norvège a un prix de l’électricité inférieur à celui du Québec.

Bref, on peut affirmer que le Québec se situe clairement dans la catégorie des économies libérales de marché. Toutefois, le protectionnisme relatif du gouvernement fédéral et l’interventionnisme étatique dans le domaine de l’énergie et de l’agriculture, motivés par la volonté de développer les régions périphériques et rurales de la province, atténuent le mode de régulation marchand des rapports entre l’État et la société au Québec.

La réglementation du marché du travail, les relations industrielles et la politique de l’emploi

Le travail, considéré comme facteur de production, est un élément essentiel de la compétitivité des économies de l’ère postindustrielle. Pour analyser son impact sur la compétitivité, on distingue communément trois dimensions : la protection de l’emploi par la réglementation, la dynamique des relations industrielles et le mode de fonctionnement de la politique de l’emploi (Amable, 2005, p. 165).

Plus le marché du travail est réglementé, plus le modèle de développement sera de type coordonné. Au contraire, l’absence ou la quasi-absence de réglementation témoigne de l’existence d’un type libéral d’économie de marché. Selon les données de l’OCDE, le marché du travail au Canada est parmi les moins réglementés. En 1998, hormis les États-Unis et le Royaume-Uni, c’était au Canada que la protection des travailleurs par la réglementation du travail était la plus faible au sein de l’OCDE. Quatre pays méditerranéens (l’Espagne, l’Italie, la Grèce et le Portugal) étaient, à l’opposé, ceux dont la réglementation du travail était la plus protectrice parmi les pays de l’OCDE (Nicoletti, Scarpetta et Boylaud, 2000).

Si la réglementation du marché du travail participe clairement d’un mode de régulation libéral, il faut toutefois souligner que les normes du travail du Québec sont sous certains aspects (salaire minimum, équité salariale, durée du travail, congés, protection contre le harcèlement, droit de rappel après licenciement) parmi celles qui offrent le plus de protection aux travailleurs au Canada (Ministère du Travail du Québec, 2007). À l’échelle nord-américaine, cette intervention de l’État québécois dans les relations de travail contraste particulièrement avec le modèle américain, marqué par le rôle minimaliste de l’État dans la détermination des conditions universelles de travail. Alors que le rôle de l’État québécois dans le rapport salarial vise particulièrement à assurer un ensemble de droits sociaux minimaux et universels, les normes du travail aux États-Unis sont beaucoup moins généreuses.

Considérons maintenant la dimension des relations industrielles. Plus les relations contractuelles entre employés et employeurs sont décentralisées, plus cela atteste de l’existence d’un type de régulation libéral du marché du travail. Cependant, d’autres facteurs, tels que la syndicalisation de la main-d’oeuvre peuvent atténuent l’effet de la décentralisation des relations industrielles. En effet, dans un contexte de pénurie de main-d’oeuvre, la forte syndicalisation dans certains secteurs d’activité engendre une uniformisation des conditions de travail, les employeurs des entreprises où les salariés sont non syndiqués étant incités à proposer des conditions semblables à celles des entreprises concurrentes où les salariés sont syndiqués. Cette configuration se retrouve effectivement au Québec du fait de l’importance relative du taux de syndicalisation, qui est supérieur à la moyenne canadienne et à la moyenne américaine[24]. Malgré la décentralisation des négociations[25], l’effet du fort taux de syndicalisation de la main-d’oeuvre au Québec a pour conséquence d’instituer de facto un mode de détermination de travail par branche tel qu’il existe notamment en Allemagne et en France. Néanmoins, dans ces pays, la coordination par branche est beaucoup plus institutionnalisée, de nombreux comités paritaires assumant ce rôle de coordination qui est promu et encadré par l’État. Au Québec, en revanche, les corporations et les ordres professionnels disposent d’une plus grande autonomie et l’intervention de l’État est plus réglementaire[26] qu’institutionnelle.

Bien que des divergences soient observables en ce qui concerne la réglementation du travail, l’Amérique du Nord demeure relativement homogène en ce qui a trait aux relations industrielles. Dans leur mode de fonctionnement, les régimes de relations de travail québécois, canadiens et américains s’accordent en effet sur deux principes : la retenue syndicale obligatoire à la source, principe connu sous l’expression formule Rand au Canada[27], et un système de négociation de site, par opposition à un système de négociation de branche. La comparaison des taux de syndicalisation avec des pays autres que les pays nord-américains est peu pertinente. En France et en Allemagne par exemple, le principe de la liberté d’association prévaut, ce qui rend une règle semblable à la formule Rand inconcevable. De surcroît, dans ces pays, des normes de travail universelles ou sectorielles offrant de nombreux avantages sociaux et de fortes garanties contre les licenciements et les congédiements rendent la syndicalisation moins nécessaire. De plus, dans ces deux pays, des modes de relations de travail paritaires, ouvertes aux employés syndiqués et non syndiqués, ont été mis en place dans les entreprises (le comité d’entreprise en France et le Betriebsrat en Allemagne).

Au Québec, la dynamique des relations industrielles serait donc plus « segmentaliste » que collectiviste (Thelen, 2001, p. 77), c’est-à-dire qu’elle serait caractérisée par une décentralisation et qu’elle favoriserait la compétition entre les employeurs afin qu’ils proposent des perspectives de carrière et des privilèges (assurance maladie, régime de retraite, formation et perfectionnement notamment) qui sont propres aux sites de travail. En cela, le Québec s’apparenterait plus aux économies libérales de marché qu’aux économies coordonnées de marché. Toutefois, l’existence de normes de travail minimales et universelles plus généreuses que celles en vigueur aux États-Unis et au Royaume-Uni atténue le caractère libéral des relations industrielles au Québec (Bélanger et Trudeau, 2007).

De plus, les relations industrielles au Québec sont également marquées, dans certains secteurs et dans certains sites de production, par des procédures originales et innovantes de concertation et de participation des travailleurs (Lapointe, Cucumel, Bélanger, Lévesque et Langlois, 2003 ; Lapointe, Cucumel, Bélanger et Lévesque, 2006 ; Bélanger et Lévesque, 2002). Ces initiatives locales illustrent la possibilité de relations collaboratives entre le patronat et les syndicats. Elles présentent un fort potentiel d’émulation pour un organisme gouvernemental tel que la Commission des partenaires du marché du travail du Québec dont le rôle est de proposer des améliorations au fonctionnement du marché du travail. Cette commission, composée de représentants du patronat, des syndicats, du milieu de l’éducation ainsi que d’organismes communautaires, est le lieu principal de concertation en ce qui concerne les enjeux du travail au Québec. Son pouvoir d’influence sur les politiques publiques apparaît cependant limité en raison du caractère segmentaliste et décentralisé des relations industrielles. En l’absence d’une réforme structurelle de ces relations, la mise en oeuvre des mesures favorisant l’innovation et la croissance de l’emploi se déroule essentiellement à l’échelle des initiatives locales, qui selon Campbell et Pedersen constituent une des clés du succès économique danois[28].

Dans le domaine de la politique de l’emploi, définie comme l’ensemble des mesures spécifiques visant à soutenir l’offre et la demande sur le marché du travail, on distingue communément les mesures actives des mesures passives[29]. L’activation de la politique de l’emploi renvoie à un phénomène généralisé au sein des pays de l’OCDE. Elle vise la responsabilisation des bénéficiaires par l’existence de contreparties à l’octroi des prestations de chômage. Dans les pays qui ont adopté ce type de politique, l’aide gouvernementale est conditionnelle à la démonstration plus ou moins contraignante de la volonté des bénéficiaires d’accroître leur employabilité. Selon Barbier (2006), la distinction entre les mesures actives et passives est de plus en plus difficile à établir en raison du couplage entre les mesures économiques et les mesures sociales de lutte contre le chômage. La diffusion des principes de la flexicurité dans les pays de l’OCDE a notamment contribué à rendre plus complexes les relations entre ces deux types de mesures. Le concept de flexicurité désigne la configuration de la politique de l’emploi au Danemark qui combine faible protection de l’emploi, mobilité du travail et flexibilité des conditions de travail avec un haut niveau de protection sociale, ce qui permet aux chômeurs de bénéficier de mesures universelles visant à accroître leur employabilité et à s’orienter vers des secteurs d’activité moins marqués par la précarité des conditions d’emploi (Madsen, 2006).

Au Québec, la priorité de la politique de l’emploi étant de favoriser l’employabilité et la réinsertion professionnelle des personnes sans emploi, la stratégie pour y arriver a beaucoup évolué au cours des dernières années. En vigueur depuis 2005, la décision d’intégrer les services de la sécurité du revenu au sein des centres locaux d’emploi témoigne clairement de l’orientation « active » de la politique de l’emploi au Québec. En accompagnement de cette orientation, le gouvernement du Québec s’est engagé à dépenser 1,5 milliard de dollars entre le 1er avril 2008 et le 31 mars 2011 dans le cadre du Pacte pour l’emploi puis du Pacte pour l’emploi Plus[30] pour accroître l’employabilité des prestataires des programmes d’assistance sociale, soutenir la formation en entreprise, faciliter l’intégration des immigrants dans le marché du travail et accompagner des mesures de retraite progressive.

Parmi les mesures dites passives, la principale, l’indemnisation du chômage, est de type assurantiel. Au Canada, le programme de l’assurance-chômage, qui a été rebaptisé programme de l’assurance-emploi en 1996, est de compétence fédérale depuis 1940. Ce programme est strictement financé par les cotisations des employeurs (à hauteur de 58,3 %) et des employés (41,7 %). Toutefois, c’est le gouvernement fédéral qui fixe les taux de cotisation, après consultation de la Commission de l’assurance-emploi. Il gère également les placements du fonds de l’assurance-emploi de manière discrétionnaire étant donné que, depuis 1986, le compte de l’assurance-emploi est consolidé avec les comptes de l’administration fédérale. Ceci a pour effet de reporter l’excédent ou le déficit annuel de l’assurance-emploi au solde budgétaire du gouvernement fédéral (Institut Canadien des Actuaires, 2007, p. 11). La gestion du fonds de l’assurance-emploi vise ainsi plus à alimenter le fonds consolidé du gouvernement fédéral qu’à optimiser les placements au profit des bénéficiaires, comme c’est le cas par exemple pour les fonds publics de retraite (Régime de pensions du Canada et Régime de rentes du Québec), ce qui alimente depuis plusieurs années une controverse quant à la gouvernance du programme. Il faut noter également qu’au cours des années 1990, ce programme a fait l’objet d’une rationalisation importante (diminution des indemnités et de la durée maximale des prestations, durcissement des critères d’admissibilité) afin de réduire les déficits du compte de l’assurance-emploi. Selon les termes de Développement Ressources Humaines Canada, cette rationalisation avait pour but de rendre les salaires « concurrentiels » par rapport aux prestations (Ressources Humaines et Développement Social Canada, 2006, p. 151).

En raison de l’importance du filet social qui existe au Québec, la politique de l’emploi y est plus proche dans sa mise en oeuvre du cas danois que du cas américain. Elle en diffère toutefois en raison du caractère moins généreux du régime canadien d’assurance- chômage (Ressources Humaines et Développement Social Canada, 2002), ce qui peut limiter les chances des chômeurs de s’orienter vers des marchés d’emploi plus dynamiques et constitue en conséquence un obstacle à une meilleure complémentarité des instruments de la politique de l’emploi du Québec. Par ailleurs, en l’absence de données comparables quant à la mobilité de la main-d'oeuvre entre le Québec et les pays de l’OCDE, on ne peut que rappeler l’importance de l’obtention d'une formation de base de qualité afin d'accroître la mobilité intersectorielle et géographique en matière d’emploi[31]. Dans le contexte de précarisation des emplois non qualifiés, les programmes de lutte contre l’analphabétisation et contre le décrochage scolaire apparaissent notamment particulièrement bien fondés.

Le financement des entreprises et la gouvernance corporative

Dans les écrits portant sur l’intermédiation financière (Amable, 2005), on distingue les systèmes de financement des entreprises fondés sur les banques de ceux fondés sur les marchés financiers. Le degré de proximité entre les entreprises et les investisseurs doit également être pris en compte pour expliquer la diversité des relations entre ces deux types d’agents économiques. En Amérique du Nord, les marchés financiers sont généralement une source importante de financement des entreprises. Les activités de production et de financement sont clairement séparées, ce qui a pour corollaire une vision à court terme du financement. En Allemagne, les activités de production et de financement sont au contraire imbriquées les unes aux autres du fait d’un modèle de gouvernance des entreprises auquel participent les banques.

Le développement d’instruments financiers (des prêts préférentiels particulièrement) constitue une caractéristique forte du modèle québécois[32]. Devant la financiarisation de l’économie et la recomposition territoriale du système de production, ces instruments visent à faciliter l’investissement dans certains secteurs économiques en intégrant les activités de financement aux activités de production des entreprises. Cette intégration se traduit par une attitude « patiente » des investisseurs, ce qui convient bien au mode de gestion des petites et moyennes entreprises dont le poids collectif est important dans le tissu économique du Québec[33]. Selon l’OCDE (2003, p. 107), le développement du capital de risque est « le plus grand succès de l’activité publique québécoise » dans le domaine économique. Il a été porté par une pluralité d’acteurs : des fonds syndicaux ou des coopératives, des entreprises et organismes privés, des fonds publics et des fonds mixtes. Parmi les acteurs collectifs, les coopératives financières sont des acteurs de première importance pour faciliter la création et la consolidation de la capitalisation des entreprises[34] au Québec. De manière générale, le phénomène coopératif y est particulièrement bien développé. Selon le Forum coopératif 2007, le Québec compte 5 des 300 plus grandes coopératives et mutuelles du monde : le Mouvement Desjardins (13e), la Coopérative fédérée du Québec (93e), Agropur (138e), SSQ Groupe financier (246e) et La Capitale (291e). Les fonds de travailleurs gérés par des organisations syndicales sont un autre type d’acteurs collectifs dont l’importance dans l’économie québécoise en fait une spécificité. Le principal, le Fonds de solidarité FTQ, qui possèdait plus de 7,4 milliards d’actif net au 30 novembre 2007, est également le plus ancien (il a été créé en 1983). Le deuxième en importance (qui avait un actif net de 547 millions de dollars au 31 mai 2007), Fondaction CSN, a été créé en 1996. En dehors de ces acteurs non étatiques, qui ont profité des décisions fiscales et réglementaires de l’État québécois, des sociétés d’État à vocation financière ont un rôle stratégique dans la dynamique d’investissement des acteurs privés. Parmi elles, la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) joue un rôle majeur dans la régulation économique et monétaire au Québec, au point où elle a été comparée à une banque centrale de substitution (Bourque, 2000, p. 48), et dans le développement et la consolidation d’un régime d’épargne-retraite propre au Québec, le Régime de rentes du Québec (Rouzier, 2008). Le rôle de la CDPQ n’a été qu’accessoirement de fournir du capital de risque au tissu socioéconomique québécois. Ainsi, elle investissait une faible proportion (6 %) de son actif sous la forme de capital de risque, ce qui, compte tenu de sa taille, représentait néanmoins « la source de capital de risque la plus importante au Québec et au Canada » (Mendell, Lévesque et Rouzier, 2003, p. 22). La CDPQ a connu une redéfinition de son mandat au profit d’une conception essentiellement comptable de sa performance en 2003[35], ce qui revenait à nier les possibilités de complémentarité entre le financement de l’épargne-retraite et la capitalisation des entreprises québécoises. Mais avec la crise financière et l’effondrement du marché des papiers commerciaux à l’été 2007, la CDPQ a été amenée à revisiter ces principes relatifs à la gestion du risque et à son rôle dans l’économie du Québec.

C’est assurément dans la dimension financière que le modèle québécois de développement contraste le plus avec le type libéral d’économie de marché. Cette dimension illustre bien, de par l’importance qu’y occupent les acteurs publics et collectifs, les changements radicaux qu’a connus le tissu socioéconomique du Québec au cours des 50 dernières années.

La protection sociale

Le niveau et les modalités de fonctionnement de la protection sociale déterminent la nature (publique, collective ou privée) de la prise en charge des risques de l’existence. Les risques les plus communément couverts sont la maladie, le handicap et la vieillesse. Si leur prise en charge varie grandement d’un pays à l’autre, sur la base des études d’Esping-Andersen[36], trois types de régimes de protection sociale sont toutefois à distinguer (Palier et Daniel, 2001, p. 36) : 1) le régime libéral (États-Unis, Canada, Australie, Royaume-Uni), dans lequel le marché plutôt que l’État est privilégié dans les mécanismes d’allocation des ressources. La responsabilité de se prémunir contre les risques de la vie est avant tout individuelle, ce qui a notamment pour conséquence la création de régimes de retraite par capitalisation. Dans ce type de régime, l’État joue essentiellement un rôle de contrôle des assurances privées qui couvrent ces risques, et le niveau de dépenses sociales est faible ; 2) le régime social-démocrate (Danemark et Suède). L’État prédomine dans l’allocation des ressources et dispense des services universels. La citoyenneté est la condition d’accès aux services de la protection sociale. Dans ces pays, le niveau de dépenses sociales est généralement élevé ; 3) le régime conservateur corporatiste (Italie, Autriche, Belgique, Allemagne, France) qui est organisé à partir des catégories professionnelles. La protection sociale est principalement financée par les cotisations sociales des employeurs et des employés. Elle est souvent gérée par des organismes tripartites regroupant des représentants de l’État, des employeurs et des employés. Le niveau de dépenses sociales dans ces pays est généralement modéré.

Sur la base d’une analyse de données quantitatives pour la période 1993-1998, Bernard et Saint-Arnaud (2004) concluent que le régime providentiel du Québec, s’il est bel et bien libéral de façon dominante tout comme celui des autres provinces canadiennes, est celui qui ressemble le plus aux régimes sociaux-démocrates européens. Selon cette étude, le Québec et l’Alberta seraient les provinces les plus dissemblables, le régime providentiel de l’Alberta ayant plus d’affinité avec le régime « ultra-libéral » des États-Unis qu’avec le régime dit simplement « libéral » du Canada. Par certains aspects, notamment une faiblesse relative du taux d’activité des femmes, le Québec aurait été antérieurement proche des régimes dits « latins » ou familialistes, où « la solidarité s’incarne principalement dans la famille, qui joue le rôle déterminant dans la distribution du bien-être » (Bernard et Saint-Arnaud, 2004, p. 2). Cependant, la croissance rapide du taux d’activité des femmes de 25 à 54 ans au cours des années 2000 qui ont été marquées par des investissements importants dans les politiques familiales (renforcement du réseau de la petite enfance, instauration du Régime québécois d’assurance parentale) contredit clairement l’assimilation du Québec avec les régimes latins[37]. Par ailleurs, selon les indices de Gini calculés par Fortin (2010), en ce qui concerne le caractère égalitaire de la répartition des revenus, le Québec et les provinces atlantiques occupaient en 2006 une position médiane (0,30) entre la situation de l’ensemble du Canada (0,32) et celle des pays européens continentaux tels que la France et l’Allemagne qui affichaient en 2000 des indices de Gini de 0,28[38]. Selon ces données toujours, le Canada était certes plus égalitaire que les États-Unis (0,37 en 2004), mais nettement plus inégalitaire que la Suède (0,24 en 2005). L’écart entre le Québec et la situation moyenne au Canada tiendrait principalement à la progressivité de la fiscalité au Québec et au maintien, voire à l’amélioration, de certaines politiques sociales depuis la fin des années 1990, telles que l’assurance-médicaments, les politiques familiales et la valorisation du salaire minimum, alors que d’autres provinces (notamment l’Ontario) ont connu un retrait de l’intervention publique de plusieurs secteurs d’activité. Hormis les provinces atlantiques, le niveau de protection sociale au Québec est donc supérieur à celui existant dans le reste du Canada et a fortiori dans l’ensemble de l’Amérique du Nord. Les politiques sociales ont donc pour effet de minorer le fonctionnement libéral de l’économie québécoise.

Le secteur éducatif

L’éducation est considérée comme un élément essentiel de la bonne performance de l’économie. En observant les résultats des enquêtes internationales sur la performance en éducation, telles que le PISA (Programme for International Student Assessment) mené par l’OCDE et les études d’étalonnage des pays en fonction de leur compétitivité[39], on constate une corrélation entre les bons résultats en éducation et le niveau global de compétitivité des nations. Depuis l’émergence de l’économie du savoir, le rôle de l’État consiste de plus en plus à garantir l’existence d’un environnement propice à l’apprentissage et à l’innovation par l’offre de services d’éducation, de formation et de recherche de qualité.

Selon les données du PISA 2006, le Québec affichait des résultats particulièrement bons en mathématiques (au 5e rang parmi 60 pays), des résultats légèrement inférieurs à la moyenne canadienne en lecture et un rendement égal à la moyenne canadienne en sciences (Bussière, Knighton et Pennock, 2007)[40]. Outre la qualité des services éducatifs, ce sont également les liens avec l’industrie et leur effet sur l’employabilité des élèves et des étudiants qui déterminent la contribution du secteur éducatif à la performance économique nationale. Au Québec, la grande diversité de l’offre d’éducation est une caractéristique forte du secteur éducatif. Cette diversité, présente dans le réseau universitaire qui doit logiquement être spécialisé, existe également dans l’enseignement secondaire et dans le réseau collégial. Le deuxième cycle du secondaire offre notamment plus de 170 programmes de formation professionnelle répartis dans 21 secteurs. Toutefois, malgré cette diversité de l’offre, des lacunes dans l’articulation entre l’offre d’éducation et les besoins socioéconomiques ont été relevées (Conseil supérieur de l’éducation, 2005, p. 10). Cela renvoie à un défi commun à la plupart des systèmes éducatifs, celui de la valorisation de l’orientation professionnelle des études quel que soit le niveau d’enseignement atteint.

La mesure de la part relative des dépenses publiques et des dépenses privées en éducation constitue un indicateur de l’importance de l’intervention publique dans la prestation des services éducatifs. Ainsi, plus la part des dépenses publiques est importante, plus le système éducatif s’éloigne d’un type de régulation strictement marchand entre la demande et l’offre de services éducatifs. Au Québec, pour l’enseignement primaire et secondaire, la prise en charge directe des coûts de l’éducation par les usagers est résiduelle. Les impôts et les taxes couvrent les neuf dixièmes de ces coûts dans le système public et le système privé confondus (Conseil des Ministres de l’Éducation du Canada et Statistique Canada, 2007, p. 236). En revanche, pour l’enseignement postsecondaire (collégial et universitaire), en 2006-2007, les revenus de la tarification représentaient le quart des coûts totaux (Montmarquette, Facal et Lachapelle, 2008, p. 45). Ceci implique que l’imposition et la taxation couvraient les trois quarts des coûts totaux de l’enseignement postsecondaire. C’est donc pour ce type d’enseignement que la prise en charge directe par les usagers est la plus importante, bien qu’elle soit largement en dessous du coût réel des services (Lacroix et Trahan, 2007, p. 39).

Sur la scène pancanadienne, la situation du Québec revêt une certaine singularité relativement à la contribution du public et des ménages aux dépenses en éducation. En effet, pour l’enseignement universitaire, les dépenses privées représentaient 29,1 % des dépenses totales, soit environ 10 % de moins que la moyenne canadienne. Par contre, pour l’éducation préscolaire, primaire et secondaire, le Québec affichait le taux le plus élevé (10,4 %) de contribution des dépenses privées aux dépenses totales (Conseil des Ministres de l’Éducation du Canada et Statistique Canada, 2007). L'importance de la clientèle scolaire des écoles privées au primaire et au secondaire et la tarification qu’elles imposent expliquent cette situation.

Si à l’échelle interprovinciale la contribution directe des usagers des services d’éducation universitaire apparaît faible au Québec, elle est en revanche nettement au-dessus de la moyenne des États membres de l’OCDE. Par inférence à partir des données de l’OCDE (2006) et du Conseil des Ministres de l’Éducation du Canada et Statistique Canada (2007), le Québec se situerait à 9 % au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE. Ce sont les deux pays asiatiques de l’OCDE (la Corée du Sud et le Japon) qui affichent le plus fort taux de contribution directe de la clientèle au financement des services universitaires. Les taux des pays anglo-saxons (les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et dans une moindre mesure le Royaume-Uni) sont proches de celui du Canada. L’intervention de l’État dans la prestation des services éducatifs au Québec est donc plus prononcée qu’ailleurs au Canada, bien qu’à l’échelle internationale, le Québec fait clairement partie des pays où la part du privé en éducation est la plus grande. Le système éducatif au Québec est fortement encadré par l’État du point de vue institutionnel et réglementaire, tout en laissant une place importante, bien que nettement moindre qu’ailleurs en Amérique du Nord, au privé en matière de financement. Dans ce secteur institutionnel également, on observe des modalités de fonctionnement et de financement mixtes.

Quelles complémentarités renforcer ?

La crise financière, qui a débuté à l’été 2007 et qui a été contenue grâce à l’intervention massive des États, est venue rappeler le caractère simplificateur de la distinction entre l’économie libérale de marché et l’économie coordonnée (ou sociale) de marché. La mixité est de manière plus réaliste un attribut significatif du mode de fonctionnement des économies nationales de plus en plus mondialisées[41]. De plus, il apparaît de plus en plus difficile d’opposer les interventions économiques aux interventions sociales, étant donné par exemple que les dépenses en éducation et en santé peuvent être considérées comme des investissements indispensables pour permettre au marché du travail de fonctionner de manière optimale. L’économie étant insérée dans le social et le politique, il convient plutôt de se questionner à propos du caractère complémentaire des diverses interventions de l’État, des entreprises privées et de la société civile et non pas d’observer les déviations des modèles nationaux par rapport à un type d’économie supposément supérieur.

En creux de la question de la complémentarité se pose celle de la possibilité que les différentes formes institutionnelles présentes dans une économie mixte se nuisent et fonctionnent en vase clos. Il est souhaitable que les emprunts institutionnels soient réappropriés, mis en compatibilité et en cohérence avec les arrangements institutionnels originels. Selon nous, il existe au Québec trois enjeux où des transformations pourraient garantir de meilleures complémentarités institutionnelles, ceux du partenariat dans la gouvernance des entreprises, de l’institutionnalisation du néocorporatisme et de la cohérence entre les actions des deux ordres de gouvernement.

Historiquement, ce sont les instruments financiers du modèle québécois de développement qui ont été à l’origine d’un cercle vertueux entre l’épargne, l’investissement et la consommation. En revanche, dans une économie fortement ouverte, les conditions permettant l’existence d’un tel cercle vertueux se sont considérablement altérées. À l’instar du modèle de cogestion allemand, pour faire en sorte que les instruments financiers qui s’accompagnent d’avantages fiscaux contribuent efficacement au développement du Québec, une piste de solution serait de mettre en place des mécanismes de gouvernance et de reddition de comptes tripartites incluant des représentants des actionnaires, des syndicats et des investisseurs, qu’ils soient des entreprises publiques (la SGF par exemple), collectives (les fonds syndicaux) ou privées (des banques commerciales).

Ce point concernant la gouvernance des entreprises en soulève un deuxième, celui de la structuration des relations industrielles. Un des défis en la matière est de favoriser la capacité d’innovation des milieux de travail par la diffusion de pratiques exemplaires de collaboration entre les partenaires du marché du travail dans la mesure où cette capacité est largement déterminée par la recherche de situations donnant-donnant (Lévesque, 2001). Au Québec, si les arrangements institutionnels segmentalistes et décentralisés en place sont a priori en adéquation avec la recherche de flexibilité et d’adaptation, les moyens pour diffuser les enseignements tirés de certaines expériences de collaboration entre le patronat et les syndicats sont en contrepartie limités. Dans cette perspective, l’État québécois a un rôle important à jouer pour renforcer les institutions de concertation néocorporatistes. Pour cela, il s’agirait de soutenir encore davantage les travaux de la Commission des partenaires du marché du travail. En jouant pleinement son rôle de médiateur et de facilitateur, l’État québécois favoriserait ainsi l’institutionnalisation de pratiques délibératives et collaboratives entre les partenaires du marché du travail. Dans un contexte de vieillissement rapide de la main-d’oeuvre, la mise en place de règles du jeu visant la recherche de l’intérêt commun dans tous les secteurs d’activité et sites de travail permettrait de manière générale de concilier l’amélioration de la compétitivité et l’amélioration des conditions de travail, notamment par des investissements en matière de formation professionnelle et par une participation active des associations de représentants des employés dans les instances de gouvernance des entreprises.

Troisièmement, compte tenu des difficultés de réformer la fédération, en raison des dispositions constitutionnelles et de l’absence de consensus sur les rôles respectifs des provinces et du fédéral, certaines complémentarités institutionnelles ne peuvent pas être améliorées de manière pérenne actuellement. Dans le domaine de la politique de l’emploi particulièrement, les interventions du gouvernement fédéral et du gouvernement du Québec manquent de cohérence, notamment en ce qui a trait à la question de la régionalisation des critères de détermination des prestations de l’assurance-emploi. À l’instar de ce qui s’est fait au Québec en matière de formation professionnelle depuis l’entente Canada-Québec relative au marché du travail de 1997, l’arrimage du programme d’assurance-emploi avec les mesures du gouvernement du Québec telles que le Pacte pour l’emploi pourrait être mieux assuré dans le cadre d’une délégation de responsabilité du gouvernement fédéral au profit du gouvernement du Québec.

La problématique de la cohérence entre les interventions du fédéral et du provincial au Québec amène à considérer une voie d’évolution du modèle québécois de développement autre que celle de son hybridation et de l’intégration d’emprunts institutionnels, celle du renforcement de son identité. En effet, sur des sujets majeurs tels que le développement durable et la responsabilité sociale des entreprises, on observe une divergence d’intérêts entre le Québec et certaines provinces canadiennes soutenues actuellement par le gouvernement fédéral. Ceci engendre des tensions entre, d’une part, les mesures prises par le Québec en faveur de la consolidation du caractère pluriel et durable de son économie et, d’autre part, les décisions du gouvernement fédéral de soutenir un modèle libéral de développement, notamment dans le domaine énergétique. Face aux pressions concourant à une harmonisation du modèle québécois de développement par rapport au modèle d’économie de marché plus libéral du reste du Canada, l’avenir du modèle québécois sera en grande partie conditionné par l’aptitude du gouvernement du Québec et de ses partenaires socioéconomiques d’accentuer les effets de proximité entre les divers types d’entités économiques localisées sur les territoires locaux du Québec. L’étude du modèle québécois de développement souligne ainsi que ce n’est pas seulement à partir de constats comptables qu’il faut évaluer la performance d’un modèle national de développement. L’intégration des dimensions politiques et institutionnelles est également souhaitable, notamment en ce qui concerne la cohérence des interventions des gouvernements dans le cadre d’une gouvernance multiniveau et l’avènement d’un État subsidiaire et partenarial.