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La figure emblématique de l’écrivaine Gabrielle Roy a inspiré de si nombreuses études critiques qu’il semble désormais difficile d’y ajouter quelque chose d’innovateur. Pourtant, Rosemary Chapman nous offre un ouvrage passionnant, très agréable à lire du début jusqu’à la fin, et dans lequel on reconnaît le travail sérieux issu d’une recherche profonde basée sur les archives, les textes et leurs différentes traductions. Dans Between Languages and Cultures, l’auteure propose une nouvelle lecture des travaux de Gabrielle Roy à partir de son bilinguisme et de son biculturalisme dus, à l’origine, à sa position de minoritaire francophone au Manitoba, et puis à ses propres choix tout au long de sa vie. La façon de Roy de se positionner par rapport aux langages et cultures, en choisissant le français comme langue d’expression littéraire, mais sans jamais négliger sa maîtrise de la langue et de la culture en anglais, son hybridité enfin, représente pour l’auteure un mouvement produit par des rapports coloniaux de pouvoir mais qui préfigurent déjà en quelque sorte les possibilités du postcolonial. En ce sens, Chapman revendique une Gabrielle Roy écrivaine canadienne en français.
L’approche de Chapman est si riche et si pluridisciplinaire qu’elle devient une source d’information et de réflexion non seulement pour les chercheurs intéressés par Roy, mais également pour ceux qui s’interrogent sur les rapports (post)coloniaux, les défis du bilinguisme, les méthodes pédagogiques d’antan et leurs conséquences, les études culturelles, la traduction voire les enjeux identitaires du Canada face à son bilinguisme. Effectivement, le livre est divisé en cinq grands chapitres, plus une introduction qui sert à contextualiser les rapports de force entre les anglophones et les francophones au Manitoba à l’époque de Gabrielle Roy.
Les deux premiers chapitres – « The ambivalences of learning to be Canadian » et « Colonial legacies and the clandestine curriculum » – examinent le climat pédagogique de l’époque, ainsi que les manuels et le curriculum comparé des anglophones et des francophones. Cette démarche s’avère très fructueuse non seulement pour avoir une idée des différences pédagogiques, mais également pour provoquer chez le lecteur une réflexion plus ample sur les méthodes pédagogiques d’hier et d’aujourd’hui. Le troisième chapitre, « Bilingualism, diglossia, and the other’s language », explore les rencontres et les conflits des langues dans plusieurs textes de Gabrielle Roy, son « hyperconscience du langage » et son positionnement dans l’entre-deux. Au quatrième chapitre, « Translating difference : Conveying context », Rosemary Chapman considère la traduction comme un procès qui présuppose la rencontre avec le langage de l’Autre et, de ce point de vue, elle analyse les rapports de Roy avec ses traducteurs à l’anglais ainsi qu’avec les textes traduits. Retenons notamment la collaboration fructifère de Roy avec sa traductrice Joyce Marshall dont témoigne la riche correspondance étudiée par Chapman. L’étude comparatiste de certains extraits d’un texte original en français et ses différentes traductions à l’anglais, montre de façon saisissante les multiples variantes qui s’offrent aux traducteurs, et les enjeux qui comportent l’un ou l’autre choix de traduction.
Le dernier chapitre, « Writing Canada : Finding a place between », développe certaines des implications des chapitres précédents sur l’éducation et la langue à partir du positionnement de Roy dans l’entre-deux, notamment dans certains de ses textes tels ses articles pour Le Bulletin des agriculteurs, ou La rivière sans repos. L’auteure analyse la position ambivalente de Roy en tant que « colon colonisé », et ses rapports compliqués et parfois problématiques avec des modèles identitaires basés uniquement sur la langue ou la culture d’origine. C’est en ce sens qu’elle avance sa thèse selon laquelle Gabrielle Roy serait une exploratrice de modes d’appartenance identitaire plus proches de l’hybridité culturelle dont on parle beaucoup de nos jours, notamment dans le contexte des écritures migrantes, qui annonceraient déjà des notions de construction identitaire postcoloniales.