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« les choses se passaient tout autrement »

Philippe Garigue (1958)

« il n’est pas possible d’assimiler le raisonnement stratégique à celui des sciences et d’une méthodologie fondée sur des hypothèses expérimentales »

Philippe Garigue (1992)

Il y a plusieurs Philippe Garigue et ce texte n’a pas la prétention de faire un inventaire complet et détaillé de tous ses avatars. Une image complète de ce personnage complexe et des travaux qu’il a entrepris réclamerait tout un livre. Je me propose seulement d’arpenter le territoire Garigue à vol d’oiseau – laissant à d’autres le soin d’analyser en détails les diverses travées. Longitudinalement, dans sa vie publique, il y a l’anthropologue de la vie familiale, le spécialiste de politique sociale, le diagnosticien des problèmes de la société politique canadienne-française et le promoteur d’un fédéralisme renouvelé, celui qui s’est intéressé à l’innovation et à la politique scientifique, et enfin le savanturier qui a fait la promotion d’un entendement métastratégique face aux défis posés par la société planétaire, mais il y a aussi le Doyen à Montréal et le Principal à Glendon, et puis il y a le poète… et j’en passe. Transversalement, dans sa vie privée, Garigue est un homme de contrastes : poppérien épistémologiquement, profondément personnaliste et chrétien, gestionnaire parfois autocratique, esprit critique au verbe acéré, homme de pouvoir – opportuniste au meilleur sens du terme – un brin arrogant, engagé dans un effort constant pour proposer des politiques pas trop intrusives (parce qu’il est conservateur dans l’âme), mais Quichotte qui, vers la fin de sa carrière, s’attaque à des problèmes himalayens.

Je vais me concentrer sur un seul de ces Garigue – le Garigue trublion et éclaireur – deux métiers dangereux où les dérapages sont probables – le franc-tireur qui perçoit les faiblesses de l’ennemi et les expose sans ménagement, de manière appuyée, et qui, en conséquence, sent immédiatement le besoin de proposer une explication de rechange, ou tout au moins une piste prometteuse – et qui part en éclaireur souvent sans prendre toutes les précautions d’usage, au risque de se perdre. Vie exposée à l’opprobre donc, car le trublion n’a pas toujours raison, et l’éclaireur est un chercheur, pas nécessairement un trouveur.

Notre débroussaillage se fera en trois étapes : un examen du Garigue qui jette un pavé dans la mare au milieu des années 1950, et remet en question quelques dogmes socio-historiques en vogue à l’époque ; une vignette du Garigue des années 1960, à la bonne place et au bon moment pour influencer la politique familiale au Québec (où il sera un modulateur influent), et du Garigue, « psychanalyste » de l’éthos du Canada français et suggérant l’option politique qui s’impose selon lui ; et un coup d’oeil enfin sur le Garigue qui s’ouvre à des horizons de plus en plus vastes dans ses analyses de l’innovation (levier fondamental dont il comprend bien l’importance), et réfléchit aux problèmes que la société nouvelle doit résoudre, mais avec des résultats décevants parce qu’il pense « gouvernance » (sans le dire explicitement), et sans avoir l’outillage mental nécessaire pour ce genre d’escalade.

Pourquoi ce zoom sur cinq moments dans une longue carrière ? D’abord, parce que ces grumeaux me semblent révélateurs de l’homme : un anthropologue (ce genre d’homme qui regarde les choses de l’extérieur avec un brin de hauteur) qui tente de comprendre des réalités de plus en plus complexes, à tâtons, critique et curieux, volontiers à contre-courant, toujours en quête et audacieux. Ensuite, parce qu’il me semble que c’est la même manière de voir aventureuse qui le guide dans tous ces dossiers : une approche exploratoire (sur le mode de l’essai) qu’il applique à des réalités de plus en plus vastes tout au long de sa carrière. Cette méthode n’évite pas la confrontation et affectionne souvent la formule cassante pour mieux exposer la proposition mise de l’avant au test robuste de la critique. Enfin, parce que cette manière de voir qu’il ne cherchera à théoriser qu’en fin de carrière, sous le vocable de métastratégie (Garigue, 1992), mérite plus d’attention qu’elle en a reçu. Derrière ce vocable sibyllin, supporté par un vocabulaire idiosyncratique et des analyses un peu controuvées, se dessine une recherche de mots différents et de méthodes inédites pour comprendre ce qu’on nommera plus tard « gouvernance ». Le prototype que propose Garigue pourra paraître rébarbatif, mais ce qu’il cherche c’est le chemin d’une réflexion collective – mélange de savoir objectif et d’entendement collectif – capable d’orienter l’action dans la construction d’un avenir collectif préférentiel (ses mots). Or c’est ce que cherchera plus tard un appareil d’analyse de la gouvernance plus performant (Paquet, 1999a, 2004, 2005a) – la coordination efficace quand pouvoir, ressources et information sont vastement distribués. C’est souvent le lot des pionniers de faire les choses imparfaitement, comme les critiques par Garigue des historiens et sociologues de l’ère précédente l’avaient bien montré. Ce sera son cas dans le dossier gouvernance. Les gaucheries et le caractère un peu abstrus du livre de 1992 ne réduisent cependant en rien l’intérêt du genre d’exploration entreprise par Garigue dans ce chantier.

Son oeuvre est aujourd’hui largement ignorée à la fois à cause du style de l’homme mais aussi à cause du genre d’équipées qu’il a entreprises : la verve de sa remise en question de la « Grande Noirceur » d’avant 1960 au Québec – qui a éreinté à la fois les fédéralistes et les indépendantistes ; son effort pour défendre le capital social de la famille – ce qui fait qu’on l’a vite classé dans la cohorte des réactionnaires ; sa défense bien prudente et timorée d’un fédéralisme utopique, qui a donné l’urticaire à l’intelligentsia souverainiste du Québec ; son exposé du nationalisme comme fabricateur de mythes et de mystification – qui va en indisposer plusieurs ; son activisme d’agitateur auprès des organismes familiaux qui va ennuyer les bureaucrates ; ses efforts bien maladroits pour théoriser le design des nouvelles organisations (qui lui semblent nécessaires dans un monde qui ne peut plus être dominé par l’État) qui vont horripiler bien des politologues pour qui l’État est le nouveau Golem, et toute recherche d’une gouvernance polyphonique mal inspirée. Toute une phalange de calomniateurs et de médisants va assurer sa mauvaise réputation.

Le « retard » du Canada français : la controverse des années 1950

Quand Garigue arrive au Québec, il est vite interpellé par les mythes qui ont cours.

Perspectives de certains pionniers

Le Canada français de la première moitié du XXe siècle a été caricaturé de diverses façons par les historiens et les sociologues. Mais il existe une représentation (inspirée des énormités du Rapport Durham de 1839) qui s’est imposée comme canonique entre les deux guerres et dans l’après Seconde Guerre mondiale. Ce chromo (associé aux travaux de Miner, Hughes, Lower, Creighton, etc. dans le monde anglophone) présente le Canada français comme une petite société isolée, largement rurale et conservatrice, caractérisée par une grande solidarité sociale et un primat du religieux sur le profane. C’est cette image que devaient reprendre certains historiens et sociologues québécois (Ouellet, Falardeau, etc.) dans les premières décennies après 1945 et qui s’est incrustée. Ce chromo hante encore les manuels d’histoire du Canada malgré le fait qu’on l’ait éreinté au cours des quarante dernières années. Ce révisionnisme s’est imposé à proportion que les travaux empiriques révélaient une image totalement différente au fil des terrains. Jean-Pierre Wallot et moi avons travaillé hardiment à ce débronzage depuis le milieu des années 1960, et proposé récemment une synthèse de ces travaux qui présentent une version fort différente du Canada français – un Québec entrepreneurial et moderne (Paquet et Wallot, 2007). J’ai aussi montré le caractère inadéquat des images qu’on a données du Canada français d’avant 1960 dans mon Oublier la Révolution tranquille (1999b). Des travaux historiques approfondis ont aussi montré que ces simplifications déformaient non seulement un grand pan du passé lointain du Québec mais aussi l’entendement du passé plus récent (Bourque, Duchastel, Beauchemin, 1994). C’est le grand mérite de Philippe Garique d’avoir contesté cette vision chromo-canonique mythique et centenaire dès les années 1950, et d’avoir commencé à échafauder une version moins étriquée de ce qu’était vraiment la société canadienne-française (Garigue, 1958).

Critique des pionniers

La contribution de Garigue dans les essais de 1958 est fondamentalement critique. Même s’il a ajouté certains éléments au dossier documentaire à partir de travaux assez limités sur le terrain au milieu des années 1950, et même s’il ouvre certaines fenêtres sur des dossiers historiques importants qui ne seront explorés que bien après, c’est son examen critique des fondements de la thèse canonique qui a fait mouche. Les écrits sur le Canada français, de Gérin à Falardeau, lui ont paru peu convaincants. Il va donc offrir une critique des pionniers qui est dure mais polie : il va montrer que les approches adoptées (la méthode des types idéaux), les postulats retenus (conservatisme de la population, société paysanne, domination du clergé, incapacité à s’ajuster au monde moderne), les mécanismes qu’on prétend observer (immobilité sociale, maintien des patrimoines, manque d’entrepreneurship) sont questionnables. Il remet aussi en cause les généralisations qu’on a allègrement tirées de travaux pointus : à partir d’observations sur quelques paroisses, on a généralisé à tout le Canada français. Il traque de manière clinique les sources de ces épistémologies et méthodologies infirmes, et les expose avec verve. Son travail critique laisse le chromo proposé par la sagesse conventionnelle en bien piteux état. Ces charges vont susciter une levée de boucliers qui va rassembler sous la même tente un assemblage de personnes assez hétéroclites qui ont bien peu de choses en commun (Rioux, 1957 ; Guindon, [1960] 1988, etc.). C’est que Garigue remettait en question l’intelligentsia québécoise dans son ensemble – tant souverainiste que fédéraliste – chacun ayant besoin d’un passé noir pour arc-bouter sa stratégie de saut en avant ou d’émancipation selon le cas. La virulence des attaques qu’il va subir sera à la hauteur de son ambition de remise en question de la sagesse conventionnelle.

Quant à l’approche de rechange qu’il propose, il la présente avec prudence comme un travail en gestation : ses travaux sur le terrain sont présentés comme des propos d’étapes, et ses résultats comme des hypothèses qui restent à confirmer, puisqu’il ne se sent pas capable au milieu des années 1950 de proposer autre chose que des bribes de réponse : aller plus loin, il l’écrira, va réclamer un travail collectif important par des centres de recherche assez riches en ressources humaines et financières pour y arriver. Guindon fera des gorges chaudes de cette suggestion (Guindon, 1988, p. 26). La représentation canonique du Canada français à laquelle Garigue s’attaque prêtait flanc à la critique. Elle part d’un diagnostic global de « retard » du Canada français aux plans économique, social et politique. Quant à l’origine de ce retard, on l’attribue à toute une série de « causes » – l’héritage institutionnel de la colonisation française, la Conquête, l’hypothèque du cléricalisme et d’institutions débilitantes – causes toutes aussi spéculatives les unes que les autres, selon Garigue.

Les divers individus et groupes qui contestent Garigue ne s’entendent d’ailleurs pas sur la source profonde de cette « infériorité » – géo-économique, socioculturelle, politique, psychologique (Durocher et Linteau, 1971) – et Garigue ne poursuit pas toutes les pistes suggérées (qui ont toutes leur fondement dans l’histoire). Il se contente de montrer l’invraisemblance des explications les plus importantes dans l’univers des sociologues et des historiens, à partir d’un examen préliminaire du dossier historique disponible, et de certains coups de sonde sur le terrain dans les années 1950. Quelles que soient les « causes » profondes invoquées, la conséquence est la même : une société canadienne-française dont la mentalité serait conservatrice, fermée sur elle-même, et inapte à la modernité ou la démocratie. C’est à cette déficience (exogène ou endogène) – sur laquelle l’unanimité se serait faite tant dans le clan nationaliste que dans le clan fédéraliste – qu’on attribue allégrement un retard économique, social et politique considéré assez généralement comme « avéré ».

L’attaque de Garigue sur cette citadelle va se faire sur plusieurs plans. D’abord celui de l’épistémologie et de la méthode. Garigue s’attaque à la modélisation en vogue qui est fondée sur la notion de folk society de Redfield – une modélisation réductrice – mais aussi à la méthodologie des types idéaux qui elle-même défigure encore davantage la réalité sociale en imposant une dichotomisation là où la continuité semblerait plus naturelle. Ce double handicap – d’une stylisation indûment simpliste qu’on veut imposer sur une réalité qui ne lui convient pas, et d’une analyse qui sombre dans la statique comparative de deux types idéaux (rural/urbain, tradition/modernité, etc.) alors même que c’est la dynamique du changement et de l’intégration socioéconomique qui importe – ne peut qu’infirmer la démarche et en réduire la valeur heuristique. Or ce carcan va continuer de dominer les travaux des sociologues et des historiens pendant un bon moment. Les plus astucieux vont mettre des bémols, mais ne se dégageront pas tout à fait du carcan.

Ensuite au plan des postulats et des mécanismes proposés. Même si Garigue ne fouille pas lui-même le dossier historique, il glane suffisamment de renseignements pour jeter le doute sur la caractérisation du Canada français comme société archaïque et paysanne, sur le postulat du pouvoir hégémonique et toxique du clergé, et sur l’image d’une société immobile. On doit plutôt reconnaître que le Canada français était de longue date en bonne partie urbain, que les rapports avec le clergé ont été tendus, et qu’il s’agissait d’une société secouée constamment par des cycles de migration et de colonisation. Quant aux mécanismes de transmission du patrimoine, au conservatisme congénital des Canadiens français, au rôle dominant du clergé, et à l’hypothèque de la famille, Garigue montre bien qu’ils ne jouent pas comme on le prétend : loin d’être conservateur le Canadien français est individualiste et aventureux, le clergé et l’Église ont aussi un rôle de support culturel positif, et l’importance accordée à la famille tient bien plus d’un bon usage du capital social que de l’atavisme clanique d’une société fermée (Ryan, 1966).

Enfin au plan des généralisations Garigue est ici percutant. On est tombé (depuis les calomnies de Durham et les dérapages de Gérin jusqu’aux excès racistes de Lower) dans l’illusion de totalité : on a généralisé à partir d’observations fort localisées à tout le Canada français. L’effet a été toxique. La généralisation abusive a non seulement emporté les chercheurs individuels à fantasmer mais, par effet de contagion, a fait que la fabulation s’est répandue sur toute la communauté intellectuelle comme autrefois la vérole sur le bas-clergé. L’image du Canada français qui s’est accréditée (et que Garigue attaque) est celle qui est au centre de la thèse Durham-Lower : une image stylisée de l’ordre institutionnel et du genre de vie canadien-français présentée comme « the medieval, rural, Catholic way of life ». Le Canadien français y est caricaturé comme fondamentalement conservateur, inférieur, démuni (Lower, 1943 ; Paquet et Wallot, 1984).

En histoire, Fernand Ouellet adopte holus-bolus les thèses de Lower sur la mentalité conservatrice du Canadien français qui, selon lui, serait un « eternal looser » (sic !). En sociologie, Hubert Guindon va aussi les reprendre à son compte dans sa controverse avec Philippe Garigue. Rioux et Dumont ont mis des bémols et des dièses à la position Miner-Hughes, mais sans prendre leurs distances complètement par rapport à cette caricature de la société québécoise d’avant la Révolution tranquille. Au plan politique, Pierre Elliott Trudeau tombera dans le même panneau dans son introduction au livre sur la grève de l’amiante et dans ses travaux subséquents (Dumont, 1993 ; Garigue, 1958 ; Guindon, 1988 ; Hughes, 1943 ; Lower, 1943 ; Miner, 1935 ; Ouellet, 1966 ; Rioux, 1969 ; Trudeau, 1956 et 1967). En fait les succès de Ouellet, Guindon et Trudeau dans le monde anglo-canadien ont été directement proportionnels à la ferveur avec laquelle ils corroboraient la thèse Durham-Lower (Paquet, 1990 et 1992).

Même si la production historienne a miné l’édifice construit autour de Durham-Miner-Hughes-Lower-Falardeau-Ouellet (DMHLFO) au cours des dernières décennies et montré que cette hypothèse ne tient pas la route, cela n’avait pas été fait dans les années 1950. Le travail de Garigue de 1958 ne pouvait pourtant pas plus mal tomber. Ce n’est pas qu’il avait tort. Bien au contraire. Les Canadiens français n’avaient pas de mentalité conservatrice, mais un « excès d’esprit d’entreprise et d’aventure » (Harvey, 1979). On peut montrer qu’ils ont été extrêmement aventureux face à un environnement souvent hostile. De plus, l’enracinement communautaire, avec ses ponts vers le passé, ses institutions et ses symboles et tabous, loin d’être nécessairement un handicap, a souvent été une source importante de tonus économique et de capital social pour le Québec d’avant 1960. Finalement, dès la fin du XVIIIe siècle, il existe une maturité politique au Québec qui permet à la communauté québécoise de se donner accès à une conscience moderne tout en ne trahissant pas son terroir (Paquet et Wallot, 1973).

Selon l’argumentation de Garigue, partout l'éclatement des formes traditionnelles de vie par la modernité va s’accomplir sans nécessairement éliminer les liens sociaux plus anciens : les individus gardent un rapport à la communauté qui n’est souvent pas visible et qui n’est plus tout à fait traditionnel. Ces forces donnent naissance à une socialité particulière au Québec, et déjà dans le second tiers du XIXe siècle font germer une stratégie de développement économique décentralisée à l'américaine qui heurte de front la stratégie centralisée de développement favorisée par le Canada anglais (Paquet, 1980-1981). Mais il y aura, à peu près au même moment, le coup de théâtre de la Révolution tranquille qui va décerveler toute une génération et empêcher de penser la modernité au Québec autrement que par l'opération de cette césure. On a alors besoin de l’hypothèse DMHLFO pour gommer la lente progression de la modernité qui s'est accomplie de facto au Québec depuis le XVIIIe siècle, et pour se réfugier, tant dans le monde anglo-canadien que canadien-français, dans le confort de ce manichéisme de l’avant et de l’après 1960 (Paquet, 1999b). Ce coup d’état épistémologique va réussir, il faut le répéter, parce qu’il convient parfaitement aux deux parties en présence : les uns pour couver leur stratégie d'émancipation, les autres pour rationaliser la construction de remparts qui empêcheraient les Canadiens français et les Québécois de retomber dans leurs errements. Dans les deux cas, cependant, les représentations sont restées piégées par cette problématique exogène.

Voilà qui explique la persistance dans la mémoire collective de cette vue tordue de l’avant Révolution tranquille : la célébration de la Révolution tranquille a besoin pour que la ferveur soit au rendez-vous de se définir comme catharsis permettant de sortir de la langueur dans laquelle le Canada français était censément englué. Pour mesurer l’intensité de ce sentiment de ferveur qui perdure, on peut lire les actes du colloque qui a suivi la publication de mon livre sur la Révolution tranquille – qui reprenait certains thèmes de Garigue (Bulletin d’histoire politique, 8, 2-3, 2000 : 331-377). La critique de Garigue est consignée aux oubliettes dans la plus grande unanimité. C’est seulement quand on commence à débronzer le mythe de la Révolution tranquille, et à réviser les fondements friables sur lesquels ce mythe a été érigé, qu’on peut le dépoussiérer. Mais, comme le révisionnisme va être attisé au début surtout par les historiens, et que Garigue a peu travaillé à enrichir le dossier historique, il est trop souvent ignoré par les nouveaux historiens, qui ne le connaissent que peu ou pas, et qui reprennent certaines de ses positions sans toujours s’en rendre compte.

Politique familiale et option politique : un double et une fausse balle

Garigue va continuer d’être à contre-courant dans la décennie qui va suivre. Et il va le faire en pleine continuité avec ses assises des années 1950. Ses travaux sur les institutions traditionnelles comme la famille, et les racines importantes de l’individu dans la société civile, ont convaincu le personnaliste qu’il est de l’importance de ce capital social (comme on dira plus tard) dans la société moderne. Il va en déduire deux engagements politiques importants : d’abord un engagement dans la construction d’un équilibre entre la société civile et l’État dans la poursuite d’une qualité de vie, mot clé pour Garigue, qui réclame une place pour la famille au niveau méso-social ; ensuite dans le développement d’une argumentation pour définir ce que ce même engagement personnaliste, axé sur la qualité de vie, réclame comme structure politique de support communautaire, au plan plus macroscopique. Dans les deux cas, ce sont les mêmes principes qui guident ses choix.

Politique familiale

Garigue a été au bon endroit au bon moment au début des années 1960. Il avait commencé dans les années 1950 ses travaux d’anthropologue sur la vie familiale des Canadiens français et montré la valeur du capital social dans sa contestation des travaux à la Lower. Pour Garigue, l’importance de ces institutions traditionnelles n’est pas un empêchement à la modernité mais un complément (et même un support) aux institutions engendrées par la modernité. Ses travaux sur la famille, au moment où on se questionne sur sa pertinence et où l’intervention étatique entre en trombe dans la vie québécoise, vont être déterminants. Il va défendre avec vigueur l’importance du capital social (avant la lettre) et sa complémentarité avec l’action étatique, et convaincre le gouvernement Lesage de bien la prendre en compte. Sa présence à la présidence du Conseil supérieur de la famille dans les années 1960 et son intervention percutante dans l’annexe 16 du rapport de la Commission Castonguay-Nepveu sur les fondements d’une politique familiale vont avoir des effets importants tout au moins sur la façon dont la politique familiale va se déployer d’une manière étapiste au Québec. Garigue joue finement dans ce dossier. Certains diront que son rôle demeure cependant énigmatique parce que ses déclarations sont restées fort générales. Mais il a été toujours très pratique dans ses suggestions, audacieux aussi en acceptant de débattre des réseaux de parenté et du rôle conjugal, et il a été un agent de mobilisation, d’animation, d’agitation des groupes familiaux dans ces débats. Qui plus est, il réussira à ce faire sans aliéner complètement les progressistes comme Gérald Fortin – son collègue au sein de la Commission Castonguay-Nepveu.

Sa connaissance profonde du dossier lui permet de naviguer habilement dans ce monde en évolution rapide – défendant certaines valeurs premières mais sans avoir l’air d’être dépassé par les événements. Dans cette période d’évolution rapide des moeurs, il se hâte lentement et clairement, réussit à faire prendre en compte son intérêt central pour la qualité de vie construite autour d’une « théorie générale de la famille, d’une mise ensemble de tous les facteurs qui déterminent la croissance individuelle et collective des personnes » (Garigue, 1974, p. 253). Ce travail de construction d’une politique familiale a déjà toutes les caractéristiques de ce que Garigue décrira en 1992 comme une métastratégie : « non sous la forme unique d’une pratique professionnelle d’experts au service d’un gouvernement, mais comme le produit d’une réflexion collective » (Garigue, 1992, p. 14).

Option politique

De même que la survivance de la famille est un élément important pour la qualité de vie, la survivance nationale n’est pas moins importante pour Garigue. Il cherche donc, à partir des mêmes principes, à dégager dès 1963 un autre ordre d’organisation nationale étatique qui permettrait à la nation canadienne-française de survivre en s’épanouissant. Garigue part du « retard » du Canada français et cherche le facteur déterminant qui expliquerait « la continuité de la conjoncture défavorable » (Garigue, 1963, p. 11) qui donnerait la clé de ce « retard ». Son livre de 1963 est aventureux : l’auteur travaille au macroscope et cherche à brosser un tableau d’ensemble de l’évolution du Canada français. La fresque historique qu’il trace autour de la notion de survivance – les formes diverses des stratégies adoptées à divers moments, la primauté de l’autonomie culturelle et les formes d’affirmation et d’institutionnalisation de cette primauté, etc. – l’amène à identifier le phénomène de dépendance comme étant « la variable stratégique déterminante ».

Cette hypothèse de la dépendance comme variable centrale l’amène à placer le problème nettement dans la sphère politique, et à légitimer une série de voies de sorties de crise, y compris la séparation. En un temps où les positions étaient campées en noir et blanc, Garigue cherche quelle ingénierie de la gouverne politique pourrait réconcilier de façon efficace un certain nombre de contraintes géotechniques et socioculturelles par les voies du politique. Voilà qui l’amène à montrer les faiblesses du fédéralisme territorial tout autant que les dangers d’un repli indépendantiste. Dans ce travail de débroussaillage, il identifie le développement du nationalisme dans ses divers oripeaux comme l’aspect nominatif de la prise de conscience de l’autonomie culturelle, d’une appartenance, comme stratégie de survivance et comme indicateur de ses voies d’institutionnalisation. Les diverses formes de nationalisme (selon les appellations invoquées) deviennent des fabricateurs de mythes échappatoires : nostalgie d’un certain âge d’or à rescaper, mission providentielle, chemin de libération ou d’émancipation, etc. Ces mythifications ne sont pas innocentes et Garigue n’hésite pas à parler d’orientation mystificatrice et des divers efforts pour les démystifier. Il dénonce le jeu des redéfinitions comme un jeu des appellations qu’il faut dépasser en prenant conscience des conséquences de cette sélectivité des appellations pour en arriver « à l’analyse de l’intentionnel dans la création de nouvelles sociétés visant l’amélioration de la condition des francophones au Canada » (Garigue, 1963, p. 98).

Un texte de 1985 montre jusqu’à quel point Garigue, malgré sa déclaration statuant que ce qui importe c’est l’amélioration de la condition d’existence des Canadiens français, reste empêtré, englué, piégé par le contenu idéologique des « appellations » sans pouvoir formuler des vues précises sur la façon de faire pour transformer la réalité. Ce texte montre sa frustration évidente de ne pas avoir été bien compris en 1958 et 1963. Il réitère ses assertions de trublion de 1958 avec force, mais n’a plus l’impétuosité de l’éclaireur de 1963. Ses ruminations sur les rapports entre « appellations » en tant qu’idéogrammes et sur les idéologies et mythes définisseurs d’identité ne font pas avancer le débat sur le nouveau modèle de gouvernance devenu nécessaire. Il n’est pas clair s’il a perdu son « optimisme probabiliste » ou s’il est arrivé à un cul-de-sac dont il ne sait plus comment sortir.

Quant au choix que Garigue semble arrêter en faveur d’un fédéralisme renouvelé, il est fondé sur un raisonnement elliptique qui ne convainc que les convaincus. La raison principale pour laquelle l’essai de Garigue tourne court est qu’il aboutit véritablement à un cul-de-sac. Après avoir montré la centralité des notions d’autonomie culturelle, de survivance, et de dépendance, il doit conclure dans les dernières pages de son essai que, tel qu’il existe maintenant, « le fédéralisme canadien ne peut résoudre que des problèmes d’ordre secondaire » (Garigue, 1963, p. 158). Pour être à la hauteur du défi à relever, il faudrait se débarrasser du principe de représentation territoriale et « partir d’une représentation ‘nationale’ par groupe linguistique » et appliquer « ce fédéralisme bi-national à la totalité de la législation canadienne » (p. 171). Ce fédéralisme des communautés qui correspond aux valeurs fondamentales de Garigue et à son sens de la primauté de la société civile a une saveur à la André Laurendeau : comme lui, il cherche à assurer la représentation politique des communautés premières (Paquet, 2008, ch. 5). Mais s’il exprime « un optimisme probabiliste » quant à la possibilité qu’émerge ce nouveau fédéralisme bi-national, il ne dépasse pas le niveau du voeu pieux : rien dans son essai ne fait écho à ce qu’il faudrait faire pour contrer une incapacité toute britannique de nos institutions à reconnaître aux communautés un droit à être représentées comme telles (Tully, 1995).

Garigue laisse le lecteur complètement dépourvu alors même qu’il a suggéré qu’il faudrait mettre en place une technologie sociale de gouvernance pour instituer un fédéralisme capable d’accommoder une diversité culturelle profonde. Ce travail nécessiterait un recadrage fondamental de la notion de fédéralisme territorial qui est maintenant en vigueur (Paquet, 2005b, ch. 13) mais aussi – et c’est infiniment plus difficile – une refondation de la gouvernance du pays sur la base des communautés, une refondation difficile à accepter politiquement (ainsi qu’on l’a bien vu dans les débats autour de Meech et Charlottetown) parce qu’une reconnaissance des communautés primaires ne peut que se traduire par des régimes de gouvernance à souveraineté partagée. Le sermon de Garigue ignore ces questions de gouvernance. Alors que la politique familiale qu’il propose est à contre-courant, il la défendra avec succès à cause de sa connaissance intime du dossier et des entrées qu’il a auprès du pouvoir à Québec – où on est conscient au début des années 1960 de l’obligation de procéder prudemment – un élément que Garigue utilisera avec bonheur ; dans le cas de l’architecture politique du Canada français, le sujet est infiniment plus vaste, le pari plus risqué, et ce livre un peu bâclé de « sociologie trop emphatique en même temps que trop courte » (Lemieux, 1963, p. 244) va faire long feu.

Innovation et métastratégie : défis de gouvernance mal relevés

Garigue mettra du temps à développer une problématique capable de l’aider à mettre de l’ordre dans ces situations où le pouvoir, les ressources et l’information sont vastement distribués et la coordination efficace à construire. Cette nouvelle façon de voir ne viendra point de son examen des dossiers nationaux (où l’ombre de l’État l’empêche de bien voir l’occupation du sol), mais de ses expériences internationales dans un univers plus vaste où l’État n’est pas le magister ludi indisputé – où l’État mondial n’existe pas.

Politique scientifique

Dans la brochure en réponse au rapport du Comité Lamontagne sur la politique scientifique, ou dans le matériel pédagogique qu’il élabore sur cette question quelques années auparavant, Garigue (1967 et 1972) montre qu’il a bien compris l’importance de l’innovation dans le monde moderne, qu’il se rend compte que dans cet univers de la science et de la technologie personne n’est en charge, mais il est mal équipé pour préciser comment la coordination pourra s’effectuer. Englué par l’idéologie ambiante de l’État comme grand redresseur des bavures du marché, il va se laisser séduire par le concept guimauve de « système national d’innovation ».

Cette idée était en émergence dans les années 1950, mais elle deviendra centrale dans la mouvance de la discussion qui fait rage aux États-Unis, à l’OCDE, et dans d’autres forums internationaux autour du problème de la politique scientifique dans la première moitié des années 1960. Garigue va suivre de près ces développements et tenter d’en faire une intégration préliminaire dans ses notes pour ses étudiants en 1967. Il comprend bien à la fois la complexité du système national d’innovation et les coûts d’information et de transaction engendrés par l’organisation pyramidale et hiérarchique de ce système – une organisation qui inhibe la créativité (Garigue, 1967, p. 97). En fait il se questionne sur les relations horizontales et transversales qu’il faudrait aménager et qui semblent nécessaires pour que les sociétés basées sur la connaissance, l’innovation et la créativité fonctionnent au mieux. Mais il reste prisonnier de son époque qui célèbre la planification indicative même dans les milieux qui se méfient et rejettent l’État propulsif. Dans ce domaine fondamentalement complexe, Garigue insiste donc sur un rôle relativement important pour le gouvernement : pour créer un climat favorable à la recherche au développement, mais aussi pour impulser une orientation générale et stimuler un investissement accru dans la production de connaissances nouvelles parce que les effets de retombée positifs sur des tiers des efforts de R&D (effets externes) sont tellement importants que l’agent privé est entraîné à sous-investir systématiquement (Garigue, 1972, p. 2).

Garigue comprend la complexité du système mais ne voit pas comment la coordination nécessaire pourrait venir d’ailleurs que de l’État propulsif et de l’administration publique avec ses impératifs de haut en bas. Il sent pourtant que l’action gouvernementale pour corriger la myopie et la perspective restreinte des agents privés ne saurait suffire. La coordination requise d’acteurs les plus divers dans des chantiers en évolution constante réclame des structures très souples et une collaboration exhaussée de tous les milieux (Garigue, 1967). Le stato-centrisme semble être ici un pis-aller : Garigue se voit réduit à élaborer des stratégies qui, tout en reconnaissant la centralité de la communauté scientifique au sens large, accorde aux divers niveaux de gouvernements une importance déterminante dans l’orientation de l’entreprise scientifique. Il vit dans le monde du Grand G-gouvernement et a de la difficulté à imaginer que l’impulsion puisse venir d’ailleurs dans la production de ce bien public tellement complexe : il ne comprend pas ce que pourrait être le monde du petit-g gouvernance (Hubbard et Paquet, 2007).

À la décharge de Garigue, le Comité Lamontagne ne pourra pas aller plus loin lui non plus, et ce à cause des mêmes prisons mentales. Lamontagne est profondément keynésien et construira des recommandations dans le sens d’une planification indicative nécessaire. Garigue va commenter les propositions de Lamontagne et la sorte de machinerie gouvernementale nécessaire pour assurer la coordination qu’il juge essentielle. Dans les dernières pages de son commentaire de 1972, Garigue reconnaît cependant que le système fédéral rend le développement d’une politique scientifique plus complexe qu’il ne le voudrait. Il se tourne vers les recommandations du Conseil de l’Europe soulignant l’importance de la décentralisation et de la plus vaste participation de toutes les parties prenantes dans un multilogue ouvert (Garigue, 1972) mais sans aller plus loin que d’émettre le voeu que cela se réalise. Quel appareil de gouvernance va assurer ces résultats ? Sur ce point, Garigue est muet.

Métastratégie

Le recours au contexte international comme référence est toute naturelle pour Garigue qui participe activement aux travaux de nombreuses organisations internationales dans divers secteurs. Il serait surprenant qu’il ne soit pas devenu conscient qu’on est en train d’inventer à ce niveau de nouveaux modèles de gouverne en l’absence d’un État mondial. Il est amené à reconnaître que décentralisation, participation et ouverture sont les nouveaux axes à explorer dès 1972 dans son commentaire sur le rapport du Comité sénatorial de Maurice Lamontagne sur la politique scientifique. On est à ce moment là à l’orée d’une crise économique qui va remettre en question le keynésianisme, mais la foi planificatrice est encore forte. Au Canada et au Québec, commence une décennie d’enfer où bien des dogmes économiques keynésiens seront remis en question. On sent que dès 1972 Garigue le pressent. Mais ses propos restent bien elliptiques. Et puis il se tait à peu près complètement. Ce n’est que dans les années 1990 qu’il ambitionnera de théoriser le genre de problèmes de coordination efficace auxquels il est confronté : à partir d’une perspective planétaire, dans un univers où la béquille étatique ne peut pas servir puisqu’elle n’existe pas, il doit travailler dans un monde où personne n’est en charge, où il faut faire sans le gouvernement – comment y penser la coordination ?

Le livre de 1992 de Garigue constitue cet effort de théorisation autour de la notion de métastratégie. L’expression n’est pas heureuse, et l’argumentation qui la développe est confuse. Mais à sa décharge encore, il faut reconnaître que, plus de 15 ans après, on n’a toujours pas de théorie de la gouvernance qui fasse l’unanimité, et que la notion même reste fortement contestée. La notion de métastratégie sera pour Garigue une sorte de prototype primaire fort imparfait de la notion de gouvernance – imparfait parce que très abstrait mais surtout parce que mal débarbouillé de certains éléments de fixité en terrain ferme qui sont au coeur de la notion de stratégie (empruntée au monde de la guerre où un agent ou groupe est censément en charge) alors même qu’il s’aventure sur des terrains globaux où personne n’est en charge. La métastratégie devient une procédure conceptuelle pour Garigue : « la recherche d’une validité opérationnelle fondée sur une cohérence novatrice implique toujours l’examen des intentions et des concepts utilisés dans l’élaboration d’une synthèse prospective réalisable, démarche qui nécessite l’utilisation d’une épistémologie et d’une méthodologie susceptible de construire un référentiel adapté au type de problèmes posés par les mutations actuelles » (Garigue, 1992, p. 58-59). On voit le niveau de langage auquel Garigue opère !

Le langage utilisé est abstrus, mais l’intention est claire : la métastratégie vise à faciliter l’innovation ou l’harmonisation entre le savoir, les aspirations collectives et l’action. Comme l’explique assez péniblement Garigue, on n’est plus dans le domaine des sciences expérimentales avec leurs tests d’hypothèse, mais – dans mes mots – dans une activité de design, de construction d’un monde qui n’existe pas encore. Garigue est ici tiraillé entre deux perspectives.

D’une part, il est tenté par une cosmologie à la Teilhard de Chardin – version élaborée de son théorème complexité-conscience – qui ferait qu’à proportion que la complexité du système s’accroît, l’« optimisme probabiliste » de Garigue l’amène à suggérer qu’il y aura savoir augmenté, conscience accrue, émergence d’un référentiel syncrétique, et collaboration plus grande (Garigue, 1992). Ce phénomène d’auto-organisation par lequel les divers référentiels des différents groupes se synthétisent d’une manière efficace reste mystérieux, mais c’est un sentiment qui habite le livre de Garigue. D’autre part, Garigue note que la métastratégie « fait percevoir l’existence d’une structuration des référentiels » (p. 64) mais il n’est pas explicite quant au processus qui en assure l’émergence. Il n’est jamais clair si le référentiel des référentiels existe toujours et automatiquement et que le problème est simplement de l’identifier, ou s’il faut travailler à le construire à partir des différents référentiels des acteurs et groupes. Dans ce dernier cas, on est davantage près de la problématique de Schön et Rein (1994).

Quelle que soit la préférence de Garigue, il ne le dit pas clairement et laisse le lecteur sur sa faim. À lire entre les lignes, on peut toutefois détecter qu’une intervention est nécessaire tout au moins pour qu’on puisse percevoir ce référentiel des référentiels. Voilà qui réclame un examen des mécanismes qui permettent à ce référentiel d’émerger. Schön et Rein insistent sur la nécessité de travailler dans des sites circonscrits pour que l’opération réussisse, et que, par apprentissage collectif à partir d’expériences, on puisse en arriver à une réconciliation efficace des cadres de référence.

Au coeur de ce processus d’apprentissage on trouve la transduction. Transduction est le mot utilisé par Henri Lefebvre pour cette opération intellectuelle qui diffère de l’induction et de la déduction, et qui « élabore et construit un objet théorique, un objet possible et cela à partir d’informations portant sur la réalité ainsi que d’une problématique posée par cette réalité. La transduction suppose un feedback incessant entre le cadre conceptuel utilisé et les observations empiriques... Elle introduit la rigueur dans l’invention et la connaissance dans l’utopie » (Lefebvre, 1968, p. 121). Au lieu des activités scientifiques usuelles qui testent des hypothèses, il s’agit d’une forme de raisonnement qui appelle un feedback permanent entre la formulation du problème et l’analyse à partir d’un point de départ expérimentalement mis de l’avant. Ce protocole est alimenté par l’utopie expérimentale : « l’exploration du possible humain avec l’aide de l’image et de l’imaginaire, accompagnée d’une incessante critique et d’une incessante référence à la problématique donnée dans le réel » (Lefebvre, 1961, p. 192). Et Lefebvre de poursuivre : « l’utopie expérimentale déborde l’usage habituel de l’hypothèse dans les sciences sociales » (p. 192). Cette méthode vise à inventer de nouvelles formes, mais de nouvelles formes concrètes : elle se déploie en tant que variations autour du thème défini par la réalité. Voilà qui est très proche de ce que John Dewey nomme the method of experimental intelligence (Dewey, 1935). Garigue n’utilise pas ce langage. Il s’en crée un à lui qui ne rend pas facile l’entendement de ce qu’il propose. Mais il est clair qu’il se débat en 1992 avec un problème de coordination à un moment où il n’y a pas de science de la coordination pour lui fournir un vocabulaire adéquat. Voilà qui explique que ce livre de 1992, disponible à la bibliothèque de mon université depuis 1993, n’avait été emprunté qu’une seule fois depuis son achat quand je l’ai emprunté à l’été 2008.

À propos du trublion et de l’éclaireur

Il n’est pas facile de critiquer avec équanimité l’oeuvre de Garigue après une esquisse aussi courte et limitée de ses travaux. Mais pour lancer le débat, on me permettra donc de travailler à la hache et de suggérer dans le désordre une série de considérations qui viennent à l’esprit après une relecture de certains de ses travaux.

D’abord, Garigue est un trublion avéré. Il a clairement remis en question les travaux de la gent sociologiste et historienne dans les années 1950, avec verve et panache, sans faire de quartier, et il est certain qu’il a laissé ses opposants mal en point. Il l’a fait avec arrogance et par esprit de provocation, et on ne le lui a pas pardonné. C’est pourtant un échange qui a nettoyé le terrain et qui a forcé ses opposants à se défendre bien davantage par l’invective que par des propos qui auraient rassuré sur la robustesse des positions traditionnelles. Ensuite, Garigue a fait un travail remarquable de prudentia au niveau de la politique familiale. Bien enracinées dans une recherche sérieuse, ses propositions ont non seulement endigué l’étatisme délirant dans ce dossier, mais ont réussi, au moins temporairement, à fonder une politique familiale qui a été construite de bas en haut avec la collaboration du milieu. Quand Garigue s’est aventuré hors de ces zones de sa compétence, il a produit des travaux éclairants par moment et des hypothèses neuves. Mais guidé par le bon sens et l’intuition, il n’a pas réussi à produire des travaux déterminants. Il en est resté au commentaire intelligent et aux hypothèses intéressantes sans plus dans son travail sur l’option politique du Canada français, et à des banalités sur la politique scientifique.

Pourtant son instinct lui a fait mettre le doigt sur des problèmes de fond, et lui inspire des approches tâtonnantes et maladroites qui, avec le recul du temps, paraissent de bon aloi. Il a compris dans ces dossiers complexes l’inadéquation des méthodes expérimentales des sciences physiques face aux problèmes des socioéconomies. Il a vite douté des approches centralisatrices et autocratiques, mais c’est surtout à cause de son personnalisme. Il a senti dans les années 1960 et 1970 l’importance des défis de fragmentation et de coordination. Mais il n’avait pas l’outillage mental pour résoudre ces problèmes : il les a donc simplement soulevés et a quitté le terrain sans donner beaucoup de réponses sinon à saveur étatiste. Il était victime de son temps. Le livre de 1992 demeure très opaque et finalement indécidable : la pensée y est elliptique, le vocabulaire difficile, et le mode d’emploi n’est pas au rendez-vous. Mais Garigue y circonscrit un territoire important même s’il le fait avec maladresse. Il n’arrive pas à bien nommer les choses : c’est là une faiblesse majeure.

Mais pour qui le lit maintenant, il est difficile de ne pas être charitable, quand on sait que sociologues, politologues et historiens de la dernière mouture semblent encore incapables de concevoir cette problématique de gouvernance avec laquelle Garigue se débattait. C’est une problématique qui est occultée, exorcisée, niée. Ce mal touche la grande majorité et constitue une prison mentale de la plus grande toxicité. On insiste pour s’imposer le postulat que dans nos organisations quelqu’un est en charge (le plus souvent l’État), et que son leadership guide les politiques et les stratégies, alors que le pouvoir, les ressources et l’information sont dans les faits vastement distribués, que personne n’est en charge, et que la notion de leadership est un concept guimauve (Paquet, 2008b). Garigue avait l’avantage de se poser la bonne question, de s’attaquer au vrai problème. Pour bien des universitaires d’aujourd’hui, « y’en n’a pas de problème ! »

Il est malheureux que le marché des idées soit aussi imparfait. Au moment où Garigue travaillait à son ouvrage de 1992, la littérature sur la gouvernance était en train d’exploser. S’il y avait été exposé, il aurait su quoi en faire. Mal outillé, il s’attaquait à un problème trop gros pour lui. C’est une tragédie qui touche bien des scientifiques quand ils sont confrontés à des Himalayas au-dessus de leurs forces (Medawar, 1967). Traduire le problème de Garigue dans le vocabulaire de la gouvernance me semble un défi intéressant. Il a trouvé les bonnes questions. Il mérite qu’on continue de chercher après lui, avec lui, des réponses utiles.

Il n’est peut-être pas trop tôt pour se demander comment Garigue va se classer au tableau d’honneur des spécialistes de sciences humaines de sa génération au Canada français quand la poussière sera retombée. Les grands ténors de cette époque sont presque tous décédés maintenant. Tous ont eu leurs thuriféraires et leurs vicaires, certains ont acquis des disciples, d’autres se sont eux-mêmes définis comme incontournables – des totems qu’on n’aurait pas le droit d’égratigner. Tous ces chercheurs ont ajouté un brin à l’édifice de nos savoirs, mais la plupart ont été aussi de grands simplificateurs, et leurs travaux devront être décantés parce que tout n’y est pas de grand cru. Les enfants et disciples des poseurs seront alors déçus ; les enfants et disciples de ceux qui, comme Albert Faucher, disaient simplement « on a ouvert des trails » vont être ravis de voir que leur aïeul ou leur maître a contribué à faire reculer notre ignorance un tant soit peu. Dans ce bestiaire, le Garigue de la première période va continuer d’être conspué jusqu’à ce que le travail révisionniste en histoire et en sociologie ait voué aux oubliettes ou aux musées les visions dichotomistes en vogue dans les années 1950. On en arrivera alors à dire de son travail de démolition que c’était la réaffirmation du simple bon sens. Peut-être se souviendra-t-on du courage qu’il a fallu pour s’attaquer à la sagesse conventionnelle ?

En histoire administrative du Québec, il faut espérer qu’il y aura quelques paragraphes à propos de son travail en politique familiale, mais ces choses sont vite oubliées dans une société amnésique comme la nôtre. Qui se souvient de Daniel Johnson père qui, paradoxalement, en décidant de continuer à financer l’école privée a contribué à sauver l’école publique de la perdition ? Dans les manuels de l’an 2050, il faut espérer qu’on se souviendra au moins de son rôle de trublion, et qu’on rappellera que le premier, dans les années 1950, il a commencé à remettre en question certains mythes à propos du Canada français, et qu’il a aidé à mettre un peu de bon sens dans l’architecture de notre politique familiale. C’est beaucoup.

Ce qui ne sera pas dit, et c’est malheureux, c’est l’importance de son travail d’éclaireur, de prospecteur, de tâtonnement sur le chemin de la gouvernance. Il avait compris intuitivement en 1990 (en bon anthropologue qu’il était) ce que toute une cohorte de spécialistes de sciences humaines n’ont pas encore compris aujourd’hui – la centralité de la gouvernance et le fait que, épistémologiquement, celle-ci réclame des approches inédites (Romme, 2003). C’est beaucoup aussi.Gilles Paquet est professeur émérite à l’École Telfer de l’Université d’Ottawa, et associé au Centre d’études en gouvernance de la même institution. Il est le rédacteur en chef de www.optimumonline.ca – une revue spécialisée en gouvernance et gestion publique – depuis 1994, et attaché au cabinet de consultation INVENIRE. Voir son site web www.gouvernance.ca.