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Il s’agit d’une étude de belle envergure de trois oeuvres majeures de différents âges de la poésie québécoise. Présenté à l’origine comme thèse de doctorat, L’École du regard vient combler une lacune de l’histoire et des théories littéraires en proposant d’analyser la relation entre la poésie québécoise et la peinture, et notamment la façon dont la peinture a enseigné aux poètes à voir. Clairement découpé en trois parties gravitant chacune autour d’un des poètes étudiés, l’ouvrage fait le point sur le renouveau du paysage canadien par certains peintres dans les années 1920-1930, années marquées par La Relève en littérature. S’ensuit la période consacrée à l’émergence des avant-gardes picturale et littéraire allant de Refus global (1948) aux années 1960 ; enfin, les diverses esthétiques contemporaines ont en partage la volonté de rompre avec l’exigence de rupture que présupposent les pratiques avant-gardistes.

Si, depuis le début des années 1980, on ne cesse de redécouvrir la prégnance de l’oeuvre de Saint-Denys Garneau poète, aucune étude d’envergure ne s’était encore attachée au plan pictural, pourtant tout aussi important, de son oeuvre. Boisclair montre ainsi à quel point fut décisif le dialogue entre poésie et peinture dans l’élaboration de la modernité au Québec, dialogue dont l’oeuvre de Garneau est exemplaire. En convoquant ses poèmes, mais aussi maints fragments du Journal, l’auteur montre en quoi l’interaction entre les deux arts est pensée comme un apprentissage du regard jetant un pont entre les domaines du sensible et de l’intelligible. C’est en cette perfectibilité du regard que Boisclair perçoit la dimension véritablement moderne du projet garnélien qui s’est arrêté au seuil de l’art non figuratif, Garneau conservant une certaine nostalgie d’une élite artistique éclairée et d’un certain classicisme de la beauté.

La radicalisation du regard s’effectue avec la génération de Roland Giguère qui s’efforce de donner à voir. Miror, personnage qui hante Giguère pendant plusieurs années, illustre le passage de la transparence des débuts à la difficulté de figurer le monde. Tout comme Garneau, Giguère pratique les deux arts en question, allant invariablement du poème à la peinture, mais il n’élabore à aucun moment un système esthétique fondé sur des références théoriques. Les références de Giguère sont avant tout des poètes ou des peintres, bref des praticiens, des artisans – au sens pongien – qui se collettent à la matérialité de la peinture et (ou) de l’écriture. Des rapprochements sont ainsi effectués avec l’oeuvre de Ponge, et plus encore de Michaux. Boisclair consacre également de très belles pages à l’habitation du paysage et aux couleurs, notamment le noir. Si Robert Melançon n’est pas peintre, sa poésie et ses réflexions théoriques sont indissociables de la peinture. Boisclair insiste sur le dialogue instauré avec les oeuvres de Mario Merola, mais aussi avec des oeuvres fort diverses appartenant à l’histoire de la peinture, remarquant que Melançon est l’un des rares poètes québécois – si ce n’est le seul – à écrire à partir d’oeuvres autres que celles de ses contemporains immédiats. Contrairement à celles de Garneau et Giguère, l’oeuvre de Melançon ne s’inscrit pas dans un mouvement esthétique qu’elle essaierait de promouvoir, mais s’essaie patiemment à faire voir par un travail sur la description.

L’un des mérites les plus appréciables de l’ouvrage est qu’il n’offre pas seulement une étude approfondie de ces trois oeuvres. Conformément aux exigences du genre, Antoine Boisclair s’attache à souligner les lignes de convergence et de divergence des trois poètes, mais il complète son étude par quelques chapitres plus brefs entourant les études monographiques qui situent les oeuvres des poètes étudiés dans leur contexte historique, littéraire et artistique. L’ouvrage compte ainsi des mises au point sur l’École de Montréal, Gilles Hénault, Claude Gauvreau, les esthétiques formalistes ou encore Robert Marteau, Fernand Ouellette ou Jacques Brault. Conjuguées les unes aux autres, elles offrent un panorama saisissant de la problématique du regard à l’échelle de la poésie québécoise du XXe siècle. Une belle envergure de réflexion alliée à la finesse de l’analyse font de L’École du regard un ouvrage dont la densité de propos est sous-tendue par un nombre considérable de références bibliographiques. Il s’agit incontestablement d’une contribution importante à l’histoire littéraire et artistique québécoise.