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Le champ que l’on m’a demandé de baliser à l’occasion du 50e anniversaire de la revue Recherches sociographiques est celui de la démocratie et du politique au Québec. J’aurais donc pu orienter mon intervention autour de questions d’actualité politique. Je pense notamment à la question de la réforme électorale, thème éminemment politique et démocratique et qui est l’objet d’amples discussions au cours des récentes années. Cette question de la réforme des institutions démocratiques renvoie d’ailleurs à la crise des institutions de la démocratie représentative (crise des partis politiques, des parlements, déclin de la participation électorale) et, à sa contrepartie, l’affirmation d’une démocratie directe, participative, de proximité… bref une démocratie qui serait plus respectueuse de la diversité de nos sociétés. La plupart des tenants d’une réforme électorale, et ils sont nombreux, plaident aujourd’hui en faveur d’une démocratie plus populaire, justement pour qu’un nouveau mode de scrutin produise une correspondance plus étroite entre la pluralité sociale et les institutions du politique.

Une telle discussion sur la crise des institutions de la représentation aurait ainsi placé mon intervention au diapason de la plupart des questionnements au sein des autres démocraties qui, elles aussi, comme au Québec, font face aujourd’hui au déclin des institutions représentatives et à l’affirmation de ce que Pierre Rosanvallon (2006) a appelé une contre-démocratie : une démocratie de la défiance, de la surveillance, du contrôle. La démocratie actuelle s’affirmant moins sous son volet instituant – l’agencement d’une puissance souveraine, le pouvoir de se gouverner soi-même et les mécanismes pour arriver à construire cette puissance –, que sous celui de la défiance – se prémunir des abus du pouvoir politique, particulièrement ceux émanant de la majorité, ou encore de contrôler, par le bas, le pouvoir institué.

Je reviendrai sur ces questions – démocratie de la défiance, démocratie instituante – en conclusion car elles sont étroitement associées, ou plutôt inversement associées, aux propos dont le présent texte traitera.

En fait, quand j’ai songé au contenu d’une communication qui devait porter sur démocratie et politique au Québec, je n’ai pas immédiatement pensé à inscrire ma réflexion sous le thème de la crise de la représentation. C’est plutôt le rapport entre démocratie et nationalisme qui est venu spontanément à mon esprit, c’est ce rapport qui m’a semblé le mieux capable d’appréhender, sur le long terme, la singulière question politique du Québec. Cela n’est pas dû à une excessive volonté de singulariser le parcours historique du Québec. Un manque d’esprit de grandeur, une sorte d’obsession propre aux intellectuels des petites sociétés qui nous rendrait incapables de nous voir autrement que dans notre miroir, incapables de nous mirer à l’aune du grand monde et donc d’harmoniser notre questionnement à celui des autres sociétés. Ou, peut-être que si après tout, car le fait de regarder le monde à partir de l’autre bout de la lorgnette, celui de la petite société, rend visibles des choses rendues invisibles par la hauteur à laquelle les sciences humaines, largement façonnées par les intellectuels des grandes sociétés, les appréhendent habituellement. Ainsi, ce qui paraît singulier à première vue, l’intrication du nationalisme et de la démocratie, est une réalité qui s’impose historiquement à l’échelle de l’histoire de la démocratie occidentale. Cette réalité est simplement plus visible au sein des petites sociétés[1].

Démocratie et nationalisme

En empruntant l’expression que Weber (1964, p. 107) avait lui-même empruntée à Goethe, je rappelle au départ pourquoi démocratie et nationalisme sont en « affinités électives ». Comment, autrement dit, ils sont comme deux électrons que rien ne prédispose à se rencontrer, et qui sont même plutôt prédisposés à s’opposer ? Comment ils se rencontrent néanmoins et forment finalement un couple dont la complémentarité des contraires nous apparaît après coup évidente ? C’était le fait, disait Weber du protestantisme et du capitalisme. C’est vrai aussi de la nation et de la démocratie dans la modernité.

On l’a rappelé souvent. La nation n’est pas une catégorie de la philosophie politique des Lumières, celle qui a formulé la prime version de la démocratie libérale moderne. Elle n’existe ni chez Hobbes, ni chez Locke, ni chez Rousseau. Au contraire, pourrait-on dire, la philosophie des Lumières vise à décrocher l’humanité de ses pesanteurs sociales, de son ancrage historique, de l’obscurantisme des traditions : son horizon c’est « l’universalité civilisationnelle ». Qui plus est, le projet civilisationnel moderne est a-social, c’est-à-dire qu’il ne repose sur aucun contenu normatif, aucune universalité culturelle, à la différence des autres projets civilisationnels connus jusqu’alors (les civilisations chrétienne, islamique, hindouiste, par exemple). Le projet moderne repose, pour la sphère de la technique sur la rationalité scientifique, pour l’espace économique sur la main invisible du marché et pour l’univers politique sur la logique des droits. Ni la science, ni le marché, ni les droits ne sont, à proprement parler, des réalités culturelles, voire nationales, ils visent justement à s’autonomiser par rapport à des réalités culturelles telle la société[2].

Et pourtant, rappellera-t-on, la nation est partout dans la modernité. Elle s’est étroitement associée à la démocratie. Tellement d’ailleurs que, s’il a existé des nations non démocratiques, toutes les démocraties modernes, elles, furent nationales (je veux dire par là, pas d’Empire démocratique, pas de cités démocratiques au sein de régime autoritaire, la démocratie moderne fut nationale ou ne fut point, voir : Manent, 2001). Ce mariage entre nation et démocratie n’était pas prévu à la naissance de la démocratie moderne. Ni la Glorieuse révolution anglaise (1688), ni la Révolution américaine (1776), ni la Révolution française (1789) furent des révolutions nationalistes, elles ne se faisaient pas au nom d’un principe du droit des nations à disposer d’elles-mêmes ; elles étaient tout simplement démocratiques en visant à libérer les individus citoyens du joug du pouvoir oligarchique.

Les choses changent au tournant du 19e siècle. On entre alors dans le siècle des nationalités (Hobsbawm, 1992). Nation et démocratie s’élisent mutuellement. Dès lors, c’est au nom de la nation qu’en cascade les peuples exigent la démocratie. Même les démocraties qui s’étaient constituées en abysse de la nation – la France, les États-Unis notamment – découvrent soudainement que le peuple qui vient d’acquérir sa souveraineté est un peuple national, voire même que la démocratie aurait des racines nationales, elle serait le résultat d’une histoire nationale. C’est ce que des historiens, comme Michelet en France, Bancroft aux États-Unis, dans les premières grandes histoires nationales, s’efforceront de démontrer au début du 19e siècle : le projet civilisationnel moderne s’est lové dans un lieu, l’identité nationale. La nation est ainsi perçue comme le véhicule du progrès civilisationnel moderne dont la démocratie est le pendant politique.

Pourquoi ce lien ? Pourquoi la démocratie a-t-elle eu besoin d’un tel véhicule ? La réponse est relativement simple. Habermas (1999, p. 96-103) la formule ainsi : la nation a donné à la démocratie la dimension substantielle que la république procédurale ne lui procurait pas, elle a donné « une réponse convaincante à un défi historique : trouver un équivalent fonctionnel aux formes d’intégration sociale, en voie de dissolution des débuts de la modernité ». Marcel Gauchet va dans le même sens lorsqu’il rappelle que le caractère a-social du projet de civilisation moderne a contraint la civilisation à s’encastrer dans un lieu culturel. « La civilisation suppose l’élaboration d’une culture au travers de laquelle elle prend sens historiquement et socialement pour les acteurs » (Gauchet, 2005, p. 489). La nation a été la communauté qui a permis à la modernité de s’incorporer dans un sujet historique.

La nation devint ainsi le vecteur culturel et historique du projet civilisationnel de la modernité. C’est pourquoi la modernité s’est toujours déclinée selon des variantes contextualisées. Il ne saurait en être autrement : nous sommes des êtres de culture et comme la civilisation moderne est a-culturelle, elle doit pour fonctionner s’arrimer à un univers culturel. Mais pas n’importe lequel. Il lui faut un univers culturel qui tout en ayant une dimension substantielle soit en même temps ouvert à l’universel. Ce que n’étaient pas les groupements traditionnels, tels le clan, la famille, l’ethnie, le village. Ce qu’est la nation, une réalité d’ordre historique et culturel, mais réflexive, capable d’intégrer et donc de donner sens à la mécanique moderne. C’est comme combinaison de singularité et d’universalité que la nation s’est avérée être une communauté particulièrement bien adaptée aux exigences de la civilisation moderne.

Toutes les démocraties se sont ainsi coulées dans un récit national. Tellement d’ailleurs, que pour les grandes sociétés, l’histoire nationale se confondra la plupart du temps à l’histoire de la civilisation moderne dont la démocratie est le pendant politique. Elles s’y sont donc coulées jusqu’à s’y perdre, du moins jusqu’à recouvrir, presque à faire disparaître, le vecteur national qui portait le projet démocratique. Je veux dire par là qu’en raison de la position dominante qu’occupaient ces sociétés et leurs élites dans la modernité, des sociétés comme l’Angleterre, la France, les États-Unis, pourront présenter leur histoire « nationale » comme celle du progrès, un point c’est tout, leur réalité « nationale » comme celle de la modernité, tout court, leur révolution « nationale » comme, la révolution moderne. Autrement dit, et pour anticiper sur ce que nous dirons, parlez de la Révolution française ou de la Révolution américaine, vous êtes dans l’universel, parlez des rébellions au Bas-Canada en 1837-1838, vous êtes dans le particulier.

Toutes les sociétés ont d’une certaine façon nationalisé la démocratie, mais tous n’ont pas eu à le démontrer. Nous sommes ici face à l’élément central qui distingue les « grandes » sociétés des « petites ». Les grandes sociétés n’ont pas à se justifier par rapport au progrès de la civilisation, à la démocratie, elles l’incarnent. Les petites sociétés doivent se justifier, leur combat est soupçonné d’arrière-garde (Finkielkraut, 1999). « Comment peut-on être Persan », se demandait déjà Montesquieu ? En raison de leur petitesse (essentiellement le fait qu’elles ne définissent pas la norme), le mariage toujours difficile, parfois conflictuel, entre culture et civilisation, entre nation et démocratie, est, chez les petites sociétés, rendu plus visible. Et cela par l’injonction des « grands » qui exigent que les « petits » démontrent en quoi leur combat est démocratique, tout comme par la propre intériorisation des petits qui dans leur « désir d’être grands » en viennent à prendre la particularité du grand pour l’universel (voir Thériault, 2005).

Démocratie et nation au Québec

C’est dans ce cadre que j’aimerais maintenant parler de la démocratie et de la nation au Québec. Il s’agit, on l’aura compris, de l’application à la situation du Québec d’une règle générale, soit « l’affinité élective » entre démocratie moderne et nation. Une règle générale rendue plus saillante au Québec en raison de la petitesse de la société qui fait de ce lien, moins un fait établi qu’une question (La question du Québec, comme disait Marcel Rioux) ; la nation, moins une donnée qu’un projet. C’est pourquoi ceux qui souhaitent que nous en finissions une fois pour toutes avec la question nationale (« Ah qu’ils cessent, qu’ils parlent d’autres choses », entendait déjà dire autour de lui, dans les années cinquante, Laurendeau, 1970, p. 31), se trompent. Le Québec, c’est la question du Québec, la question à jamais irrésolue du rapport entre démocratie et nation.

Pour étayer ce lien qui résume le mieux, à mon avis, le cheminement de la démocratie et du politique au Québec sur près de deux siècles je me restreindrai à deux moments : 1) celui de l’émergence de la dynamique nation et démocratie dans le premier mitan du 19e siècle et, 2) celui de l’essor et de la routinisation du souverainisme dans le deuxième mitan du 20e siècle.

Émergence de la dynamique nation et démocratie au Québec

Tout a commencé, ici comme ailleurs, avec l’octroi d’une Chambre d’assemblée représentative (l’Acte constitutionnel de 1791), l’acte de naissance institutionnelle d’une démocratie moderne. Dès lors s’est posée la question du peuple. Qui est ce peuple à qui on a donné des droits à être représenté ? Est-ce le peuple « canadien » comme le proclamera le Parti des patriotes, est-ce le peuple « anglais », dont la langue et la civilisation sont appelées à devenir l’avenir de ce continent, comme le disait le parti des Anglais et comme le résumera Durham dans son célèbre rapport ?

Ce dernier interpelle directement les Canadiens français à partir du principe de la petite société. Il sera d’ailleurs l’un des premiers à utiliser ce vocable, « Canadiens français », jusqu’alors réservé à un usage péjoratif par les « Anglais » pour signifier le caractère un-british, incivilisable, des Canadiens[4]. « On ne peut guère concevoir de nationalité plus dépourvue de tout ce qui peut vivifier et élever un peuple que celle des descendants des Français dans le Bas-Canada du fait qu’ils ont conservé leurs langues et leurs coutumes particulières » (Durham, 1990, p. 237). Peuple sans histoire, c’est-à-dire sans capacité d’être moderne, formant des individus insolubles dans la démocratie. Autrement dit, votre nationalité en elle-même est inapte à l’universalisme de la civilisation moderne. François Xavier Garneau (1852, p. 317) dans les conclusions à son Histoire du Canada, lui donnera en grande partie raison. Les « Canadiens » dit-il, comme ils l’ont appris des évènements de 1837-1838, ne peuvent aspirer aux grands combats de la modernité : « C’est aux grands peuples à essayer les grandes théories ».

Je rappelle cette injonction et sa réponse, qui sont fort connues, car elles m’apparaissent symptomatiques de la manière dont nation et démocratie se sont conjuguées et se conjuguent encore au Québec. Un lien qui s’impose, une affinité élective, mais qui laisse entrevoir les incompatibilités antérieures des deux prétendants. C’est que, comme je l’ai dit plus haut, la démocratie procède de la civilisation moderne, elle est une « dissociété », elle ramène l’humanité à son unité première, l’individu ; la nation, au contraire, s’abreuve à la culture, recrée du sens, fait société. Deux prétendants qui ont des visées intentionnelles opposées. Leur rencontre toutefois réunit ce que la démocratie désunit. Processus caractéristique de la modernité, modernité assise, d’autres avant moi l’ont dit, sur une déchirure entre rationalité et subjectivité (Touraine, 1992), entre système et monde vécu (Habermas, 1987), entre transcendance et immanence (Dumont, 1994). Mais une telle déchirure est comme à ciel ouvert dans la question du Québec, une blessure non cicatrisée.

C’est pourquoi une longue liste de nos intellectuels ont opposé nation et démocratie, un peu comme si le difficile alliage entre ces deux éléments était toujours à recommencer. L’échec des rébellions de 1837-1838 est immédiatement interprété comme l’impossibilité d’un tel mariage. Durham l’affirme explicitement, la démocratie devra attendre la mort par assimilation de la nationalité canadienne-française. Si tel est le cas, Louis Joseph Papineau et les rouges sont dès lors prêts à nier leur nationalité pour rejoindre la grande république démocratique (l’annexionnisme). Étienne Parent, au contraire, un peu à la manière de François Xavier Garneau cité plus haut, exhorte ses concitoyens à délaisser la politique pour s’investir dans les puissances sociales de la nationalité. Le démocratisme, insistera Groulx, est dangereux pour la nationalité, un jour, ironise-t-il, quelqu’un aura cette incongruité de demander à la nation de voter sur son existence. Pierre Elliott Trudeau dira que les Canadiens français n’ont jamais voulu la démocratie y préférant leur nationalité, Marcel Rioux rétorquera que c’est parce qu’ils pratiquent une démocratie communautaire réfractaire à l’individualisme libéral[5].

Essor et déclin du souverainisme

Le souverainisme, au mitan du 20e siècle, a cru pouvoir sortir de cette béance qui rendait plus visible qu’ailleurs l’attraction-répulsion de la démocratie et de la nation (l’affinité élective est toujours paradoxale). Le souverainisme avait cru s’en sortir en accolant irrémédiablement à la nation-culture une proposition politique. Nation et démocratie seraient ainsi soudées sous l’égide de la communauté politique québécoise. Mais l’histoire encore une fois a rappelé aux Franco-Québécois que les petites sociétés sont fragiles, condamnées à l’indécision face à l’avenir, empêchées d’accéder à la plénitude politique, interdites d’atteindre la quiétude des grandes sociétés qui peuvent subsumer la nation dans la démocratie ou inversement.

Je rappelle le double échec référendaire qui pèse d’un poids lourd sur le rêve d’une génération d’en finir avec cette déchirure visible entre nation et démocratie. Comme Fernand Dumont le disait dans ses mémoires, si la communauté politique souhaitée n’est pas advenue (il aurait pu tout aussi bien dire, « si le Québec n’a pu subsumer sa proposition culturelle dans une nation civique »), c’est en grande partie parce que le projet souverainiste n’a pu convaincre les autres (anglophones, autochtones, allophones) ; il est resté porté par les héritiers des vieux parlants français, en premier lieu les fils et les filles des Canadiens français (Dumont, 1997, p. 239 et suivantes).

C’est une première raison de l’inaccomplissement du rêve des années soixante, une première source de la désillusion souverainiste. « Nous » avons bien pu affirmer très fort que nous étions transformés de nation canadienne-française à nation québécoise, affirmer le caractère irréductiblement civique de cette nouvelle référence, personne au sein de cette « nouvelle » communauté politique, à part Nous, « Franco-Québécois d’origine canadienne-française », n’a réellement adhéré à cette aspiration. Ainsi vont les petites sociétés, elles suscitent l’indifférence autour d’elles ; leur prétention à l’universalité reste non crédible pour ceux et celles non socialisés aux accents de la nation.

Il y a toutefois un paradoxe encore plus fondamental. Et cette deuxième désillusion, à la différence de celle à laquelle je viens de faire référence, n’est pas liée à l’indifférence de l’autre, elle est une indifférence qui surgit des Franco-Québécois eux-mêmes en raison de leur adhésion enthousiaste à la culture de l’hyper-modernité. Le projet souverainiste, qui procède de l’intention nationale en voulant donner corps, substance, profondeur historique, à la communauté démocratique moderne advient, au Québec, en même temps que s’est déployé partout en Occident un profond mouvement de dilution des appartenances communautaires, de rejet des ancrages historiques, d’engagement massif dans l’hédonisme et l’individualisme postmoderne[6]. L’une aurait pu compenser l’autre : c’est-à-dire la perte de nos « solidarités traditionnelles » aurait pu être remplacée par des « solidarités politiques », plus réflexives, telle celle de la nation moderne (c’était bien cela le projet).

Mais voilà que sans y faire attention la nouvelle solidarité nationale passa elle aussi à la moulinette de la critique démocratique. La « nation » ne serait qu’un rassemblement parmi d’autres qui doit faire place aux nouvelles sensibilités. « Le genre, l’identité sexuelle, l’ethnicité, les classes sociales, les nouveaux mouvements sociaux, le positionnement générationnel et les communautés cybernétiques sont tous des référents identitaires et des lieux de passages à l’acte politique avec lesquels la nationalité coexiste et rivalise » (Maclure, 2000, p. 199). Plus encore, diront certains, toute forme instituée est possiblement opprimante, particulièrement les formes inclusives, comme la nation. On voit ici les liens avec les sensibilités démocratiques contemporaines dont nous avons parlé en introduction : mieux représenter les particularités au risque d’affaiblir le lieu de la représentation du bien commun, se défier de l’institué politique. Une désillusion plus profonde que celle de la non-adhésion du Québec pluriel à l’aventure souverainiste. Une désillusion qui balaie les démocraties occidentales. Alors que la nation ici venait juste d’oser sortir de sa stupeur de petite société en exigeant son institutionnalisation politique, la sensibilité postmoderne disqualifie d’avance tout institué représentant le commun.

Dans cette célébration de la diversité contre le commun, la vieille injonction de la civilisation face aux petites cultures resurgit : « Votre revendication est rétrograde ». « Vous vous devez d’être cosmopolite ». Et nos intellectuels, en choeur, d’obtempérer : « L’histoire n’est pas notre maître », « Le récit national est incompatible avec la diversité présente au sein de notre société », « Nous avons rompu avec une histoire gênante, notre véritable tradition est toute récente, elle est née avec la Révolution tranquille, elle est étatique, démocratique et laïque », « Notre proposition de nation est purement civique, à degré zéro d’ethnicité, nous l’avons délestée de son histoire en trop »[7].

On rétorquera qu’il s’agit de débats intellectuels, que des « raisons fortes » militent en faveur de la continuité du projet souverainiste. L’adhésion populaire reste élevée, depuis quarante ans déjà (autour de 40 % actuellement, dit-on), fidélité d’ailleurs assez exemplaire, exceptionnelle même, dans les démocraties occidentales marquées plutôt par l’infidélité partisane, comme idéologique. Cette adhésion serait en plus celle des classes montantes, les statistiques longitudinales nous le démontreraient (Gagné et Langlois, 2002). Une réforme du mode de scrutin faciliterait les alliances des forces francophones et le tour serait joué (Serré, 2002). Pour d’autres, encore, il s’agirait d’attendre une crise linguistique, provoquée préférablement par Ottawa, ou encore une simple crise de légitimité comme celle des commandites, et le dragon souverainiste qui dort se réveillerait. Une souveraineté gagnée ainsi par peau de chagrin aurait bien peu de chances de se concrétiser face aux puissantes forces qui s’y opposeraient.

Ces « raisons fortes » sous-estiment toutefois la crise motivationnelle profonde qui affecte la société québécoise et le projet souverainiste. On attendait la routinisation du versant technocratique de la Révolution tranquille (Simard, 2005), elle est advenue de son versant politique. Le souverainisme est devenu une fin en soi. Il y eut routinisation du souverainisme[8]. S’il perdure, il s’est lentement vidé de sa substance, de son charisme. Et cela même au sein du peuple qui y adhère toujours. Comme on a appris depuis la Révolution tranquille à adhérer au catholicisme (une conviction qui n’implique aucune action, aucune pratique), on se dit souverainiste sans que cela engage une quelconque action particulière. Même ceux qui rappellent que le déterminisme statistique est du côté des raisons fortes pour la souveraineté avouent que les électeurs souverainistes ne sont plus motivés par la nationalité. Gilles Gagné et Simon Langlois décrivent ainsi les motivations montantes des nouveaux souverainistes : « Ayant été socialisés politiquement après la Révolution tranquille ils sont moins sensibles que les électeurs plus âgés aux « humiliations » subies dans le passé (donc aux arguments nationalistes), qu’ils n’ont en fait pas vraiment connues. Voter pour la souveraineté, c’est pour eux voter pour une société à construire » (Gagné et Langlois, 2002, p. 47).

Ainsi, on ne sera pas surpris de ne trouver dans le projet de pays du Parti québécois de 2005 aucune référence à quelque intention nationale que ce soit pour annoncer l’« avenir » à construire : « Les membres du Parti Québécois veulent un pays respectueux de l’environnement, démocratique, inclusif, français, pacifique, solidaire, productif, créatif et fier de lui »[9]. Dans cette proposition de pays la raison d’être de la souveraineté, les « raisons fortes » sont les mêmes que celles qui animent le nouveau parti démocratique sur la scène fédérale. C’est pourquoi à Ottawa le langage de la souveraineté (bloquiste) s’est mué en un régionalisme, celui des « intérêts du Québec ».

En se routinisant le souverainisme a brouillé les raisons communes du projet politique. On l’a dit au départ, c’est le regroupement national qui a insufflé historiquement la force motivationnelle aux démocraties modernes pour vivre ensemble. La nation a donné à la démocratie une frontière et un engagement solidaire que la tendance à l’abstraction procédurale des démocraties modernes ne lui procurait pas. Elle fut le véhicule par lequel l’universelle citoyenneté put s’historiciser. C’est encore en conjuguant démocratie et solidarité nationale que l’État-providence a vu le jour. Il s’est agi de la construction d’une véritable solidarité citoyenne, à la fois différente de la solidarité mécanique – la famille par exemple – et de la solidarité humanitaire – celle se réalisant à l’échelle planétaire. Sans sentiment national il y a désolidarisation, la démocratie devient froide, juridique, procédurale. Et, c’est pourquoi la crise de la référence nationale est aujourd’hui concomitante avec la crise de l’État-providence. Ainsi l’on comprend pourquoi mondialisation rime avec désaffiliation.

Il y a bien une autre sortie possible à la disjonction nation culture et démocratie au Québec. Si la nation exacerbe la solidarité citoyenne, elle en fixe aussi les frontières. Les Québécois pourraient-ils se laisser tenter par les sirènes de la citoyenneté canadienne, adhérer à un nationalisme canadian ? Autrement dit, modifier les frontières de leur nationalisme. C’était, rappelons-le, la proposition des Rouges de Papineau au lendemain de l’échec « révolutionnaire » de la fin des années 1830. « Si la nationalité (canadienne-française) nous est interdite ou, si nous n’y tenons plus, adhérons, proposaient-ils, à la grande République américaine ». De la même manière l’on dira, si l’important aujourd’hui c’est la création d’un « pays respectueux de l’environnement, démocratique, inclusif, français, pacifique, solidaire, productif, créatif et fier de lui », se pourrait-il que ce projet trouve une concrétisation particulièrement attrayante dans le Canada d’après la Charte des droits et libertés (1982)[10]. Mais, cette option est utopique. Si par manque de motivations, par absence de passions, les Québécois ne choisissent pas la souveraineté du Québec, encore moins choisiront-ils d’adhérer à un nationalisme canadien dans lequel ils ne se sont jamais reconnus (sinon avec un trait d’union – mêmes les « fédéralistes québécois » n’ont souvent pas un attachement identitaire au Canada).

Et, pour autant, la nation québécoise n’a pas disparu. Elle s’est retranchée dans le culturel, dans l’identitaire, dans la commémoration. Elle demeure capable de s’emballer si on touche à son histoire (la défaite des Plaines d’Abraham), si l’on remet en question son identité (comme dans la crise des accommodements raisonnables). L’identité nationale reste après presque deux siècles un élément indélébile de la culture québécoise. C’est son rapport au politique qui est malade, en raison de l’impraticabilité (de l’échec) du souverainisme qui fut le pendant politique depuis près de cinquante ans de la nation. Échec redevable, avons-nous souligné, à deux choses : 1) l’incapacité d’y faire adhérer les citoyens québécois qui ne sont pas francophones d’origine canadienne-française et, 2) les identités molles et fragmentées de notre condition postmoderne. Ces deux choses n’ont pas rendu illégitime le projet souverainiste, ils ont rendu sa réalisation impossible à court et à moyen terme, éloigné l’objectif d’une plénitude politique qui serait associée à la nation culture[11].

La nation est dans une impasse. Ses membres refusent d’être souverains tout en refusant d’adhérer au Canada. Certains voient dans cette ambivalence une certaine félicité typique de notre manière d’être historique (Létourneau, 2000). J’y vois plutôt une grande morosité et une sorte de paralysie de l’action. Pendant que l’on est en attente d’une utopique souveraineté personne ne s’occupe des affaires de la nation. Qui s’intéresse aujourd’hui à définir les contours d’une autonomie viable dans le contexte de l’inachèvement de la plénitude politique ? Qui s’intéresse à développer une véritable politique d’intégration des immigrants au sein des institutions nationales ? Qui s’intéresse même à l’existence d’institutions nationales en l’absence d’indépendance politique ? Même chose pour l’influence de la nation francophone dans l’espace canadien. Nous y restons mais refusons de participer réellement au pouvoir. Une politique de la chaise vide. La présence du Bloc québécois à Ottawa est symptomatique de l’état actuel du rapport entre le politique et le nationalisme. Tout ce qui touche la question nationale est comme suspendu à un pour ou contre la souveraineté qui n’aboutit pas. Une démarche qui n’aboutit pas est une démarche qui perd son charisme pour entrer dans un procès de routinisation.

Et pour conclure

Éric Bédard vient de publier un ouvrage sur les réformistes à l’époque du Canada uni (Bédard, 2009). Voilà une époque qui ressemble étrangement à la nôtre. Le projet politique de la nation canadienne (française) vient de subir un cuisant échec. Les nationalistes se retirent du politique en se réfugiant dans la nation culture, ils seront bientôt sensibles à l’appel des ultramontains qui les incitait à entrer dans « le long hiver de la survivance ». D’autres, comme Papineau et pour un moment Étienne Parent, proposeront de tout lâcher et d’accepter pour l’un la proposition américaine, pour l’autre la proposition d’un Canada uni. Mais quelques-uns, les « réformistes », décident d’assumer leur époque, de penser politiquement, d’assumer la défaite sans pour autant abdiquer face à l’avenir. Ils acceptent l’adhésion au Canada en contrepartie d’une reconnaissance de la nationalité canadienne-française. Ce sont eux qui finalement définiront les termes du débat pour le siècle qui suivra.

L’histoire ne se répète jamais, sinon comme une farce, nous rappelait Marx, mais il reste que dans l’indécision actuelle la nation française d’Amérique a besoin d’une réelle saison des idées.