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Le responsable des pages culturelles du Devoir, Jean-François Nadeau, est aussi historien de formation et de métier. On lui doit un Bourgault (2007) et un Adrien Arcand, führer canadien (2010) qui se penchent sur deux figures aux antipodes de notre histoire politico-intellectuelle du 20e siècle. Son Robert Rumilly, l’homme de Duplessis, version remaniée de sa thèse doctorale, retrace la vie de cet historien québécois prolifique.

Né en 1897 à la Martinique d’une famille de « coloniaux » français, Rumilly passe son enfance en Indochine et à Paris. Il se destine au droit mais la Grande Guerre bouleverse ses plans ; il connaît des années de tranchées, puis cherche sa voie dans des entreprises commerciales peu concluantes. Il adhère à l’Action française qu’il estime seule capable de contrer la décadence de son pays. Pessimiste quant à l’évolution de la France, il choisit d’émigrer au Québec en 1928. La séduction est immédiate. Sa nouvelle patrie, croit Rumilly, jouit d’une santé de l’esprit et des moeurs qu’a perdue la France. Après avoir tâté du journalisme et gagné sa vie comme traducteur, il se consacre de plus en plus à un labeur inlassable d’historien. On lui doit l’Histoire de la province de Québec, fresque publiée de 1940 à 1969, et quantité de biographies, d’histoires institutionnelles et d’essais. En marge de son oeuvre historique, Rumilly défend des idées politiques, au premier chef l’autonomie du Québec et une conception conservatrice de la société, et s’engage aux côtés de personnalités comme Camillien Houde, maire de Montréal, et surtout Maurice Duplessis, premier ministre qu’il soutient autant pour son autonomisme que pour son refus des innovations sociales. Rumilly s’éteint en 1983.

Dire que le biographe ne succombe pas à la tentation de l’identification avec son sujet est un euphémisme. Manifestement, si Jean-François Nadeau reconnaît l’importance de Robert Rumilly par sa biographie, il le traite sans excès d’honneur. Les épithètes réprobatrices ne lui sont pas ménagées ; certaines prises de position gênantes, du moins à nos yeux contemporains, sont mises en relief et maints passages cités nous hérissent, quel qu’en ait été le contexte temporel. En de rares occasions, l’inimitié de l’auteur pour son personnage le fait glisser vers des distorsions.

Pourtant, un portrait plus nuancé est possible. La plupart des éléments en sont fournis par l’auteur lui-même, partagé, sans doute, entre une opposition morale ou idéologique qu’il tient à affirmer, d’une part, et son travail d’historien consciencieux qui fournit toutes les pièces, d’autre part.

Rumilly était maurrassien… mais le maurrassisme ne se réduit pas à un courant d’idées prônant le renversement violent de la République et l’antisémitisme. Si des esprits aussi brillants et variés que Georges Bernanos, Jacques Maritain, Marcel Proust, André Malraux, Philippe Ariès ou Michel Déon ont pu être séduits, pendant des périodes plus ou moins longues, par le maître de Martigues, son mouvement, ses livres ou son journal, c’est qu’il y avait là quelque chose de plus. Rumilly était pétainiste… mais la France de 1940 ne comptait-elle pas Quarante millions de pétainistes (Henri Amouroux) et le respect pour le vainqueur de Verdun, qui fut loin de toujours s’accompagner de collaborationnisme, n’a-t-il pas duré longtemps, plusieurs Français adhérant au triptyque « Travail, famille, patrie » (qui n’a rien de répréhensible en soi) et vouant un même culte patriotique au « glaive » de Gaulle qu’au « bouclier » Pétain ? Rumilly pourfendait les « gauchistes », terme qui fait sourire d’autant plus qu’il englobait, pour lui, des esprits simplement coupables de modernisme comme le père Lévesque ou Gérard Pelletier. D’accord… mais il eut aussi la lucidité de dénoncer le vrai communisme, celui de Mao, d’Hô Chi Minh, de Staline ou de Khrouchtchev, à l’heure où de nombreux membres de notre intelligentsia, à commencer par les Deux innocents en Chine rouge que furent Jacques Hébert et Pierre Elliott Trudeau, croyaient naïvement aux bons sentiments du bloc de l’Est. Enfin, Rumilly était duplessiste… mais les cinq élections générales remportées par le chef de l’Union nationale n’indiquent-elles pas que l’historien était au diapason des Québécois d’alors ? Et le fait qu’il ait continué à défendre la mémoire du Chef bien après le 7 septembre 1959, en pleine euphorie révolutionnaire-tranquille, prouve que son duplessisme ne fut pas opportuniste, mais sincère.

Il ne fait pas de doute que, de l’oeuvre et de la carrière de Rumilly, plusieurs éléments soient « caducs et inassimilables », pour reprendre les termes mêmes de son admirateur Pierre Trépanier (p. 308) mais le dossier réuni par Jean-François Nadeau ne conduit pas inéluctablement vers cette seule conclusion.

Dans cette biographie qui se lit bien, sans jargon ni lourdeur, et qui alterne entre explications d’ensemble et anecdotes évocatrices – qualités d’écriture qui rapprochent l’auteur de son sujet et qui sont peut-être le seul apparentement entre les deux ! – le lecteur en apprend beaucoup sur le Rumilly idéologue et lobbyiste politique. Par contraste, seulement deux des treize chapitres (p. 247-309) sont consacrés spécifiquement au Rumilly historien. Cette disproportion pose problème.

Certes, Robert Rumilly était politisé ; il entretenait des vues tranchées qu’il exprimait à visière levée dans ses ouvrages et articles ou par des interventions en coulisses, en plus de les insinuer dans ses livres d’histoire. De ce militantisme, Nadeau nous convainc, par son recours abondant aux écrits publics et privés de Rumilly. En dernière analyse cependant, Rumilly ne fut-il pas, d’abord et surtout, l’historien de la « province de Québec », à laquelle il a consacré les quarante et un volumes de la série du même titre en plus d’une quarantaine d’autres livres ? L’essentiel est couvert, et bien couvert : la méthodologie de Rumilly, la genèse de sa vocation, les caractéristiques principales et la réception (presque toujours favorable) de son oeuvre, les rapports cordiaux avec ses confrères nonobstant le caractère non universitaire de ses recherches. Mais peut-on couvrir pleinement une telle production en une soixantaine de pages ? Il en résulte un manque d’espace pour traiter d’oeuvres significatives qui, dans une biographie intellectuelle, auraient pu se valoir chacune un chapitre : son histoire de l’Acadie, son histoire de Montréal en cinq volumes, sa massive histoire des Franco-Américains… La contribution principale de Rumilly à sa nation d’adoption se trouve réduite à la portion congrue par rapport à l’engagement d’intellectuel de droite qui fut aussi, indéniablement mais subsidiairement, le sien.