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Les travaux visant à saisir la dynamique de la Révolution tranquille, ses origines et son évolution, ont en général accordé assez peu d’importance à la question posée par la prégnance du catholicisme puis par son déclin dans la société québécoise – cela, du moins, jusqu’à ce qu’une nouvelle génération de chercheurs pose la tradition personnaliste chrétienne au coeur de la généalogie intellectuelle des événements (Meunier et Warren, 2002 ; Gauvreau, 2008). Les propositions que je soumets ici s’inscrivent dans le sillage de ces derniers travaux, mais ont la prétention d’opérer une sorte de « déplacement » par rapport à eux : si elles partagent le souci de tenir compte de l’héritage légué par le catholicisme pour comprendre la Révolution tranquille et ses suites, elles proposent d’aborder celle-ci d’une perspective autre que généalogique, c’est-à-dire à partir de ce que l’on peut désigner comme le « problème théologico-politique ».

Essai de définition du « problème théologico-politique »

Par « problème théologico-politique », j’entends celui des rapports entre le pouvoir dit « temporel » ou « civil » et le pouvoir dit « spirituel » qu’exerce l’Église dans les sociétés appartenant à l’aire culturelle circonscrite par le catholicisme. Certes, le problème théologico-politique s’est posé ailleurs que dans ces sociétés, par exemple en terre d’islam ou encore dans le monde des Cités antiques[1] ; le choix de le poser ici à partir de l’aire catholique tient simplement d’abord à ce qu’il s’y est présenté, pour des raisons qui tiennent à la structure même du catholicisme, avec une très grande netteté (de sorte qu’il est possible d’en tirer un « idéal-type ») et ensuite à ce qu’il s’y est manifesté de façon à saisir la spécificité de la société québécoise.

Pour cerner le problème théologico-politique il faut partir de ce que, même sans avoir la prétention de régler entièrement la vie sociale et ainsi de se substituer aux formes politiques existantes, l’Église catholique a posé « un immense problème politique » à l’Europe après la chute de l’Empire romain d’Occident (Manent, 1987, p. 19)[2]. Par-delà la conjoncture (c’est-à-dire les invasions barbares, qui ont amené l’Église à se substituer aux pouvoirs civils défaillants), c’est d’un point de vue structurel qu’il faut appréhender la chose. Pour ce faire, il faut considérer l’attitude ambivalente de l’Église catholique à l’égard du monde. D’un côté, l’Église tend à dévaloriser le monde, dans la mesure où elle considère que ce qui importe le plus et constitue donc le souverain bien – la question du salut ou de la damnation de l’âme – ne relève pas de lui (« Ma royauté n’est pas de ce monde. [M] a royauté […] n’est pas d’ici » – Jn, 18, 36). En conséquence, le monde considéré « en tant que tel », le « monde de ‘César’ », n’est pas censé préoccuper l’Église, puisqu’il tend à détourner le regard de ce qui seul compte en définitive, soit la vie éternelle (Manent, 1987, p. 20). « Rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt, 22, 21) suppose ainsi que chacun « se soumette aux autorités » en place (Rm, 13, 1), pourvu que celles-ci soient chargées de faire régner l’ordre et la paix en ce monde d’ici sa fin. De l’autre côté, l’Église ne peut qu’accorder une valeur certaine au monde, dans la mesure où ce sont les actes posés en lui – qui sont forcément orientés en fonction du clivage entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, etc. –, qui détermineront le sort de chacune des âmes au moment du Jugement dernier. Comme y insiste Manent, l’Église ne peut ainsi que se conférer, plus encore qu’un « droit », un véritable « devoir de regard » sur les choses qui ont lieu en ce monde et, en particulier, sur les actes posés par le pouvoir temporel ou civil, du fait de la capacité de ce dernier à amener ses sujets à faire le bien ou le mal (Manent, 1987, p. 20-21). De là résulte au final une situation fondamentalement ambiguë : en dévalorisant le monde, l’Église délimite d’abord un espace dont elle se détourne et dont elle cherche à détourner l’humanité ; mais c’est pour mieux y revenir ensuite, afin de le superviser en fonction des fins dernières dont elle estime avoir la charge exclusive[3]. C’est ce mélange du théologique avec le politique, plus précisément la visée de supervision du pouvoir temporel ou civil par l’Église et le conflit entre les deux pouvoirs qui s’ensuit inévitablement, qui constitue le noyau du problème théologico-politique.

La volonté de solutionner ce problème est le socle de la pensée politique moderne. Selon cette dernière, tout en n’ayant pas la prétention de former elle-même le gouvernement – elle se désintéresse trop du monde pour cela –, l’Église catholique empêche cependant que s’établisse un pouvoir civil qui détiendrait l’autorité plénière et suprême sur l’espace social. Parce qu’elle gouverne ainsi à moitié les sociétés tout en refusant de le faire complètement et en empêchant une autre instance de le faire, l’Église catholique, comme l'a soutenu Machiavel d’une inoubliable façon, exerce tout juste assez de pouvoir dans le monde pour nuire, c’est-à-dire pour empêcher l’existence d’un « bon gouvernement » et d’un royaume « pacifique et obéissan[t] au bras royal » (Machiavel, 1984, p. 32). Dit autrement, en mêlant le théologique et le politique, l’Église ne peut que concourir à l’instauration de gouvernements qui ne gouvernent les sociétés qu’à moitié – ou, c’est la même chose, qui les gouvernent mal.

Pour au contraire bien gouverner les sociétés, il faut selon la pensée politique moderne naissante se donner les moyens de le faire sans partage. C’est sur ce socle que s’édifie la notion de souveraineté, qui suppose que l’on dépasse l’ambiguïté générée par la présence de l’Église catholique. Encore que, paradoxalement, ce soit au sein même de la matrice chrétienne que les premiers États souverains aient émergé, empruntant la forme de « monarchies de droit divin ». Plutôt en effet que de concevoir un espace social en rupture complète avec l’héritage chrétien (solution proposée par Machiavel, pour qui les sociétés devaient se détourner du christianisme et imiter les exemples fournis par l’Antiquité païenne), les monarchies de droit divin prétendent solutionner le problème théologico-politique en s’assurant de la soumission plus ou moins formelle de l’institution ecclésiastique au monarque. Formule de compromis boiteuse, qui ne pouvait qu’inscrire ces monarchies dans une dynamique par définition instable, puisque pour dépasser le dilemme dans lequel elles se trouvaient dès lors enfermées – tout à la fois se subordonner les Églises et quérir leur bénédiction, dans la mesure où c’est au nom de Dieu que les monarques étaient censés régner en dernière instance –, elles ne pouvaient que tendre, dans un contexte marqué par la Réforme et les « guerres civiles idéologiques » qu’ont été les guerres de religion (Michéa, 2007, p. 24-27 ; Michéa, 2008, p. 83-87), à procurer aux sociétés des assises profanes totalement indépendantes des Églises (Manent, 1987, p. 29 ; Gauchet, 1981). Une telle situation a été historiquement indissociable de la constitution de deux « partis » qui, s’ils ont trouvé leurs primes assises au sein des monarchies de droit divin, leur ont cependant survécu bien au-delà, perdurant dans la modernité à mesure que celle-ci s’est « désenchantée »[4].

D’un côté s’élève ce que l’on peut appeler, pour reprendre une expression de Marcel Gauchet, le « parti de l’hétéronomie » (Gauchet, 1992, p. 53 ; Gauchet, 2007, p. 23). En se présentant comme un très large éventail qui va du projet de restaurer purement et simplement un droit de supervision formelle de l’Église sur le pouvoir civil (pensée contre-révolutionnaire ou quasi théocratique, de Louis de Bonald à Donoso Cortès) à celui de conserver le droit pour l’Église de se prononcer de manière privilégiée sur des questions jugées fondamentales pour la formation de l’« âme humaine » (par exemple en matière d’éducation) et à ainsi éviter qu’elle soit ramenée au statut d’une association de la société civile « comme les autres » (combat des catholiques en France au début du 20e siècle contre les lois sur la laïcité), le parti de l’hétéronomie révèle le fond commun sur lequel il repose, qui consiste en une contestation du bien-fondé du projet moderne visant l’émancipation de l’espace social de toute forme de tutelle ou de supervision de l’Église. En d’autres mots, le parti de l’hétéronomie oeuvre au maintien d’un lien de dépendance de l’espace social envers le « dehors » que constitue la « forme religieuse » et ce qui lui est associé : le refus de l’immanence, les traditions, les « obligations d’appartenance », les « rapports de subordination », etc. (Gauchet, 2007, p. 23, 33). Bref, le parti de l’hétéronomie défend la thèse que le problème théologico-politique est indépassable et s’oppose en conséquence avec vigueur aux tentatives de le surmonter définitivement.

Cela ne devrait toutefois pas conduire à la conclusion que ce parti est pré-moderne ou antimoderne. En effet, en défendant l’idée d’une association persistante de l’espace social au souverain bien dont l’Église s’estime seule détentrice des clés, le parti de l’hétéronomie participe sans réserve à l’espace de conflits et de débats que circonscrit la modernité politique. En outre, pour atteindre ses fins, il n’hésite pas à utiliser des moyens qui paraissent appartenir sans équivoque à la modernité, c’est-à-dire des moyens essentiellement profanes : plutôt que de miser sur la grâce divine, les miracles ou la prière, il compte en effet essentiellement sur l’action à mener en ce monde, de façon à faire reculer son adversaire. En somme, le parti de l’hétéronomie n’a de sens que dans le contexte de la modernité politique, où est posée la question de la solution à apporter au problème théologico-politique – et par là, il apparaît pleinement moderne, même si c’est à son corps défendant.

Son adversaire est le « parti de l’autonomie ». De prime abord, les choses paraissent plus simples de son côté. Ce parti désigne en effet l’ensemble des acteurs et des forces qui promeuvent le projet moderne lui-même, autrement dit qui visent à assurer l’autonomie de l’espace social en lui fournissant des assises totalement indépendantes de l’enseignement des Églises. Ce sont les premiers auteurs libéraux qui sont allés le plus loin en ce sens et qui ont en conséquence formulé une solution radicale au problème théologico-politique en proposant de rompre avec l’entièreté des ancrages culturels et normatifs donnant consistance au « monde ancien » (y compris le républicanisme classique, dont la valorisation des « vertus civiques » était considérée par trop semblable à celle des « vertus chrétiennes). À ces ancrages, les libéraux ont proposé de substituer un désir immanent d’« autoconservation », qu’ils ont identifié comme étant le propre de l’être humain considéré à l’« état de nature ». Pour que puisse être édifiée une nouvelle société sur ce fondement, « bas mais solide » (Strauss, 1982, p. 320), il n’y avait, selon les libéraux, qu’à faire établir et garantir par l’État, proclamé « axiologiquement neutre », les procédures (essentiellement le Droit et le Marché) nécessaires à l’expression et à la défense par les individus de leur désir d’autoconservation et de ce qui lui est arrimé, soit la logique des intérêts, les échanges et les contrats. À l’égard des ancrages culturels et normatifs, le libéralisme se condamnait dès lors à une oscillation (Michéa, 2007, p. 33-34) : à son pôle minimaliste, il tendait à relativiser la culture et la normativité en en faisant l’objet de « choix individuels », chacun devant définir pour lui-même son « style de vie » sans l’imposer à autrui et en se montrant « tolérant » à l’égard des choix de ce dernier. Mais à son pôle maximaliste, le libéralisme ne pouvait éliminer la tentation de miner, voire d’éradiquer complètement les ancrages culturels et normatifs pour ne laisser subsister comme fondements du social que les seules procédures abstraites et désincarnées du Droit et du Marché, dans la mesure où les choix en matière de culture et de normativité paraissent fatalement engager davantage que l’individu seul et avoir des effets sur autrui que celui-ci peut ne pas souhaiter (en d’autres mots, même « refoulés » dans l’espace circonscrit par l’individu, les ancrages culturels et normatifs continuent d’apparaître comme des fauteurs de guerre idéologique potentiels ; – voir Michéa, 2008, p. 45)[5].

Cela dit, à y regarder de plus près le parti de l’autonomie paraît tout aussi englué dans l’ambiguïté que son adversaire (qui, rappelons-le, participe de l’espace politique moderne alors même qu’il combat activement la modernité). En effet, s’il propose de concevoir l’espace social comme un seul « plan » (Mattéi, 1991, p. 66), c’est-à-dire comme un « dedans » entièrement rabattu sur lui-même et donc dénué de « dehors », ce parti n’en suppose pas moins la nécessaire mise en partage d’un lourd montage normatif, appuyé sur une anthropologie (si l’être humain désire s’autoconserver, insiste Hobbes, c’est qu’il est gouverné par la peur de la mort davantage que par celle des « esprits invisibles » – Hobbes, 1971, p. 140 ; Strauss, 1986, p. 178) et sur un complexe d’attitudes et d’institutions susceptibles de rendre possible la conception de la vie en commun qui en découle (par exemple, la « tolérance » à l’égard des « choix individuels » en matière de « style de vie »). En ce sens, le projet d’autonomie définit moins un monde tout autre que celui avec lequel il a la prétention de rompre radicalement, que plus simplement un autre monde dressé contre ce dernier, au sens où il s’agit moins de poser les paramètres d’un dispositif institutionnel qui soit réellement neutre d’un point de vue axiologique que de substituer un ensemble d’institutions normativement orientées à un autre (Vibert, 2010, p. 190-192). C’est là le sens de la « métaphysique de l’autonomie » qu’élaborent les modernes, qui cherche à répliquer à l’édifice monumental que représente la « métaphysique de l’hétéronomie » déployée par l’Église, à la fois en dépeignant les effets désastreux que suppose l’état de dépendance à l’égard de l’héritage chrétien ou de toute autre forme de « dehors » et en exhibant une conception du monde qui se veut aussi englobante et située à la même hauteur que celle de l’adversaire, ainsi que l’indique la multiplication des entités à majuscules qu’elle met en scène : l’« Individu », sa « Raison », son « Droit », l’« Histoire » qu’il fait, etc. (Gauchet, 1992, p. 45-60 ; Beauchemin, 2007, p. 88-90).

Il faut insister sur le paradoxe auquel il est dès lors possible d’associer le parti de l’autonomie. Outre de chercher à atteindre ses fins en utilisant des moyens – le recours à une « métaphysique » – qui paraissent plutôt appartenir, de prime abord, à son adversaire (tout comme fait le parti de l’hétéronomie, qui, lui, use de moyens profanes pour se faire valoir), ce parti en vient en effet à légitimer l’existence d’une sorte de pouvoir ou de magistère spirituel, chargé de s’assurer de la concordance de la réalité historique avec la nouvelle norme idéalisée qu’il cherche à instituer. Dans la mesure où il maintient par là la notion d’une référence logée en un point d’extériorité ou en un « dehors » de l’espace social où il conviendrait de s’installer pour prendre la mesure de celui-ci (il faut juger du « réel » à la lumière de l’« idéel » ; voir Gauchet, 2007, p. 21-39), le parti de l’autonomie en vient ainsi à reprendre à son compte une forme de dualisme, qui n’apparaît donc pas propre à l’« ancien régime ». Aussi, tout comme en celui-ci le pouvoir civil se trouvait faire l’objet d’une supervision de la part de l’Église, les puissances du monde moderne font-elles, à leur tour, l’objet d’une appréciation formulée du point de vue de la nouvelle normativité par ceux qui s’autorisent à parler en son nom, de telle sorte qu’elles se trouvent inscrites soit dans le camp de l’autonomie (du « progrès »), soit dans celui de l’hétéronomie (de la « réaction »). C’est ce paradoxe qui a amené Claude Lefort à poser la question d’une « permanence du théologico-politique » dans la modernité politique par-delà ses formes traditionnelles, comme si la structuration dualiste de l’ancien monde perfusait sous de nouvelles formes (« laïcisées ») dans le nouveau plutôt que de disparaître complètement (Lefort, 1986)[6].

Cette dernière remarque paraît particulièrement pertinente pour saisir la spécifité du cas québécois : car si la rupture à partir de 1960 avec le régime clérico-nationaliste est indéniable, c’est tout autre chose, en effet, que de supposer que le problème théologico-politique, entendu comme résilience au sein de l’espace social d’un dualisme par où un pouvoir ou un magistère spirituel exerce un droit de regard sur les pouvoirs ou les puissances empiriques qui se déploient dans l’espace social, a été solutionné.

Le parti de l’hétéronomie : l’oeuvre de Lionel Groulx

Pour aborder le cas québécois, il importe au départ de circonscrire, même brièvement, les contours du parti de l’hétéronomie, dont la forme a joué un rôle important dans la structuration de ce que l’on peut désigner comme la « première vague » du parti de l’autonomie qui a déferlé au début de la Révolution tranquille.

L’oeuvre de Lionel Groulx est l’une des manifestations discursives les plus significatives du parti de l’hétéronomie dans le Québec du 20e siècle. Puisqu’il est hors de question de présenter dans les lignes qui suivent un exposé exhaustif de la pensée de Groulx, je me contenterai de procéder par sondages, faisant ressortir à partir d’échantillons de ses écrits ce qui me paraît la manière spécifique dont il a déployé avant la Révolution tranquille un argumentaire non exempt des paradoxes et de l’ambiguïté propres à ce parti.

La proposition qui constitue le socle de la pensée de Groulx est qu’à un espace social qui se définirait comme purement profane il manquerait assurément l’essentiel, dont l’Église catholique est l’annonciatrice et la garante, c’est-à-dire à la fois l’espérance dans le salut éternel et les moyens d’y atteindre. Il y a, écrit Groulx,

une mécanique transcendante, soutien de toutes choses ici-bas [...]. [P]oint de salut en dehors de la vérité intégrale ; point de grandeur assurée, pour une nation baptisée, sans le respect des droits de l’Évangile ; point de destinée en parfaite rectitude sans la règle de la doctrine catholique ; point d’ordre ni de discipline en cette vie sans la foi en l’autre vie.

Groulx, 1935, p. 19

En conséquence d’une telle proposition, il est indéniable pour Groulx que tout en reconnaissant la légitimité du pouvoir civil, l’Église catholique détient un inaliénable droit de regard sur lui : car c’est seulement cette dernière « qui guide les peuples vers la fin dernière de la vie humaine » et pour ce faire « elle dirige [...] les gouvernements et les nations » et « courbe devant Dieu la nuque féroce des pouvoirs de chair » (Groulx, 1935, p. 19)[7].

De telles propositions générales sur les rapports entre pouvoirs spirituel et temporel prennent chez Groulx une coloration particulière dans le contexte du Canada français. Au risque de la schématisation, je ramènerai le projet du chanoine à l’articulation entre trois motifs principaux : à la menace incarnée par la redoutable puissance continentale anglo-protestante, matérialiste et capitaliste (1), il faut opposer le dessein d’une spiritualisation de l’ordre politico-social dont la « race canadienne-française »[8] peut se faire la porteuse (2), à condition qu’elle adopte une attitude « héroïque » (3). Le combat spirituel que doit mener la race canadienne-française consiste ainsi à se dresser contre les puissances temporelles de la modernité conquérante la plus agressive ; c’est là pour Groulx sa « mission », qui ne peut avoir qu’un sens divin : « [T]outes les nations ont une mission à remplir ici-bas, qui est de se mettre au service de la vérité. [...] Si, au prix de quelques miracles d’histoire, Dieu a voulu qu’une nation catholique survive dans l’Amérique du Nord, ne serait-ce point pour qu’elle s’acquitte d’une mission catholique ? » (Groulx, 1935, p. 29).

Nul doute, pour Groulx, que nous nous trouvons par là disposés « au seuil d’un monde surnaturel », où « des lois à part se plaisent à déjouer les plus aiguës des prévisions humaines » (Groulx, 1935, p. 43). La race canadienne-française, indéniablement, est « élue », c’est Dieu qui l’a choisie pour témoigner en Amérique du Nord du droit de l’Église et de la religion catholiques à superviser les puissances et les pouvoirs temporels dans un monde qui fait profession de s’éloigner d’elles (Groulx, 1935, p. 30). Mais cette dimension de la pensée de Groulx qui relève sans équivoque de l’hétéronomie est aussitôt contre-balancée par une autre, qui paraît paradoxalement aller en sens contraire. En effet, il ne fait pas de doute non plus, pour Groulx, que c’est aux Canadiens français seuls qu’il revient de remplir la mission que Dieu leur a confiée, en d’autres mots, de répondre à l’appel divin (Groulx, 1935, p. 23) ; autrement dit, si Dieu a voulu qu’une race s’oppose à la modernité anglo-protestante en faisant valoir les droits de son Église véritable, il reste que Sa volonté pour se concrétiser a besoin du concours actif de cette race. Cela, Groulx le répète inlassablement, au point d’en faire le motif véritablement obsessionnel de sa prose : si c’est bien une « finalité suprême » qu’il s’agit d’accomplir, laquelle se traduit en un ensemble de « règles absolues » dont le sens ne dépend pas de la volonté humaine, une telle finalité ne peut cependant se réaliser que par l’adoption de mesures de « salut public » (Groulx, 1935, p. 96), fondées tout à la fois sur une prise de conscience, sur des décisions fermes et résolues et sur une mobilisation de tous les instants (Groulx, 1935, p. 9). En d’autres mots, le projet que Groulx formule pour la race canadienne-française suinte de toutes parts le volontarisme, c’est-à-dire adopte une manière d’exister dans le monde qui ne cesse de pourfendre la « passivité » (« je ne crois qu’à l’action persévérante » ; voir Groulx, 1935, p. 108) et qui fait en conséquence de l’activité humaine le vecteur qui, en dernière instance, décide seul du destin des peuples. C’est cette perspective, qui renvoie à des dimensions propres au projet de l’autonomie plutôt qu’à celui de l’hétéronomie, que traduit, en particulier, l’importance fondamentale que Groulx a accordée toute sa vie intellectuelle durant à la question de l’éducation, qu’il ramène explicitement à celle de l’institution d’un « type » canadien-français imbu de sa mission et doté de l’esprit d’héroïsme qui convient afin de l’accomplir (Groulx, 1935, p. 90-91 ; Groulx, 1998, p. 193). Une telle institution n’a de sens que sur fond d’une possibilité que selon Groulx on doit non seulement envisager mais plus encore garder constamment présente à l’esprit pour motiver l’action urgente : il se peut que le plan divin échoue, c’est-à-dire que la race canadienne-française renonce ou ne se montre pas à la hauteur de la mission qui lui est divinement confiée. Groulx ne cesse d’y revenir : tout peut rater si les volontés ne se tendent pas au maximum au Canada français, si la race qui habite ce pays persiste à mollement tenir le rang de domestique et de subalterne auquel les puissants l’ont hier ramenée, si la formidable « mission de redressement » (Groulx, 1935, p. 96) qui s’impose aujourd’hui et qu’il ne cesse d’appeler de ses voeux n’est pas conduite à son terme (Groulx, 1935, p. 9).

Cette façon de concevoir la mission catholique des Canadiens français, où ils se font en quelque sorte les « co-ouvriers » de la Volonté divine, témoigne de l’ancrage de la pensée de Groulx dans le dogme chrétien de l’Incarnation, qu’on peut très schématiquement ramener à l’idée que la Révélation divine n’est pas achevée une fois pour toutes, qu’elle continue plutôt dans le monde et dans l’histoire en répétant le moment fondateur où le « Verbe s’est fait chair » (Jn, 1, 14 ; Groulx, 1998, p. 231-234 ; Cornett, 2002, p. 198). Dans le cas du Canada français, cela se traduit par l’idée que les finalités divines ne se réalisent pas autrement que dans des médiations, mondaines ou « charnelles », dont la race constitue la principale. Or, on vient d’entrevoir l’ambiguïté foncière à laquelle cela conduit, suivant le lieu où est logé le facteur déterminant ou causal dans la relation entre Dieu et l’humanité : d’un côté, l’héroïsme dont doit faire preuve la race canadienne-française est censé témoigner de ce qu’elle a été choisie ou élue par Dieu ; la race canadienne-française a donc une conduite héroïque parce qu’elle est l’objet du dessein divin. Mais de l’autre côté, puisqu’un tel héroïsme paraît dépendre de la race canadienne-française et d’elle seule (elle pourrait, et c’est la grande peur qui agite Groulx, refuser sa mission ou échouer à la remplir), c’est la volonté humaine qui semble décider du sort effectif de l’élection divine ; la race canadienne-française se révèle alors l’objet du dessein divin parce que sa conduite est héroïque. Ne faudrait-il pas, dès lors, parler d’une sorte d’« indécidable » chez Groulx, dans la mesure où, le lisant, il paraît pratiquement impossible de trancher : est-ce Dieu qui se manifeste dans le monde en gouvernant l’agir de la race élue ou, plutôt, est-ce celle-ci qui, par son agir, fait conclure que Dieu l’a élue et fait deviner Sa présence ? Une telle « indécidabilité », outre de témoigner assurément d’une manière spécifique de faire se déployer le parti de l’hétéronomie dans la modernité, permet d’établir le lien – à appréhender sous l’angle à la fois de la proximité et de la distance – qui unit l’oeuvre de Groulx à celle des personnalistes qui se font les penseurs et les acteurs de la Révolution tranquille et qui constituent la « première vague » du parti de l’autonomie.

« Première vague » du parti de l’autonomie : le personnalisme

Comme l’ont indiqué les sociologues et historiens qui se sont penchés sur lui, le personnalisme au coeur de la Révolution tranquille a son point d’ancrage, comme la pensée de Groulx, dans le dogme chrétien de l’Incarnation (Meunier et Warren, 2002 ; Meunier, 2007c). C’est précisément cette proximité avec Groulx qui devait amener les personnalistes à creuser une distance qu’ils ont souhaitée incommensurable entre eux et lui en tant que premier représentant de l’« idéologie traditionnelle canadienne-française », suivant la formule cité-libriste. Pour cela, il a semblé suffire, du moins de prime abord, de dépasser par une sorte de coup de force rhétorique l’« indécidable » mis en scène dans l’oeuvre de Groulx : en interprétant celle-ci de manière à la déplacer vers une forme univoque de « providentialisme messianique » (l’identifiant par là au premier pôle ci-dessus décrit : la mission du Canada français est un effet présumé de la Volonté divine et providentielle dans le monde), le personnalisme visait à s’installer seul au pôle inverse, paraissant par opposition radicalement humaniste (c’est plutôt Dieu qui est un effet de l’agir humain dans le monde). Paradoxe de ces « modernisateurs » que se voulaient les personnalistes : l’acte fondateur par lequel ils se sont définis tels s’est appuyé sur l’inscription d’une oeuvre qui contenait indéniablement des éléments de modernité par-delà son « indécidabilité » quant au rapport entre la Volonté divine et la volonté humaine, dans la tradition la plus obscurantiste qui se puisse concevoir – aussi bien dire dans les ténèbres. Ainsi s’esquissaient d’une part le motif, dont on sait la fortune à laquelle il était promis, de la « Grande noirceur » – et d’autre part la première vague du parti de l’autonomie, dont l’inscription qu’il partageait avec ses adversaires dans la matrice catholique devait l’amener quasi fatalement pour s’en démarquer à édifier de ceux-ci une image plus que caricaturale : repoussante. En faisant se superposer illégitimement les choses de l’Église et celles de César, Groulx et l’ensemble du régime clérico-nationaliste avaient en effet fait plus, selon les personnalistes, que simplement mal interpréter le message évangélique, qui enjoignait plutôt de les disjoindre, ils s’étaient accrochés en vain à un rêve théocratique et moyenâgeux insensé, qui avait eu pour effet d’installer la société canadienne-française dans un véritable état d’arriération (sans compter qu’elle se trouvait également poussée par là à une dé-christianisation effective).

Cela dit, on doit constater que la formule personnaliste représentait une solution de compromis plus ou moins boiteuse à l’égard du problème théologico-politique – et ainsi fondamentalement instable. En effet, l’indépendance du domaine de César ou de l’espace profane à l’égard du pouvoir spirituel se trouvait dans le personnalisme à la fois affirmée et niée : affirmée, d’abord, en ce que la complétude de cet espace, qui devait culminer dans l’accomplissement de l’humanité ou la réalisation de l’humanisme dans le monde, était présentée, plus encore que comme une exigence chrétienne, comme la réalisation même de la vérité du christianisme ; mais, ensuite, niée, en ce sens qu’elle demeurait, par là même, paradoxalement conditionnée par un lieu extérieur à l’espace profane, celui précisément du christianisme entendu en son sens vrai. Autrement dit, le personnalisme, loin de se donner les moyens de résoudre radicalement le problème théologico-politique en élaborant une métaphysique de l’autonomie qui conférerait à l’espace profane des assises totalement indépendantes du catholicisme, conservait sinon l’idée d’un pouvoir spirituel au sens formel du terme ayant droit de regard sur les puissances et les pouvoirs civils ou temporels, du moins celle d’une sorte de magistère spirituel dans la mesure où il estimait qu’on ne pouvait correctement juger de l’état de la société que si l’on adoptait une perspective qui du « dedans » même de celle-ci, pointait néanmoins vers son « dehors » (la société s’approche-t-elle ou s’éloigne-t-elle de l’humanisme, qui est sa norme idéalisée et la vérité du christianisme ?).

Une grande part de la réflexion des penseurs personnalistes (ou près du personnalisme) au début de la Révolution tranquille a précisément porté sur les questions de la signification et de la « localisation » d’un tel magistère spirituel : comment se manifeste-t-il, dans quelle instance peut-il se situer ? Étant donné le discrédit à leurs yeux de l’institution ecclésiastique, il semble que le réflexe des penseurs personnalistes, dont plusieurs avaient été formés dans les mouvements d’Action catholique qui cherchaient à « vivre l’Évangile » sur le terrain, en particulier auprès de la jeunesse syndicale, ouvrière, paysanne, étudiante, etc., a été de loger un tel magistère dans le « peuple », dont la « communauté des fidèles » dans un pays traditionnellement catholique était censée circonscrire les contours. Pour le dire en des termes empruntés au vocabulaire de la théologie, tout semble s’être passé comme si on avait supposé que l’« Esprit » avait migré et trouvé refuge, hors de la médiation que l’institution ecclésiastique corrompue ne pouvait de toute évidence plus incarner, dans ce que l’une des « constitutions conciliaires » de Vatican II avait désigné comme le « peuple de Dieu » (Vatican II, 1966, p. 28-38). Outre le besoin de réfléchir à neuf à son sens par-delà l’ère duplessiste, faisons l’hypothèse que c’est là l’une des raisons de la multiplicité frappante des réflexions sur la démocratie (et corrélativement sur les vertus du dêmos) présente chez plusieurs penseurs personnalistes ou près du personnalisme entre 1962 et 1965 en particulier. Sans prétendre à une énumération exhaustive, Pierre Elliott Trudeau, Hubert Aquin, Fernand Dumont, Jacques Grand’Maison et Pierre Vadeboncoeur entre autres ont tous abordé dans leurs écrits, pendant ces trois années, la question de la démocratie ou encore du peuple, considéré comme le premier et le principal de ses fondements (Trudeau, 1967a et 1967b ; Aquin, 1977 ; Dumont, 1964 ; Grand’Maison, 1965 ; Vadeboncoeur, 1965). De ces réflexions ressort un clivage profond, dont les deux pôles étaient donnés d’emblée par le contexte même dans lequel elles se sont déployées.

D’un côté que, par commodité, on pourrait qualifier d’« optimiste », il ne semble guère faire de doute qu’il soit possible de poser une équivalence entre le nouveau magistère spirituel qu’il s’agit d’identifier en lieu et place de l’Église corrompue et le peuple tel qu’il se manifeste dans des médiations logées hors de l’institution ecclésiastique formelle. Comme l’indique sans équivoque l’intitulé et tout le propos de l’ouvrage de Vadeboncoeur de 1965, qui est certainement celui qui pousse le plus loin l’argumentation en ce sens, l’instance dernière devant laquelle toutes les puissances temporelles doivent désormais comparaître pour être jaugées et jugées est « l’autorité du peuple », ce dernier étant désigné seul porteur de l’« Esprit » (Vadeboncoeur, 1965, p. 59). Compris en un sens quasiment « mystique », le peuple dont Vadeboncoeur esquisse le portrait dans son ouvrage fait contraste avec le « bourgeois », qui se définit comme vivant sans « Esprit », c’est-à-dire sans rien qui le transcende et qui puisse ainsi orienter et limiter son agir dans le monde (Vadeboncoeur, 1965, p. 40-41). Au final, Vadeboncoeur oppose un type humain qui, parce qu’il rompt radicalement avec toute idée d’une dépendance envers un « dehors » pointant en direction de l’humanisme et, par extension, de la vérité évangélique, en arrive à faire du monde un pur « dedans » offert à la « profanation » par des puissances temporelles déchaînées, à un autre qui maintient, au contraire, l’idée d’une dépendance du « dedans » social envers le « dehors » que représente l’« Esprit », même si les médiations par lesquelles celui-ci se manifeste dans le monde sont, plutôt que l’Église, des lieux aussi communs que, par exemple, les assemblées syndicales ou encore les réunions ouvrières à la taverne après le règlement de la grève (Labelle, 2007)[9].

Quoique moins systématiquement étayées que dans l’ouvrage de Vadeboncoeur, des réflexions allant dans le même sens se trouvent chez Aquin, Dumont et Grand’Maison. Chez Aquin, la réflexion sur la démocratie emprunte la forme d’un examen des conditions qui permettraient au peuple canadien-français de dépasser son état de « fatigue culturelle », qui risque de conduire, comme il ressort de son texte de 1962, à une « fatigue politique », voire à une « fatigue existentielle », qui l’empêchera de témoigner en ce monde du projet de réconciliation de l’humanité avec elle-même dans l’« Amour » (qui ne supprime pas les différences mais au contraire s’édifie sur elles), dont il est porteur comme tous les autres peuples (Aquin, 1977, p. 101-102 ; Pleau, 2002, p. 83) ; chez Dumont, elle emprunte la forme d’une méditation sur une nécessaire « conversion de la pensée chrétienne » susceptible de rendre celle-ci attentive aux appels à la dignité et à la justice qui s’élèvent sourdement mais obstinément du peuple jusqu’ici méprisé et souffrant, de telle sorte que les chrétiens puissent imaginer les médiations nouvelles par où ces appels puissent retentir dans le monde afin de le transformer (Dumont, 1964, p. 232) ; chez Grand’Maison, elle emprunte la forme de la quête d’un « nouveau prophétisme » susceptible de permettre la prise de parole à ceux qui étaient considérés jusque-là comme inaptes à la prendre alors qu’ils sont pourtant les porteurs de la justice à venir dans le monde (Grand’Maison, 1965, p. 13-14).

Ainsi, même si leurs réflexions empruntent des voies différentes et si leurs références ne sont pas les mêmes (principalement : Péguy pour Vadeboncoeur, Teilhard de Chardin pour Aquin, Mounier, Chenu et Congar pour Dumont et Grand’Maison), il semble s’agir d’un « bloc » de penseurs radicalement démocrates non seulement au sens où l’appareil conceptuel qu’ils déploient s’enracine avant tout dans une référence au peuple mais également en ce qu’ils font tous de celui-ci le porteur de l’autorité spirituelle dernière à laquelle doit désormais se rapporter la réalité sociale et historique pour en prendre la mesure. En construisant une telle figure du peuple, ces penseurs en arrivent ainsi à placer au coeur de l’espace social une instance qui se situe au « dedans » de celui-ci tout en incarnant en même temps une perspective qui prend sur lui une vue du « dehors », puisqu’elle est seule à même de juger de l’écart ou de la proximité du social avec l’humanisme que réclame l’« Esprit ». Aussi, plutôt que de dépasser la matrice théologico-politique, qui arrime pouvoir spirituel et pouvoir civil exercé temporellement en ce monde, les penseurs personnalistes qui prennent la démocratie et le peuple pour objets proposent plutôt d’en « re-dessiner » les contours en tenant pour acquis le discrédit de l’Église et en cherchant des médiations susceptibles de se substituer à elle pour jouer le rôle de magistère spirituel.

De l’autre côté, s’énonce la thèse de Trudeau, qualifiée, également par commodité, de « pessimiste », puisqu’elle prend, du moins de prime abord, à peu près entièrement à rebours celle que je viens de décrire. Je ne rappelle que les grandes lignes de l’argumentation de Trudeau, qui est bien connue : les événements qui ont suivi la Conquête ont eu pour effet de discréditer chez les Canadiens français l’idée de la démocratie, qui leur est apparue un outil forgé par l’Anglais afin d’assurer sa domination, de telle sorte que sans croire un instant à sa valeur propre ils l’ont instrumentalisée afin d’assurer leur survivance ethnique et religieuse (Trudeau, 1967a). À vrai dire, il n’y a rien comme une « mystique du peuple » chez Trudeau, c’est même précisément le contraire, puisque le peuple canadien-français en est arrivé selon lui, pour avoir corrompu la démocratie, à se corrompre lui-même. Constater que les plus douteuses moeurs électorales duplessistes appartiennent désormais au passé, c’est une chose, mais l’apprentissage de la démocratie reste entièrement à faire, selon Trudeau, de telle sorte que le peuple, qui ne perd pas si facilement ses réflexes, devrait faire l’objet sinon d’une méfiance certaine, du moins d’une certaine méfiance dans le Québec post-duplessiste. D’où une conception de la démocratie chez lui qui s’écarte résolument du crédit que le personnalisme accorde au peuple engagé vers la réalisation de l’humanisme et qui en vient plutôt à prendre pour repères des écrits de penseurs libéraux qui professent la méfiance à l’endroit d’un pouvoir susceptible de céder à la « tyrannie de la majorité » (Lord Acton ; voir Trudeau, 1967b, p. 188) ou qui tiennent la démocratie pour une « technique de gouvernement » apte à la mise en oeuvre de « politiques fonctionnelles » ou pragmatiques plutôt que comme un régime porteur de valeurs éthiques (Joseph Schumpeter ;voir Charette, 1982, p. 87).

Il vient ainsi à l’idée qu’il y a dans cette posture, en la comparant à celle des Vadeboncoeur, Dumont, etc., un « désenchantement » qui manifeste une distance à l’égard de la matrice théologico-politique, au sens où il n’est pas question chez Trudeau, tout au contraire, de confier un magistère spirituel en lieu et place de l’Église catholique à un peuple paré de toutes les vertus. Pourtant, la distance tant de l’Église que du peuple censé incarner après elle l’ « Esprit » n’est aucunement garante en elle-même d’une solution radicale du problème théologico-politique, car aux références au libéralisme « pragmatique » se superpose chez Trudeau le crédit qu’il accorde à la thématique d’un État animé par une techno-bureaucratie professionnelle, compétente voire experte, censée assurer, bien au-delà de l’adoption de « politiques fonctionnelles », la transition vers la constitution de « grands ensembles » identifiés au dépassement des « particularismes » et à rien de moins que l’établissement dans le monde d’une sorte de « paix universelle » et « perpétuelle » (Trudeau, 1967b, p. 165-168). Loin de renvoyer simplement à Max Weber, cette thématique apparaît ainsi avoir une forte résonnance hégélienne, dans la mesure où Trudeau n’hésite pas à faire des « grands ensembles » et de l’accès qu’ils ménagent à l’« universel », le telos de l’humanité moderne tout entière, sa finalité dernière. En d’autres mots, ce vers quoi pointe le discours de Trudeau (comme l’avait d’ailleurs immédiatement perçu son contradicteur Hubert Aquin ; voir Aquin, 1977 ; Pleau, 2002, p. 77-78) est une Philosophie de l’histoire téléologiquement orientée, qui conserve le schéma d’un privilège accordé à une perspective située au « dehors » de l’espace social tel qu’il est, où l’on doit s’installer pour estimer le statut de ce dernier, dans la mesure où il s’agit de juger de sa proximité ou de son écart avec une finalité qui est son destin ; de telle sorte que s’il n’y a ici nul magistère spirituel logé dans l’Église ou dans le « peuple de Dieu », ce n’est pas qu’il n’y en a pas, mais c’est plutôt qu’il s’incarne ailleurs, trouvant apparemment plus prosaïquement son lieu dans une technobureaucratie étatique, éclairée et rationnelle, qui, même si elle est revêtue d’oripeaux moins lyriques ou grandiloquents que l’Église ou le peuple, n’en incarne cependant pas moins, au final, le lieu où s’énonce le devenir vrai de l’humanité. Comme c’est l’évidence pour lui qu’un tel corps bureaucratique se trouve à Ottawa plutôt qu’à Québec, où il est, du fait de l’héritage légué par le duplessisme, dans un état inconsistant, il n’y a pas lieu de s’étonner que Trudeau tire une conclusion tout à l’inverse des personnalistes ou des penseurs près du personnalisme associant quasi naturellement la mystique du peuple et le néo-nationalisme (voire l’indépendantisme) : pour lui, être fédéraliste et être éclairé ou rationnel, c’est tout un ; il faut céder aux viles passions et leur subordonner la raison pour penser autrement[10].

Cela ne signifie pas, par ailleurs, que l’idée d’un État et d’une technobureaucratie professionnelle identifiés au lieu de l’exercice de la Raison dans le monde ait été le seul apanage de Trudeau et de ceux qui l’ont suivi à Ottawa. L’argumentaire trudeauiste-fédéraliste appelait en quelque sorte de lui-même son inversion, non seulement au sens où lui fut opposé un magistère spirituel logé dans le peuple, mais également au sens où on a fait valoir contre lui l’idée d’une localisation de l’État rationnel et éclairé plutôt à Québec, où la technobureaucratie, pouvait s’affirmer d’autant plus aisément qu’il fallait partir quasiment de zéro et que tout paraissait à faire. Tout en faisant la part de la rhétorique propre à la formule, il y a cependant lieu de tenir pour fondé au moins en partie le propos provocateur de Jacques Parizeau, suivant lequel la Révolution tranquille considérée du point de vue des transformations impulsées par l’État « a été faite par une demi-douzaine d’hommes politiques et une douzaine de fonctionnaires » (Dubuc, 2011)[11]. Un tel argumentaire, qui déporte comme celui de Trudeau le magistère spirituel dans une élite étatique éclairée plutôt que dans le peuple, ne devait pas par ailleurs se révéler incompatible avec celui qui le situait plutôt dans ce dernier. C’est même là, me semble-t-il, le « secret de fabrication » de la « synthèse » souverainiste ; mais pour en arriver là, il est nécessaire de traiter de la « deuxième vague » du parti de l’autonomie, qui a cherché à dépasser les difficultés inhérentes à la première.

La « deuxième vague » du parti de l’autonomie (I) : pensée de la décolonisation et marxisme

La « métaphysique de l’autonomie » telle que la première vague du parti de l’autonomie en avait dessiné les contours comportait, une forte ambiguïté : dressée contre l’Église catholique au nom du catholicisme bien compris, elle valorisait l’espace profane tout en persistant à l’arrimer à un « dehors » de l’espace social, dans la mesure où l’humanisme, aussi radical soit-il, était censé concrétiser la vérité dernière du christianisme. Dépasser cette ambiguïté et par là sortir définitivement de la matrice théologico-politique en assurant à l’espace social des assises totalement indépendantes du catholicisme : telle a été l’ambition fondatrice de la « deuxième vague » du parti de l’autonomie. Pour celle-ci, plus question de réaménager l’héritage du « vieux monde » : il fallait aller au bout de ce qu’exigeait la « colère antithéologique » suscitée par l’Église et en conséquence rompre totalement avec elle.

Une telle ambition, aussi bien fondée qu’elle soit apparue à ses promoteurs, n’en supposait pas moins de redoutables difficultés. Peut-être le parcours de Pierre Vallières en témoigne-t-il au mieux, lui dont la pensée et la pratique politiques se sont d’abord ancrées dans un personnalisme chrétien militant entendu en un sens radical, avant de bifurquer ensuite vers la pensée de la décolonisation et le marxisme (ce qui devait l’amener successivement à joindre le Front de Libération du Québec et le Parti québécois), pour, enfin, opérer une sorte de « retour aux sources », c’est-à-dire à un « christianisme de gauche » (Vallières, 1967 ; Vallières, 1986 ; sur le parcours de Vallières, consulter Baillargeon, 2002 et Meunier, 2007b). Plutôt que de tenir un tel parcours pour tortueux, voire erratique, il faudrait peut-être demander ce dont il est le signe ou le symptôme. La sortie hors du personnalisme s’est imposée à toute une partie de la jeune génération intellectuelle et militante au début et au milieu des années 1960 désireuse d’envisager l’espace social et les actions à y mener d’un point de vue purement immanent, c’est-à-dire sans renvoi à un « dehors » censé à la fois permettre d’en prendre la mesure et de l’orienter. Il n’en demeure pas moins que le marxisme et la pensée de la décolonisation auxquels elle s’est alors référée pour ce faire conservaient intacte au coeur de leur dispositif conceptuel la notion d’un telos auquel l’humanité était appelée afin de s’émanciper et de s’accomplir pleinement en rompant avec toutes les formes d’aliénation et de domination – et, par là même, persistaient à s’arrimer à un schéma faisant sa part à la notion d’un magistère spirituel (même si une telle expression était subsumée, dans le cas des marxistes, dans une « science » du social-historique). En d’autres termes, le recours, soit au peuple en tant qu’entité destinée à se « décoloniser » et à se « désaliéner », soit au prolétariat destiné à combattre et à abattre finalement le capitalisme (ou encore à une combinaison des deux, comme dans le cas de Vallières ; Vallières, 1967), préservait non seulement la notion d’une téléologie historique ou d’une Philosophie de l’histoire mais également celle d’une perspective privilégiée qui, même située au « dedans » du monde plutôt que dans un lieu formellement situé au « dehors » de celui-ci, n’en persistait pas moins à figurer un « ailleurs » à l’état présent des choses – logé dans l’avenir –, d’où l’on pouvait prendre la juste mesure de celui-ci. Que ce soit le peuple en voie de décolonisation et de désaliénation ou le prolétariat tout entiers qui se trouvent alors installés dans cette perspective ou encore, une « avant-garde » éclairée et agissante, cela ne change rien d’essentiel au schéma d’ensemble, en ce sens que le pouvoir et les puissances de ce monde se trouvent toujours sommés de comparaître devant une partie du social présumée incarner une sorte de « tribunal de l’histoire ». Un tel dualisme entre un ailleurs (un avenir où l’humanité sera accomplie) et le lieu dans lequel on est installé (un présent où l’avenir ne fait, au mieux, que s’esquisser ou s’annoncer) dessine les contours d’une métaphysique de l’autonomie qui, aussi instamment « matérialiste » qu’elle se soit voulue en certains cas, autorise à diagnostiquer une forme de persistance du schéma théologico-politique plutôt qu’une rupture avec lui et permet ainsi de comprendre que l’on ait pu, comme Vallières et sans avoir le moins du monde l’impression de se contredire ou de se renier, refaire au final en sens inverse le cheminement qui avait d’abord mené du personnalisme au marxisme en repassant, par suite de l’échec apparent de ce dernier, sur le terrain de l’engagement militant chrétien.

Le parcours de Vallières serait donc bien plus rectiligne qu’il le laisse croire généralement, du moins au sens où il serait fidèle tout au long à un même schéma suivant lequel le monde tel qu’il est se rapporte à un autre qui en constitue la vérité, que celle-ci soit figurée comme étant arrimée à une histoire à qui est accordée un statut quasi transcendant ou à un plan de salut divin. Ce parcours ne serait pas plus zigzaguant que celui de son alter ego dont il a été si près au cours des années 1960 avant de s’en écarter au cours de la décennie suivante, Charles Gagnon. Plutôt qu’une anomalie ou une bizarrerie incompréhensible dans le parcours du Québec post-Révolution tranquille, le marxisme-léninisme version maoïste dont Gagnon fut l’un des principaux partisans et meneurs de 1972 à 1982 après avoir été comme Vallières l’une des figures les plus importantes du FLQ (Front de Libération du Québec) au cours des années 1960 peut en effet être envisagé comme une autre formule plus ou moins boiteuse (et absolument pas durable dans ce cas[12]) par laquelle une partie de la jeune génération militante et intellectuelle a cherché à embrasser l’histoire et à s’y enfoncer sans reste tout en se ménageant cependant un « dehors » où s’installer pour en prendre la mesure (Warren, 2007). Outre de s’appuyer sur une pesante téléologie historique permettant de proclamer que l’avenir était « radieux » malgré leur récurrent état groupusculaire qui les faisait s’apparenter davantage à des sectes qu’à l’embryon du parti prolétarien qu’elles aspiraient à devenir, les organisations « m.-l. » n’ont pas hésité afin de convaincre leurs militants de préparer l’affrontement avec l’« État bourgeois », à mobiliser l’attirail apparemment le plus désuet et le plus repoussant de l’« ancien régime » : obéissance inconditionnelle aux directives venues d’« en haut » (le fameux « centralisme démocratique », où le second terme était englouti par le premier), esprit sacrificiel et, dans certains cas, soumission à une sévère police des moeurs fondée sur la surveillance mutuelle et la délation (Piotte, 1987 ; Warren, 2007). Singulier alliage d’une métaphysique de l’autonomie qui affirme que rien n’existe hors un monde ramené à une « matière » proclamée seule réalité existante avec un code de conduite dont la ressemblance est pour le moins frappante avec la mobilisation permanente et tous azimuts que déduisait Groulx de l’exigence héroïque imposée au Canada français par le dessein divin (Labelle, 2008-2009). Le « m-l.isme », au final, fut peut-être l’incarnation la plus caricaturale parce que jusqu’au-boutiste d’une forme de persistance du théologico-politique au sein même de ce qui se voulait pourtant précisément son contraire – caricaturale et jusqu’au-boutiste au point où il a semblé quasiment impensable après sa disparition aussi subite que définitive. Son « héritage » ne doit cependant pas être négligé, même s’il doit être envisagé plutôt négativement, dans la mesure où par ses excès le « m.-l.isme » n’a pas peu contribué – comme en témoigne dès 1981 le « Manifeste du comité des cent », au fondement de l’éphémère « Mouvement socialiste » (Comité des cent, 1981 ; Gagné, 1983) –, à nourrir une posture politique qui tout en persistant à se situer « à gauche » devait relativiser de manière radicale les thématiques de l’État éclairé et du peuple-prolétariat révolutionnaires pour leur substituer celles de la « société civile » comprise dans sa « diversité » (j’y reviendrai dans la conclusion).

Les deux premières vagues du parti de l’autonomie décrites ci-dessus ont donné lieu à des engagements politiques diversifiés et opposés de la part de leurs promoteurs, qui les ont faits pencher soit vers le fédéralisme ou vers l’indépendantisme, soit vers la gauche, l’extrême gauche ou la droite. Toutefois, par-delà cette diversité, on peut identifier, à mon sens, une tentative de réaliser une synthèse de l’essentiel des deux premières vagues du parti de l’autonomie. On peut soutenir, en effet, que la « formule d’origine » du mouvement indépendantiste ou souverainiste tel qu’il a culminé dans la fondation du Parti québécois peut s’énoncer comme suit : unir autour d’une même finalité, soit la souveraineté de l’État du Québec, ces deux « lieux » du nouveau magistère spirituel identifiés à l’origine par la première vague du parti de l’autonomie que sont le peuple politiquement mobilisé et la technobureaucratie d’État, éclairée et rationnelle. La formule est lisible pour ainsi dire à l’état brut dans les premiers programmes adoptés par le Parti québécois, selon lesquels les lieux du magistère spirituel étaient censés trouver à s’arrimer de manière à fonder dans la société québécoise l’hégémonie (au sens gramscien du terme) d’un « sujet politique national » (Beauchemin, 2007) porteur d’une « québécitude », déclamée par les poètes et les chansonniers, tendant à se présenter comme une manière originale d’habiter le monde (Dubuc, 2011 ; Labelle, 2005a). Si la puissance de rassemblement de cette formule visant la synthèse a été si forte dans un premier temps (même si elle n’a pas séduit la totalité des promoteurs du projet d’autonomie), c’est qu’elle a paru pouvoir rassembler par-delà ce qui les séparait tout à la fois les défenseurs d’une « mystique du peuple » parmi les héritiers du personnalisme et également, quoiqu’elle s’y exprimât dans un autre vocabulaire, parmi les hérauts de la pensée de la décolonisation, voire du marxisme, de même que les promoteurs d’une technobureaucratie d’État rationnelle et éclairée logée à Québec. Synthèse qui était en fait une sorte de compromis plus ou moins stable, reposant par définition sur une sorte de « flou idéologique », qu’ont illustré à la fois le « pragmatisme » de son chef René Lévesque et ses efforts incessants pour éviter que les tensions ne provoquent l’éclatement du mouvement.

Or cette synthèse a échoué à accomplir la finalité qu’elle s’était donnée (l’indépendance ou la souveraineté du Québec) et il importe de se demander pourquoi. Faut-il diagnostiquer un échec de la métaphysique de l’autonomie comme elle s’est élaborée dans la foulée de la Révolution tranquille à s’inscrire dans le réel et à se traduire en programme politique ? Pour répondre, il faut s’attarder au destin d’un des foyers de la deuxième vague du parti de l’autonomie dont je n’ai pas parlé jusqu’à maintenant, soit la revue Parti pris. On verra qu'un certain nombre de ses animateurs chercheront à pousser au plus loin le projet d’autonomie en surmontant définitivement le problème théologico-politique – mais ce faisant, engageront ce projet sur la voie de ce qui a toutes les apparences de l’autodestruction.

La « deuxième vague » du parti de l’autonomie (II) : la signification de la contre-culture

Il est frappant de relever que par-delà une première phase où ils s’inscrivent de plain-pied dans la vogue décolonisatrice et marxiste, plusieurs des principaux animateurs de Parti pris s’orientent non pas vers un retour au personnalisme chrétien radical (comme Vallières) ou vers le maoïsme (comme Gagnon) mais plutôt vers un ensemble de réflexions et de pratiques associées à la contre-culture. C’est cette direction qu’empruntent en effet après la fin de Parti pris tant Pierre Maheu que Paul Chamberland – et également, quoiqu’à un degré moindre dans son cas et tout en conservant une référence au marxisme, Jean-Marc Piotte (1974).

Je vais me concentrer sur le parcours de Pierre Maheu, particulièrement significatif aux fins de ma démonstration. Au départ, la pensée de Maheu s’inscrit explicitement dans le projet d’une métaphysique de l’autonomie dressée contre l’« ancien régime ». En puisant à la fois dans la pensée de la décolonisation et dans la psychanalyse, Maheu énonce comme suit dans ses premiers articles de Parti pris l’enjeu que soulève selon lui la fin du régime clérico-nationaliste : par-delà l’épuisement de la figure du Père terrible, qu’ont incarné pour les Canadiens français tout à la fois le Dieu tout-puissant, le clergé son représentant et nos « héroïques ancêtres », et de celle de son complice dans la « castration », « notre Sainte Mère l’Église » (Maheu, 1983, p. 33-34, 121, 123, 125), il s’agit désormais d’instituer « l’homme québécois [qui] n’est pas encore né » et qui porte en ses flancs une société décolonisée, désaliénée et émancipée (Maheu, 1983, p. 119). Selon Maheu, seule une praxis révolutionnaire pourrait faire advenir ce qu’il désigne comme de nouveaux ancrages culturels et normatifs générateurs d’une « autorité véritable et sûre de soi », apte à instituer un nouveau sujet québécois par-delà l’« autoritarisme » paralysant (Maheu, 1983, p. 124-125). Or une telle praxis s’ancre selon lui, il y insiste, dans une contingence radicale, qui risque de la faire paraître prise dans une sorte de « cercle vicieux » : pour instituer le « nouvel homme québécois », il faudrait en effet une autre société et d’autres institutions, nées d’une révolution, qui joueraient le rôle d’autorités fondatrices – alors que pour établir celles-là et faire celle-ci, il faudrait « d’abord que les Québécois se libèrent des structures psychologiques » qui les étouffent présentement et se comportent ainsi déjà comme des « hommes nouveaux » (Maheu, 1983, p. 140). En d’autres mots, selon Maheu, il faudrait une révolution pour faire émerger un nouveau type humain, émancipé – alors même qu’il faudrait qu’existât déjà ce nouveau type humain pour que la révolution ait lieu.

L’originalité de Maheu est de refuser de recourir à une téléologie, étayée sur l’Esprit ou sur une histoire inéluctablement orientée vers un destin, pour sortir d’une telle impasse – autrement dit, de refuser l’idée d’une métaphysique de l’autonomie qui perpétuerait la matrice théologico-politique en supposant une dépendance de l’espace social-historique envers un « dehors » ou un « ailleurs » qui lui conférerait sens et dont il y aurait des interprètes autorisés. Maheu formulera plutôt une proposition extrêmement radicale, qui le démarque de tous les autres penseurs du projet d’autonomie : surmonter définitivement le problème théologico-politique en court-circuitant l’idée même d’une nouvelle normativité ou d’une nouvelle culture fondatrice à faire advenir. C’est là ce qui se dégage du « bilan » de Parti pris qu’il propose en 1972 pour un numéro de La barre du jour, esquissant alors un parcours générationnel qu’il ne fut certes pas le seul à emprunter. La thèse essentielle qu’il défend est que la désaliénation est à la portée immédiate de ce qu’il désigne désormais comme le « Moi », pour peu que celui-ci accepte de se soumettre à un certain nombre de conditions somme toute peu exigeantes : à l’aide des drogues et de l’invocation des sagesses orientales, il faut, simplement, « tout lâcher », afin de permettre l’émergence du Moi essentiel, enfoui sous les pesanteurs culturelles et normatives – tout comme l’enfant, ce « pervers polymorphe », demeure enfoui sous l’adulte et ne demande qu’à remonter à l’air libre (Maheu, 1983, p. 277, 302).

C’est dans cette soumission à la figure de l’enfant que la contre-culture telle que l’entend Maheu livre son secret : plutôt que de se présenter comme une autre culture opposée à la culture dominante, celle-ci doit en effet être comprise comme une véritable sortie de la culture de manière à faire retour à sa pure et simple négation, enfouie jusqu’ici sous elle, identifiée à la nature. Les ancrages culturels et normatifs étant univoquement ramenés à un ensemble de mécanismes associés à l’« Interdit », à l’« inhibition » et à la « castration », il s’agit désormais, plutôt que d’instituer une humanité nouvelle comme il en était encore question à Parti pris (ce qui suppose l’élaboration d’une autre culture, d’une autre normativité), de simplement « laisser-être » une sorte de Moi originaire, naturel, par définition « délié » ou « auto-fondé » (Gauchet, 1992, p. 87, 90 ; Grand’Maison, 1999 ; Labelle, 2002), puisqu’il existe avant toute culture et toute normativité (lesquelles ne servent qu’à masquer et à faire oublier qu’il est le sujet vrai et authentique)[13]. Il convient dès lors de trouver les moyens, à la fois émancipateurs et « thérapeutiques », qui puissent permettre de « tout lâcher », de laisser venir l’enfoui à la surface et de guérir le Moi des traumatismes subis jusque-là du fait de son inscription dans la culture et la norme. Outre les drogues et l’appropriation de la sagesse orientale, il faudrait, par exemple, migrer à la campagne pour y fonder une commune où les rapports humains se vivront « au naturel » et permettront au Moi de se montrer à autrui pour ce qu’il est, dans sa vérité et sa transparence (« ce qui se passe quand nous n’avons plus besoin de comités ni de procédures » ; Maheu, 1983, p. 279).

Quelque chose s’est passé, c’était l’été 69 […]. Il y avait moi, j’étais renouvelé. Rendu à la pureté première. […] Et la découverte inoui [sic] : tout en moi tremble et je ne suis plus rien, et voilà que le Sens envahit tout, que je m’éveille, que je redeviens qui je suis depuis toujours. Mon petit moi ordinaire, ses échecs, ses faiblesses, ce n’est pas cela que je suis vraiment, ou plutôt tout cela a un sens, à l’envers de la réalité. Me voilà délivré du poids de moi-même. Et dans la conscience qui se continue là, sans identité, vibre la liberté souveraine qui ne vient qu’après qu’on a tout lâché.[14].

Maheu, 1983, p. 303.

Si la prose de Maheu peut paraître parfois extravagante, voire fantaisiste, ce à quoi elle aboutit est pourtant d’un extrême classicisme, au sens où elle reprend le noyau dur de la solution radicale au problème théologico-politique proposé par le libéralisme dans sa version maximaliste : l’humanité vraie n’est pas celle qui est inscrite dans des montages culturels et normatifs, mais plutôt celle qui se révèle, quand on réussit à mettre hors-circuit ces derniers, à l’état de nature. Maheu, d’ailleurs, pouvait donner une traduction tout à fait prosaïque de sa posture, dans les termes de l’individualisme libéral le plus usuel : «  [J]e ne crois plus, depuis assez longtemps déjà, que la solution se trouve au niveau du pays, de l’État, de la politique. […] C’est plutôt toute la vie qu’il faudrait changer. Et donc se changer d’abord soi-même. Commencer par la vie privée » (Maheu, 1983, p. 302). Qu’elle se soit présentée dans un premier temps drapée d’oripeaux lui donnant l’allure d’une sorte de « naturalisme halluciné » ne doit pas empêcher de constater qu’il s’agit ici d’une des premières formes systématiques dans la pensée québécoise de la post-Révolution tranquille d’un naturalisme libéral appelé, c’est la thèse que je défendrai dans la prochaine section, à connaître une grande fortune[15].

La solution radicale, libérale maximaliste, au problème théologico-politique que défend Maheu en 1972 ne devait pas demeurer située sur le simple plan des idées. Mais ce ne fut pas le mouvement des communes (somme toute très limité en ampleur) qui devait en réaliser la « mise en pratique ». Celle-ci devait plutôt passer, c’est du moins l’hypothèse que je soumets dans les prochaines pages, par la convergence de la contre-culture comprise comme promotion d’une forme radicale de naturalisme libéral avec un ensemble de transformations qui ont affecté la manière dont la société québécoise en est venue à concevoir la question de l’« institution » – transformations indissociables de la manière dont cette société a confronté le problème théologico-politique.

De la « colère antithéologique » à la « colère anti-normative et institutionnelle »

Pour comprendre la séduction qu’a opérée le naturalisme libéral dans la société québécoise et qui lui a fait déborder largement les cercles restreints de la contre-culture, il faut partir d’un fait étonnant, déroutant même, qui a pourtant été peu relevé dans les analyses de la Révolution tranquille et de ce qui s’ensuivit. Le phénomène révolutionnaire, généralement, est indissociable de son contraire, c’est-à-dire de l’émergence d’un mouvement contre-révolutionnaire, qui le combat et cherche à maintenir en place l’« ancien régime » ou à revenir à lui. Or, dans le cas du Québec la charge ou la colère antithéologiques dont étaient porteuses, à des degrés divers, les deux vagues du parti de l’autonomie[16], a été menacée de se retrouver pour ainsi dire dès le commencement sans objet, du fait de la quasi-absence de résistance aux transformations chez le parti de l’hétéronomie et, plus globalement, les « forces réactionnaires ». Au vrai, il faudrait même parler d’un effondrement quasi immédiat et complet de ce qui aurait pu tenir lieu d’instance contre-révolutionnaire dans le Québec d’après 1960 : en effet, simultanément, l’Église catholique, qui aurait logiquement dû se trouver au coeur de la contre-révolution, de même que les hérauts intellectuels du parti de l’hétéronomie, se taisent, s’effacent même purement et simplement devant la Révolution tranquille, apparemment satisfaits quand ils peuvent conserver quelques rares morceaux de l’« ancien régime » (comme l’Église, partiellement, en matière d’éducation par exemple : Denis, 1980)[17].

Si la Révolution québécoise a été, effectivement, « tranquille », c’est que lui a été épargné le moment contre-révolutionnaire[18]. Or, contrairement aux apparences, une telle situation, loin de favoriser l’émergence et la réussite du projet d’autonomie, a plutôt constitué un obstacle. En effet un tel projet se soutient d’une métaphysique qui a ceci de spécifique qu’elle s’énonce – et par là cherche à accéder à la légitimité – en s’élevant contre une métaphysique opposée forgée par le parti de l’hétéronomie. Aussi, plutôt que de provoquer un désarmement du sentiment antithéologique, l’évanescence voire l’inexistence d’un adversaire contre-révolutionnaire manifeste a-t-elle amené les promoteurs du projet d’autonomie à réagir en tentant d’identifier un adversaire contre-révolutionnaire « de substitution », apte à jouer le rôle que refusait de tenir celui qui aurait normalement dû le faire. C’est le sens de l’extraordinaire fortune, qui perdure encore maintenant, indépendamment de toutes les analyses sociologiques et historiques qui en ont grandement relativisé le sens, de la thématique de la « Grande noirceur » (Meunier, 2011). C’est précisément le flou de la formule qui a fait son utilité, la « Grande noirceur » en venant à désigner un adversaire d’autant plus envahissant qu’il recouvrait l’ensemble indistinct de tout ce qui pouvait paraître se rattacher au « vieux monde » et ainsi mériter l’opprobe : certes l’Église catholique (malgré son déclin rapide) et le duplessisme (malgré sa disparition corps et âme, que devait paradoxalement consacrer la victoire électorale de l’Union nationale en 1966), mais également, dans une sorte de fourre-tout, les traditions entourant la « race canadienne-française », les moeurs familiales ou sexuelles de nos ancêtres (les « Ti-pop », comme disait Maheu ; Maheu, 1983), la mythologie de Dollard des Ormeaux, les « chars allégoriques » de la Saint-Jean-Baptiste et tutti quanti. Pour paraphraser Saint-Just : on s’est soudain mis dans le Québec des années 1960, comme dans la Rome déclinante, « à rire des lois, du magistrat et des dieux » (Saint-Just, 2004, p. 1055)[19].

Cependant, aussi utile qu’elle ait pu être pour le parti de l’autonomie en tant qu’elle paraissait lui fournir l’adversaire dont il avait besoin pour s’affirmer, la thématique de la « Grande noirceur » ne pouvait que faire surgir dans son sillage un problème lancinant : en effet, plus on l’évoquait et plus on faisait apparaître par là même la distance irréversible qui s’était creusée entre la société québécoise et l’« ancien régime » décrit en mettant l’accent sur ses travers les plus repoussants. Avec pour conséquence qu’à partir d’un certain point la peur de la « Grande noirceur » n’a pu se présenter autrement que comme la peurde son retour – comme si, à défaut d’un adversaire identifiable, agissant au présent, la Révolution tranquille s’était estimée confrontée, par-delà une contre-révolution qui n’avait jamais eu lieu, à une restauration par ailleurs tout aussi évanescente dans la mesure où elle n’était qu’un possible logé présumément dans l’avenir. Pour le parti de l’autonomie, la question devenait dès lors la suivante : quels sont les lieux de l’espace social susceptibles de donner éventuellement prise à une restauration de l’ancien régime ? Ou, posée autrement : où persistent dans l’espace social les tropes ou les figures qui donnent présumément consistance à l’hétéronomie, telles que la verticalité, l’asymétrie, l’autorité, les « obligations d’appartenance », les « rapports de subordination », etc. (Gauchet, 2007, p. 23, 33) ? La réponse la plus plausible et la plus forte apportée à cette question a été que de tels lieux correspondent à ceux où se déploie le « principe d’institution », c’est-à-dire là où se manifeste la prétention des générations présentes d’accueillir les « nouveaux venus » dans le monde (Arendt, 1972, p. 238, 242-243) en leur transmettant la culture qui l’organise et qui, forcément, les précède et en ce sens les « transcende » (Gagné, 2010, p. 12-13). Dès lors qu’ils se trouvaient de la sorte assimilés à de simples vestiges du vieux monde qu’il s’agissait d’éradiquer, les rapports verticaux, asymétriques et qui supposent une liaison fondée sur l’autorité, par exemple entre maîtres et élèves, entre langue normée et sujets parlants, entre parents et enfants, etc., étaient par là même appelés à céder à de nouveaux rapports fondés, à l’inverse, sur l’horizontalité, la symétrie, le consentement individuel et le contractualisme, comme le soutenaient les promoteurs des pédagogies du « vécu » (Larose, 1991), du primat de la langue parlée effectivement sur la langue normée (valorisation du « joual ») (Larose, 1987) ou encore de la famille conçue en termes contractuels ou utilitaires (Tahon, 1995). En somme, à mesure de la volatilisation de la contre-révolution effective, la colère antithéologique, qui aurait dû se trouver au coeur même du projet d’autonomie et de sa métaphysique, se transformait en une sorte de violente et acharnée « colère anti-normative et anti-institutionnelle ».

C’est ce que le philosophe Jacques Lavigne avait le premier diagnostiqué dès 1971 dans un ouvrage portant sur ce qui lui apparaissait comme la manière nouvelle de concevoir le sujet dans la société québécoise (Lavigne, 1971). À une institution du sujet qui supposait celui-ci inscrit dans un rapport à une « altérité » située à distance de lui parce que porteuse de la « Loi » ou de la normativité (représentée classiquement comme « fonction paternelle » et associée à des mécanismes qui paraissent toujours « disciplinaires » ; Lavigne, 1971, p. 234 et s. ; Beauchemin, 2007), Lavigne montrait la tendance à substituer la consécration d’un sujet supposé d’emblée existant en-deçà des ancrages culturels et normatifs et par là arrimé à des instances « thérapeutiques » appelées à permettre au Moi « délié » ou « auto-fondé » de se manifester et, éventuellement, de se guérir des traumatismes qui auraient pu l’empêcher de le faire jusque-là[20].

Se comprennent mieux, dès lors, la signification et l’impact du naturalisme apparemment halluciné des penseurs de la contre-culture du début des années 1970. Loin d’être logée « dans la marge », comme elle aimait à se le faire croire, la prose contre-culturelle a été en phase avec ce développement décisif de la Révolution tranquille en légitimant dans l’espace intellectuel et public une posture libérale maximaliste parfaitement conséquente avec l’anti-institutionnalisme et l’anti-normativisme de principe nés de la colère antithéologique gone wild : répétons-le, en lieu et place du lourd appareil répressif et « castrateur » que sont la culture et la normativité, il fallait selon les contre-culturels éradiquer une fois pour toutes le schéma théologico-politique et toute forme de pouvoir spirituel en substituant à cet appareil, quel qu’il soit, un Moi originaire, existant par nature, qui pouvait être rendu immédiatement présent à la simple condition de le « laisser être » et de le « laisser faire ». C’est là très exactement la « rationalité » qui suintait au même moment des transformations affectant le tissu institutionnel de la société québécoise.

Participant de la « deuxième vague » du parti de l’autonomie, la contre-culture a donc convergé avec les effets engendrés par la colère anti-normative et anti-institutionnelle pour esquisser rien de moins que les contours d’une nouvelle fondation sociétale dont les temps présents permettent de prendre toute la mesure. Plutôt que l’« Ère du Verseau », c’est la très prosaïque société fondée sur le « complexe de Narcisse » (Lasch, 1981) et la « thérapeutique » (Kelly, 2003), pour laquelle les instances et les biens sociaux ne sont là que pour rendre les hommages qui lui sont dus au Moi présumément originaire et donc inviolable, que la contre-culture a annoncées. Car si nul ancrage culturel et normatif n’est indispendable au Moi « auto-fondé » (au contraire, cela l’étoufferait et le traumatiserait), il s’ensuit, par définition, la fin de ce que des sociologues des années 1960 avait qualifié de « société globale » (Dumont, 1963) : au lieu de le supposer antécédent et « transcendant » eu égard aux individus, l’espace social-historique ne peut plus être conçu que sur un mode « ensidique » ou « ensembliste-identitaire », pour reprendre l’expression de Cornelius Castoriadis (Castoriadis, 1975 ; Théry, 2007), c’est-à-dire comme un assemblage ou une addition d’individus « déliés » (c’est ce que veut dire « ensembliste »), qui se reconnaissent de manière contingente une manière plus ou moins identique de vivre leur « Moi-ïté » (c’est ce que veut dire « identitaire »). À la « société globale » se substitue ainsi la « société des identités » (Beauchemin, 2007).

Mais dès lors, c’est d’une véritable autodestruction de la métaphysique de l’autonomie qu’il faudrait parler. En effet, la réitération inlassable du primat ontologique du Moi sur le social et de sa souveraineté a pour conséquence première que chacune des propositions énoncées par le parti de l’autonomie avant que ne soit formulée la proposition contre-culturelle se trouve irrémédiablement invalidée : ni le « peuple » compris comme porteur de justice ou d’une téléologie historique, ni la technobureaucratie étatique et rationnelle, ni le « sujet politique national » qu’a cherché à faire émerger le mouvement souverainiste ou indépendantiste en associant ces deux instances, ne conservent la moindre chance de susciter une résonnance dans la mesure où ils participent d’une métaphysique (fondées sur l’Esprit ou une histoire orientée par une finalité) qui par définition précède et transcende les individus[21]. En ce sens, le parti de l’autonomie au Québec après la Révolution tranquille a bel et bien scié la branche sur laquelle il était assis à mesure même de sa radicalisation, quand il a voulu rompre totalement et définitivement avec tout ce qui pouvait ressembler à une répétition du schéma théologico-politique : ce n’est pas seulement la métaphysique de l’hétéronomie qu’il a alors réussi à rendre impensable, mais tout aussi bien la métaphysique de l’autonomie elle-même (du moins telle qu’elle s’était constituée avant la contre-culture).

Une telle situation a certes pour une grande part échappé aux penseurs et acteurs de l’époque. Tout s’est en fait passé comme si avaient coexisté malaisément chez plusieurs d’entre eux deux processus, parallèles mais se contredisant l’un l’autre, l’un allant dans le sens d’une affirmation d’une métaphysique de l’autonomie fondée sur la mobilisation populaire et l’État rationnel, l’autre allant en sens totalement inverse, puisqu’il la rendait impensable et impossible (Larose, 1987 ; Larose, 1991). C’est peut-être ce qu’illustre jusqu’au tragique le cas de Pierre Maheu lui-même, à la fois défenseur décidé de la souveraineté du Québec et promoteur d’un retour au Moi originaire et naturel qui ne pouvait à terme qu’en miner totalement le sens[22].

Un épuisement de la matrice théologico-politique ?

Le problème théologico-politique est-il derrière nous désormais ? La matrice théologico-politique a-t-elle épuisé toutes les potentialités dont elle était porteuse pour la société québécoise ? Pour répondre à pareilles questions, il importe avant tout de dresser, même sommairement, un bilan des traces que ce problème et les efforts pour le solutionner ont laissées dans cette société. Elles sont nombreuses.

Selon la thèse défendue dans les pages précédentes, c’est une posture libérale maximaliste, que la contre-culture a promue la première sur le plan de la pensée et qui est passée dans le tissu social par le biais de la colère antithéologique devenue colère anti-normative et anti-institutionnelle, qui a représenté la solution définitive que la société québécoise a voulu apporter au problème théologico-politique en rompant les amarres avec toute idée d’un magistère spirituel, quel qu’il soit, et en « rabattant » le tissu social sur lui-même (pour en faire un « dedans » sans aucun « dehors » ou « ailleurs » à quoi le rapporter). Or, les traces d’un tel libéralisme maximaliste sont des plus visibles dans la société québécoise. Sur le plan des pratiques, elles le sont peut-être au mieux en éducation, dans les conceptions pédagogiques qui reposent sur un naturalisme radical supposant que le « vécu » de l’élève constitue un socle approprié et suffisant pour l’apprentissage (Larose, 1991). Dans le domaine de la pensée, elles le sont dans les propositions « néolibérales » ou « libertariennes », suivant lesquelles la société devrait se régler exclusivement à partir de procédures abstraites et présumément axiologiquement et culturellement neutres telles que le marché, le droit et la gouvernance[23]. De même elles sont manifestes dans une frange du gauchisme héritière de la contre-culture, qui valorise la transgression des ensembles culturels et normatifs dans la mesure où ceux-ci étouffent présumément les « expériences indéfinies de l’humanité », c’est-à-dire les « passions et [les] actions sans cesse renouvelées dont les effets s’épuisent infiniment » (Giroux et Lavoie, 2009).

Par ailleurs, à cause de son caractère contradictoire qui le rend à terme intenable (il est toujours possible de faire « comme si » le Moi était d’emblée « délié » ou « auto-fondé » ; dans les faits, pour que la subjectivité se conçoive de cette façon, on doit préalablement la former et l’éduquer en fonction d’une certaine normativité), le libéralisme maximaliste et naturaliste n’est pas hégémonique dans l’espace intellectuel et social (sauf en éducation) et il semble plutôt avoir servi et servir encore de socle à une version minimaliste du libéralisme qui, elle, paraît désormais très largement partagée et dominante dans la société québécoise. Plutôt que le fruit du simple (et soudain) constat de la « diversité profonde » de cette dernière, un tel libéralisme minimaliste doit, en tant qu’héritier modéré de la solution libérale maximaliste, être tenu pour un des produits indirects de l’héritage constitué par la somme des efforts faits pour régler le problème théologico-politique.

Pour le libéralisme dans sa version minimaliste, rappelons-le, il ne s’agit pas d’éradiquer les ancrages culturels et normatifs, mais plutôt de les relativiser en en faisant l’objet de « choix » non contraignants pour le Moi ou l’individu. Nourri par deux « mamelles » dont on ne croirait pas spontanément qu’elles sont destinées à collaborer, un tel libéralisme se traduit pratiquement en un ensemble de politiques à vocation multi ou interculturalistes qui paraissent désormais faire assez largement consensus dans la société québécoise. D’un côté, de telles politiques se fondent sur une philosophie politique pluraliste libérale qui a surtout prospéré immédiatement avant et après le référendum de 1995 (et particulièrement après la fameuse « Déclaration Parizeau »), soutenant l’idée que la « diversité culturelle profonde » appelle dans la société contemporaine des arrangements qui doivent garantir la préservation des cultures, considérées essentiellement comme des ressources dont le déclin ou la disparition désavantageraient injustement les individus qui s’y rapportent, tout en les maintenant dans des espaces qui à la fois n’empêchent pas ceux-ci de prendre une distance à leur égard et garantissent qu’aucune manière d’exister dans le monde n’est imposée à qui n’en veut pas ou en préfère une autre (parmi une littérature très abondante : Sosoé, 1995 ; Maclure, 2000). De l’autre côté, coexiste avec cette philosophie politique une pensée qui promeut une conception du pluralisme qui ne lui est pas opposée mais complémentaire, en tant qu’elle insiste sur un autre versant de la « diversité » : traumatisée par le « m.l.-isme » et ses excès dogmatiques et sectaires, une partie de la gauche s’est ainsi recomposée, à partir du début des années 1980, en insistant à la fois sur la diversité constitutive de la « société civile », qu’elle proposait de substituer au peuple ou au prolétariat révolutionnaires et, de plus en plus, sur la diversité des « styles de vie » de membres de minorités en manque de « reconnaissance » (gais, lesbiennes, etc.). Ici également, c’est d’une relativisation au profit du Moi de cultures considérées cette fois à un niveau davantage « micro », comme des manières d’être ou d’exister dans le monde, qu’il est question, et non de leur éradication complète au profit d’une nature originaire.

Pour se convaincre de la place prise maintenant dans la société québécoise par un tel libéralisme minimaliste, professant inlassablement la tolérance à l’égard de la diversité des cultures et l’« ouverture à l’autre », il n’est que de rappeler la condamnation sans appel qu’avait suscitée le conseil municipal d’Hérouxville pour ses prises de position à propos de l’immigration (celle des musulmans, en particulier), en 2007, au moment de la discussion sur les « accommodements raisonnables ». Condamnation pour ainsi dire unanime, puisqu’elle avait regroupé aussi bien le pôle minimaliste du libéralisme, c’est-à-dire les pluralistes libéraux et les défenseurs de la diversité des « styles de vie », que le pôle maximaliste, les uns (les libertariens) dénonçant une intervention politique et donc « totalitaire » dans l’espace public, et les autres (le gauchisme contre-culturel radical) dénonçant la présence dans l’espace public de « beaufs » et de « ploucs » qui n’avaient rien à y faire. Les audiences menées par la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables, en particulier, ont ainsi donné à plusieurs l’impression que le seul créneau oppositionnel désormais concevable en face de l’hégémonie du libéralisme devait être situé sur le plan du traditionalisme catholique ou de la nostalgie de l’homogénéité passée de la société québécoise. Comme si clivage du tissu social québécois passait désormais exclusivement entre d’un côté les libéraux autoproclamés « progressistes », convaincus de la valeur inestimable du monde nouveau fondé sur l’autonomie et désireux de s’émanciper toujours plus radicalement du « vieux monde » en rompant les dernières amarres qui nous lient à lui et, de l’autre un petit nombre de « nostalgiques » ou de « mélancoliques » (Maclure, 2000, p. 181), partisans d’une « résistance conservatrice » et rêvant plus ou moins secrètement d’une remise en ordre qui aurait valeur de restauration des principes associés à l’hétéronomie. Mais il s’agit au vrai d’un combat bien inégal : même s’il fait du bruit (plus les vestiges du « vieux monde » s’effacent, plus on les remarque, disait à peu près Tocqueville) et même si son écho est amplement répercuté par les adeptes du « progrès » et de « l’ouverture » (qui y voient une façon de légitimer leur propre radicalité ; Labelle, 2011), on peut raisonnablement penser que le petit carré de la « résistance conservatrice » ne fait simplement pas le poids face à ces derniers (Labelle, 2005c).

Est-ce à dire que cette domination apparemment sans partage du pluralisme libéral est inébranlable ? Ou, pour poser la question autrement : la solution libérale au problème théologico-politique que la société québécoise a adoptée définit-elle un état qui devrait être désormais considéré comme indépassable (une sorte de « fin de l’histoire » ; Gauchet, 2007, p. 18-19) ? La quasi-unanimité des réactions négatives suscitées par l’affaire d’Hérouxville est peut-être, paradoxalement, l’indice que la réponse à cette question pourrait être négative. Car le libéralisme, dans ses versions minimaliste et maximaliste, ne peut se soutenir, même s’il prétend relativiser ou éradiquer les montages culturels et normatifs, qu’en s’appuyant lui-même sur une très pesante normativité, qui doit trouver des relais dans des lieux qui définissent un magistère spirituel (qui vont des universités aux médias) – et cela même s’il prétend le contraire en se présentant comme axiologiquement et culturellement neutre (Vibert, 2010). C’est ce dont témoigne en particulier l’extrême vigueur de ses réactions lorsqu’il est contredit de même que son souci de se donner des assises institutionnelles durables (par exemple en éducation, en matière de transmission des valeurs de tolérance, d’« ouverture à l’autre », etc.). Quoi qu’il en dise, le libéralisme triomphant maintient ainsi l’idée d’un écart de la société québécoise à elle-même, d’une distance (à combler, selon les libéraux), entre la norme idéalisée et la réalité du tissu social. En ce sens, il n’a pas fait de la société québécoise un pur « dedans » ; il continue de la jauger à partir d’un « ailleurs » ou d’un « dehors », où il prétend s’installer. On ne sort pas aussi facilement des structures propres à la matrice théologico-politique qu’on le voudrait.

Cette contradiction est la chance de ses critiques.