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La publication du livre La culture comme refus de l’économisme : écrits de Marcel Rioux vient combler à mon avis un besoin qui s’est fait ressentir depuis le décès de cet éminent sociologue québécois : celui de la transmission de son héritage intellectuel à la relève pensante et agissante du Québec. Cet excellent ouvrage, publié sous l’égide de Marcel Fournier, Jacques Hamel et Julien Forgues Lecavallier, atteint ce but. En captant la pertinence, l’importance et l’originalité du legs intellectuel, politique et historique de Rioux, il redonne vie à l’oeuvre de celui qui fut un théoricien d’envergure et une source d’inspiration inestimable pour plusieurs générations d’acteurs sociaux québécois de la deuxième partie du 20e siècle.

Constitué de 38 textes d’origine et de nature fort diversifiées (chapitres de livres, monographies, articles, entrevues, extraits de rapports de recherche, etc.) publiés entre 1950 et 1984, le corpus de ce recueil est encadré par une préface de Jacques Hamel, par une introduction de Gabriel Gagnon et par la conclusion de Marcel Fournier. Aussi, afin de rendre ces textes plus accessibles aux lecteurs d’aujourd’hui, ils ont été individuellement introduits et mis en contexte par Julien Forgues Lecavallier.

Fort de ses 581 pages, l’ouvrage scande méticuleusement et de façon éclectique la pensée de Marcel Rioux dans le but de rappeler aux lecteurs sa contribution à la théorie et à la pratique sociale contemporaines. Profondément inspirée par les grands moments historiques du siècle passé (que Rioux traverse presque entièrement : 1919-1992), la trajectoire personnelle et intellectuelle de Rioux ainsi reconstituée, avec élégance et respect, ajoute à l’oeuvre un éclairage inédit tout en lui donnant une corporéité nouvelle. Grâce à ce livre nous pouvons revisiter l’héritage de cet homme extraordinaire dont la richesse de la pensée n’a d’égale que sa passion pour le Québec.

Ce recueil – qui va au-delà des écrits « classiques » et mieux connus de Marcel Rioux, tels que : La question du Québec, Les Québécois, Essai de sociologie critique, Le besoin et le désir – remet en valeur la polyvalence et le caractère interdisciplinaire (anthropologique, sociologique, politique, philosophique, historique) de sa pensée et de sa démarche. En effet, sur les 38 textes de l’ouvrage qui ont été publiés, plusieurs portent sur l’appréhension de la culture en tant que pierre angulaire du social ainsi que sur la mise en relief des spécificités de la culture québécoise. D’autres font état des considérations de nature théorique, qui ont servi de fil conducteur à la démarche heuristique de Rioux, ainsi que certains de ses plus puissants écrits (dont l’excellent texte intitulé : « Jeunesse et société contemporaine ») sur les jeunes, identifiés par lui comme un des nouveaux sujets historiques. Ce livre contient aussi un grand nombre de textes qui portent directement ou indirectement sur le thème central des préoccupations de l’auteur : la société québécoise, sa place dans le monde et son avenir sociopolitique.

Rioux, comme de nombreux autres penseurs de son temps, a dû assumer non sans heurts, le choix du dépassement du marxisme et de la remise en question du statut central de l’économisme comme voie royale de l’émancipation et de la critique sociale. Dans ses écrits, il a dialogué et polémiqué sans répit avec plusieurs de ses contemporains afin de faire valoir son questionnement sur l’économisme et le déterminisme et la nécessité de réhabiliter le rôle social de la culture trop longtemps occulté par la gauche marxiste. Ceci le situe dans la lignée des théoriciens critiques européens et nord-américains du 20e siècle qui ont tenté de saisir et de clarifier le rôle de la superstructure.

La compréhension des ratés, des erreurs, des illusions, des déchirements et des deuils politiques et philosophiques vécus par les intellectuels de la génération de Rioux permet de mieux évaluer les défis et les pièges qui guettent les penseurs critiques d’aujourd’hui, et d’apprécier les désillusions et les deuils que les maîtres penseurs et les maîtres rêveurs du 20e siècle ont dû vivre. Leur résistance et leur résilience extraordinaires face aux totalitarismes de gauche et de droite, leur quête de nouvelles voies révolutionnaires, de nouveaux sujets historiques et d’autres manières de faire advenir la justice, l’égalité et l’émancipation, ne peuvent que nous rendre plus lucides (nous permettant de « dessiller nos yeux » comme le disait si bien Rioux) face au social-historique et à son caractère foncièrement imprévisible et indéterminé. Ces nouvelles manières d’envisager l’utopie et le principe espérance centrées sur la culture, la créativité et l’imaginaire peuvent nous aider à identifier les possibles – tels que définis par Ernst Bloch – comme étant l’émergence constante dans le présent, des signes avant-coureurs de l’émancipation et de l’altérité radicale.

À une époque où règnent la fragmentation, le cynisme, le narcissisme, le carriérisme, la soumission de la culture et de l’art à la logique de la consommation ainsi que la mise en marché des rêves et des désirs humains, face à l’exploitation de la créativité des jeunes par les stratèges du marketing, ce livre, qui témoigne de la grandeur de cette génération ancrée dans le principe espérance à laquelle appartient Marcel Rioux, peut devenir un phare pour ceux et celles qui continuent à investir l’avenir de l’humanité de façon espérante.