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Bruce Curtis pratique la sociologie historique comme un historien, y ajoutant une impulsion théorique dont l’historien peut considérer qu’elle est une valeur ajoutée. Universitaire du Canada de langue anglaise, il a, je dirais, la politesse scientifique de connaître les sources et l’historiographie de l’histoire du Québec aussi bien que les historiens québécois. Ce n’est rien de dire que la chose est rare.
Curtis a construit une oeuvre dont la cohésion intellectuelle est remarquable : ses travaux sur l’instruction publique en Ontario et dans l’Ouest (True Government by Choice Men?, 1992) et sur l’émergence de l’approche scientifique et d’une protosociologie par l’étude du recensement de la population (Politics of Population : Statistics, State Formation, and the Census of Canada, 2001) conduisent directement au présent ouvrage dans lequel l’instruction publique, l’alphabétisation et l’ignorance offrent un terrain d’enquête pour pousser plus avant la compréhension des débuts de l’enquête quantitative sur les initiatives de scolarisation et sur la montée de l’État.
Pourquoi les tentatives répétées pour instruire le peuple, depuis le début du 19e siècle, ont-elles échoué? À la lecture de l’analyse, on comprend que la réponse à cette question est dans le titre, et en particulier dans le mot « ruling ». Diriger, formater par l’école. Mais QUI le fera? Londres, les gouverneurs, l’Église catholique, l’Église anglicane, la Chambre d’assemblée, le Conseil législatif, les Patriotes, la Montreal Constitutional Association? La politisation de la question scolaire, évidente lors de la non-reconduction de la loi des écoles d’Assemblée de 1829 par le Conseil législatif en 1836, est toujours d’ores et déjà là : qui souhaite former les enfants et comment faire pour que, devenus adultes, ils suivent une voie qui se serait imposée? Veut-on angliciser et protestantiser la majorité francophone et catholique? Veut-on faire prévaloir les valeurs catholiques? Entend-on initier aux vertus républicaines? Veut-on instruire « tout simplement », comme si un tel positivisme était concevable? L’auteur fait bien voir les intérêts qui se bousculent dans les nombreux projets et lois d’instruction publique. L’un de ses apports est d’avoir analysé comment, dans le contexte des années 1800 à 1845, il a été possible d’objectiver et d’enquêter sur la population scolaire et, du coup, de dépolitiser la question. Sans être totalement originale, sa réponse est un bon révélateur du type de gouvernance qui aurait permis – et a réellement permis – d’instruire le peuple : un système municipal qui pourrait lever un système de taxation rendu acceptable et efficace par l’abolition du cens seigneurial et de la dîme ecclésiastique, cette dernière étant compensée par les réserves du clergé, et où la politique aurait joué moins fortement. La suite des choses a donné raison à cette idée : l’instruction publique décolle au Québec à compter de 1855, sous Chauveau, au moment où s’implante un système de gouvernance municipal et lorsqu’un surintendant de l’instruction publique réussit à mener une politique un tant soit peu continue.
Dans son souci de voir comment émerge un esprit nouveau de gestion « gouvernementale » coloniale grâce au savoir, Curtis est attentif aux initiatives d’« enquêtes » sur l’éducation : aux rapports du Comité d’éducation de la Chambre, des visiteurs et inspecteurs, aux données sur l’éducation colligées sous Gosford par Grey et sous Durham par Buller (qui compte lui-même sur un volumineux mémorandum de Christopher Dunkin), et enfin au rapport sur le Bas-Canada demandé à Stewart Derbishire par Durham. Cette somme de connaissances représente l’élément le plus neuf de cette étude de Curtis, qui est en désaccord avec à peu près tous les historiens québécois contemporains qui font, selon lui, de « l’histoire héroïque » ‒ lire nationaliste ‒ sauf Jacques Monet dans The Last Cannon Shot de 1969 et Richard Chabot dans son Curé de campagne de 1975.
Il y a dans cet ouvrage une franchise d’analyse qui sort de l’ordinaire. À condition de ne pas attribuer à l’auteur les idées de ceux qu’il cite, comme lord Durham qui « flattered himself that French-speaking Lower Canadians were ’charmed at being relieved from self-government, & being for the time under a pure despotism’. Despite their leaders’ republican simulacra, the people preferred less rather than more democracy » (p. 385), ou les idées de Buller à propos de l’urgent projet d’anglicisation par l’école : « the sooner accomplished, the shorter the struggle, and the earlier the recompense » (p. 391).
L’ouvrage est un apport majeur à la compréhension du long inachèvement d’un système scolaire dans une colonie. On aurait apprécié une preuve plus forte de cette « ignorance du peuple » toujours rappelée au fil du texte, surtout que l’auteur connaît très bien les données sur l’alphabétisation et l’analphabétisme du Bas-Canada. Une discussion sur les données disponibles et une prise de position scientifique auraient été intéressantes venant de Curtis. Donner dans « l’histoire héroïque » est cependant bien la dernière chose qu’il aurait voulu faire : il semble qu’il ait fait plutôt une « leçon d’anatomie » médicale comme celle représentée par Rubens, mais une leçon d’anatomie appliquée aux sciences sociales, toujours bien humaines. Il serait intéressant de voir quelle serait sa leçon d’anatomie historique, avec sur la table le cadavre du républicanisme bas-canadien ou, tout simplement, le corps de Papineau.
La traduction française de cet ouvrage s’impose : the sooner accomplished, the shorter the delay, and the earlier the recompense.