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Pour prendre la mesure de toute la richesse bibliographique du domaine de la littérature de voyage, il convient de consulter d’abord les sites web, car ils n’ont pas de problèmes d’espace (voir http ://www.ecrivains-voyageurs.net/). S’agissant des ouvrages de synthèse destinés au grand public, on peut citer le petit volume d’un peu plus de 120 pages d’Odile Gannier, ainsi que l’anthologie de récits de voyage de 268 pages des éditions Gallimard (Gannier, 2001 ; Belzgaou, 2008). Entre-temps, la littérature critique a connu un tel essor qu’il est difficile aujourd’hui de proposer des synthèses en un seul volume et on a plutôt tendance à se concentrer sur les récits rédigés dans un seul siècle, ou dans un seul pays, ou encore sur un seul pays (Cogez, 2004 ; Sanfilippo, 2005 ; Fabre, 2012).

Ce texte est consacré à la production italienne concernant la vallée du Saint-Laurent. Toute une tradition de voyageurs italiens en Nouvelle-France, au Canada français et enfin au Québec permet en effet de suivre les développements de l’opinion italienne autour du fait français au Canada. Nous n’aborderons pas la littérature théorique sur les récits de voyage, étant donné son ampleur (pour une introduction aux thématiques de recherche sur les récits de voyage : Berty, 2001 ; Rajotte, 2005 ; Caroux et Rajotte, 2011). Pour ce qui concerne notre corpus de voyageurs italiens, nous partirons des relations des jésuites (le père Francesco Giuseppe Bressani) et des traductions italiennes de mémoires du 17e siècle (par exemple, ceux d’Henri Tonti, qui d’ailleurs était né en Italie, sur l’exploration du Mississippi et de la Louisiane). Nous poursuivrons par les réflexions des « touristes » qui, après la Révolution américaine, visitent la vallée du Saint-Laurent afin de comprendre la différence entre les États-Unis et les nouvelles colonies britanniques. Nous évoquerons aussi les réflexions des exilés qui arrivent pendant la première moitié du 19e siècle. Enfin, en ce qui concerne le Québec dans la Confédération, nous comparerons les récits de voyage publiés par des journalistes et des romanciers aux rapports sur la Province rédigés par des diplomates de l’Italie et du Vatican. Même si la plupart de ces rapports n’ont pas été publiés, ils étaient conçus pour être lus ; de plus, ils ont influencé sinon l’opinion publique, au moins celle des experts.

L’époque coloniale

Au début du 19e siècle, la vallée du Saint-Laurent n’est pas un pays inconnu pour les lecteurs italiens. Depuis presque deux siècles, ils ont à leur disposition plusieurs ouvrages sur la Nouvelle-France. En 1653, par exemple, le jésuite Francesco Giuseppe Bressani publie une relation sur son séjour en Nouvelle-France, qui a beaucoup de succès (Bressani, 1653). Ensuite, les jésuites italiens continuent à lire dans leurs collèges et dans leurs maisons les relations et les lettres des confrères en mission en Amérique du Nord (Pizzorusso, 1997), tandis que les fonctionnaires du Saint-Siège collectionnent et commentent les rapports des évêques de Québec et des missionnaires auprès des autochtones au sujet de ceux-ci et de leurs rapports avec la colonie (Codignola, 1995 ; Codignola, Pizzorusso et Sanfilippo, 2011). De plus, depuis la traduction des relations des voyages de Jacques Cartier de 1534 et 1535 par Giovanni Battista Ramusio, secrétaire du Conseil de Dix à Venise (Ramusio, 1556), les récits de voyage français et anglais circulent dans les grandes villes et surtout dans des villes marchandes telles Livourne ou Venise (Del Negro, 1985).

Dans l’Italie d’Ancien Régime, il y a donc un intérêt marqué pour ces colonies lointaines, qui sont présentées dans une perspective tout à fait exotique, où les populations autochtones ont une grande place. Cet intérêt est renouvelé au 18e siècle par le mythe du « bon sauvage », qui influence la littérature missionnaire et celle de voyage (Del Negro, 1979). Les Italiens n’ont pas toutefois de contacts directs avec la Nouvelle-France. Si des militaires ou des explorateurs d’origine italienne s’y rendent, ils sont à la solde du roi de France et rédigent des relations conçues pour des lecteurs français : c’est le cas d’Henri Tonti et de ses familiers et amis (Sanfilippo, 2000).

Cette situation change après la Révolution américaine, puisque des touristes italiens commencent à débarquer au Nouveau Monde. Au début, il s’agit d’un petit groupe, inspiré par les Lumières, voulant comprendre ce qui s’est passé depuis 1775. Ils visitent donc les États-Unis, ainsi que les colonies britanniques et les comparent, avec quelque curiosité pour la particularité des territoires jadis français. Francesco Dal Verme (1783-1784) et Paolo Andreani (1790), par exemple, se rendent à New York et à Washington, mais aussi à la Nouvelle-Orléans et dans la vallée du Saint-Laurent (Cometti, 1969 ; Andreani, 1994).

Le plus marquant de ces touristes est Luigi Castiglioni qui rédige en 1790 son Viaggio negli Stati Uniti d’America fatto negli anni 1785, 1786 e 1787 (Castiglioni, 2000). Dans cet ouvrage, il dresse un tableau de la ville de Montréal et de ses alentours, où il décrit la vie des habitants d’origine française, des Outaouais du Lac-des-Deux-Montagnes et des Iroquois de St-Régis. Il est surtout surpris du nombre et de l’importance des propriétés ecclésiastiques, en particulier celles des Sulpiciens. Le récit de Castiglioni a beaucoup de succès en Italie et relance l’attrait du Canada, pays lointain et exotique. En 1810, Gioacchino Rossini choisit par exemple un Canadien comme protagoniste de La Cambiale di matrimonio, son premier opéra, et l’utilise dans le rôle de l’« innocent généreux » provenant des colonies les plus lointaines. Notons que le personnage en question dit venir du Canada, mais nous n’avons pas d’autres renseignements sur lui[1]. C’est évident que le Canada est pour Rossini, comme pour les autres Italiens de l’époque, un lieu symbolique, dont on ne sait pas grand-chose, sinon qu’il est lointain.

Les guerres de Napoléon interrompent les contacts entre l’Italie et le Canada, mais les relations reprennent après 1820, notamment quand l’échec des mouvements insurrectionnels italiens transforme l’Amérique du Nord en lieu d’exil. À de rares exceptions près, ces exilés visitent d’abord les États-Unis et ensuite les Canadas. Par conséquent, leurs récits tracent un triple parallèle : entre l’Amérique du Nord et l’Europe ; entre les États-Unis et les Canadas ; entre le Haut et le Bas-Canada. La plupart d’entre eux soulignent les analogies entre les pays nord-américains. De plus, ils affichent un certain mépris pour le continent en général, selon une perspective commune aux savants et aux voyageurs italiens du 19e siècle (Gerbi, 1955). À leurs yeux, le Nouveau Monde est inférieur à l’Ancien et ses habitants n’ont pas encore atteint un degré de civilisation comparable à celui de l’Europe.

Dans les récits des voyages dans ce Nouveau Monde encore à civiliser, les souvenirs canadiens se mêlent aux souvenirs états-uniens ; les Italiens ne distinguent pas les États-Uniens des Canadiens de langue anglaise ou des Britanniques en garnison au Canada. Les Canadiens de langue française sont les seuls qui leur semblent différents. Plusieurs de ces auteurs ne visitent pas la vallée du Saint-Laurent et évoquent des Canadiens français rencontrés dans l’Ouest. Ainsi Terenzio Mamiani parle de « Français du Canada », en résumant le journal de voyage d’Alfredo Dupouy, fils d’un marchand français immigré à Livourne, qui a visité les États-Unis, la région des Grands-Lacs et le Nord-Ouest canadien (Mamiani, 1827 ; Pizzorusso, 1995). Giacomo Costantino Beltrami, ancien magistrat de Napoléon qui s’est mis en 1823 à la recherche des sources du Mississippi, rappelle que « les Américains en général considèrent les Canadiens comme des bêtes » et ajoute : « Je ne sais pas s’ils le sont vraiment, mais je sais qu’ils sont très polis et serviables, ou tout au moins, je les ai toujours trouvés ainsi, même dans les classes les moins évoluées » (Beltrami, 1824). Leonetto Cipriani, qui arrive en Amérique plus tard, rencontre en Californie des guides, des cow-boys et des marins canadiens-français et les juge capables d’endurer les épreuves les plus difficiles (Cipriani, 1931, p. 91-92).

Ces trois auteurs ne connaissent pas le Bas-Canada quand ils font part de leurs sympathies pour les Canadiens français. Par contre, ceux qui visitent la colonie laurentienne se montrent moins favorables envers ses habitants. En octobre 1825, le comte piémontais Carlo Vidua arrive à Montréal dans le cadre d’un grand tour nord-américain qui dure jusqu’en 1827 (Vidua, 1834, p. 105-151). L’aristocrate a décidé de visiter le Canada, après avoir connu à New York le supérieur des Sulpiciens de Montréal. Arrivé dans cette ville, il réalise que le Canada vit encore « aux temps de Louis XIV » : il est surpris par la survivance de « lois féodales » et par les témoignages d’une religiosité d’antan. De plus, après avoir visité Montréal et Québec, Vidua se rend chez les autochtones du Sault St-Louis, où il est déçu parce qu’ils ne sont plus de véritables « sauvages ». Au Bas-Canada, l’Ancien Régime survit à travers ses lois « féodales » et le pouvoir du clergé, mais a perdu ses nuances romanesques, c’est-à-dire la présence de « fiers Indiens ».

En 1837, Federico Confalonieri arrive à New York, d’où il descend en deux mois jusqu’à la Nouvelle-Orléans, remonte à Buffalo, visite Niagara et passe au Canada, où il s’arrête à Toronto et Montréal. Dans ses lettres, il ne remarque aucune différence entre les États-Unis et les deux Canadas. Au contraire, il en souligne surtout les traits communs (Confalonieri, 1913, p. 710-730, 844-849).

Francesco Arese débarque à New York en 1836. Entre 1837 et 1838, il descend en Virginie, se rend à Cincinnati (Ohio) et de là continue vers St-Louis (Missouri). Ensuite, il explore les Prairies avec un Canadien français et un Sioux. Après maintes aventures, il remonte le Mississippi avec deux Canadiens et arrive à Green Bay, au Wisconsin, où il prend le bateau pour Chicago, puis se rend à Detroit, Cleveland, Buffalo et aux chutes du Niagara. De là, il reprend le voyage pour Toronto et Kingston, qu’il n’apprécie pas beaucoup. Enfin, il descend le Saint-Laurent, qu’il juge majestueux, mais moins imposant que le Mississippi, entrant ainsi dans le Bas-Canada, qui lui semble triste et pauvre, à la seule exception de Montréal.

Dans la vallée du Saint-Laurent, il ne se contente pas d’admirer le paysage et l’architecture, mais s’intéresse à la situation politique. Il est frappé par l’occupation britannique, qu’il compare à celle de l’Irlande. Il découvre aussi qu’à Montréal « les prêtres […] ont une influence immense ». Selon lui, comme dans le Vieux Monde, le clergé catholique utilise cette influence pour soutenir le pouvoir du plus fort, en l’occurrence celui des militaires britanniques et d’une aristocratie d’origine française qui s’est vendue aux conquérants pour garder ses propres privilèges. Dans la ville de Québec, Arese rencontre Louis-Joseph Papineau, qu’il juge assez honnête et courageux. Toutefois, il pense que la cause des Patriotes est sans espoir : la vallée du Saint-Laurent ne peut pas se libérer du joug britannique, parce que le clergé catholique est prêt à tout pour défendre l’alliance entre le Trône et l’Autel (Arese, 1894).

Cette génération d’exilés politiques apprécie les Canadiens français, mais n’aime pas les « lois féodales » et la toute-puissance du clergé catholique dans le Bas-Canada. Durant les années 1850, les voyageurs italiens au Canada ne sont plus tout-à-fait les mêmes et parmi les nouveaux venus, certains apprécient l’hégémonie cléricale. En 1853, Gaetano Bedini, internonce au Brésil, se rend aux États-Unis en mission diplomatique. Il est accueilli par les protestations des quarante-huitards italiens et allemands et des protestants : il se réfugie alors au Canada, dont il fait l’éloge auprès de ses supérieurs. Dans un texte publié dans La Civiltà Cattolica, la revue de la Société de Jésus, il explique qu’en visitant Québec, Montréal et St-Hyacinthe, il a été frappé par la coexistence de langues et de peuples (Bedini, 1853). Dans la relation manuscrite que Bedini envoie au Saint-Siège, il ajoute que, dans cette Babel linguistique et religieuse, les catholiques, surtout ceux d’origine irlandaise, savent se faire valoir. Il laisse aussi entendre qu’il serait préférable de confier l’Église catholique canadienne aux Irlandais car les autres immigrés sont peu nombreux et les Canadiens français confondent la prudence avec la pusillanimité[2].

En 1861, avec la naissance du Royaume d’Italie, les États pontificaux sont réduits à Rome et ses alentours. Pendant la décennie qui suit, le Saint-Siège n’a ni le temps, ni l’envie d’envoyer quelqu’un au Canada. Dans ces années, ce sont des laïcs qui se rendent au Bas-Canada. Ils en font un tableau qui révèle de nouvelles nuances. En 1863, Giovanni Capellini, titulaire de la chaire de géologie à l’Université de Bologne, organise un voyage de recherche en Amérique du Nord. Le 28 août, il est à Québec et, dans les semaines qui suivent, étudie les formations rocheuses des alentours, visite le lac Champlain et se rend à Montréal, où il rencontre beaucoup de savants. Dans le mémoire scientifique imprimé à son retour en Italie, il souligne qu’au Bas-Canada les merveilles de la nature (les chutes Montmorency) côtoient celles de la technologie (le pont Victoria de Montréal) (Capellini, 1864). En 1910, Capellini revient sur son voyage et donne plus de détails sur ses rencontres et ses recherches, mais ne change pas ses conclusions (Capellini, 1910).

La Confédération

Dans les années 1870, des journalistes et des diplomates réfléchissent aux possibilités de développer des rapports plus suivis entre l’Italie et les colonies canadiennes. L’attention de ces observateurs se focalise progressivement sur la possibilité d’envoyer au Canada des travailleurs, ainsi que de nouer des liens commerciaux (Serio, 1989). En ce qui concerne la vallée du Saint-Laurent, ils expriment toutefois des doutes. En 1872, Angelo Gianelli, consul italien à Montréal, se plaint du manque d’échanges (Gianelli, 1872) ; en 1877, Luigi Petich, consul à Rosario en Argentine, affirme que le Canada peut devenir un débouché « naturel » de l’émigration italienne, bien que le Québec n’attire pas les Européens à cause de ses lois féodales et de l’énorme pouvoir du clergé catholique (Petich, 1877).

Entre-temps est née la Confédération canadienne et l’attention des voyageurs se concentre sur le Canada tout entier, qui attire des diplomates et des journalistes, mais cela ne les empêche pas de visiter la vallée du Saint-Laurent. En 1868, Enrico Besana, journaliste très connu, explore l’Inde, la Chine et le Japon, s’embarque ensuite pour la Californie, franchit les Rocheuses, prend le train jusqu’à Chicago, rejoint les Grands Lacs et les chutes du Niagara. De là il se rend à Ottawa et à Québec, se déplace jusqu’aux chutes Montmorency, avant de repartir pour la côte orientale des États-Unis. Ses articles confirment au public italien la beauté de la nature laurentienne et l’importance de l’émigration vers Montréal, mais ne traitent guère du Québec (Surdich, 1995).

En 1871, Cipriani, visiteur déjà mentionné, doit se rendre à nouveau en Californie. Mais à Londres, il rate le bateau pour New York et prend celui pour Québec. À peine débarqué, il remarque la haine réciproque entre les descendants des Français et des Britanniques. La nature de la Province ne le frappe pas : il se contente d’admirer le Saint-Laurent. Il juge que la campagne est pauvre entre Québec et Montréal. Il considère Montréal comme dépourvue de tout intérêt et Québec comme une belle petite ville, mais sans rien de particulier. Il conclut que le seul intérêt du Québec réside dans les possibilités économiques de Montréal, susceptibles d’attirer l’émigration italienne et européenne (Cipriani, 1931, p. 110-111).

En 1875, le Saint-Siège envoie Cesare Roncetti aux États-Unis, mais lui demande aussi d’évaluer sur place la question universitaire qui oppose Québec à Montréal. Roncetti interrompt son tour des États-Unis à Buffalo et poursuit son voyage vers Montréal et Québec. Toute son attention est tournée vers Montréal, décrite comme le centre économique du Canada et le véritable pôle d’attraction de l’immigration. Dans l’essor de cette ville il décèle la tendance à l’américanisation du Canada, c’est-à-dire la tendance à coupler le développement économique et le mélange de races et de religions[3].

Au printemps 1876, Enea Cavalieri, journaliste et économiste, décide de commencer au Canada son tour du monde. Trois ans plus tard, il évoque son séjour canadien dans la revue Nuova Antologia (Cavalieri, 1879). Ses articles, qui sont réunis dans un livre en 1880 (Cavalieri, 1880), reprennent les jugements des voyageurs précédents, en particulier ceux qui concernent la coexistence des « races » et des religions. Cavalieri ajoute cependant de nouvelles remarques sur le fanatisme religieux qui pousse le pays à se diviser au sujet de la question scolaire. Il exalte la beauté naturelle du Québec : il est fasciné par la côte gaspésienne, par les alentours de la ville de Québec, par les chutes Montmorency, par le Saguenay et par les Mille-Îles. À l’inverse, il est déçu par les villes : à ses yeux, par exemple, Québec est sale et misérable. Il n’apprécie pas non plus la campagne canadienne, qu’il juge morne et abandonnée. Il explique à cet égard que les paysans québécois et acadiens n’ont pas de capitaux et doivent émigrer aux États-Unis.

D’autres voyageurs sont moins sévères. Après l’exposition de Philadelphie de 1876, Pietro Dogliotti, un ingénieur des chemins de fer italiens, étudie le système ferroviaire nord-américain, parcourant le continent. Son mémoire est très technique, mais il signale que Montréal est très développée et Québec, très belle (Dogliotti, 1877). Francesco Varvaro Pojero, faisant le tour des États-Unis, visite aussi Kingston, Toronto, Montréal et Québec, qu’il trouve « pittoresque » (Varvaro Pojero, 1878, p. 239-268). En 1882, Alessandro Dalla Valle di Pomaro, de l’ambassade italienne à Washington, se rend à Montréal et Québec : il confirme les jugements de ses deux prédécesseurs avec des annotations fortes intéressantes. Traitant de Montréal, par exemple, le jeune diplomate spécifie que la partie « européenne » de la ville est très belle, tandis que la partie américaine est sale. Il ajoute que le pont ferroviaire est remarquable, ainsi que les nombreuses églises. Lui aussi juge Québec pittoresque : de fait, si les ruelles qui montent sont très sales, le panorama est époustouflant. De plus, les bâtiments publics sont somptueux grâce à leur style britannique (Dalla Valle di Pomaro, 1994, p. 129-137).

Le 20e siècle voit le nombre des visiteurs italiens augmenter. Les ecclésiastiques continuent à s’intéresser au développement de Montréal et à l’immigration italienne dans cette ville : en témoignent les lettres de Mgr Sante Tamperi et du cardinal Vincenzo Vannutelli à l’occasion du Congrès eucharistique de Montréal, en 1910[4], ainsi que la correspondance des prêtres envoyés au Québec et dans l’Ontario pour suivre les immigrants (Restaldi, 1910 ; Pizzorusso et Sanfilippo, 2004 et 2005, partie III). Ceux-ci font également l’objet de l’attention de diplomates (Solimbergo, 1901 ; Rebecca, 1901), dont les écrits atteignent un public plus vaste. Au début du 20e siècle, le Bollettino dell’emigrazione, imprimé par le ministère italien des Affaires étrangères, publie par exemple des rapports sur le Canada et le Québec (Rossi, 1903 ; Moroni, 1914 et 1915), tandis que la presse italienne imprime des enquêtes sur la condition des émigrés italiens à Montréal et dans d’autres villes canadiennes (Corriere della Sera, 1901).

La plupart de ces rapports ne sont guère précis car les visiteurs italiens restaient peu de temps sur place et ne connaissaient pas la situation locale. Par conséquent, ils empruntent des stéréotypes à d’autres visiteurs, surtout britanniques ou américains, mais appartenant aussi à la génération précédente de voyageurs italiens. Giulia Bernocco-Fava Parvis, déléguée italienne à l’International Women’s Conference de Toronto en 1909, rédige trois articles pour la revue La Donna, critiquant le « puritanisme » de Toronto et le catholicisme conservateur de Québec (Bernocco-Fava Parvis, 1910). Dans ces pages, Québec est décrite comme une ville « médiévale », tandis que Montréal est en même temps moderne et belle. On y trouve aussi la description de la présence italienne à Montréal et Toronto. De fait, l’immigration italienne devient un topos des récits de voyage à la charnière du 19e et du 20e siècle. Elle fait aussi l’objet des récits de ceux qui partent de l’Italie fasciste après 1922.

Les consuls fascistes rapportent les conditions et les aspirations politiques des Italiens de Montréal et de Toronto (Bruti Liberati, 1984 ; Principe, 2003). Les mêmes fonctionnaires invitent des conférenciers qui à leur tour relatent ce qu’ils voient : Luigi Villari, par exemple, écrit sur les immigrants italiens et la politique canadienne (Villari, 1934) ; Amy Allemand Bernardy, sur les Italiens de Montréal (Tirabassi, 2005). Toutefois, les visiteurs fascistes ne s’intéressent pas qu’aux seuls immigrants et reprennent des points de vue que nous avons déjà présentés. À l’été 1924, le journaliste Arnaldo Cipolla visite les États-Unis et le Canada. Ses reportages deviennent les chapitres d’un livre (Cipolla, 1928) où, après des louanges sur la nature du Québec, est effectué un parallèle entre Montréal et la ville de Québec, tout à l’avantage de la première. En outre, Cipolla prend à son compte la critique contre le clergé québécois, tellement réactionnaire à ses yeux qu’il le compare à l’Inquisition espagnole du 16e siècle.

D’autres voyageurs s’intéressent surtout à la nature sans mépriser pour autant les villes du Québec. En 1924, le mathématicien Giuseppe Muzi se rend à Toronto pour un congrès international et en profite pour faire un tour du Canada (Muzi, 1925). Il apprécie Montréal et surtout Québec, « la vieille et romantique capitale du Canada français » ; en outre, il aime le Saint-Laurent. Après son vol océanique de 1933, Italo Balbo, ministre italien de l’Aéronautique, fait d’abord l’éloge de la jeunesse fasciste de Montréal, mais déclare aussi son admiration pour le port montréalais et les rivières, chutes et montagnes des alentours (Balbo, 1934, p. 211-235).

Le voyage le plus complet est celui du journaliste Gian Gaspare Napolitano (novembre 1931-mai 1932). Il visite tout le Canada de Halifax à Vancouver, prêtant beaucoup d’attention aux immigrés italiens, mais aussi aux réalités locales (Napolitano, 1936). Il tend à trouver « authentique » ce qui diffère de l’Europe et des États-Unis : il n’aime donc pas les grandes villes comme Montréal, trop américanisées, et il trouve que les vrais Canadiens français vivent dans les petits villages.

Un voyage semblable, mais avec des conclusions tout à fait différentes, est fait en 1935 par Andrea Cassulo, délégué apostolique à Ottawa dès 1927[5]. Tout d’abord, il étudie la condition des immigrants (italiens, européens, asiatiques) dans toutes les provinces et le conflit entre Canadiens français et Canadiens anglais. Il conclut qu’il faut craindre un conflit ethnico-religieux parce qu’il peut cacher le vrai danger, c’est-à-dire la percée communiste au Canada. Dans cette perspective, il affirme que l’Action Française (la revue fondée par l’abbé Groulx et devenue L’Action Canadienne-française en 1927 et L’Action Nationale en 1933) est responsable de l’aveuglement des prêtres québécois : obnubilés par la bataille nationaliste, ces derniers ne remarquent pas la transformation sociopolitique de leur Province et le péril communiste. La prise de position anti-groulxiste de Cassulo est très nette. Il fait par ailleurs état de lettres envoyées par Henri Bourassa, lequel l’invite à ne pas confondre les communistes et les mouvements proches des catholiques comme la CCF. Bourassa ajoute qu’il faut plutôt craindre l’anticatholicisme de l’extrême droite anglophone, surtout du KKK[6].

Les réflexions du délégué apostolique trouvent un pendant dans les rapports des consuls italiens à Montréal et à Ottawa de la même période. Ceux-ci insistent sur le danger représenté par Adrien Arcand et son Parti national social-chrétien et soulignent l’influence « nazie » sur le catholicisme québécois. Les consuls trouvent que cette extrême droite influencée (et, à leur dire, subventionnée) par les nazis peut irriter les autorités locales, compromettant ainsi les chances du fascisme en Amérique du Nord[7].

La guerre puis la fin du fascisme et de la monarchie en Italie changent la perspective des voyageurs italiens. Toutefois, dans leurs pages, se retrouvent encore de multiples références à la domination du clergé au Québec. En 1951, Francesco Piva se rend à Québec et Montréal pour étudier le système scolaire canadien (Piva, 1954, p. 3-100). Dans son rapport, il oppose les écoles catholiques du Québec et le réseau scolaire canadien-anglais, beaucoup plus efficace selon lui. Piva n’apprécie pas le clergé catholique québécois, mais il aime les villes de Québec et de Montréal et leurs habitants, bien qu’il trouve discutables leurs choix vestimentaires. Il approuve le « communautarisme » de la société québécoise et conclut que les Canadiens anglais n’ont aucun espoir de l’angliciser.

Piva écrit aussi sur les Italiens de Montréal, les critiquant pour leur ignorance. Cette remarque est commune à quelques émigrants. Par exemple, le romancier Giose Rimanelli, émigré à Montréal dans les années 1950, décrit une communauté italienne bête et encore fasciste, mais aussi une société locale raciste et fortement opposée aux immigrants (Rimanelli, 1958). Dans leurs mémoires ou leurs écrits, des prêtres italiens et des voyageurs de la génération liée au fascisme (Vangelisti, 1958) ne partagent évidemment pas l’opinion du romancier.

Des années 1960 aux années 2000

À l’exception des ouvrages rédigés par des prêtres, nous pouvons remarquer la continuité parmi les récits de voyage italiens de 1830 à 1960 : la critique d’une société arriérée, otage du clergé catholique ; l’amour de la nature ; le débat pour ou contre les villes modernes ; l’attention aux immigrants italiens en tant que représentants de l’Italie. Paolo Canali, consul italien à Montréal de 1958 à 1966, propose quant à lui une nouvelle approche. Il considère que l’émigration italienne vers cette ville est en train de se tarir. D’après lui, Montréal se transforme beaucoup et l’accès au Canada s’élargira, dès que les anciens migrants commenceront à se déplacer à travers le Canada, qui est désormais leur nation.

Canali aime Montréal, qu’il considère comme une belle métropole internationale, même s’il y déplore la tendance à imiter l’architecture des banlieues états-uniennes (suburbs). Dans les pages du consul italien, le Québec apparaît comme un mixte de valeurs britanniques, de culture latine et d’american way of life, où le relâchement du contrôle clérical est en train de faire naître de nouvelles énergies.

Dans le livre de Canali, qui est en même temps un journal et un reportage, nous découvrons une appréciation positive de l’architecture québécoise, qui cohabite avec un amour pour la nature. Cette position est partagée par d’autres visiteurs, surtout après l’Expo de Montréal de 1967 : si les touristes cherchent à voir le Saint-Laurent et les chutes, les lacs et les montagnes, les architectes veulent connaître Montréal et ses édifices (voir la revue L’architettura, 1967). Cette attention pour un nouveau Québec dans un nouveau Canada trouve une synthèse dans un long documentaire télévisé en six épisodes (1971), dont le texte est écrit par le romancier et scénariste Ennio Flaiano (Serio, 1993). Celui-ci publie aussi son journal de voyage au Canada, où il explique pourquoi il l’a tant aimé : il décrit le pays entier comme un énorme océan naturel où l’humanité forme des îlots dispersés et très divers en raison de la multiplicité ethnoculturelle (Flaiano, 1980). Parmi ces îlots, Flaiano est attiré par les immigrants (les Italiens de Toronto et Montréal) et par les autochtones. Son journal fait référence à des éléments contenus dans les récits sur la Nouvelle-France (les « Sauvages ») et dans les textes rédigés à la charnière du 19e et du 20e siècle (les immigrants).

Désormais, des descriptions du Québec se trouvent dans la presse et dans les guides touristiques. C’est seulement à la fin des années 1980 qu’on peut lire un des derniers grands auteurs de récits de voyage. En 1987, Pier Vittorio Tondelli (1955-1991) se rend à Québec pour un congrès sur Jack Kerouac. Sa contribution aux actes n’est pas très novatrice (Tondelli,1990), mais pendant ce séjour, il élabore de nouvelles idées pour son oeuvre. Rentré en Italie, il rédige quelques articles et, deux ans plus tard, rassemble toutes ses notes pour écrire son dernier roman (Tondelli, 1987, 1989 et 1993a et 1993b ; Catalano, 1995).

Dans les textes qui précèdent le roman, Tondelli insiste sur le fait que Kerouac (comme le Québec) est le fruit d’une double migration (de l’Europe à l’Amérique, de la vallée du Saint-Laurent au continent nord-américain) et d’une double marginalisation (vis-à-vis de l’Ancien Monde et aussi de l’Amérique de langue anglaise). Tondelli est fasciné par le fait que le romancier franco-américain était out of place n’importe où (à New York comme à Québec et à Paris) et voit en cela la condition de tout écrivain. Son attention se déplace alors de Kerouac vers lui-même : il évoque le sentiment qu’il ressent de se trouver hors de tout contexte dans la ville de Québec. D’ailleurs, cette ville est également hors de tout contexte : elle se trouve en théorie au Canada, mais, de fait, n’est pas canadienne, ni états-unienne, en raison de son histoire et de sa langue. L’écrivain italien décide alors d’y situer le voyage de Leo, le protagoniste de son dernier roman (Tondelli, 1989). Celui-ci doit accepter la mort de son compagnon et commence à y parvenir dans un bus qui part de Montréal pour Québec. Dans la ville de Québec, il se rend dans une boîte à chansons, Le Grand Dérangement, où un bluesman de Californie lit la dernière page d’On the Road (Kerouac, 1957). Leo comprend qu’il est aussi « dérangé » que Kerouac, parce que l’art d’écrire l’a éloigné des autres ; mais en même temps il devine que c’est justement le fait d’écrire qui lui permet d’être lu par tout le monde. Le dérangement induit par l’écriture est donc à la fois une malédiction et une bénédiction. Après cette intuition, Leo va au pub Saint-Alexandre sur la rue Saint-Jean et, pendant qu’il boit une grosse bière québécoise, il comprend qu’il a repris le goût de vivre, parce qu’il peut expliquer aux autres sa souffrance. Le dérangement québécois lui a permis d’analyser les raisons de son propre dérangement et de retrouver le goût de la vie.

À la fin du 20e siècle, le Québec, pris comme un lieu de dérangement, comme une Amérique tout à fait différente des États-Unis ou du Canada, a attiré plusieurs poètes et romanciers italiens. Valerio Magrelli, après avoir été traduit par son collègue montréalais Francis Catalano, visite le Québec (Magrelli, 2000) et y écrit un poème sur Sherbrooke (Magrelli, 2005, p. 27). Au cours de ce voyage, un groupe de jeunes auteurs italiens se rend à Montréal, contribuant à la rédaction d’un dossier sur la nouvelle poésie italienne (Catalano, Carbone et Giovenale, 2005).

Dans la première décennie du nouveau millénaire, un collectif d’écrivains, Wu Ming (http://www.wumingfoundation.com/), s’intéresse au Canada. Ils écrivent un roman, Manituana (Wu Ming, 2007a), des contes (http://www.manituana.com/section/769) et un ouvrage multimédia (http://pontiac.manituana.com/) sur la guerre franco-indienne de 1756-1760. Le centre géographique de cet univers narratif se situe plutôt vers les Grands Lacs, mais il inclut des références à la vallée du Saint-Laurent. De plus, celle-ci est prépondérante dans le récit de voyage au Canada qu’une maison d’éditions demande à un des auteurs de Manituana (Wu Ming, 2007b).

Dans cet ouvrage, la moitié des pages concernent les villes de Montréal et de Québec. L’auteur traite des immigrants, surtout des Chinois et des Italiens, qui lui semblent encore de vrais immigrés (c’est-à-dire, non intégrés), des autochtones (problème que le Canada et le Québec n’osent pas vraiment affronter), de la nature (le grand river du titre est le Saint-Laurent) et du dérangement. Québec est ainsi un monument à la distance, à l’impossibilité. L’auteur est d’ailleurs sidéré par l’obsession identitaire du Québec et par la francité de la ville de Québec : il comprend les raisons historiques de cette dynamique, mais il voudrait la démystifier. Wu Ming déclare qu’à Québec et au Québec, il a toujours le sentiment d’être un étranger, d’être sur le point de se faire chasser. Mais finalement, il trouve un lieu, où il est accepté : à Kahanawake, par les Mohawks.

Dans la « réserve indienne », Wu Ming trouve donc ce que beaucoup de ses prédécesseurs ont cherché dans la vallée du Saint-Laurent, une autre Amérique ou mieux une Amérique autre, une Amérique ni états-unienne, ni canadienne-anglaise, ni même québécoise. Une Amérique qui n’est pas obsédée par l’identité, qui n’est pas repliée sur elle-même. Les textes du groupe Wu Ming touchent à tous les éléments des récits de voyage italiens : les autochtones, les immigrants, les villes, la technologie, la différence entre Canadiens anglais et Canadiens français. Mais surtout ils reviennent à l’idée d’un Québec symbolique, très éloigné de l’Italie (et de la réalité). Les membres du collectif font coïncider ce Québec mythique avec une femme mohawk de Kahanawake, tandis que Tondelli avait utilisé à ce propos Kerouac, un Franco-Américain, fils d’émigrants.

Christian Rocca voit autrement son « vrai » Québec : ce Québec est représenté par Mordecai Richler et son Barney Panofsky, le protagoniste du roman Barney’s Version (Richler, 1997). Rocca, un journaliste, visite le Canada après la mort de Richler (Rocca, 2010) et, comme l’écrivain montréalais, découvre que le centre de cette ville (et de tout le Canada, Québec compris) est à l’intérieur de Schwartz’s.

En quelque 20 ans, les voyageurs italiens ont pu considérer (mais non prouver) que l’essence du Québec peut se retrouver dans une boîte de Québec, où jouent des musiciens californiens, dans une réserve indienne et dans une charcuterie hébraïque de Montréal, où l’on préfère parler anglais (http://www.schwartzsdeli.com/). On a l’impression que ces voyageurs ne cherchent ni ne trouvent le Québec tel que le voient les Québécois, différence d’optique qui pourrait être due à leur métier. Les romanciers et les journalistes ne sont pas réputés pour chercher et trouver ce qui se passe vraiment, mais pour leur aptitude à toucher le public. Toutefois, nous pourrions étendre cette conclusion à tous les voyageurs italiens. Depuis 2002, un site web italien se charge de collecter des récits de voyage en ligne pour rendre publiques des offres de tourisme spécialisé (http://turistipercaso.it/). Dans ce site, une section traite du Canada et offre beaucoup de textes sur le Québec (http://turistipercaso.it/a/magazine/diario/canada/). On y retrouve les immigrants et les autochtones, l’architecture et la technologie moderne, ainsi que les paysages fabuleux et les fables tout court. On y découvre par exemple que le lieu le plus visité à Québec est « le vieux château avec le toit vert », autrement dit le Château Frontenac (http://www.turistipercaso.it/viaggi/itinerari/testo.asp?ID=7843) !