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Le Québec a été le théâtre, au cours des dernières années, de débats concernant l’aménagement juridique et politique de la diversité religieuse, soulevant des questions légitimes sur la conciliation des exigences relatives à la neutralité religieuse de l’État et à la reconnaissance juridique de l’identité religieuse[1]. En vertu du défunt projet de loi n° 60 relatif à la laïcité et au port de signes religieux[2], le principe de laïcité serait incompatible avec une pleine expression de la liberté de religion, notamment dans les établissements publics, et se trouverait de ce point de vue en contradiction avec les exigences de reconnaissance juridique découlant du multiculturalisme. Je propose une analyse de cette problématique de conciliation entre laïcité et multiculturalisme dans une perspective sociojuridique. Les études connues sous le nom de « sociojuridiques », ou « sociolegal studies » selon l’appellation donnée dans les universités anglophones, représentent un champ de recherches consacrées à l’étude sociale du droit et menées par des juristes et des experts en sciences sociales dans une perspective interdisciplinaire. Parmi les thèmes de ces recherches, on retrouve notamment l’analyse de l’interaction entre le cadre juridique, c’est-à-dire l’édifice de droit positif d’une juridiction donnée (législation, jurisprudence et doctrine), et la culture juridique, entendue comme l’ensemble des configurations archétypales formant la représentation du droit chez des personnes provenant d’une même aire géographique et culturelle.

Je défends l’idée que le bijuridisme peut servir de clé de compréhension d’une tension entre laïcité et multiculturalisme présente davantage dans les discours publics que dans le droit positif[3]. Le multiculturalisme du droit canadien permet d’offrir des réponses qui s’accordent bien avec les caractéristiques fondatrices d’une tradition juridique – celle de la common law d’origine anglaise – plus encline à concevoir des décisions contextualisées et personnalisées, par exemple l’accommodement raisonnable. Le rôle du juge comme créateur de droit y est profondément ancré et valorisé. De son côté, la laïcité, telle qu’elle est parfois représentée dans les débats au Québec, trouve un écho dans la tradition de droit civil d’origine française, où le recours à des référents abstraits et surplombants et à des déclarations de principe à portée universelle est plus fréquent. Dans cette tradition civiliste, c’est le rôle du législateur qui est davantage valorisé que celui du juge, appelé à respecter une retenue judiciaire. Après avoir discuté du bijuridisme et de son utilité pour comprendre l’opposition entre laïcité et multiculturalisme qui s’est exprimée dans les débats publics au Québec, j’illustrerai leur cohabitation dans les cadres juridiques québécois et canadien. Selon l’analyse proposée, l’existence d’une tension entre laïcité et multiculturalisme permet de saisir la difficile intériorisation du caractère mixte du droit au sein de la culture juridique québécoise, illustrant ainsi la prégnance de deux « solitudes du bijuridisme »[4].

Le bijuridisme au Québec et au Canada

Le bijuridisme se comprend comme la coexistence, mais aussi l’interdépendance et le mélange entre deux traditions juridiques au sein d’un même cadre juridique. Le Québec est l’une des rares juridictions au sein de laquelle coexistent les deux traditions juridiques d’origine européenne que sont le droit civil et la common law[5]. Alors que le droit privé, qui régit les rapports entre les personnes, s’inscrit dans la tradition du droit civil, le droit public, qui organise les rapports entre l’État et les personnes, appartient à celle de la common law. Ce bijuridisme a été officiellement institué en 1774 avec l’Acte de Québec, par lequel le pouvoir colonial anglais a consenti, pour des raisons pratiques, à conserver dans la colonie un noyau de la tradition du droit civil sous la forme du droit privé, régi depuis 1664 par la Coutume de Paris (Morin, 2014). Le droit civil québécois s’institutionnalisera avec l’adoption en 1866 du Code civil du Bas-Canada, qui uniformise le droit civil dans ce qui deviendra la province de Québec, et avec l’article 92 (13) de la Loi constitutionnelle de 1867, qui confère aux provinces le droit de légiférer en matière de droit privé. On note cependant dans la période qui suit la création de la Cour suprême du Canada en 1875 une tentative explicite d’uniformisation du droit au profit de la common law, dans laquelle certains ont vu une menace d’assimilation du droit civil (Lebel et LeSaunier, 2006).

Quoi qu’il en soit, l’historien du droit Michel Morin a démontré que vers la fin du 19e siècle s’est installée chez les juges québécois siégeant à la Cour suprême une volonté de préservation de la tradition du droit civil (Morin, 2000, p. 247). Cette volonté d’autonomisation du droit civil s’accélère au milieu du 20e siècle à la faveur de l’émergence d’un nationalisme juridique qui se traduit par la nomination de nouveaux juges plus attentifs au caractère mixte du droit québécois. Ce n’est plus seulement l’existence du droit civil qui est défendue mais l’autonomie conceptuelle d’une tradition juridique comprise comme façon de régir le droit et surtout de le penser. En ce sens, la reconnaissance du droit civil consacre véritablement l’existence de deux « communautés épistémiques » au sein du cadre juridique québécois et la valeur accordée aux compétences relatives à la complémentarité juridique – notamment celle d’aller plus loin, dans l’administration du droit, que la simple analyse textuelle de celui-ci (Gaudreault-Desbiens, 2013, p. 49). La reconnaissance du bijuridisme au sein de la législation fédérale dans la Loi d’harmonisation du droit fédéral avec le droit civil adoptée en 2000 permet, selon certains, de renforcer le caractère fédéral du Canada (Bastarache, 2000).

La prépondérance du législateur et la recherche de la sûreté juridique dans la tradition civiliste d’origine française

Il est possible de défendre l’idée que la tradition juridique civiliste d’origine française a d’une part favorisé et valorisé historiquement le rôle prépondérant du législateur dans la création du droit, et que, d’autre part, le style civiliste d’administration du droit, déclaratoire et déductif, répond bien aux exigences relatives à la sécurité juridique. D’origine romaine, la tradition civiliste, parfois appelée romano-germanique, s’est construite par la place centrale qu’elle accorde à la codification du droit dans l’administration de celui-ci. Selon H. Patrick Glenn, l’établissement de plusieurs codes de loi (code civil, code pénal, etc.) illustre la possibilité d’une construction intellectuelle humaine de l’organisation commune dans les sociétés européennes marquées par les révolutions modernes rompant avec la tradition, notamment la France (Glenn, 2014, p. 144). Le révolutionnaire code napoléonien de 1804 a consacré pour la tradition civiliste, et tout particulièrement pour le droit français, le prestige accordé à la loi comme expression ultime et exemplaire de la volonté souveraine (Leclair, 2002).

Dans le contexte québécois, l’héritier du code napoléonien qu’est le Code civil du Québec (C.c.Q) ne représente pas une simple loi parmi d’autres pour un civiliste, mais une véritable « charpente de pensée » (Augagneur, 2003). La codification du droit s’inscrit en ce sens dans une perspective d’unification du droit étatique sur un territoire national : il est un jus commune, un droit commun, censé exprimer des normes fondatrices dans les multiples champs juridiques qu’il couvre. L’importance accordée à la centralité de la loi et à l’unification du droit au sein de la tradition civiliste expliquerait en partie la réticence affichée dans les pays civilistes envers les accommodements raisonnables, perçus comme une forme de « privilèges » dérogeant à une application uniforme du droit sur le territoire (Gaudreault-Desbiens, 2013, p. 64).

La tradition de droit civil d’origine française consacre la prépondérance du législateur dans la création du droit, souvent exprimée a contrario par la thèse du « gouvernement des juges », qui conteste la légitimité démocratique de l’activisme judicaire provenant des magistrats. Une valorisation de la retenue judiciaire s’explique notamment par la méfiance affichée à l’égard des juges lors de la Révolution française, ces derniers faisant partie de la classe de la noblesse sous l’Ancien régime (Fairgrieve et MuirWatt, 2006, p. 16). D’ailleurs, les jugements des magistrats civilistes sont généralement très courts (quelques pages, parfois seulement une ou deux) et prennent souvent une forme déclaratoire et anaphorique basée sur l’énonciation de plusieurs « considérants ». Ce style civiliste s’appuie sur un raisonnement déductif consistant à identifier les principes de droit applicables aux faits de l’affaire en cause. Le juge n’est pas un ancien avocat comme dans les pays de common law : sa formation dans une école spécialisée le destine à exercer dans un domaine précis du droit.

Ce style civiliste, qui constitue d’ailleurs selon certains le trait majeur de cette tradition juridique (Kasirer, 2004), serait, du fait de son aspect autoritaire et anonyme, plus apte à assurer l’ordre et le contrôle en période de crise et d’incertitude (Gaudreault-Desbiens, 2013, p. 92)[6]. La référence à un universalisme juridique s’appuyant sur des principes de droit érigés en expression de la volonté générale permet de présenter des réponses juridiques « claires » et « fermes », s’incarnant le plus souvent dans des normes uniformes d’interdiction. En ce sens, l’adoption de lois symboliques n’ayant pas nécessairement de justifications pratiques et empiriques peut être fortement valorisée dans un pays de droit civil, comme certains l’ont suggéré au regard de la loi française relative à l’interdiction du port de signes religieux dans les établissements d’enseignement public (Malaurie, 2004).

L’importance du juge et du pragmatisme dans la tradition de la common law

La tradition de la common law, pour sa part, s’est développée en Angleterre à l’époque normande, par l’instauration de cours royales propageant un droit « commun » construit par des magistrats. Cette tradition juridique a favorisé une conception pragmatique du droit fondé sur l’expérience et la participation active du juge. En l’absence de multiples codes de loi, le droit en common law « s’ajuste » au fil des décisions juridiques. La jurisprudence y acquiert un prestige inégalé en pays civiliste et le droit y puise sa légitimité dans le passé, affirmant la primauté du fait sur le principe. On dit d’ailleurs que le common lawyer ne quitte jamais le monde des faits (Fairgrieve et MuirWatt, 2006, p. 28). À partir d’une analyse serrée des précédents juridiques, un juge en common law rend son jugement, qui prend souvent la forme d’un récit personnalisé, et n’hésite pas à recourir au vocabulaire courant pour justifier sa décision. Exprimant leurs décisions en plusieurs dizaines de pages – parfois plus de cent pour les arrêts de la Cour suprême du Canada! – les jugements de common law affichent ouvertement les désaccords entre les juges dans des sections dissidentes personnalisées.

Le lien permanent établi entre le droit et les faits en common law s’appuie sur une réflexion juridique fondée sur une éthique de la procédure de jugement (ethic of adjudication) (Glenn, 2014, p. 236). Le fondement du droit s’y ramène à une question de procédure basée sur un raisonnement inductif et conséquentialiste. Les réponses juridiques visent souvent à offrir des solutions concrètes en respectant une raison pratique et pragmatique. Les premiers juges en Angleterre étaient souvent des hommes d’Église instruits qui favorisaient la participation de la population locale à la justice en constituant des jurys, renforçant de cette façon la légitimité sociale du pouvoir judiciaire (Fairgrieve et MuirWatt, 2006, p. 15). La théorie politique anglaise a rapidement consacré l’indépendance judiciaire comme élément fondamental d’une démocratie moderne, conférant par là une légitimité démocratique au pouvoir des juges (Posteman, 2004, p. 588). Il s’agit souvent d’une justice de participation : le juge en common law, un ancien avocat, « descend dans l’arène » en posant directement des questions aux parties, contrairement au juge civiliste, silencieux et observateur.

La mobilisation du droit et les désaccords publics sur la laïcité au Québec

Je voudrais maintenant m’intéresser à la façon dont certaines caractéristiques de ces deux traditions juridiques fondatrices du droit québécois ont été mobilisées au sein des argumentaires de nature juridique présentés lors des prises de position publiques sur le projet de loi n° 60 en 2013-2014. À des fins d’analyse, je vais me concentrer uniquement sur des arguments d’ordre juridique, conscient qu’il s’agit bien entendu d’une analyse partielle du débat entourant ce projet de loi. Deux ensembles d’arguments ont été présentés, respectivement en faveur et en défaveur de l’inscription de la laïcité dans une règle de droit et de l’interdiction du port de signes religieux par les employés de l’administration gouvernementale. Parmi les arguments juridiques favorables, deux me semblent avoir été davantage entendus : (1) l’interdiction du port de signes religieux offre une plus forte sécurité juridique, et (2) l’inscription de la laïcité en tant qu’acte juridique de nature principielle est légitime. Deux arguments juridiques y ont été opposés : (1) l’interdiction du port de signes religieux ne répond à aucun objectif réel et urgent, et (2) l’état actuel du droit au regard des questions de laïcité et d’accommodement raisonnable est tout à fait satisfaisant.

Comment les deux traditions juridiques ont-elles été mobilisées dans les prises de position relatives au projet de loi n° 60, et en quoi cela peut-il aider à éclaircir la relation entre laïcité et multiculturalisme? L’interaction entre une tradition juridique et la représentation publique du droit ne se fait pas sous la forme d’un déterminisme. Comme l’a montré H. Patrick Glenn dans son important ouvrage Legal Traditions of the World, la relation entre tradition et culture juridiques s’exprime plutôt sous la forme d’une « conscience publique du droit », qui suppose qu’une collectivité donnée pense le droit (Glenn, 2014 : p. 34). La conscience publique (ou collective) du droit se fonde sur l’expression publique d’une représentation, d’une image ou d’une perception du droit et de son rôle en société, par opposition à une conscience personnelle du droit, où cette représentation est portée par un individu et mobilisée dans ses actions impliquant un rapport au droit (Ewick et Silbey, 1998; Halliday et Morgan, 2013). Le recours aux représentations sociales du droit sert souvent à renforcer l’action législative en puisant au sein de la tradition juridique ce qui est tenu pour acquis concernant le droit, en utilisant des présuppositions sous-jacentes qui ne sont pas remises en doute. Une analyse de la culture juridique permet de faire apparaitre le caractère normatif de certaines des représentations sociales qui la constituent, telles que la légitimité accordée au pouvoir judiciaire ou l’impératif d’une justification empirique.

Le débat sur le projet de loi n° 60 permet de départager deux positions relatives à la laïcité et au multiculturalisme de ce point de vue précis de la culture juridique. S’y est exprimée d’une part une vision de la laïcité se présentant comme une valeur commune, inscrite sous la forme d’un principe constitutif de l’État québécois et prescrivant une interdiction du port de signes religieux pour les employés de l’administration gouvernementale. Pour schématiser, on peut dire qu’il s’agit d’une laïcité construite en opposition avec le multiculturalisme. S’est exprimée d’autre part une autre vision de la laïcité, parfois appelée laïcité ouverte, qui se présente comme étant un attribut – et non une valeur – d’un État neutre sur le plan religieux, compatible avec le port de signes religieux et se conjuguant plutôt bien avec les valeurs du multiculturalisme. Plus directement, on peut dire que la question précise de l’autorisation ou de l’interdiction du port de signes religieux est devenue l’élément de distinction entre les différentes prises de position et conceptions de la laïcité. Ces prises de position sont arc-boutées notamment sur les deux oppositions caractéristiques des traditions juridiques du droit civil et de la common law discutées plus haut : l’opposition entre légitimité d’une action législative principielle et légitimité du pouvoir judiciaire, et celle entre justification en termes de sûreté juridique et justification de nature empirique et pragmatique.

Une laïcité « sans adjectif » ou la mobilisation du droit dans une perspective civiliste

Une première défense de la laïcité, une laïcité « sans adjectif », s’était d’ailleurs exprimée quelques années plus tôt, en 2010, avec la publication d’un article intitulé Déclaration des Intellectuels pour la laïcité – Pour un Québec laïque et pluraliste (Barilet al., 2010). Cet article mobilise des représentations du droit qui s’accordent bien avec certaines caractéristiques fondatrices de la tradition civiliste d’origine française. On y mentionne que « nos législations souffrent d’un déficit en cette matière de laïcité puisque celle-ci n’est nulle part affirmée »; que le principe de laïcité « a été érigé à la pièce par les tribunaux », et qu’en conséquence, « la protection législative de la laïcité est […] essentielle ». On y critique l’autorisation du port de signes religieux par les employés de l’administration gouvernementale en faisant référence à des décisions juridiques prises par des tribunaux de pays civilistes (décisions de la Cour européenne des droits de l’homme concernant la France, la Turquie et la Belgique), ajoutant qu’« une autre culture juridique, fondée sur les mêmes droits fondamentaux que les nôtres, est donc possible ». De plus, les exigences relatives à la laïcité sont présentées en opposition avec le multiculturalisme et la reconnaissance des différences particulières : les employés de l’État « doivent éviter d’afficher leur appartenance religieuse, philosophique ou politique ».

Pendant le débat sur le projet de loi n°60, les « Juristes pour la laïcité et la neutralité religieuse de l’État » déposent devant la Commission des institutions un mémoire développant un argumentaire juridique détaillé à l’appui du projet. Ce mémoire mentionne clairement que le projet de loi a pour enjeu un « principe fondamental » et que l’interdiction du port de signes religieux doit être vue comme un « instrument de prévision et de prévention, et non simplement comme un remède » (Juristes pour la laïcité et la neutralité religieuse de l’État, 2013, p. 1). L’importance accordée à la centralité et à l’uniformité du droit de l’État, fortement valorisées au sein de la tradition civiliste d’origine française, y est érigée en « mur juridique » face aux normes religieuses : « la législation proposée est également cruciale afin de maintenir l’intégrité du droit face aux normes religieuses » (ibid.). L’argument principal en faveur du projet de loi est énoncé à la page six du mémoire, où sont mentionnées en quelques mots les caractéristiques discutées plus haut relativement à la tradition civiliste : « l’absence d’un cadre législatif afin d’aménager la neutralité de l’État génère deux problèmes majeurs : un déficit démocratique de nature politique et une insécurité juridique » (op. cit., p. 6). La reconnaissance de la différence religieuse ou culturelle par le recours à l’accommodement raisonnable y est présentée comme l’« assouplissement d’une norme générale qui n’est pas énoncée, ce qui porte atteinte au principe de primauté du droit » (op. cit., p. 9). Finalement, le mémoire critique fortement le pouvoir judiciaire et l’approche pragmatique du droit en lien avec l’accommodement raisonnable : « Et sous le couvert du cas par cas, les tribunaux sont appelés à établir des politiques publiques, exercice pour lequel ils ne sont pas outillés » (ibid.).

Une laïcité « ouverte » ou la mobilisation du droit dans une perspective de common law

Une seconde défense de la laïcité s’est exprimée dans un article publié également en 2010 et intitulé Manifeste pour un Québec pluraliste (Bossetet al., 2010). Cette prise de position mobilise pour sa part des représentations du droit où transparaissent des aspects fondateurs de la tradition de la common law d’origine anglaise. On y mentionne, à l’appui d’une autorisation du port de signes religieux par les employés de l’État, qu’une « interdiction pure et simple de toute manifestation d’appartenance religieuse ne répond à aucune nécessité sociale », et qu’elle « serait disproportionnée par rapport aux objectifs de neutralité ». La neutralité de l’État ou l’égalité des droits sous-tendent « des concepts juridiques généraux » déjà présents dans la loi; la laïcité « est conceptualisée comme découlant des libertés fondamentales garanties par les chartes des droits ». On y défend une « position pluraliste » qui se fonde « sur le respect et la reconnaissance de la diversité ». Un mémoire reprenant l’essentiel de ces positions est déposé lors des auditions de la Commission relative au projet de loi n° 60, intitulé 60 chercheurs universitaires pour la laïcité, contre le Projet de loi n° 60. Ce mémoire mentionne qu’une conception de la laïcité comprise comme impliquant une interdiction du port de signes religieux « couperait le Québec d’une histoire de pratiques pragmatiques de régulation du pluralisme religieux », et que cette proposition romprait avec le modèle québécois de laïcité, « un modèle de laïcité pragmatique et pluraliste » (Amirauxet al., 2013, p. 7). L’interdiction du port de signes religieux n’est pas justifiée, poursuit le mémoire qui note « l’absence de contentieux liés, au cours des dernières décennies, au port de symboles religieux »; elle ne répond finalement à aucun « objectif réel et urgent » (op. cit., 2013, p. 15).

La vie juridique commune de la laïcité et du multiculturalisme

Cette tension entre laïcité et multiculturalisme perceptible dans les débats publics sur la laïcité, bien que présente sur le plan discursif, semble cependant être en porte-à-faux avec le droit positif québécois et canadien. Depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après Charte canadienne) en 1982, il s’est constitué une jurisprudence constitutionnelle relative à la neutralité religieuse de l’État, qui envisage celle-ci dans son interdépendance avec les implications découlant du multiculturalisme. La laïcité peut être défendue politiquement et au sein de la société civile comme une valeur soumise à de multiples interprétations, depuis l’idée d’une séparation nécessaire entre pouvoirs politiques et religieux jusqu’à des propositions plus ambitieuses telles qu’une complète évacuation de la religion de l’espace public. D’un point de vue juridique, la laïcité s’identifie toutefois comme une pratique d’État, c’est-à-dire un principe de droit objectif prescrivant des exigences de neutralité aux autorités publiques (Ferrarri, 2009; Amiraux et Koussens, 2014). Le multiculturalisme est également un terme polysémique dans lequel sont parfois confondus la crainte des dérives reliées à une forte reconnaissance juridique des différences culturelles (la critique légitime d’une fragmentation de la société) et l’institutionnalisation d’un modèle socioculturel d’intégration favorisant le droit à la différence, par opposition à un modèle assimilationniste. Le multiculturalisme peut trouver comme fondement philosophique une « éthique du pluralisme » (Parekh, 2000, p. 50), c’est-à-dire une conception du vivre-ensemble fondée sur la reconnaissance et la protection des différences et poursuivant une finalité éthique, celle de promouvoir et défendre l’égalité réelle entre les citoyens. Pour la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec (CDPDJ), cette éthique du pluralisme sert également de fondement normatif au modèle québécois, différent mais similaire, qu’est l’interculturalisme, lequel tente de conjuguer cette éthique politique avec le respect de certaines valeurs publiques communes (Bosset et Eid, 2006, p. 10).

La constitutionnalisation de la laïcité et du multiculturalisme

L’entrée de la laïcité dans le droit constitutionnel ne s’est pas faite par voie législative et l’adoption d’une règle de droit, mais bien par voie jurisprudentielle et une série d’interprétations proposées par les tribunaux. En droit québécois, on peut noter la présence de principes constitutifs d’une laïcité comprise sous la figure juridique d’une neutralité religieuse de l’État. Malgré le préambule de la Charte canadienne qui consacre la suprématie de Dieu, cette mention symbolique ne fait pas du Canada un État théocratique[7], et, selon la jurisprudence récente, il serait même possible d’élever la laïcité au rang de « valeur constitutionnelle » au Canada[8]. Une traduction juridique de la laïcité est repérable dans deux droits reconnus comme fondamentaux : la liberté de religion et le droit à l’égalité (Woehrling, 1998; Milot, 2009, p. 68). Une conciliation, et non une opposition, entre ces droits fondamentaux et la neutralité religieuse de l’État représente l’approche dite « réaliste et non absolutiste » adoptée par la Cour suprême du Canada relativement à la laïcité[9]. Il est possible d’identifier trois principes constitutifs de la neutralité religieuse de l’État en droit constitutionnel canadien. D’abord, l’État doit être neutre sur le plan religieux afin d’assurer une égale protection de la liberté de conscience et de religion à tous les citoyens. À ce titre, une des exigences de la laïcité consiste à faire en sorte que personne n’utilise ses croyances afin de faire taire celles des autres, particulièrement en contexte scolaire[10]. Puisque la liberté de religion consiste à croire en ce que l’on veut sur le plan spirituel et religieux, ou à ne pas croire, et ce dans un contexte où des minorités religieuses sont présentes, l’État a le devoir de protéger de manière égale les croyances religieuses[11]. Deuxièmement, l’État doit respecter une règle d’abstention en matière religieuse. Cette règle d’abstention recouvre une exigence relative à la fois à l’absence de qualification du fait religieux par l’État, c’est-à-dire à sa non-intervention sur le contenu des croyances religieuses[12], et à son abstention d’un rôle d’arbitrage sur le plan théologique[13]. Troisièmement, ce devoir d’abstention ne signifie pas pour autant que l’État ne peut intervenir lorsqu’il est question de religion. Une telle intervention peut être nécessaire pour préserver les conditions sociétales dans lesquelles une réelle et égale protection de la liberté de conscience et de religion est possible et viable. Cela peut signifier une intervention, par action législative ou décision juridique, ayant pour but de corriger une politique ou un règlement qui favorise directement ou indirectement une croyance religieuse particulière[14]. L’État peut considérer que cette intervention consistera à mettre en place un enseignement du fait religieux, qui contribue à maintenir un climat social favorable à un respect mutuel entre citoyens de différentes convictions. Un exemple d’une telle intervention est la création du cours obligatoire d’éthique et de culture religieuse au sein des écoles québécoises[15].

À travers la Loi sur le multiculturalisme[16] et l’article 27 de la Charte canadienne relatif au maintien du patrimoine multiculturel des Canadiens, le multiculturalisme représente une politique canadienne importante qu’on peut définir comme « le droit de chacun de s’intégrer dans la société canadienne avec ses différences – et malgré celles-ci »[17]. L’adoption du multiculturalisme représente l’entrée en droit canadien d’une politique de l’égale dignité fondée sur un idéal de reconnaissance et de tolérance (Taylor, 1994), particulièrement sur le plan religieux[18]. L’égale considération pour les différences culturelles et religieuses en représente le noyau dur (Crépeau et Atak, 2007; Astengo, 2008), établissant selon la Cour suprême les bases d’une véritable tolérance religieuse[19]. En droit constitutionnel, le multiculturalisme suppose un strict respect du droit à l’égalité, ce qui signifie une garantie contre toutes normes, politiques ou règlements qui présenteraient des intentions discriminatoires (droit à l’égalité formelle). Le principe d’égalité signifie cependant beaucoup plus. Une égalité réelle, et non plus seulement formelle, exige de prendre en compte l’absence de neutralité culturelle dans la production des normes. Certaines lois, règlements ou normes tendent à « épouser les discours, les sous-cultures et les intérêts des groupes politiquement et historiquement dominants » (Bosset et Eid, 2006 : 3). Par-là, le respect des valeurs du multiculturalisme exige de lutter certainement contre l’intention discriminatoire des normes, mais aussi contre les effets discriminatoires de celles-ci (égalité comme non-discrimination)[20].

Dans la première affaire reliée aux effets discriminatoires d’une norme au Canada en 1985[21], une employée s’estimait victime de discrimination de la part de son employeur sur la base de ses croyances religieuses, en raison du fait qu’elle était obligée, sous peine de licenciement, de travailler durant la journée du samedi. Or, la religion de l’appelante prescrivait l’observance stricte du sabbat. Il s’agissait dans cette affaire de reconnaître et sanctionner le résultat discriminatoire du règlement de l’entreprise concernant les horaires de travail (dans ce cas une atteinte à la liberté de religion), même s’il n’y avait pas d’intention discriminatoire dans ce règlement. Alors que le remède prescrit pour une norme ayant des intentions discriminatoires est la déclaration de nullité, ou l’invalidation, celui prescrit pour une norme produisant des effets discriminatoires a été, dans ce cas, celui de l’accommodement raisonnable[22]. L’employeur a été obligé de consentir à un accommodement et d’aménager l’horaire de travail de l’employée de manière raisonnable. L’accommodement raisonnable se comprend en droit québécois et canadien comme l’aménagement ou l’ajustement d’une norme afin d’en réduire les effets discriminatoires (Woehrling, 1998). Cet accommodement doit être « raisonnable », c’est-à-dire qu’il est consenti s’il n’y a pas de contrainte excessive pour l’établissement (comme un coût excessif)[23], d’atteinte aux droits d’autrui[24] ou s’il n’y a pas un effort d’accommodement réciproque (Bouchard-Taylor, 2008, p. 165).

Une laïcité multiculturelle

Le principe de laïcité tel qu’interprété dans la jurisprudence constitutionnelle « va de pair avec une sensibilité croissante à la composition multiculturelle du Canada et avec la protection des minorités »[25]. Pour la Cour, la laïcité reflète la diversité et l’attachement aux valeurs d’accommodement, de tolérance et de reconnaissance des droits des minorités[26]. J’aimerais relever deux éléments fondamentaux qui me semblent pouvoir être interprétés de telle façon qu’il devient possible d’envisager de manière conjointe la laïcité et le multiculturalisme en droit constitutionnel : (1) la promotion et la défense d’une égale reconnaissance; (2) une éthique du pluralisme.

Le droit québécois reconnaît que la religion est un aspect fondamental de la vie personnelle des individus, qu’elle peut être au coeur de l’identité morale d’une personne et lui fournir des réponses essentielles orientant les choix qui guident sa vie[27]. La Cour a reconnu récemment que les transformations majeures survenues au cours de la deuxième moitié du 20e siècle sur le plan de l’immigration ont engendré une nouvelle philosophie sociale fondée sur la reconnaissance des différences[28]. Puisque les convictions ou croyances religieuses sont au fondement de l’identité morale des individus, une égale considération pour tous exige que l’État reconnaisse celles-ci également. Afin d’assurer le respect du droit pour tout un chacun de s’intégrer dans la société canadienne avec ses différences – et surtout malgré celles-ci – , l’État doit prendre en compte des différences d’ordre culturel ou religieux. Un État laïc qui poursuit l’objectif de protéger également la liberté de conscience et de religion garantit la même reconnaissance à tous ses citoyens indépendamment de leurs convictions. Les exigences de laïcité empêchent alors l’État de donner un appui, même tacitement par sa non-action, à une religion particulière; il est seulement tenu au même respect des diverses confessions – dont les valeurs ne sont pas toujours facilement conciliables par ailleurs[29]. Comme le mentionne la Cour dans le cas Chamberlain en 2002 : « l’exigence de laïcité oblige à accorder une même reconnaissance et un même respect aux autres membres de la collectivité »[30].

La laïcité de l’État et l’absence de préférence religieuse qui en découle peuvent s’expliquer par l’idée selon laquelle l’abandon de la préférence étatique en faveur d’une religion historiquement dominante soit devenue une « nécessité » afin de respecter une véritable neutralité religieuse de l’État dans une société de plus en plus marquée par la diversité culturelle et religieuse. La laïcité comme pratique d’État est donc synonyme de l’abandon de la promotion d’une seule référence en matière de convictions, ou « monisme convictionnel », au profit d’un « pluralisme convictionnel », soit la valorisation et la défense de la coexistence de plusieurs conceptions de la vie bonne au sein d’une même société (Parekh, 2002; Rawls, 1993). Puisque l’État laïc est tenu au même respect envers les différentes convictions existantes, il doit par le fait même s’abstenir d’en privilégier une, tout en intervenant afin de s’assurer que les conditions sociales soient favorables au maintien du pluralisme, devenu une condition essentielle au maintien d’une égale considération des citoyens. La laïcité est ainsi liée à la préservation d’un climat social de tolérance et de respect. Ces deux facettes de la laïcité, abstention relative à la préférence religieuse et intervention afin de protéger les croyances religieuses, dessinent les contours d’une laïcité que certains appellent « laïcité de reconnaissance » (Baubérot et Milot, 2011).

La prégnance des solitudes du bijuridisme au Québec

Ce décalage entre l’opposition assumée entre laïcité et multiculturalisme au sein des débats publics québécois et l’état du droit actuel me semble révélateur d’une dualité au sein de la culture juridique québécoise, née des différences existant entre le droit civil et la common law. Le débat sur la laïcité et le multiculturalisme au Québec permet de saisir la difficile intériorisation du caractère bijuridique du droit québécois. On serait ainsi en présence d’une culture juridique « duelle » lorsqu’il est question à la fois de laïcité et de multiculturalisme. Cette difficile intériorisation de la mixité juridique québécoise contrastant avec les représentations archétypales du droit est cependant bien plus marquée chez les politiciens et les professeurs de droit que chez ses praticiens (Tetley, 2000). Les « deux solitudes du bijuridisme » coexistant au sein de la culture juridique québécoise rappellent explicitement la thèse des deux solitudes au Canada et les deux nationalismes respectifs (québécois et canadien) qui l’entretiennent. Cela étant, le caractère mixte du droit québécois résulte d’un riche parcours historique au terme duquel une inévitable interpénétration des appartenances juridiques a fait des juristes québécois des « nomades » et non des « sédentaires » en matière de culture juridique.