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Les ouvrages écrits en français qui se positionnent à la frontière de la géographie et de la littérature sont relativement peu nombreux. Ceux qui existent assument plus volontiers une position campée du côté d’une oeuvre ou d’un auteur. Ce faisant, ils imposent d’emblée un cadre qui rend leur propos moins fertile du point de vue du géographe en quête d’un échange avec l’univers social. Un point de départ tablant sur l’oeuvre rend ardu le dialogue avec une science positiviste, alors qu’une réflexion qui s’articule autour de la figure de l’auteur tend vers l’explication psychologisante.

Dans son analyse des oeuvres de Pierre Morency, Pierre Nepveu et Louis Hamelin, Élise Lepage s’appuie sur une assise distincte, spatiale par nature : les confins, ces « espaces non urbains, autres, marginaux, ces “ restes ” qui, symboliquement, semble représenter aussi peu […], mais qui, géographiquement, forment la plus grande partie du Québec » (p. 45). Elle cherche ainsi à combler un manque en ce qui a trait à l’espace au sein d’une critique littéraire québécoise qui aurait privilégié le temps, et répond en ce sens aux préoccupations d’un Collot (2011) et d’un Westphal (2007). Pour ce dernier, c’est le référent spatial qui doit en effet servir de socle à l’analyse plutôt que l’auteur et son oeuvre.

La première partie de ce travail s’intéresse à la représentation du lieu, au paysage, à sa perception et sa marginalité. En s’appuyant sur le travail d’Alain Roger sur la fonction médiatrice de l’art dans la saisie et la transformation du pays en paysage (1997), elle dépeint habilement le paysage des confins tels qu’on les trouve chez les trois auteurs. Celui-ci prend forme dans la mesure où chacun procède à un travail narratif que Lepage décortique à la lumière des catégories de l’imaginaire bachelardien de l’air, de la terre et de l’eau (Bachelard, 1957).

De l’étude des techniques narratives, Lepage passe ensuite à la définition d’une « cartographie » qui cherche à établir les caractéristiques de l’ici et de l’ailleurs (« extraterritorialité » qui nous amène en Californie, dans le Canada anglophone ou dans le grand Nord). Le second est dépeint comme espace grand et vide alors que le premier penche du côté de l’infime, comme lieu occupé par le sujet – île, espace intérieur ou chalet.

Dans la seconde partie, Lepage oriente son analyse vers les personnages et le mouvement et montre comment le franchissement des distances rend relative l’altérité des lieux. La mobilité des personnages leur fait assumer la figure de l’étrangeté. Il ne s’agit pas d’une « étrangeté radicale, mais plutôt […] son intrusion dans un espace présenté a priori comme familier. C’est dans ce jeu entre altérité et familiarité que le sujet affirme sa présence au lieu, se construit et s’offre à l’herméneutique » (p. 177-178).

En faisant ensuite peu à peu porter son analyse sur la poésie, Lepage met en lumière une « double série de métaphores gigognes » (p. 283) passant du moi, à la peau, au vêtement, à la maison et au paysage. Ces métaphores servent de cadre de lecture à un processus de domestication mutuelle de l’espace et du personnage et qui servent de miroir au processus de co-construction entre auteur/personnage, langage et livre.

On en garde l’impression que les confins ne sont plus la « limite extrême où commence un territoire immédiatement voisin » (p. 46), mais deviennent le résultat d’une quête vécue par un sujet, et qu’à ce titre ils sont susceptibles de se retrouver partout – et même dans les livres plus urbains d’Hamelin que Lepage a choisi d’exclure de son corpus. En outre, d’un strict point de vue géographique, Mirabel et l’île d’Orléans ne relèvent pas des confins du Québec. Le premier fait partie intégrante de l’ensemble de la région métropolitaine et la seconde, un des plus anciens sites colonisés, se trouve aux portes de la capitale nationale et constitue un haut lieu touristique. Un détour par davantage de contributions de géographes ayant travaillé sur le concept de lieu aurait peut-être permis de mieux définir ces confins de proximité et de mieux asseoir la position au carrefour des disciplines que souhaite occuper Lepage. Le recours à Augustin Berque (2000) et, très peu, à Luc Bureau ou Henri Dorion, apparaît ici insuffisant. On regrettera par exemple l’absence de Debarbieux, ou celle de références anglo-saxonnes comme Tim Cresswell ou Yi Fu Tuan.

Ces réserves ne diminuent en rien la valeur du livre qui conserve toute sa pertinence. Lepage navigue entre les oeuvres avec une aisance évidente. Sa capacité à faire découvrir sans lourdeur trois auteurs et une vingtaine de leurs textes à un lecteur qui sera rarement familier avec l’ensemble impressionne. Tant les littéraires que les chercheurs en sciences sociales pourront faire leur miel du dialogue qu’il orchestre entre lieux et littérature.