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Le printemps 2012 a été marqué par une crise sociale majeure au Québec autour du conflit provoqué par la hausse des droits de scolarité décrétée par le gouvernement. Amorcée graduellement, mais principalement à partir de février, la grève étudiante a touché plus des deux tiers des établissements d’enseignement postsecondaire et plus de 300 000 étudiants[1]; les manifestations régulières – qui culminaient le 22 de chaque mois mais sont devenues presque quotidiennes à la fin du mois d’avril – ont rassemblé quant à elles jusqu’à 200 000 personnes à Montréal[2], ne cessant de croître à mesure que l’étau de la répression policière et étatique se resserrait (allant jusqu’à l’adoption d’une loi spéciale restreignant le droit de manifester, adoptée le 18 mai). Cette période est souvent appelée le « Printemps érable », en écho à l’expression « Printemps arabe » utilisée l’année précédente pour désigner la vague de manifestations qui avait déferlé sur le Moyen Orient et le Maghreb.

Comme pour d’autres événements de ce genre à travers le monde, certains travaux ont laissé entrevoir que les médias sociaux auraient joué un rôle de premier plan, notamment au chapitre de la circulation des informations sur les enjeux soulevés, et en particulier auprès des jeunes. Par exemple, des groupes de discussion formés dans la foulée des événements ont fait ressortir le rôle de Facebook « comme plaque tournante vers d’autres médias » chez les jeunes adultes (Lemieux, 2014, p. 5). Ainsi, les médias dits « sociaux » (Stenger et Coutant, 2013) auraient été utilisés de façon complémentaire aux médias traditionnels par les individus dans le but de s’informer, de discuter et de se forger une opinion sur les événements du printemps. Cette impression constitue le point de départ d’une recherche que nous avons menée, visant entre autres à examiner de plus près ces pratiques, à les documenter, à les mettre en contexte et à en interroger le sens[3].

Dans un ouvrage récent, Jouët et Rieffel déplorent le peu d’études réalisées à ce jour pour « saisir l’émergence de nouvelles pratiques informationnelles » dans le contexte d’une prolifération des flux de messages liée à l’essor des médias numériques. Rappelant les résultats des recherches classiques de l’école de Columbia sur les façons dont les individus s’informent – par les médias et par les conversations avec les proches –, ils avancent que les nouveaux médias numériques « semblent accroître l’importance de la communication horizontale [et de] l’échange interpersonnel » (Jouët et Rieffel, 2013, p. 14) parmi les façons de s’informer et de se forger une opinion sur les enjeux politiques. Ils se demandent en outre si « la participation des internautes à des réseaux de sociabilité en ligne […] n’engendre[rait] pas de nouvelles formes de culture citoyenne » (ibid.).

Menée auprès d’une trentaine de jeunes aux profils variés, l’enquête dont nous rapportons ici certains résultats permet d’étayer en partie cette hypothèse dans le contexte québécois. L’objectif global de l’enquête était de documenter les types d’informations qui circulent dans les médias sociaux ainsi que les modalités de cette circulation, notamment en période d’intenses débats sociaux, pour ne pas dire de « crise sociale ». Dans cet article, nous nous concentrerons sur une analyse descriptive visant à documenter ces pratiques informationnelles dans une perspective sociographique. Nous verrons (a) le rôle joué par les individus dans les médias sociaux (quelles informations ils y produisent ou y relayent et pourquoi), ainsi que (b) la réception des informations (notamment à partir des commentaires qu’elles ont pu susciter). Nous voulions situer ces pratiques informationnelles dans le contexte, d’une part, de l’expérience médiatique globale des individus (quelle est l’importance relative des médias sociaux par rapport aux médias dits « traditionnels »?) et, d’autre part, de leur expérience de la grève.

Cadre conceptuel et théorique

Notre propos s’inscrit à la croisée de deux questionnements qui irriguent actuellement le champ des Internet Studies (Ess et Consalvo, 2011; Ess et Dutton, 2013). Le premier concerne les possibilités qu’offre le Web participatif (dit « 2.0 ») pour la vie démocratique et la participation politique. Le second porte sur les usages d’Internet par les jeunes et sur l’éventuelle dimension citoyenne de la culture « numérique » qu’ils contribuent à façonner. Dans cet article, nous nous concentrerons principalement sur la dimension informationnelle de ces éventuelles pratiques citoyennes des jeunes. Dans les prochaines pages, nous commencerons par définir quelques notions, avant de préciser les contours de ces deux axes qui structurent le cadrage théorique sur lequel s’appuie notre analyse.

Précisions terminologiques et conceptuelles

L’expression médias sociaux recouvre un ensemble hétéroclite de dispositifs de communication « de pair à pair » – où l’échange peut se faire de façon symétrique – souvent présenté comme une nouvelle génération de médias qui entreraient en concurrence avec les médias dits traditionnels, lesquels sont associés à un modèle de communication asymétrique dit « de masse » (Castells, 2006). Les dispositifs concernés reposent sur un principe fondamental, la participation massive des usagers, dont les contributions alimentent et structurent le contenu disponible (Stenger et Coutant, 2013; Proulx, Millette et Heaton, 2012). Les médias sociaux comprennent les blogues et sites de microblogues (dont Twitter, Tumblr), les sites de réseaux sociaux (Facebook, LinkedIn), les sites de partage de contenus (YouTube, Pinterest), de recommandation et d’évaluation (Yelp, Reddit), les sites collaboratifs de type « wiki » (Wikipedia), etc. Bien qu’ils aient essaimé sur d’autres supports (notamment mobiles), les médias sociaux ont émergé du Web traditionnel, auquel ils auraient conféré une dimension participative et collaborative, et à laquelle font directement allusion les expressions « Web 2.0 » et « Web participatif », qui veulent souligner une rupture avec la première génération de sites Internet (Rebillard, 2007).

Nous employons ici le terme de pratiques informationnelles pour désigner indistinctement les pratiques individuelles de consommation, mais aussi de production et de mise en circulation de contenus en lien avec l’actualité. Certes, d’autres types d’informations – notamment à caractère plus personnel – circulent largement dans les médias sociaux, mais notre prisme est celui de l’information à caractère sociopolitique (actualités, enjeux sociaux, etc.), notamment celle concernant la grève étudiante. La notion de « pratiques informationnelles » renvoie donc ici aux manières de s’informer des individus, mais aussi aux pratiques consistant à disséminer cette information. Comme nous l’évoquions en introduction, ces pratiques, qui traduisent l’activité des publics des médias d’information, ont subi d’importantes transformations avec le virage numérique qui marque l’évolution récente du paysage médiatique au Québec comme ailleurs, paysage au sein duquel « l’irruption des médias sociaux » (Proulx, 2012) constitue sans doute le fait le plus marquant de la dernière décennie.

Publics en réseau et participation citoyenne en ligne

Les discussions, déjà anciennes, sur le potentiel d’Internet pour « régénérer » la participation citoyenne à la vie démocratique (voir Vedel, 2003) ont été ravivées par les espoirs – et par les discours empreints de déterminisme technique qui les accompagnent – suscités par le Web 2.0 quant à l’avènement d’une ère nouvelle de participation des publics. Sous le parapluie de la notion de « culture participative » (Jenkins, 2006; Monnoyer-Smith, 2011), divers concepts ont été élaborés pour rendre compte des mutations que connaissent les publics des médias : « publics récursifs » (Kelty, 2008), « publics en réseau » (Boyd, 2011), ou encore « publics ad hoc » (Bruns et Burgess, 2015), lesquels se constitueraient autour d’enjeux spécifiques – à l’instar de celui qui a polarisé le Québec en 2012.

Dans tous les cas, ces néologismes s’efforcent de cerner l’engagement actif des usagers d’Internet dans la production et la mise en circulation de contenus culturels et informationnels. Cet engagement serait sous-tendu par les valeurs de la culture participative, laquelle, selon l’auteur culturaliste Henry Jenkins (2006), unit dans un continuum l’expression artistique et l’engagement civique et tend à effacer la frontière entre productions amateurs et professionnelles, entre expression politique et expression de soi (Allard, 2007). Toujours selon Jenkins, cette nouvelle culture médiatique aurait émergé de la mise à disposition des usagers d’outils numériques d’expression et de création d’une grande simplicité d’utilisation; elle reposerait en outre sur le tissage de liens interpersonnels et l’accompagnement informel des débutants par les usagers plus aguerris, ainsi que sur la valorisation sociale de toute forme de contribution, même la plus modeste (comme une mention « J’aime » sur Facebook).

Plusieurs auteurs ont toutefois souligné les limites de cette notion de culture participative, ou à tout le moins de son adéquation aux pratiques effectives. Par exemple, Hargittai et Walejko (2008) relèvent l’existence d’une forte asymétrie dans la participation des internautes aux diverses plateformes numériques et notamment dans l’activité créative : seule une toute petite minorité d’individus produisent des contenus originaux. Les individus qui s’expriment le plus proviennent généralement de milieux socioéconomiques aisés, instruits, et appartiennent souvent à une certaine élite intellectuelle (enseignants, journalistes…). L’intensité des contributions varie aussi selon le temps libre dont les individus disposent, ce qui est également lié à des variables socio-économiques (Rebillard, 2007). Hargittai et Walejko (ibid.) relèvent aussi des différences selon le sexe dans l’action de « partager » (disséminer activement une information ou un contenu) : ainsi, les hommes partageraient beaucoup plus de contenus à caractère créatif ou artistique (vidéo, musique) que les femmes. Weeks et Holbert (2013) soulignent quant à eux une corrélation forte du « partage » en ligne avec le degré d’implication politique et l’affiliation à des organisations partisanes. Nous verrons que notre enquête permet d’apprécier l’applicabilité de la notion de « culture participative » dans le cas québécois, et en même temps de confirmer certaines de ces limites ou clivages sociaux dans les usages individuels au Québec.

D’autres auteurs font valoir en revanche les « affordances »[4] démocratiques du Web participatif, en rappelant notamment que plusieurs mouvements sociaux ont pu prendre leur essor en s’appropriant les médias sociaux (Cardon, 2010; Castells, 2012), ce que le « Printemps arabe » semble illustrer. Un aspect de cette appropriation serait le développement, de la part des usagers, d’une conscience de former un public agissant. Cette posture s’exprimerait entre autres par une distanciation de ces publics vis-à-vis de l’image renvoyée d’eux-mêmes par les médias traditionnels, distance critique que les informations et commentaires circulant sur les médias sociaux viendraient alimenter, notamment par la pratique du fact-checking (Russell, 2011, p. 1239). Cette réflexivité se traduirait aussi par le fait que les publics en réseau participeraient au processus d’audienciation (c’est-à-dire à leur propre construction en tant qu’audience [Fiske, 1992;Blondeau et Allard, 2010]), à travers les pratiques de curation (sélection, ajout de métadonnées, etc.) et de mise en circulation de contenus : partage d’une photo sur Facebook, relayage d’un tweet, etc. Selon certaines analyses, le Printemps érable aurait mis en évidence cette appropriation collective des médias sociaux au Québec – notamment Facebook et Twitter – par les jeunes adultes « connectés » (Lemieux, 2014). Nous verrons plus loin que ce phénomène d’appropriation réflexive n’est pas antinomique avec les limites évoquées ci-dessus : les deux phénomènes coexistent, de sorte que seule une part de la population est partie prenante de ces processus émergents.

Usages d’Internet par les jeunes et fracture(s) numérique(s)

La question de la participation politique en ligne comporte une dimension générationnelle. En effet, et bien que les taux de participation électorale soient généralement en déclin dans tous les groupes d’âge, on a coutume d’associer la crise actuelle des démocraties au désengagement politique des jeunes adultes en âge de voter, pour lesquels cette diminution est plus prononcée (Gélineau et Teyssier, 2012; Gauthier, 2016). Ce désengagement irait de pair, entre autres, avec une désaffection pour l’information politique et les médias qui la diffusent. Notre recherche se situe donc dans le sillage de travaux sur les pratiques informationnelles des jeunes en lien avec leur culture démocratique.

Une littérature abondante traite du rapport des jeunes aux médias en général, et de leurs pratiques numériques en particulier (par exemple Livingstone, 2002; Buckingham, 2007; Boyd, 2014; Bennett et Robards, 2014). Nous ne pouvons que l’effleurer ici, mais nous retiendrons toutefois quelques idées centrales que nos analyses viennent corroborer pour le cas québécois. Tout d’abord, la métaphore commune du « natif du numérique » (digital native) cristallise un certain nombre d’idées reçues qui s’avèrent généralement fausses. Deux en particulier retiennent notre attention : d’une part, l’idée que la « génération Internet » des 15-25 ans formerait une cohorte homogène quant à ses pratiques numériques; d’autre part, la perception selon laquelle les individus appartenant à ce groupe d’âge auraient une aisance quasi innée dans l’utilisation des médias numériques, dont ils feraient un usage plus riche et diversifié que leurs aînés. Or, ces idées sont contredites par plusieurs travaux empiriques (Boyd, 2014; Stenger, 2015). En particulier, une analyse fine des usages du Web permet de tracer le contour d’une « fracture numérique », fondée principalement sur la classe sociale et le niveau d’éducation (Hargittai et Hinnant, 2008). Cet autre clivage permet de relativiser celui qui existerait entre les générations en regard de l’appropriation des médias numériques (Herring, 2007; Clark, 2009). Bien que cette question des distinctions générationnelles soit secondaire dans notre recherche, elle constitue le contexte de normes sociales dans lesquelles évoluent les jeunes adultes aujourd’hui. C’est pour ces raisons que nous avons pris soin, dans la constitution de notre échantillon, de diversifier celui-ci au maximum afin d’éviter de perpétuer une vision stéréotypée des pratiques informationnelles et numériques de cette cohorte, comme cela aurait été le cas si notre recrutement s’était fondé sur un critère de participation (politique) active sur Facebook.

Méthodologie

Le coeur de l’enquête repose sur 30 entretiens menés en 2013 auprès de jeunes qui étaient âgés de 18 à 25 ans au cours de l’année 2011-2012 (dont le printemps fut marqué par la grève et ses suites). Une vingtaine d’entre eux étaient étudiants collégiaux ou universitaires durant cette période, alors qu’une dizaine d’autres ne l’étaient pas. Ce premier vecteur de différenciation de l’échantillon était central, puisque les discours politiques et médiatiques au sujet de la grève opposaient les étudiants aux autres parties de la population. La diversification de l’échantillon était en outre renforcée par l’intégration de quatre autres dimensions : le genre (15 hommes et 15 femmes), la région de résidence (16 jeunes résidant à Montréal et 14 à Québec), le niveau d’engagement militant (personnes peu engagées politiquement et jeunes très militants[5]) et, dans la mesure du possible, l’orientation politique (certains répondants étaient plutôt « à gauche » et d’autres plutôt « à droite » dans le spectre politique). Ainsi, notre échantillon est de type raisonné (par quotas) et ne se voulait pas statistiquement représentatif de la population dans cette tranche d’âge.

Puisque Facebook était notre objet d’étude, tous les participants avaient en commun d’être des usagers de cette plateforme. Le fait de détenir un compte Facebook était donc un critère de recrutement, mais nous avons estimé, étant donné le taux très élevé d’utilisation de cette plateforme dans ce groupe d’âge au Québec[6], que ce critère était peu discriminant. L’accent mis sur Facebook dans notre recherche – d’abord dicté par les besoins de l’entretien – relève aussi d’une approche consistant à choisir ce réseau socionumérique comme point d’entrée vers les autres médias sociaux et à le considérer comme une « chambre d’écho » de ces derniers. Cette stratégie s’appuie sur des études antérieures, et notamment celle de Lemieux (2014).

La première partie de la rencontre avec chaque participant prenait la forme d’un entretien semi-dirigé classique (portant sur les usages que faisaient les répondants des technologies de l’information en général, leur rapport aux médias et au politique, leur expérience de la grève de 2012, ainsi que sur leur profil sociodémographique). Puis, dans une seconde phase, nous nous installions devant un ordinateur pour procéder, en compagnie du répondant, à une exploration des traces d’activités (partages, commentaires, mentions « J’aime ») archivées dans son historique Facebook personnel à certaines dates clés de la grève, ainsi qu’à d’autres dates que nous avions préalablement sélectionnées comme points de comparaison avant, pendant et après la grève[7]. Nous avons procédé à cette « visite commentée » de l’historique Facebook du répondant en effectuant un enregistrement vidéo dynamique de l’image affichée à l’écran et de l’échange verbal entre l’enquêteur et le participant au sujet des traces affichées.

Cette méthode comporte évidemment plusieurs limites, notamment la taille de l’échantillon et donc la généralisabilité des résultats, mais aussi le fait que les traces conservées dans l’historique de Facebook ne concernent que les contenus auxquels l’individu a réagi activement sur la plateforme et non l’ensemble des contenus auxquels il a pu être exposé, par exemple par le fil des notifications de ses « amis » sur la plateforme. Mais les avantages de notre dispositif d’enquête sont multiples, en comparaison tant avec des entretiens plus classiques qu’avec une approche Big Data qui aurait consisté à « aspirer » les traces d’activité sur Facebook des jeunes avec un dispositif informatique permettant leur collecte exhaustive. Notre méthode permet notamment d’observer directement les pratiques effectives de participants, en contournant le filtre de la conscience de celles-ci, qui pose souvent problème en entretien. L’observation rétrospective permet aussi de contourner un autre filtre, celui de la mémoire du répondant, avantage qui s’avère particulièrement utile dans une perspective reposant sur l’étude d’un phénomène qui se déploie dans la durée. Elle donne en outre au chercheur le loisir d’effectuer une étude rigoureuse des contenus que renferment les historiques.

En outre, cette méthode permet d’obtenir a posteriori un consentement pour l’observation de pratiques antérieures, ce qui laisse aux répondants la maîtrise de ce qu’ils acceptent de montrer, tout en évitant que les individus modifient leur comportement parce qu’ils se savent observés. Mais la principale force de ce dispositif d’enquête réside dans la possibilité de bénéficier des explications contextuelles du jeune participant et, surtout, de sa réflexivité sur le sens de ses pratiques[8]. Ces données riches et denses nous ont permis de mettre en lumière la diversité des usages et des compétences de ces jeunes, trop souvent groupés sous le vocable trompeur et homogénéisant de « natifs du numérique ».

Résultats

Place de Facebook parmi les usages des TIC et des médias sociaux

Dans l’ensemble, les répondants étaient très branchés au moment des entretiens en 2013 : sans nécessairement disposer d’un accès mobile aux plateformes telles que Facebook, tous possédaient un téléphone cellulaire et un ordinateur personnel (portable le plus souvent). Plusieurs participants ont déclaré passer entre deux et quatre heures par jour sur les sites de réseaux sociaux. En revanche, d’autres semblent se restreindre à un temps plus limité sur Internet, affirmant y passer moins de 30 minutes par jour. Cette variation s’explique en partie par les contraintes différentes avec lesquelles les individus doivent composer (notamment en ce qui concerne l’accès à Internet depuis le lieu de travail), mais aussi, dans quelques cas, par des choix délibérés.

Les différentes technologies de communication (courriel, texto, téléphone mobile, médias sociaux) sont utilisées de manière complémentaire et pour des fonctions spécifiques. Renforçant notre intérêt pour cette plateforme, Facebook constitue le média social dont ils font l’usage le plus intensif et le plus complet, les autres plateformes (blogues, forums, etc.) étant le plus souvent fréquentées de manière « passive », comme source plutôt que comme outil d’expression. C’est le cas notamment de YouTube, utilisé par tous nos répondants mais en consultation seulement, et non pour y publier du contenu. Twitter est utilisé par un petit nombre de nos répondants, et principalement comme source d’informations. Sur ce plan, la plateforme de microblogues est jugée plus performante que Facebook, car l’information s’y propagerait plus rapidement : Ce que je faisais sur Facebook [m’informer de l’actualité et partager des articles], je pouvais le faire mieux sur Twitter, explique l’un des participants. Cela pourrait expliquer le fait que certains de nos répondants se sont mis à utiliser Twitter à l’occasion de la grève étudiante et ont cessé de l’utiliser une fois la crise terminée.

Deux grands types d’usage de Facebook se dégagent de nos analyses : la fonction « fil d’information » et la fonction « coordination ». Facebook est principalement utilisé comme un agrégateur de fils d’informations, mais conjuguant des informations de natures très diverses : contenus de presse, nouvelles des proches, divertissement. La consultation de ce « fil d’actualité » hétérogène s’inscrit dans des rituels quotidiens de pratiques médiatiques qui associent médias traditionnels et médias numériques, parfois sur plusieurs écrans en même temps. En parallèle, Facebook est aussi employé pour « organiser » sa vie, et plus spécifiquement pour coordonner des activités avec d’autres personnes, notamment par l’usage des « groupes » sur la plateforme et de la fonctionnalité de gestion d’événements : C’est un peu un agenda à tout faire mais que tout le monde a en même temps (femme, 19 ans, étudiante).

Place de Facebook dans les habitudes de consommation médiatique

Tel que le suggèrent les conclusions de divers travaux sur la fracture numérique, les habitudes de consommation médiatique des jeunes rencontrés varient, d’une part, avec l’importance de leur engagement social ou politique et, d’autre part, en fonction de leur niveau de scolarité. Les répondants moins scolarisés et ceux qui sont peu engagés socialement ou politiquement consultent moins souvent que les autres les médias d’information, et ils en consultent pour la plupart une moins grande variété. Ces jeunes qui s’informent peu par le biais d’autres médias ne sont pas enclins à s’informer davantage à partir de Facebook.

À l’inverse, plus les répondants sont engagés, plus leur consommation d’actualité et leurs activités consistant à les partager, à les commenter et à en discuter occupent une place importante dans leur quotidien et sur Facebook. Certes, certains répondants s’informent sans pour autant être engagés d’une autre manière, mais, à l’inverse, tous ceux qui sont engagés sont également de grands consommateurs d’actualité et disent consulter régulièrement plusieurs sites d’information québécois, canadiens et internationaux[9].

Parmi ces répondants qui manifestent de l’intérêt pour l’actualité et qui disent s’informer quotidiennement, rares sont ceux qui ne s’informent que par le biais des médias sociaux. La majorité de ces jeunes s’informent le plus souvent par la lecture de sites de nouvelles ou de journaux en ligne, consultant régulièrement et souvent quotidiennement plusieurs sites différents consacrés à l’actualité. Un petit nombre de ces répondants disent s’informer exclusivement par la consultation de Facebook, mais la tendance chez les répondants qui s’informent est manifestement au pluralisme des sources, la majorité ayant l’habitude de consulter plusieurs sites de nouvelles différents.

Quant à la place de Facebook dans les pratiques informationnelles, on note un décalage entre ce qui est évoqué en entretien et ce que l’on observe en examinant les traces d’activité directement sur la plateforme. Quand on les interroge sur leurs pratiques dans la première partie des entretiens, ceux qui disent s’informer de façon régulière nomment ou énumèrent le ou les principaux médias d’information qu’ils ont l’habitude de consulter (notamment les sites de chaînes de télévision comme Radio-Canada et LCN). Puis, quand on procède à la visite commentée de l’historique Facebook en deuxième partie d’entretien, on constate avec eux qu’ils ont régulièrement commenté, relayé ou indiqué qu’ils aimaient des contenus parus dans une quantité d’autres sites ou journaux en ligne que ceux dont ils nous avaient parlé spontanément dans un premier temps. Il peut s’agir aussi bien de nouvelles tirées de sites de presse canadiens-anglais, étrangers (des États-Unis, d’Angleterre, de France, de Belgique, etc.), que de sites spécialisés, alternatifs ou encore de sites de nouvelles ou de presse nationaux ou locaux que le répondant n’a pas lui-même l’habitude de consulter. On devine qu’il s’agit le plus souvent de nouvelles qu’avait publiées ou relayées un de leurs contacts et qu’ils ont pu découvrir sur leur « fil d’actualité » Facebook. C’est donc dire que, même si ce n’est pas a priori dans le but de s’informer de l’actualité qu’ils se connectent à la plateforme, et même si la représentation qu’ils ont de leur consommation d’actualité renvoie d’abord à la consultation de nouvelles sur quelques sites de presse, cela ne les empêche pas d’être régulièrement (voire quotidiennement) exposés, par Facebook, à des contenus de presse qu’ils auraient sans doute ignorés autrement. En somme, il est délicat de se prononcer sur la nature du rôle et sur la place de Facebook dans leurs habitudes de consommation médiatique et plus particulièrement dans leur rapport à l’actualité, mais la plateforme apparaît comme une source d’information importante pour tous et contribue de façon substantielle à la diversification des médias qu’ils consultent, parce qu’elle amène les répondants à consulter des pages et des contenus, publiés dans différents médias électroniques du Québec ou d’ailleurs dans le monde, qu’ils n’auraient le plus souvent pas consultés autrement. Facebook jouerait donc en quelque sorte le rôle de relayeur d’une partie des informations diffusées dans les médias traditionnels et ailleurs en ligne.

Le rôle des individus dans la diffusion d’informations sur Facebook

En revanche, les jeunes que nous avons rencontrés ne produisent que rarement des informations originales à caractère informationnel ou politique sur les plateformes sociales, se contentant le plus souvent de lire celles qu’ils y trouvent et éventuellement de les faire circuler.

D’autre part, les jeunes interrogés publient fort peu, même lorsque cet acte de publication consiste simplement à reprendre un contenu trouvé ailleurs, dans le but de le faire circuler. En général on « partage », c’est-à-dire qu’on rediffuse la publication d’un tiers parce qu’on la trouve intéressante et qu’on présume qu’elle intéressera les membres de son réseau. Durant la grève, certains des usagers les plus actifs se sont investis dans le rôle de relayeur d’information, publiant énormément, tandis que d’autres, s’efforçant de ne pas être redondants avec les premiers et de ménager l’attention des autres, se contentaient de partager le contenu le plus pertinent au sein de leur propre réseau de contacts. Les quelques répondants qui sont d’actifs diffuseurs de contenus sont aussi les plus politisés (comme observé par Weeks et Holbert, 2013 dans un autre contexte) et les plus impliqués socialement; leur activité en ligne se conçoit alors comme l’extension de leurs pratiques militantes.

Grâce à la mise en contexte par les répondants des traces de leurs activités sur Facebook, nous avons pu observer deux grands types de rapport au contenu politique sur la plateforme. Certains considèrent celle-ci comme un espace ludique et préfèrent y trouver des contenus très personnels ou humoristiques; ils honnissent le débat politique et les discussions longues ou polémiques. D’autres au contraire s’impatientent des banalités partagées par ce type d’usagers et utilisent Facebook comme un espace de débat citoyen.

Or, ce clivage ne recoupe que partiellement les niveaux de politisation des répondants : de nombreux jeunes plutôt engagés politiquement adhèrent eux aussi à une représentation apolitique de Facebook; ils s’autocensurent et s’abstiennent de parler de politique sur la plateforme, soit parce qu’ils considèrent d’emblée que c’est un espace qui se veut ludique, soit parce qu’ils ont été échaudés par l’expérience antérieure de discussions qui ont dérapé.

J’avais parmi […] mes amis des gens qui étaient […] pour la grève. Pis souvent, ça faisait […] des conversations, des débats assez enflammés, là. […] Des fois, c’était difficile parce que tu sais, veux veux pas, tu te chicanes […].

homme, 25 ans, étudiant

Des fois, c’est bon de sortir de son cercle parce qu’il faut toucher d’autres personnes, mais d’aller toucher des personnes qui sont à l’opposé de toi… Les confrontations ça marchait pas. […] Ça fait que j’ai arrêté ça, je trouvais que c’était malsain.

femme, 23 ans, non-étudiante

J’essaie de commenter le moins possible. […] Les statuts, je les commente peu. J’aime pas débattre sur Facebook, je trouve que c’est une perte de temps.

homme, 23 ans, étudiant

En conséquence, les usages de Facebook ne constituent pas un miroir permettant d’estimer adéquatement les niveaux de politisation de l’usager. Nous y reviendrons.

Dans l’ensemble, les pratiques informationnelles des jeunes sont variées et semblent en partie liées à l’importance relative de leur engagement social ou politique. Bien que notre échantillon soit trop petit pour le confirmer, on voit également poindre des distinctions de comportement selon le niveau de scolarité, par ailleurs un facteur bien connu de l’intérêt pour le politique et l’actualité (Furlong, 2009). Les répondants les moins scolarisés, de même que ceux qui sont faiblement ou non engagés, manifestent moins d’intérêt pour les actualités que les autres.

Ainsi, de manière plus générale, on consomme beaucoup plus d’information qu’on n’en produit. Cette utilisation « passive » des médias sociaux viendrait étayer les constats de chercheurs qui ont déjà souligné le coût, notamment temporel, de la participation en ligne (Rebillard, 2007), ce qui expliquerait en partie le « fossé » de la participation observé sur le Web social (Hargittai et Walejko, 2008).

Circulation des contenus sur Facebook : que partage-t-on et pourquoi?

Si certains répondants publient ou réagissent souvent à des contenus concernant la grève étudiante (occupant jusqu’à la moitié des traces observées dans leur historique), d’autres le font très peu, voire pas du tout, et ce, qu’ils soient ou non de forts utilisateurs de Facebook par ailleurs. Même au plus fort de la grève, les contenus relatifs à celle-ci, sans être marginaux, demeurent néanmoins dans l’ensemble proportionnellement assez limités. En tout, nous avons inventorié et analysé 770 traces liées aux événements et enjeux du Printemps érable, sur un corpus total de 3696 traces comptabilisées à partir des captures d’écran.

Outre l’intensité de leur présence, notre étude des historiques d’activités sur Facebook révèle surtout une grande variété dans les formes des contenus relatifs au Printemps érable avec lesquels les usagers ont interagi, que ce soient des textes, des images (retouchées ou non), des vidéos ou des combinaisons de ces formes. À travers cette variété se dessinent toutefois de grandes tendances dans les types de contenus et dans les usages qui en sont faits (information, opinion, humour, témoignage). S’agissant des contenus en provenance de médias dits traditionnels, les jeunes Québécois rencontrés partagent plus volontiers sur Facebook des billets ou des articles d’opinion, voire des caricatures publiées dans les quotidiens, telles celles d’André-Philippe Côté dans Le Soleil. Ces matériaux servent d’arguments à l’appui de leur position personnelle sur la grève et les enjeux afférents. Dans certains cas, ils partagent un billet d’opinion ou une caricature pour s’en distancier.

Lorsque, beaucoup plus rarement, des articles de presse ou des nouvelles sont publiés, ces contenus remplissent généralement d’autres fonctions que celle d’informer et ils sont presque toujours accompagnés d’un commentaire de l’usager (ou de la première personne qui a partagé l’article en question). On peut distinguer quatre fonctions principales de ces partages d’articles de presse :

a) Réagir à la nouvelle : Il peut arriver qu’un usager fasse circuler une véritable information, mais l’objet du partage est moins l’article lui-même que la réaction de l’usager à cette nouvelle. Par exemple, un usager peut partager un article sur une annonce faite par le gouvernement non pas pour aviser ses « amis Facebook » que le gouvernement a adopté cette position (ceux-ci ont peut-être, voire sans doute, déjà vu ou entendu l’information ailleurs), mais plutôt dans le but d’exprimer qu’il en est scandalisé (ou, plus rarement, pour s’en réjouir). De même, on peut « aimer » un tel partage non pas pour l’article de presse, mais bien pour le commentaire qui l’accompagne.

b) Critiquer la couverture médiatique : Dans d’autres cas, des articles de presse sont publiés pour permettre à l’usager d’exprimer une critique des médias, notamment lorsqu’il trouve que l’information est présentée de manière biaisée (ou sensationnaliste). On trouve parmi les traces recueillies des exemples colorés : LCN : ils ont réussi à spotter les seuls 5 manifestants masqués dans le millier de personnes et ils en parlent depuis 20 minutes. Esti de médias de marde.

En fait, il s’agit là d’un des principaux modes de circulation des nouvelles journalistiques concernant la grève étudiante et le Printemps érable. Cela s’applique autant au contenu des articles de presse qu’à la sélection des images diffusées dans les médias d’information, comme le rappelle ce montage « aimé » par un de nos répondants :

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On voit là une compréhension fine de la manipulation de la réception de l’information par les médias traditionnels, corroborant les analyses susmentionnées sur la culture participative (Jenkins, 2006) et surtout sur la conscience réflexive d’être une audience agissante (Fiske, 1992; Blondeau et Allard, 2010), c’est-à-dire sur le développement croissant d’attitudes plus distanciées et autonomes par rapport aux médias traditionnels de masse et à la circulation verticale de l’information.

c) Exprimer son appartenance : Dans certains cas, quoique plus rarement associés à la grève, il peut s’agir de nouvelles de proximité en lien avec l’appartenance de l’usager à un lieu, à un événement, à un organisme, etc. Le partage de tels contenus informationnels sert à énoncer, par exemple, qu’il s’est passé quelque chose dans le quartier de l’usager. Dans ce cas, le partage sert à exprimer combien la nouvelle secoue l’usager personnellement, ou à exprimer le lien qui l’unit à cette situation.

d) Informer : Il arrive que des usagers partagent des articles de presse ou des nouvelles spécifiquement dans le but d’informer. Mais cela est rare et généralement le fait d’individus assumant le rôle de « passeur », notamment des jeunes pour qui être politisé consiste principalement à se tenir bien informé et à faire circuler l’information. Par exemple, nous avions parmi nos répondants un étudiant se consacrant parfois à rediffuser, via son compte Twitter (lui-même relayé sur son « mur » Facebook), les informations qu’il glanait, voire son compte rendu en temps réel (livetweet) de conférences de presse diffusées en direct sur la chaîne d’information continue RDI : J’essaie d’être une source d’informations pertinentes, mais je trouve que le commentaire sur Twitter, c’est plus ou moins pertinent quand on est plus ou moins connu […] [Alors] je retweetais; je n’ajoutais pas de contenu, je [ne] faisais [que] le propager.

En fait, lorsque des informations circulent sur les profils Facebook de nos répondants, elles proviennent plus souvent de sources alternatives ou indépendantes que de médias dits traditionnels : billets de blogues ou de vlogues[10] plus ou moins amateurs; liens vers des enquêtes indépendantes (telles celles de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques – IRIS); témoignages originaux (comme des comptes rendus d’une manifestation) ou d’autres formes de journalisme citoyen. Bien que plusieurs soient relayés à partir de blogues et d’autres sites, ces témoignages sont parfois spécifiquement créés sur Facebook, c’est-à-dire sous forme de « statuts » personnels, qui peuvent ensuite avoir fait l’objet de commentaires, de mentions « J’aime » ou de partages par nos répondants. Il peut s’agir d’annonces, communiquant par exemple le résultat du vote de grève tenu cet après-midi-là dans l’association étudiante de l’usager, ou encore de témoignages qui constituent des sortes de reportages de terrain. Ces témoignages peuvent certes avoir une dimension informationnelle et factuelle, mais ils sont parfois, voire souvent, de l’ordre de l’expérientiel : ils servent alors à parler de soi (comment on s’est senti dans des circonstances données, par exemple au cours d’une manifestation qui a mal tourné face à l’intervention policière). Si plusieurs relaient cette information pour montrer que les médias traditionnels ne disent pas tout d’une situation quelconque, certains de ces témoignages font eux aussi l’objet, dans la zone de commentaires, de remises en question quant à leur authenticité.

Dans le même ordre d’idées, on voit circuler des documents, notamment vidéo, en provenance de médias communautaires ou étudiants (comme CUTV, la télévision étudiante de l’Université Concordia). Ces reportages de terrain servent à contourner le filtre (perçu) de la couverture médiatique.

En somme, les contenus relatifs à la grève étudiante sont rarement de type informatif au sens journalistique. Ils revêtent, pour la plupart, un caractère expressif, faisant écho aux analyses d’Allard (2007). Il s’agit de se défouler de sa frustration concernant divers événements, d’en rire, d’exprimer une opinion sans forcément l’étayer, de s’indigner de la situation ou de la façon dont elle est (ou n’est pas) couverte, ou du comportement de tel ou tel acteur de la crise. Se voulant parfois esthétiques, souvent humoristiques, ces contenus sont marqués par la prépondérance du visuel : photomontages, détournements d’images, caricatures, clips vidéo, etc. Des contenus informationnels en provenance des médias traditionnels sont certes aussi présents sur Facebook, mais ils sont généralement détournés de leur intention (informative) première.

Discussion

Dans cet article, nous avons documenté les pratiques informationnelles de jeunes adultes durant le Printemps érable en nous concentrant sur leurs usages de la plateforme Facebook, tout en esquissant un aperçu plus général du rapport aux médias d’information et aux médias sociaux chez les jeunes adultes (18-25 ans) au Québec. Si tous utilisent Facebook fondamentalement de la même manière – pour entretenir des liens, organiser leurs activités sociales et s’informer –, l’enquête révèle que les répondants sont toutefois bien loin d’être tous exposés aux mêmes contenus. L’analyse des archives des répondants montre que les contenus qu’on trouve dans leur historique sont étroitement liés à leurs intérêts personnels et à ce qui caractérise leur vie quotidienne et leur réseau social le plus proche (lequel est généralement également lié à leurs activités quotidiennes). Les contenus qui circulent sur Facebook témoignent d’un constant mélange de la vie personnelle des uns et des autres et des événements relatifs à l’actualité et à la vie publique et collective; la démarcation entre, d’une part, l’information à caractère privé et personnel et, d’autre part, l’information d’intérêt général semble ainsi s’estomper. Toutefois, ces deux pôles entre lesquels oscillent les contenus constituent aussi un axe de tension dans les représentations du dispositif, les uns envisageant la plateforme Facebook d’abord comme un outil de communication avec des proches et centré sur la vie privée, les autres y voyant plutôt un espace d’échange à caractère public et centré sur l’actualité et le débat social.

À cet égard, la différence entre les étudiants et les non-étudiants s’est avérée peu pertinente pour différencier des profils d’habitudes médiatiques et d’usages des TIC, contrairement notamment à la distinction entre des répondants plus scolarisés (ou ayant l’ambition d’étudier longtemps ou issus de milieux plus scolarisés) et ceux qui le sont moins. Cette distinction mériterait une investigation plus poussée avec un échantillon conçu en conséquence[11].

L’analyse des traces d’activité produites durant l’automne 2012 semble confirmer, comme le suggère la littérature portant sur d’autres contextes sociaux, que l’utilisation intensive des médias sociaux à des fins informationnelles ne concerne qu’une partie des jeunes Québécois. Or, même chez eux, elle n’a été que passagère, puisque cette effervescence a pour ainsi dire disparu une fois la grève terminée. Cet engouement ne serait donc pas attribuable aux attraits inhérents et aux affordances de la plateforme Facebook, mais surtout à l’intérêt suscité par l’enjeu social. Cela n’exclut pas que les médias sociaux aient pu contribuer à une socialisation aux médias et à la prise de parole. Nos données indiquent toutefois que ces effets dépendent largement du profil du répondant : de sa vie en général, de la composition de son réseau social (hors ligne et en ligne), de ses représentations de Facebook, et de son rapport à l’information et au politique.

Ces résultats font écho aux travaux sur les fractures numériques et les asymétries dans les usages du Web (Van Dijk, 2006; Courtois et Verdegem, 2014), rappelant à quel point il demeure crucial de ne pas généraliser à toute une génération – ou à l’ensemble des « usagers d’Internet » – certains comportements qui seraient particulièrement visibles sur certaines plateformes, ceux-ci n’étant parfois le fait que d’une minorité d’utilisateurs. Ainsi, Facebook a joué un rôle indéniable dans diverses mobilisations populaires de la dernière décennie (Boullier, 2013). Que ce soit lors du printemps dit « arabe » ou celui dit « érable », la plateforme, tout comme divers autres moyens de communication horizontale, a permis aux meneurs de communiquer entre eux pour orchestrer les événements et a facilité la circulation rapide et sans entrave de l’information vers les manifestants potentiels (Millette, Millette et Proulx, 2012). Or, s’il est évidemment nécessaire que la recherche se penche spécifiquement sur les nouvelles possibilités offertes par le Web social pour les agents mobilisateurs, notre projet montre aussi combien il est également important de se pencher sur d’autres types d’usagers, pour ne pas projeter sur eux les conclusions de travaux plus ciblés ou restreints. En effet, une des forces de notre démarche méthodologique est qu’elle se détourne des militants pour placer plutôt la focale sur les jeunes gens « ordinaires » (Dryzek, 1990) – qui, ici, ne sont pas spécialement les meneurs, ne sont pas tous investis dans la mobilisation, ni tous étudiants, et dont plusieurs sont plutôt à droite de l’échiquier politique.

Nos résultats montrent ainsi que, si certains usagers constituent en effet des « publics agissants », beaucoup d’autres ne se situent pas du tout dans cette dynamique : à la lecture de leur historique Facebook, c’est à peine si on voit poindre cet enjeu social majeur, même chez certains jeunes répondants qui, par ailleurs, participent plus ou moins activement au mouvement de contestation qui se déroule hors ligne.

Notre échantillon qualitatif raisonné par quota ne permet évidemment pas de cerner la prévalence relative de ces divers profils dans la population, mais cette approche a permis d’identifier certains éléments qui caractérisent les distinctions entre ces divers profils d’usagers et de commencer à cerner leur cohérence interne. Nous avons ainsi pu montrer que les dynamiques à l’oeuvre sont liées, d’une part, aux niveaux de politisation antérieurs (sur lesquels nous n’avons pas eu la place de revenir en détail ici; voir Gallant, Latzko-Toth et Pastinelli, 2015) et surtout, d’autre part, aux représentations sociales normées quant aux usages « légitimes » et socialement valorisés de la plateforme.

Sur le plan des caractéristiques sociodémographiques, la taille de notre échantillon ne nous permet pas non plus de lier les profils à des différences de genre, puisqu’il s’y trouve trop peu de participants correspondant au profil de « passeur » d’information, bien que nous ayons plusieurs jeunes femmes dans notre corpus. En revanche nous avons vu que le fait d’avoir ou non le statut d’étudiant au moment de la grève compte peu, du moins dans notre échantillon, contrairement au niveau de scolarité atteint ou projeté, lequel est très souvent lié aux caractéristiques du milieu d’origine (niveau socio-économique et surtout niveau de scolarité des parents)[12]. En effet, seuls des jeunes scolarisés ont manifesté un intérêt pour l’actualité au point de la partager sur Facebook. Mais plusieurs autres jeunes scolarisés, pourtant convaincus de la pertinence du mouvement étudiant et actifs hors ligne, partagent peu de contenus à saveur politique ou informationnelle dans les médias sociaux. Ils rejoignent en cela les répondants moins scolarisés, qui tendent à préférer que Facebook ne soit pas envahi par des contenus autres que ludiques ou liés aux intérêts personnels des usagers (pour autant que ceux-ci ne soient pas politiques).

En somme, les médias sociaux s’ajoutent à la panoplie des outils de mobilisation et d’information pour les jeunes qui sont déjà sensibilisés. Pour ces derniers, la participation citoyenne prend de nouvelles formes grâce à l’action en ligne, qui permet des pratiques informationnelles diversifiées et, dans certains cas, des pratiques de dissémination active d’informations de diverses sources, notamment « non traditionnelles ». Mais il ne faudrait pas en déduire que les jeunes tendent tous, ou même majoritairement, vers ces nouvelles formes de citoyenneté ou de rapport à l’actualité. Les clivages socio-économiques demeurent très prégnants dans les formes que prend la fracture numérique dans ce domaine tout comme pour les autres pratiques en ligne déjà documentées ailleurs.

En documentant les pratiques des jeunes adultes sur Facebook dans le contexte d’un débat social majeur au Québec, cet article offre une réponse locale à l’appel de Jouët et Rieffel (2013) à mieux étudier les nouvelles pratiques informationnelles des individus dans la foulée de l’émergence des médias numériques. Grâce à un échantillon délibérément diversifié, notre étude a permis de montrer qu’en dépit de certains traits récurrents, les usages et représentations de la plateforme sont loin d’être homogènes au sein de ce groupe d’âge. En ce sens, nos résultats rappellent aussi à quel point les transformations technologiques ne se traduisent pas en mutations uniformes dans les comportements et les dispositions des individus. De profonds clivages sociaux et socio-économiques continuent de traverser le Québec, que l’accès généralisé aux nouvelles technologies de la communication ne saurait effacer à lui seul.

Des travaux avec des échantillons plus substantiels sont requis pour mieux baliser les contours de ces différences sociales, qui vont vraisemblablement continuer de marquer les usages informationnels et politiques des nouveaux médias. Parallèlement, il est nécessaire de poursuivre les travaux empiriques qualitatifs en profondeur, pour saisir finement les ressorts culturels qui façonnent les manières diverses dont les individus se saisissent des transformations technologiques qui caractérisent leur temps.