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13 juin 2014, Montréal, 10:30 du matin. Des personnes âgées convergent vers une aire publique située devant les portes d’un grand magasin, près de l’entrée de la station de métro Atwater dans le centre d’achat Alexis Nihon. Elles s’assoient à des tables, buvant un café, placotant avec enthousiasme, se souhaitant joyeusement la bienvenue, faisant mine de rien.

11:00. Quelques coups de tambour se font entendre, une jeune femme danse, agitant des drapeaux multicolores. C’est l’appel à l’action. Un homme soulève une bannière affichant le mot « isolation », une femme en soulève une autre : « isolement » – l’anglais et le français se côtoient. Huit personnes âgées adoptent chacune une pose, interprétant avec leur corps, de manière théâtrale et imagée, des états affectifs d’abnégation : les doigts de l’un d’entre eux pointent vers un autre, plié, suppliant; une main en pousse une autre; un autre se détourne, les bras pliés pour marquer la défiance; un autre encore, les lunettes de travers, l’air désorienté, bouge ses bras comme pour demander une aide qui ne vient pas; enfin, un autre se couvre le visage.

Nouveau coup de tambour, nouvelles poses, deux nouvelles bannières sont déroulées, portant cette fois les mots « neglect » et « négligence ». Un dernier battement, des bannières sur lesquelles sont marqués « manque de respect » et « disrespect » apparaissent, qu’accompagne une dernière série de poses rapidement interrompues par les premières notes d’un air sifflé, amplifié par un haut-parleur de 40 watts connecté à un iPod. Les figurants et figurantes se lèvent, agitant les mains en mesure. Quelques instants plus tard, plusieurs autres, quarante, peut-être même cinquante personnes vêtues de chandails mauves se joignent à l’action et bougent en suivant le tempo de la chanson The Walker, interprétée par Fitz and the Tantrums. Des mains tapent, des pieds frappent, des corps tournent. Dansant « au rythme de mon propre tambour »[1], certaines en fauteuil roulant ou s’aidant d’une marchette ou d’une canne, ces personnes âgées enchainent une série de mouvements chorégraphiés, en suivant le rythme, ensemble.

La chanson se termine sur un tableau final incluant les huit participants et participantes du début. Sur autant de bannières brandies bien haut, apparaissent les mots « communauté », « amour » et « respect ». Enfin, deux grandes bannières sur lesquelles sont écrits « Journée internationale de sensibilisation aux abus envers les ainés » et « World Elder Abuse Awareness Day » forment un cordon bordant les danseurs et danseuses.

En un peu plus de cinq minutes, la mobilisation éclair est terminée. Les danseurs et danseuses se dispersent, bannières en main, en poche ou dans un charriot de magasinage et se retrouvent pour un dernier café alors que les applaudissements de la foule se dissipent. Des sympathisants distribuent des dépliants à la foule qui semble avoir apprécié la manifestation. En cette journée pluvieuse, le centre d’achat Alexis Nihon n’est peut-être pas aussi achalandé qu’à l’habitude. Néanmoins, plusieurs passants curieux se sont attroupés, ont battu la mesure ou capturé l’évènement avec leurs téléphones intelligents, pour envoyer des commentaires sur Twitter ou publier des photos sur leurs pages Facebook.

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Cet article présente une réflexion critique sur la médiatisation, son opportunité et sa pertinence aujourd’hui, dans des sociétés contemporaines qui, à l’instar du Québec, se trouvent marquées non seulement par les avancées du numérique mais aussi par un vieillissement sans précédent de leur population[2]. Il porte aussi sur le vieillissement : tant ses configurations hétérogènes dans un monde où l’espérance de vie en hausse contribue à accroitre le nombre et la présence des sujets vieillissants[3], que sa relative invisibilité en communication et dans les études médiatiques encore résolument tournées vers la jeunesse et les jeunes comme leur sujet de prédilection (voir Östlund, 2005; Fernández-Ardèvol et Arroyo, 2012). En fait, nous proposons de porter un regard croisé auquel invite, sinon oblige, l’évènement évoqué en ouverture, qui laisse clairement entrevoir l’articulation complexe et nuancée des phénomènes et concepts de médiatisation et de vieillissement, maintenant, dans le présent contexte. Notre réflexion à propos de cette mobilisation éclair vise, d’une part, à en comprendre la pertinence et l’opportunité au moment où elle a eu lieu et, d’autre part, à saisir les enjeux historiques plus larges qui l’animent et dont elle participe. Elle en questionne l’à-propos, approximativement ce qu’en anglais on qualifie de timeliness, et ce, en trois moments.

Ayant été pour l’une témoin, pour l’autre observatrice et participante de la mobilisation éclair tenue au printemps 2014, nous savons combien ce type d’évènements est tributaire de la « médiatisation intensive » (Lundby, 2008, 2009) en cours dans différentes régions du globe, processus qui agit à la fois comme force d’attraction et comme moyen de pression (Sawchuk, 2013) pour les groupes communautaires qui les organisent. En rendant compte des principaux questionnements et enjeux qui ont marqué la conception et la réalisation de cet événement, le premier moment de notre réflexion permet de souligner la complexité des manières dont y sont interrogés, mis en oeuvre et déployés, à des fins spécifiques, des ensembles particuliers de médias, par des regroupements particuliers de personnes âgées qui, faut-il l’ajouter, sont encore fréquemment imaginées comme vivant en marge du monde actuel et des systèmes technologiques médiatisés qui y prolifèrent (Romero, Hyvönen et Barbera, 2012), alors même que leurs stratégies de survie financière impliquent de plus en plus d’intégrer les médias numériques à leurs activités. L’expérience à la Place Alexis Nihon exposant certains des enchevêtrements et des configurations médiatiques contemporains dans leur ancrage conjoncturel singulier, elle s’avère particulièrement utile pour faire valoir l’intérêt de la médiatisation mais aussi du vieillissement comme clés pour penser les médias, ici et maintenant.

C’est en quelque sorte l’hypothèse de travail que nous élaborerons à travers les deux autres moments de notre réflexion critique. Nous explorerons le vieillissement articulé dans – et à travers – la mobilisation éclair que nous considérons particulièrement à propos. Nous décrirons d’abord, à grands traits, la transition démographique en cours, laquelle a d’ailleurs contribué à faire du vieillissement un domaine d’intervention prioritaire pour de grands organismes internationaux et de nombreux gouvernements. Cela nous amènera à esquisser les conceptions critiques du vieillissement qui, selon nous, permettent au mieux de cerner les processus en cause et leur effectivité. La médiatisation sera au coeur d’un troisième et dernier moment où seront mises à profit des théorisations provenant d’Europe et qui nourrissent des débats qui commencent à peine à traverser l’Atlantique. Dans la foulée de cette revue succincte d’une littérature qui gagne rapidement en influence, nous considérerons le caractère pertinent et opportun de l’évènement montréalais sous l’angle des arrangements médiatiques qui, au croisement d’un ensemble de réseaux sociaux auxquels participent les individus et les organisations en cause, ont présidé à la mise en forme de l’évènement. Nous l’aborderons aussi à l’aune des transformations à long terme des modes de communication et d’interaction qui participent à l’émergence d’une nouvelle écologie médiatique (Bardini, 2015), dont il serait une actualisation singulière.

Quelques repères méthodologiques

Avant d’aller plus loin, quelques précisions s’imposent concernant les balises méthodologiques des recherches sur lesquelles repose cet article. Notre travail avec des individus âgés et des organisations de personnes âgées sont inspirés de la « recherche-action » qui, telle que la décrivent Greg Hearn et ses collègues, désigne des travaux visant non seulement [traduction] « à comprendre un problème, mais aussi à provoquer du changement » (Hearnet al., 2009, p. 10, notre traduction comme partout ailleurs dans le texte). « Recherche-action » est un terme générique qui recouvre une vaste gamme de méthodologies et d’approches dont le plus petit dénominateur commun, si l’on peut dire, est de concevoir la recherche « [traduction] comme un processus participatif démocratique soucieux de développer du savoir pratique dans la poursuite de buts humains qui valent la peine » (Reason et Bradbury, 2008, p. 1). Ce processus implique d’ailleurs toutes les parties prenantes d’un projet dans une constante « [traduction] oscillation entre la génération de savoir et la réflexion critique informée » (Hearnet al., 2009, p. 11).

Plus spécifiquement, c’est notre participation à des projets de recherche-action impliquant l’un des groupes organisateurs de la mobilisation éclair, Ressources ethnoculturelles contre l’abus envers les aînés/Respecting Elders: Communities Against Abuse (RECAA)[4], qui a été tant la bougie d’allumage que le socle méthodologique du présent article. L’une d’entre nous n’a pas été directement impliquée dans la création de l’évènement; comme bien d’autres membres des publics visés, elle n’en a connu que l’enregistrement numérique disponible sur YouTube[5]. Cependant, elle a pu en discuter informellement avec des membres de RECAA, entre autres celles qui participaient à un projet de recherche-action consacré à la création de musique numérique qu’elle co-animait[6], et avec d’autres qui assistent aux rencontres et activités organisées par le partenariat international de Ageing-Communication-Technology (ACT)[7], dont l’organisme est l’un des partenaires communautaires. L’autre est impliquée depuis plusieurs années déjà dans différents projets avec RECAA, la mobilisation éclair étant l’un d’entre eux. Elle a d’abord participé à l’enseignement des techniques et pratiques de l’enregistrement et de l’édition numériques. Son rapport à l’organisme changeant, elle s’y est impliquée comme coorganisatrice d’évènements, puis comme membre du conseil d’administration. Grâce à cette relation privilégiée tissée au fil du temps, des savoirs et expériences de première main peuvent être mis à profit, notamment pour situer le projet de mobilisation éclair dans l’histoire de l’organisme. La chercheure a aidé au recrutement des étudiantes et étudiants qui ont collaboré à l’enregistrement et à l’édition vidéo de l’évènement. Elle a fait partie intégrante de la mobilisation éclair, vivant ce moment mémorable avec les autres danseurs et danseuses auxquels elle avait été invitée à se joindre. Elle a assisté à plusieurs rencontres et répétitions au cours des mois de préparation que la création collective a nécessités, discutant informellement à maintes reprises avec les responsables de Contactivity et de RECAA. Poursuivant son rapport avec RECAA, elle a aussi eu l’occasion d’observer certains prolongements, qu’a eus la mobilisation éclair pour l’organisme et pour le milieu communautaire – organismes et individus âgés socialement engagés – au sein duquel il évolue.

Si, dans certaines traditions de recherche, une telle implication des chercheurs est vue comme faussant les données, minant ainsi la validité des analyses, dans le cadre de la recherche-action elle constitue une des conditions permettant de donner aux personnes âgées avec lesquelles sont entrepris les projets la place qui leur revient, une place au centre et à l’avant-plan, comme le précise Alan Walker (2007). Comme l’a fait remarquer Virginia Eubanks (2011) en regard de son propre engagement dans une recherche-action réalisée avec des femmes de la classe ouvrière aux États-Unis, une telle stratégie méthodologique reconnait aux participants la capacité d’apporter une valeur ajoutée à la co-construction de notre savoir à propos de leur vie. En ce sens, elle est susceptible de produire de la recherche de haute qualité en raison de l’importance accordée à l’engagement social, lequel garantit l’honnêteté des chercheures et contribue à les maintenir « fidèles aux réalités (et aux possibilités) des conditions et des systèmes d’influence et d’interrelations » (Hearnet al., 2009, p. viii).

C’est dans cette perspective que nous avons confronté nos points de vue respectifs, partagé nos expériences et interrogé nos impressions d’un évènement dont le caractère aussi pertinent qu’opportun, comme celui du vieillissement et de la médiatisation, a émergé de nos discussions. Nous nous tournons donc maintenant vers la mobilisation éclair dont nous allons, dans la prochaine section, proposer une courte description visant notamment à mettre en évidence ses objectifs, ses modalités et les enjeux de sa création.

Brève chronique de la création de la mobilisation éclair

Cette mobilisation éclair a été orchestrée par deux organismes de personnes âgées de Montréal : RECAA, que nous avons déjà évoqué, et Contactivity Seniors Center Wesmount, un centre communautaire pour ainés et retraités[8]. Elle résulte de la première collaboration formelle entre ces groupes qui, par ailleurs, participent au même réseau informel de personnes âgées socialement engagées. Leurs effectifs respectifs sont loin d’être totalement distincts. Certaines personnes sont membres des deux organismes alors que d’autres s’investissent dans l’un ou l’autre en alternance, selon la nature des activités programmées et leur proximité géographique des lieux où elles se déroulent, par exemple.

L’évènement a été conçu dans le but de faire connaitre et de célébrer la Journée mondiale de sensibilisation à la maltraitance des personnes âgées, ou World Elder Abuse Awareness Day[9], qui devait avoir lieu un peu plus tard au cours de cette semaine de juin. D’ailleurs, le dépliant que les bénévoles ont distribué visait à sensibiliser les membres de l’auditoire présents ce matin-là aux multiples visages des mauvais traitements souvent réservés aux personnes âgées et à accroitre la visibilité de la Journée internationale. Il les invitait aussi à consulter la page qui y est consacrée sur le site web des Nations Unies ainsi qu’à signer en ligne la pétition de la campagne Help Age appelant à la création d’une convention pour protéger les droits des personnes âgées[10]. Les années précédentes, RECAA avait souligné la Journée mondiale en tenant un dîner communautaire auquel étaient conviés les membres de différents organismes et leurs parents et amis, ou en organisant le lancement public de projets comme « Nous sommes vieux, nous sommes magnifiques »/« We are old, we are magnificent » qui a donné lieu à des danses, des chants, performances théâtrales, de l’animation de marionnettes et des projections vidéo. En 2015, les deux organisations ont à nouveau combiné leurs efforts à l’occasion de la Journée internationale. Dans les locaux de Contactivity, RECAA a d’abord présenté la pièce interactive « Je sais ce qui est bon pour vous »/« I know what is good for you », suivie d’une reproduction de la mobilisation éclair qui a ainsi vu son effectivité se prolonger dans le temps. Comme c’est devenu l’habitude de l’organisme, c’est sur sa page Facebook qu’étaient fournies toutes les informations.

Au départ, l’idée d’organiser une mobilisation éclair a émergé quand un des membres de Contactivity a pris connaissance, sur YouTube, de ce qui y est présenté comme « le plus vieux flashmob du monde ». Cet enregistrement vidéo met en vedette des gens de la Nouvelle-Zélande dansant sur la chanson « Feelin’ Good » interprétée par le groupe hip hop de Los Angeles, The DNC.[11] Le fait que des personnes âgées puissent ainsi s’accaparer l’espace public s’est avéré fascinant pour les deux organismes dont les membres ont vite été désireux de s’embarquer dans la réalisation d’un projet similaire. Conçu initialement comme un moment accessoire des célébrations de la Journée Internationale, il en est vite devenu l’élément clé, le moment ultime. Les quatre semaines d’activité conduisant à la mobilisation éclair elle-même et la joyeuse intensité de la performance ont d’ailleurs contribué à la consacrer comme fait marquant de l’année pour les membres de ces deux collectifs.

Si la création et la mise en scène de la mobilisation éclair se sont avérées mémorables pour tous et toutes, elles n’ont pas été sans occasionner des discussions, parfois vives. La définition même de ce qu’est une mobilisation éclair a figuré parmi les points de discorde. Des participants ont semblé souscrire à l’idée selon laquelle, dans sa forme originale, la « foule éclair », ainsi que la désignent les Français, est constituée d’un regroupement d’individus sans liens préalables entre eux et qui apprennent au moyen d’Internet ou des réseaux sociaux la teneur des actions convenues qu’ils devront effectuer dans un lieu public donné, à un moment donné. Souscrire à cette approche ne signifiait pas nécessairement réclamer le recours exclusif aux médias numériques pour inviter des participants parmi les ainés impliqués dans RECAA et Contactivity; après tout, certains d’entre eux recourent, sinon privilégient, d’autres modes de communication. Cela pouvait toutefois vouloir dire s’opposer aux répétitions collectives qui étaient proposées : n’allaient-elles pas dénaturer l’évènement, compromettre l’élément de risque qui accompagne une telle performance hors du commun, tenter indûment d’en contenir le caractère improvisé, sinon imprévisible? D’autres semblaient voir dans la mobilisation éclair une forme récemment standardisée de performance collective en public dont l’efficacité auprès de différents publics et l’intérêt que ceux-ci lui portent en auraient d’ailleurs permis l’intégration à l’arsenal des formes de communication utilisées par les publicitaires et les relationnistes. Vu sous cet angle, c’est l’effet de surprise et les attributs de la performance qui garantiraient l’effet visé par le rassemblement. C’est pourquoi certains individus insistaient pour que scénographie et chorégraphie soient extrêmement soignées et que leur rendu soit répété pour que l’impact recherché soit maximisé. Étant donné les objectifs de sensibilisation et de visibilité poursuivis, certains étaient d’avis que l’évènement gagnerait à être publicisé et ce, le plus largement possible. Par contre, pour plusieurs des personnes convaincues qu’il reposait d’abord et avant tout sur l’effet de surprise, le rassemblement ne devait surtout pas faire l’objet d’une annonce au préalable.

L’obligation ou non d’obtenir la permission des autorités concernées a aussi été l’objet de vifs débats, les deux collectifs coorganisateurs ayant des positions opposées à ce propos. L’un était d’avis qu’avoir l’aval des instances en charge des lieux assurerait le bon déroulement de l’évènement. L’autre jugeait en quelque sorte cette requête contraire à l’esprit rebelle qu’incarne la mobilisation éclair et considérait qu’il s’agissait justement de s’approprier pour un temps un espace public et de s’en emparer pour une bonne cause.

Ces différents échanges ont orienté le concept de cette mobilisation éclair, tel qu’il a été imaginé en fonction d’un moment, de buts et d’un lieu précis. Ce n’est qu’après plusieurs discussions que le comité organisateur a arrêté son choix sur la Place Alexis Nihon. Certaines personnes auraient préféré que l’évènement se tienne à l’extérieur, pour que soit ainsi accentué son caractère public, mais l’impossibilité de garantir que le beau temps serait de la partie les a vite fait se rallier. Les principaux facteurs qui ont milité en faveur de ce lieu étaient son accessibilité, sa situation géographique et sa vocation. La proximité de la station de métro Atwater était particulièrement attrayante puisque la très grande majorité des participants et participantes utilisent les transports en commun pour leurs déplacements. L’endroit choisi est situé près du quartier où Contactivity a ses locaux; il se trouve à quelques pas de la Librairie Atwater, que plusieurs membres des deux organisations fréquentent régulièrement, mais aussi du Collège Dawson, ce qui pouvait signifier la présence de jeunes lors de l’évènement. Enfin, en optant pour un centre commercial, le comité choisissait un lieu que de nombreuses personnes âgées ont l’habitude de fréquenter et où il ne serait pas du tout suspect qu’elles se rassemblent et déambulent. Enfin, la familiarité du comité organisateur avec ce centre commercial les a incité à privilégier un espace fréquenté du sous-sol, près du coin repas, un espace ouvert pouvant aussi être vu des étages supérieurs.

Ce qui a été co-créé pour l’occasion combinait d’une part le théâtre forum[12] tel que le pratique régulièrement RECAA, transformé pour les besoins de la cause en une série d’images-tableaux, et d’autre part des mouvements de danse relativement simples, le tout devant pouvoir réunir pour une activité conjointe, collaborative et collective un groupe relativement important de personnes âgées. Conçus pour souligner succinctement les enjeux de la cause que la mobilisation visait à rendre visible, les mots à mettre en évidence sur les bannières ont été choisis collectivement. Pour RECAA qui en fait son principal cheval de bataille, ces enjeux débordent la maltraitance proprement dite pour inclure, notamment, l’isolement chronique des ainé-es, le manque de respect et les multiples formes de négligence qu’elles subissent. Destinées à évoquer les situations souvent difficiles dans lesquelles se retrouvent les personnes âgées, les images-tableaux ont aussi fait l’objet de discussions. C’est notamment à partir de photos prises avec un iPhone pendant les répétitions que leur composition a été finalisée. La fille d’une des participantes et une de ses amies, danseuses et chorégraphes professionnelles, ont suggéré la chanson dont le tempo et le thème ont tôt fait d’emballer le comité organisateur. Ce sont elles qui ont conçu la chorégraphie, de facture actuelle mais que l’on souhaitait pouvoir être exécutée par des personnes à la mobilité et à l’agilité limitées. L’enregistrement vidéo des mouvements proposés par les jeunes femmes a été partagé sur support numérique avec les membres de RECAA et de Contactivity. En plus de circuler sous la forme d’un disque compact, l’enregistrement vidéo a été téléchargé sur un site YouTube accessible uniquement aux membres des deux groupes, qui étaient tous et toutes invités à participer à l’évènement. Les mouvements ont ainsi pu être visionnés à l’écran et imités jusqu’à ce qu’ils aient été appris, mémorisés. Ils ont aussi fait l’objet de sessions hebdomadaires de pratique dans le sous-sol d’une église servant de quartier général à Contactivity. Chaque organisation a identifié des meneurs qui avaient assez d’aisance pour mémoriser et exécuter la séquence de mouvements et qui iraient se placer à l’avant du groupe pour guider les autres participants. Des étudiants, étudiantes, ainsi que des amis des membres des organisations partenaires ont été embauchés par ACT pour photographier et filmer officiellement l’événement; ces personnes se sont aussi vu confier le mandat de produire et mettre en ligne sur YouTube[13] un enregistrement vidéo de cinq minutes conçu à partir du matériel recueilli ce jour-là. Fiers de ce qui avait été accompli, soucieux aussi de rejoindre et de sensibiliser le plus grand nombre possible de personnes, les responsables ont rapidement convenu que la captation de l’évènement serait publiée sur le populaire site d’hébergement de vidéos dont nombre d’ainé-es sont d’ailleurs des visiteurs assidus (Parr, 2009). De plus, comme ils étaient sensibles à la nécessité de documenter leurs réalisations et de constituer des archives permettant de conserver des traces de leur histoire, le recours à l’enregistrement vidéo s’imposait. Toutefois, le rapport entre la mobilisation éclair et sa représentation vidéo a été l’objet de différents questionnements : l’enregistrement diffusé sur YouTube est-il uniquement un document permettant la conservation de l’évènement ou, considérant le travail d’édition qu’il implique, constitue-t-il une création distincte? Qui doit être crédité pour l’enregistrement, pour l’évènement et pour la chorégraphie?

En créant cette mobilisation éclair, Contactivity et RECAA n’étaient pas sans savoir qu’elle brouillait certaines attentes sociales et défiait certains stéréotypes en mettant en scène des ainé-es qui ne se comportent pas en public comme ils et elles le devraient « à leur âge »[14]. Festif, amusant, empreint de créativité et de passion, l’évènement a été l’occasion d’une négociation avec les contingences de l’âge et de l’abus de manière à inclure différents corps vieillissants qui se sont investis dans une variété de pratiques médiatiques. Pour tenter de mieux comprendre cet évènement et son opportunité, nous proposons maintenant d’explorer brièvement quelques-uns des « espaces-problèmes » (Scott, 2003) du vieillissement et de la médiatisation qu’il met en évidence.

L’À-propos du vieillissement

Dans le contexte des travaux que nous menons, prendre en compte le vieillissement dans le cadre d’études médiatiques ne consiste nullement à ajouter une autre variable qui serait celle de l’âge. Cela implique plutôt de reconnaitre le bien-fondé d’une telle prise en compte en ce moment, alors que s’opèrent non seulement des transformations technologiques et médiatiques significatives mais aussi une importante transition démographique et que, force est de le constater, ces deux processus s’enchevêtrent et se modulent l’un l’autre.

La mobilisation éclair qui nous occupe ici s’est avérée, à notre avis, une intervention propice et opportune compte tenu de la spécificité de la situation, en l’occurrence la tenue de la Journée internationale de sensibilisation aux abus envers les aînés. Elle n’aurait toutefois pas attiré autant l’attention, non seulement là où elle s’est déroulée mais aussi dans les médias sociaux où elle a fait l’objet de divers commentaires, si elle n’avait pas mis en scène des personnes âgées réalisant, sur une « musique de jeunes », une chorégraphie composée de mouvements des plus contemporains. Ainsi l’événement doit aussi son caractère opportun à un ensemble de conditions, qui l’ont produit certes, mais qu’il a contribué aussi en quelque sorte à activer, à mettre au travail, à rendre opérantes.

La population mondiale vieillit. Il est prévu qu’une personne sur quatre sera âgée de plus de 65 ans au cours des deux prochaines décennies, faisant des « citoyens âgés » le groupe démographique le plus important du monde occidental (Statistics Canada, 2007; 2012). Cette prédiction statistique a généré des peurs devant l’imminence d’un « tsunami gris » (Mitchell, 2010). Elle a aussi incité l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à encourager tous les pays à développer des politiques publiques dans le but de contrer une vision de la vieillesse axée sur la dépendance ou la déprise (Barthes, Clément et Druhle, 1988; Clément et Mantovani, 1999) et de miser sur le « vieillissement actif »[15] (Organisation mondiale de la santé, 2002). Cette initiative repose indubitablement sur des principes louables, mais de telles propositions ont été sévèrement critiquées en raison, notamment, de leur parenté avec le programme politique néo-libéral (Katz, 2014), des normativités qu’elles produisent (Moulaert, Carbonnelle, et Nisen, 2015; Moulaert et Biggs, 2013) et des exclusions qu’elles occasionnent (Rozanova, 2010; Grenier et Valois-Nadeau, 2013). Une panoplie de politiques ont effectivement été élaborées suivant ces principes, dont Vieillir et vivre ensemble du Gouvernement du Québec (Ministère de la famille et des aînés, 2012), La population vieillissante du Canada : Saisir l’occasion (2009) du gouvernement fédéral, ainsi que European year for active ageing de l’OMS et de la Commission européenne (2012). Rares sont toutefois les politiques sur le vieillissement qui intègrent pleinement les communications ou les médias[16]. En outre, peu de politiques de communication prennent en compte l’importance de la tendance démographique que constitue le vieillissement rapide de la population[17] ‒ et cela inclut le Plan pour un Canada numérique (2010) du comité sénatorial permanent sur les transports et les communications. En même temps que l’espérance de vie augmente, à l’échelle mondiale, les technologies d’information et de communication (TIC) et les systèmes médiatisés de communication prolifèrent. À titre d’exemple, au Canada on estime à 28,3 millions le nombre de connexions Internet (ce qui représente environ 80 % des ménages) (Blanche, 2015); entre 2005 et 2010, les ventes de tablettes numériques y ont augmenté et l’usage de l’ordinateur parmi les baby-boomers a continué de croître (Allen, 2013). Par ailleurs, selon un rapport récent (Statistics Canada, 2012), seulement 28 % des Canadiens de 65 ans et plus faisant partie des ménages du plus bas quantile de revenu utilisent Internet, alors que ce pourcentage passe à 95 % pour les personnes âgées de 16 à 24 ans du même quantile de revenu par ménage (Winseck, 2013). Ces données font clairement apparaître le besoin de recherches sur ces différences d’accès dans le contexte d’une augmentation de la concentration de la propriété commerciale et des actifs d’une industrie nationale des télécommunications en constante expansion (Middleton, 2011, 2014; Clément et Shade, 2000).

Les personnes âgées sont très rarement les « sujets idéaux » des recherches universitaires consacrées aux TIC, aux technologies médiatiques et aux pratiques communicationnelles (Harwood, 2007; Loos, 2011, 2012). Par ailleurs, la représentation du rapport des personnes âgées aux TIC dans la culture populaire nous laisse perplexes. Par exemple, dans une récente parodie allemande concernant le iPad, un vieil homme se sert de l’appareil comme planche à découper avant de le placer dans le lave-vaisselle devant sa fille horrifiée. Dans la même veine, une vidéo diffusée sur YouTube qui met en scène deux grands-parents aux cheveux gris manipulant Skype maladroitement, intitulée « [traduction] Des grands-parents qui agissent comme des singes filmés par une webcam » (2011), est rapidement devenue virale. De tels portraits dépeignent la manière dont les personnes âgées et les nouveaux médias sont typiquement perçus : deux choses incommensurables, l’incarnation même d’un conflit de générations, ou l’appropriation irrévérencieuse par un aîné qui ne comprend rien. Ils participent de l’âgisme plus ou moins subtil qui sévit encore dans bien des milieux. Le terme « âgisme » a été forgé en 1968 par Robert N. Butler pour décrire « [traduction] l’intolérance largement répandue à laquelle sont confrontées les personnes âgées, une intolérance à laquelle elles sont confrontées aujourd’hui non seulement en tant qu’individus mais collectivement en tant que ce qu’on appelle communément une population » (Katz, 2009, p. 13). De nos jours, en Amérique du Nord, l’âgisme se repère dans la tendance à démoniser le vieillissement « post-jeunesse » tout en le commercialisant (Gullette, 2011). Pour nous, il se manifeste notamment par l’exclusion des expériences des personnes âgées des recherches sur les médias numériques ou par des attitudes et des discours qui perpétuent le rejet ou la peur du vieillissement (Gullette, 2004; Cruikshank, 2009). Mais au-delà de cet âgisme ambiant, il nous paraît opportun de tenter de comprendre comment, en tant que personnes vieillissantes – et nous le sommes tous et toutes! – nos besoins, nos désirs et relations médiatisées changent au cours de notre vie alors que nos activités et nos réseaux sociaux se transforment. Il sera intéressant d’observer comment se profileront les besoins, les désirs et les relations médiatisées de la présente génération de baby-boomers qui, contrairement à celle qui l’a précédée, travaille et vit avec des appareils numériques, une fois que ses membres auront pris leur retraite.

C’est donc entre autres parce qu’elle met en scène des personnes âgées – un groupe hétérogène d’individus dont les corps vieillissants sont au coeur des représentations d’identités particulières et contribuent à exprimer des distinctions sociales (Gilleard et Higgs, 2014) – que cette mobilisation éclair attire l’attention, frappe l’imagination et acquiert son affectivité comme son effectivité. C’est le genre d’évènement qui, selon nous, oblige les chercheurs en études médiatiques à revoir leur conception du vieillissement et la place qu’ils font aux expériences de communication actuelles des personnes âgées. On comprendra qu’une discussion un tant soit peu compréhensive des théories du vieillissement déborde largement les limites de ce texte. Aussi nous contenterons-nous d’esquisser à grands traits quelques-unes des principales prémisses et propositions développées dans le domaine interdisciplinaire que sont les études sur le vieillissement, au sein duquel nous situons nos recherches.

L’approche du vieillissement que nous préconisons rejette les perspectives empiricistes qui réduisent l’âge à un nombre ou une variable et résument le fait de vieillir à une série de problèmes (économiques, sociaux, administratifs, etc.) ou de questions de santé. Nous ne considérons pas non plus que vieillir soit un processus strictement biologique ou un objet strictement discursif. Nous concevons plutôt le vieillissement comme une expérience vécue, intersubjective, incarnée et affectivement ressentie, se déroulant dans des contextes matériels et sociaux spécifiques, modulée par le genre, la sexualité, l’ethnicité, la langue ainsi que d’autres catégories et construits culturels (Gilleard, 1996; Cruikshank, 2009; Riggs, 2003; Sawchuk et Crow, 2011; 2012). Les significations attribuées au vieillissement et le vocabulaire adéquat pour en parler n’ont rien d’universel. Contrairement à ce que certains modèles fonctionnalistes suggèrent, il n’existe pas non plus de modèle unique du cheminement de vie (life course) (Grenier, 2012) – une présomption dont l’ethnocentrisme et l’hétéro-normativité ont été critiqués (Taylor, 2010). Et c’est cette hétérogénéité, cette variabilité, ce caractère changeant et cet ancrage dans des espaces-temps spécifiques qui confèrent au vieillissement son caractère de pertinence et d’opportunité dans son articulation à la médiatisation.

L’À-propos de la médiatisation

La mobilisation éclair créée conjointement par RECAA et Contactivity intègre et incarne, dans le moment présent, les différences productives entre différentes formes et expériences de vieillissement qui se connectent, se combinent, s’entrecroisent et s’entrechoquent – nous y reviendrons sous peu. Le caractère opportun de l’évènement tient notamment à la décision prise par ces organisations et leurs membres de mener une action qui attirerait l’attention, dans cet endroit précis d’un centre commercial souterrain, en recourant à la danse ainsi qu’à un ensemble de dispositifs et d’instruments spécifiques pour marquer la Journée internationale de sensibilisation aux abus envers les ainés et assurer la contribution de Montréal à cette manifestation de solidarité. Non seulement certains corps, associés ou non à une marchette, une canne ou une chaise roulante, se sont-ils rassemblés en un moment spécifique, pour un certain temps, mais des mécanismes techniques, des instruments, des genres musicaux et scéniques, des langues vernaculaires et de protestation aux trajectoires et aux histoires différentes – du théâtre à la mobilisation éclair – ont aussi été réunis, bousculant la linéarité temporelle de l’âge et celle des technologies distinctes que l’évènement a mis en oeuvre en les articulant – de l’enregistrement vidéo et sonore à la webdiffusion, en passant par l’affiche, entre autres. Dans une telle perspective, c’est donc à une réflexion sur la médiatisation et son opportunité dans et pour un monde vieillissant à laquelle l’évènement convie. Cela nous amène, du coup, à situer notre recherche en regard d’un ensemble de débats qui, comme nous le précisions en introduction, ont cours principalement dans des milieux académiques européens et commencent tout juste à trouver écho au Québec et au Canada. Ces débats sont portés par des théorisations de la médiatisation.

Depuis quelques années, le concept de médiatisation et les théories afférentes ont fait leur apparition dans les études médiatiques et en sociologie des médias tout particulièrement. Ils sont devenus l’objet de débats dans la foulée de la publication d’ouvrages en langue anglaise faisant écho à des recherches empiriques et à des développements conceptuels réalisés en Allemagne et en Scandinavie (voir Couldry, 2008; Livingstone 2009a, 2009b; Lundby, 2009). Ces travaux contemporains sont en dialogue de différentes manières avec un large éventail de recherches qu’elles critiquent ou dont elles se réclament. Figurent parmi ces recherches-ressources celles du sociologue de l’histoire John B. Thompson (1995) qui, sous le vocable de médiatisation de la culture (mediatization of culture), avance que les modes de production et de circulation des formes symboliques caractéristiques des médias modernes changent en profondeur les modèles de communication et d’interaction. Dans la même veine, la notion de logique médiatique, initialement élaborée par David Altheide et Robert Snow (1979) pour désigner le cadre de référence de la production de la culture médiatique en général mais plus particulièrement celle des nouvelles (news), est régulièrement mise à profit dans des discussions concernant, par exemple, le modus operandi institutionnel et technologique des médias, incluant les manières dont ces derniers distribuent les ressources matérielles et symboliques et font usage de règles formelles et informelles (Hjarvard, 2008a, p. 105). L’apport de ce qu’on appelle la théorie canadienne du médium[18] est aussi reconnu, entre autres, en ce qui concerne la conceptualisation des technologies de communication et de leurs impacts au-delà des contenus qu’elles transmettent (Lundby, 2009; Krotz, 2007). La question des différences et des attributs distinctifs de la médiatisation et de la médiation – entendue notamment comme concept de l’entre-deux (Livingstone, 2009b) ou comme processus dialectique inégal dans lequel les médias institutionnalisés participent à la circulation des symboles dans la vie sociale (Silverstone, 2002) – ne fait d’ailleurs toujours pas consensus (voir Hjarvard, 2008b; Couldry, 2008; Livingstone, 2009a). Enfin, soulignons l’introduction récente dans la littérature sur la médiatisation de la notion d’assemblages médiatiques inspirée de Bruno Latour (2007), dont sont notamment prises en compte les propositions concernant l’agentivité des non-humains (Hepp, 2012; SchofieldClark, 2009).

Deux volets des discussions que nous venons d’évoquer sont particulièrement pertinents pour comprendre comment la médiatisation du vieillissement tel que l’actualise de façon singulière la mobilisation éclair à l’étude s’avère particulièrement à propos. Le premier volet relève des travaux analytiques qui étudient les relations entre la médiatisation et les nouvelles formes numériques de mise en récit (storytelling). Le second renvoie à cet imposant corpus de travaux conceptuels et historiques qui offrent une vue d’ensemble des transformations technologiques à long terme qui altérant l’intensité, l’étendue et l’ampleur de la médiatisation, en caractérise un état donné.

Dans la littérature de langue anglaise, l’anthologie intitulée Digital Storytelling, Mediatized Stories, publiée sous la direction de Knut Lundby (2008), constitue un jalon marquant des études sur la médiatisation dans ses rapports aux genres, aux formes et aux formats médiatiques. Dans son introduction, Lundby propose que la pratique amateur de la mise en récit personnelle axée sur le « moi » a proliféré à la faveur de l’omniprésence croissante des nouveaux outils médiatiques et du développement des sites de réseautage social. Dans une ère de médiatisation intensive, la mise en récit numérique aurait acquis des propriétés particulières. Produites grâce à des technologies largement commercialisées, ces histoires seraient canalisées à travers des formes médiatiques de petite échelle en raison des attributs des plateformes numériques, telles que la restriction de la largeur de la bande passante, qui imposent des produits de courte durée. Elles sont aussi de faible portée, étant très souvent concentrées sur un seul individu (Lundby, 2009).

Lundby parle de « médiatisation intensive » en référence à la pression croissante qui s’exerce sur les individus et les organisations pour prendre part à la culture médiatique, laquelle ne serait rien d’autre qu’une culture de la médiatisation. C’est ce qu’affirme Andreas Hepp : « Les cultures médiatiques sont des cultures de médiatisation : c’est-à-dire que les cultures sont ’moulées’ par les médias » (Hepp, 2012, p. 2). Pour Lundby comme pour Hepp, les médias sont influencés par toutes les modes et tous les types de pratiques communicationnelles : ils y sont intégrés, formés, s’y configurent. Quoique l’une des caractéristiques de la transition vers une société médiatisée soit l’intensification de la présence des médias, les chercheurs établissent une nette distinction entre communication, médias et médium. Pour Hepp, notamment, la notion de communication se réfère à des formes d’interaction symbolique socialement situées; les médias sont « cet ensemble d’institutions et de dispositifs technologiques que nous, humains, employons pour communiquer à travers le temps et l’espace » (Hepp, 2012, p. 4); alors que le médium, ajoute-t-il, demeure toujours « un médium technologique de communication donné » (Hepp, 2012, p. 3).

Toujours selon Hepp, les cultures médiatisées sont celles dont les « ressources premières sont médiatisées par des moyens technologiques de communication » (Hepp, 2012, p. 5). Cette médiation, insiste-t-il, doit être précisée, spécifiée. La définition d’une culture médiatisée ne peut dépendre d’un seul médium, aussi dominant soit-il; elle implique plutôt des arrangements complexes entre différentes formes d’actions communicationnelles basées sur des médias. Ces arrangements, comme ces actions, se manifestent différemment selon les sociétés et opèrent à des niveaux de socialité distincts. Cela s’observe, par exemple, dans les façons dont des individus partagent des photographies par l’entremise de logiciels comme Picasa ou Instagram; dans la manière dont des organisations, universitaires notamment, établissent des procédures comptables et des évaluations d’enseignement en ligne; et dans des campagnes politiques destinées dès les premières étapes de leur conception à la webdiffusion, à la radiodiffusion et à une couverture par les médias sociaux.

Multiplicité et entrecroisement des médias et des médiums au coeur de la mobilisation éclair comme évènement communicationnel; intégration du numérique, de ses formats populaires, de ses modes de production et de diffusion dès la conception du rassemblement; redéfinition des termes d’une campagne de sensibilisation qui concourt à « remédier » (remediate)[19] pratiques de théâtre et danse sociale : voilà quelques-unes des figures qu’a prises, à un moment donné et pour un ensemble donné d’acteurs, la médiatisation entendue comme série de micro-transformations. Bien qu’une description minutieuse de ces micro-transformations soit nécessaire à une compréhension adéquate des cultures médiatisées dont participe la mobilisation éclair, il est non moins important d’aborder chacune d’entre elles comme faisant partie d’une tendance plus vaste, comme la résultante de processus sociaux et historiques hétéroclites par lesquels ces arrangements complexes de communications technologisées sont actualisés de manière spécifique en des espaces-temps distincts.

C’est ainsi qu’apparait, selon nous, la complémentarité de recherches concernant les opérations de la médiatisation et qui s’intéressent plus particulièrement aux questions de genre et de forme avec les travaux à caractère macro-historique et plus conceptuels de chercheurs tels que Friedrich Krotz (2007), de Winfried Schulz (2004), Jesper Strömbäck (2008), Sig Hjarvard (2008a) et, plus récemment, Andreas Hepp (2012). Pour Hjarvard (2008b), la médiatisation serait avant tout un développement que les sociétés nord-occidentales hautement industrialisées ont connu en accéléré vers la fin du vingtième siècle. Au même titre que la globalisation, l’individualisation et la commercialisation, elle serait l’une des « méga-tendances » qui agissent comme autant de « méta-processus » au sein de la modernité (Krotz, 2007; 2009). Schulz (2004) a pour sa part identifié ce qui constituerait les quatre principales caractéristiques de la médiatisation, soit l’extension (les possibilités d’action communicationnelles augmentant avec le passage du temps), la substitution (le remplacement, en tout ou en partie, des activités et des institutions sociales par les médias), l’amalgamation (le brouillage des différences entre les actions reliées ou non aux médias) et l’accommodation (la tendance accrue à l’adoption d’une logique médiatique dans un vaste ensemble de domaines de la vie sociale et de la vie quotidienne). Pour rendre compte des transformations dans le domaine politique, Strömback (2008) découpe en différentes phases le processus de médiatisation, selon que les médias constitueraient la principale source d’information, seraient gouvernés davantage par leur propre logique que par une logique politique, deviendraient si importants et indépendants des organisations et acteurs politiques que ces derniers devraient désormais s’y adapter (et non l’inverse) et, enfin, se verraient adoptés par ces organisations et acteurs politiques en ayant intériorisé la logique. Dans tous ces travaux, le concept de médiatisation se réfère à des changements durables par lesquels les institutions sociales et culturelles ainsi que les modes d’interaction se transforment sous l’influence croissante des médias (Hjarvard, 2008a; 2012).

Si tous ces chercheurs voient dans la médiatisation un « méta-processus », il serait erroné de penser que « méta » signifie ici au-dessus ou extérieur à la société. Hjarvard considère que « [la] société contemporaine est traversée par les médias, au point où les médias ne puissent plus être conçus séparément des autres institutions culturelles et sociales » (Hjarvard, 2012, p. 117). Hepp (2009) ajoute que la culture, la religion, la politique, l’éducation, les services de santé et les arts sont affectés tant par l’accroissement quantitatif des activités médiatiques que par la différence qualitative qu’induisent les médias dans les expériences de communication. L’omniprésence, l’étendue et l’intensité des médias en font un aspect intégral de toutes les autres institutions. Dans cette perspective, la vie sans les communications technologisées serait désormais inconcevable. Il faut toutefois ajouter, comme le rappelle Lundby, que si la médiatisation s’immisce un peu partout, elle ne doit pas pour autant être pensée comme un processus uniforme. Au contraire, il s’agit d’un processus inégal marqué par des rapports de pouvoir :

« [traduction] La médiatisation n’est pas un processus uniforme, affectant et impliquant tous les acteurs de la même manière et dans la même mesure […] [C’]est dans un paysage inégal de pouvoir que les processus de médiation prennent place. Différents acteurs (des gens mais aussi des organisations, des entreprises, des institutions) ont un pouvoir inégal d’interférer dans le processus de médiatisation. La médiatisation fractionne et différencie aussi. »

Lundby, 2009, p. 9

Bien que la médiatisation soit caractéristique des sociétés industrielles et de leur modernité, les théoriciens affirment qu’il ne s’agit pas non plus d’un processus universel. Ses effets varient selon le contexte : « Le concept de ’forces moulantes’ (moulding forces) des médias s’accroche à l’idée qu’il y a pour des médias différents des spécificités différentes qu’il faut garder à l’esprit lorsqu’on étudie le changement » (Hepp, 2009, p. 144). Forts de leur ancrage en sociologie, plusieurs de ces chercheurs insistent sur la nécessité de la validation empirique afin d’analyser les logiques de médiatisation particulières à l’oeuvre dans des contextes particuliers. Dans les termes de Hepp, il s’agit d’une « approche contextuelle » (ibid.), dialectiquement à l’écoute des rapports mutuels entre le pouvoir globalisant et les contextes nationaux. À ce titre, les travaux variés portant sur la médiatisation partagent un engagement non seulement envers la théorisation mais aussi envers ce qu’ils appellent des études de cas. Krotz affirme d’ailleurs depuis le début que « la théorie de la médiatisation devrait être davantage engagée dans l’analyse empirique, incluant l’étude de processus de médiatisation spécifiques dans des groupes différents au sein de la population » (Krotz, 2007, p. 31). Hjarvard considère pour sa part que l’une des tâches de la recherche sur la médiatisation est d’orienter les études des phénomènes culturels vers l’examen des manières spécifiques dont la présence de plus en plus intense de différents arrangements médiatiques transforme les institutions et les façons de faire. C’est d’ailleurs la perspective dans laquelle ont été réalisées ses propres études sur la religion (Hjarvard, 2008b) et d’autres, menées, par exemple, sur des événements « hyper-médiatisés » comme les Jeux Olympiques (Hutchins et Mikosza, 2010). Dans d’autres cas, les chercheurs ont observé les genres et les formes médiatiques spécifiques qui ont été développés dans des champs tels que l’éducation (Drotner, 2008) ou les études littéraires au sein desquelles la médiatisation affecte les façons de représenter le soi (Thumim, 2008) à travers de nouveaux styles de narration (Nyboe et Drotner, 2008) et dans des univers médiatisés différents comme MySpace (Brake, 2008).

L’émergence de ces études empiriques détaillées de la médiatisation comme un méta-processus ayant des conséquences susceptibles d’être documentées a produit plusieurs résultats. Des études de cas ont mis au travail au niveau micro les propositions et concepts clés de la théorie macro, pourrait-on dire, contribuant ainsi à sa légitimation en produisant des données probantes et des exemples. La multiplication des études empiriques a aussi constitué un élément de réponse à la critique formulée principalement par des tenants des études culturelles britanniques à l’endroit du concept de médiatisation qu’ils considèrent trop téléologique, linéaire et déconnecté des conditions de vie des gens et des formes de résistance par lesquelles les individus et les groupes tentent de contrer les effets de la médiatisation intensive que connaissent les sociétés occidentales contemporaines. (Couldry, 2008; Livingstone, 2009b).

Ces considérations mettent en relief ce en quoi la mobilisation éclair tenue à la place Alexis Nihon est tributaire de l’intensive médiatisation en cours, laquelle agit à la fois comme force d’attraction et comme pression (Sawchuk, 2013) pour des groupes communautaires tels RECAA et Contactivity. D’un côté, il y a l’attrait d’un événement multiforme (spectacle vivant en direct, capsule vidéo et montage photographique, notamment) à caractère intermédial[20] et auquel peuvent ainsi participer différents publics. Cet attrait est celui d’une intervention capable de faire circuler à une plus grande échelle et plus rapidement l’invitation à participer à une manifestation et le message politique qui l’anime. C’est aussi celui d’un moment particulier d’action, de plaisir et de solidarité partagés grâce à un assemblage de technologies et de médias : ce type d’attrait est indéniable, il séduit, il motive. De l’autre côté, il existe une indéniable pression à participer à la culture médiatisée, non seulement pour être dans le coup, comme on dit, mais aussi pour éventuellement accroitre ses chances d’obtenir du financement, notamment auprès du Gouvernement du Canada dont les programmes sont consacrés au développement d’un projet d’économie numérique. Alors que des organismes comme RECAA et Contactivity peinent à trouver de l’argent pour couvrir leurs dépenses de fonctionnement et se retrouvent quasiment contraints à procéder par projets nécessitant chaque fois la recherche de financement, la pression d’ajouter un volet médiatique se fait d’autant plus clairement sentir que des budgets sont maintenant alloués au numérique dans des programmes visant tout particulièrement les personnes âgées.

À la lumière des théories de la médiatisation, il est impossible toutefois de penser la mobilisation éclair sans prendre en considération les autres forces ou tendances socio-historiques qui l’ont façonnée et contribué à la rendre si à propos. Nous songeons ici tout particulièrement au sexe, au statut socio-économique, au niveau d’éducation et aux circonstances historiques et contingences qui donnent subtilement forme à nos expériences de communication médiatisées lorsqu’on vieillit. Si plusieurs des personnes ayant dansé ce jour-là possèdent des téléphones cellulaires, leurs pratiques communicationnelles amalgament en effet différents moyens d’entrer en contact les uns avec les autres qui proviennent de périodes différentes de leurs vies, qu’il s’agisse des chaînes téléphoniques, des annonces pendant une réunion, du bouche-à-oreille, du courriel ou d’autres stratégies médiatisées pour partager des informations et communiquer. La médiatisation n’opère pas en vase clos et ne constitue nullement le seul processus à l’oeuvre dans un événement donné, au moment auquel il est opportun.

À la lumière des attributs singuliers de la mobilisation éclair, il nous semble important d’ajouter que la médiatisation, comme méta-processus et comme assemblage de micro-transformations, met en évidence la centralité du temps et des temporalités dans les questions médiatiques. Nous ne songeons pas simplement au temps comme matériau et lieu de l’Histoire. Nous avons aussi en tête la multiplicité des temporalités, leur hétérogénéité, leurs trajectoires propres : le temps comme expérience, rythmes et mouvements du/dans/par le corps; le temps de l’année, le moment de la journée; l’âge, les âges; la circularité des rappels du passé et des cycles de vie, notamment. Sous cet angle, à l’instar de Sonia Livingstone (2009a), nous sommes critiques à l’égard des théories de la médiatisation qui abordent le temps comme une force écrasante, unique et unifiante et qui, ce faisant, ne laissent aucune place à « l’agentivité » sous ses différentes formes (par exemple, Krotz, 2009).

Cet article concerne une mobilisation éclair particulière dont nous avons fait une brève description afin de faire ressortir la complexité et l’hétérogénéité des rapports entre la médiatisation et le vieillissement tissés par cet évènement singulier et par les pratiques spécifiques des personnes et organismes particuliers qui l’ont créé. Notre réflexion à propos de cette mobilisation éclair s’est attachée à en comprendre la pertinence et le fait qu’elle s’avère appropriée au moment de sa réalisation, mais aussi les enjeux historiques plus larges qui l’animent et dont elle participe. Elle en a questionné l’à-propos, approximativement ce qu’en anglais on qualifie de timeliness.

Nous avons sommairement posé quelques jalons d’une approche de la médiatisation dans son articulation au vieillissement. Nous avons évité d’isoler l’une ou l’autre de ces forces ou de faire de l’une ou l’autre l’ultime moteur de changement comme le voudraient les perspectives déterministes avec lesquelles certains théoriciens de la médiatisation peuvent parfois donner l’impression de flirter. Nous les avons abordées dans leur coprésence, dans leurs interrelations et dans leur enchevêtrement, y compris avec d’autres grandes tendances (le néolibéralisme notamment) dont la prise en compte peut s’avérer nécessaire pour comprendre l’effectivité particulière d’une action, dans un moment donné, pour une situation ou un évènement donné. Nous inspirant de la géométrie du pouvoir conceptualisée par Doreen Massey (1993), nous pourrions concevoir la médiatisation et le vieillissement comme des assemblages de forces hétérogènes oeuvrant à différentes échelles (du local au global) et suivant différentes trajectoires. La rencontre contextualisée de ces trajectoires ou histoires-à-ce-jour (stories-so-far) (Massey, 2005) suggère l’existence d’un va-et-vient entre différentes échelles et différents cadres temporels qui, comme le suggèrent Murray Low et Clive Barnett, permet de comprendre le caractère distinct des processus qui paraissent habiter le « même » moment dans le temps (Low et Barnett, 2000, p. 59). Ne serait-ce pas d’ailleurs dans la transformation de la géométrie du pouvoir, telle que devraient être en mesure de l’analyser les études médiatiques, que la médiatisation et le vieillissement trouvent leur pertinence et leur opportunité?