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Une partie de l’oeuvre de Jean-Charles Falardeau consiste en articles publiés dans des revues savantes d’accès aujourd’hui limité, en particulier pour ses publications les plus anciennes. Le recueil édité par les Presses de l’Université Laval remédie à ce problème en rééditant ces textes, ainsi que plusieurs inédits de grande valeur, permettant ainsi d’appréhender cinq champs de recherche de Falardeau sur le Québec et le Canada en général : une présentation du rôle et de la portée de la sociologie destinée à un public élargi; des études sociographiques sur le Québec urbain ou rural; une sociologie des classes sociales au Québec; découlant de cette dernière dimension, une analyse du rôle des élites et de leur évolution historique dans la province; enfin, le Québec et son identité collective en tension avec l’appartenance canadienne.

Jean-Charles Falardeau est certainement, comme le remarquent les éditeurs de ce recueil de textes, Simon Langlois et Robert Leroux, « le premier véritable sociologue universitaire québécois de langue française » (p. 1). Sa place dans la dynamique d’institutionnalisation de la sociologie au Québec est donc cruciale.

Le rôle et la portée de la sociologie

L’histoire de la sociologie a souligné les tensions idéologiques, en France, entre les partisans d’une sociologie catholique (d’orientation thomiste) et la sociologie durkheimienne (Serry, 2004). Le cas de figure du Québec est incontestablement plus complexe, même si les réticences des premiers enseignements locaux en sociologie à l’égard du durkheimisme s’y retrouvent pleinement (on lira à ce sujet le témoignage de Falardeau dans Lévesque et al., 1974, p. 219-227). C’est dans le cadre d’une société très marquée par le catholicisme que la sociologie émerge tardivement, à la fin des années 1930, dans des institutions universitaires dépendant au départ étroitement de l’Église catholique. La question de leur degré d’autonomie (toujours relative) par rapport au pouvoir va donc se poser avec acuité.

Lire Jean-Charles Falardeau, c’est répondre à cette question de l’autonomisation progressive d’une discipline scientifique face aux pouvoirs qui peuvent faire pression sur le champ scientifique. Falardeau a su développer une sociologie qui soit à la fois objective et volontairement dépassionnée, en rupture donc avec les idéologies et rhétoriques dominantes ayant marqué le passé et continuant d’influencer le présent du Québec de son temps. Sa sociologie s’avère également critique dans sa portée analytique, empiriquement fondée, et enfin visionnaire dans les instruments de réflexion qu’elle a apportés aux lecteurs, avec le dessein implicite d’aider le Québec et ses élites à entrer résolument dans la modernité avancée. Cette posture sociologique est particulièrement bien mise en évidence quand Falardeau suggère sur certains faits sociaux :

Il faut reconnaître ces faits sans passion. Le temps est venu pour nous d’objectiver nos problèmes, et non plus de les voir à travers les fautes des autres. Le temps de la rhétorique est passé.

p. 281

Les « fautes des autres », nous y reviendrons à la fin de cette note. Le message essentiel que la sociologie mobilisée par Falardeau apporte à une société qui n’est pas familiarisée à cette discipline, ni surtout au déverrouillage idéologique qu’elle implique, c’est selon ce dernier, que l’on doit considérer les problèmes sociaux « avec franchise », de façon réaliste, « tels qu’ils existent […], avant de se mettre à l’élaboration d’un ordre social tel qu’on le voudrait ou tel qu’il devrait être idéalement » (p. 173). Une telle rupture épistémologique n’avait rien d’évident au Québec au début de la carrière du sociologue.

Les marques d’une formation intellectuelle originale

Jean-Charles Falardeau, formé à l’École des sciences sociales de l’Université Laval où il s’était inscrit en 1938, avait fait la rencontre « impromptue » à Montréal, en 1939, du sociologue américain Everett C. Hughes (Langlois, 2012, p. 217), un an après que celui-ci eut quitté son poste de professeur associé à l’Université McGill pour partir enseigner dans son alma mater, l’Université de Chicago. Hughes était déjà un professeur doté d’une [notre traduction] « extraordinaire capacité à motiver et à inspirer les étudiants » (Abbott, 1999, p. 28), capacité dont il avait fait la preuve auprès de ses étudiants de McGill (voir Solomon, 1968, p. 3-5). Encore peu connu dans le champ scientifique, Hughes n’avait publié que huit articles à cette date depuis sa thèse de doctorat (non publiée) en 1928, mais quatre d’entre eux portaient spécifiquement sur le Québec où il venait de terminer son travail de terrain mené en 1937 à Drummondville (Cantonville dans l’ouvrage), et qui ne sera publié que quelques années plus tard. L’ouvrage de Hughes, French Canada in Transition (Hughes, 1943), apportera un jalon décisif (Hall, 1968, p. 80) à la sociologie canadienne en général, et à la réflexion sur le Québec en transition vers l’urbanisation et l’industrialisation en particulier, notamment grâce au « traitement absolument impartial d’un sujet extrêmement difficile, passionnément investi, et “socialement pertinent” » (Zakuta, 1968, p. 69) auquel Hughes s’était livré. L’ouvrage était également conçu pour [traduction] « intéresser les étudiants canadiens, qu’ils soient anglophones ou francophones, à l’étude des problèmes du Canada français » (Ostow, 1984, p. 14). Falardeau préparera la traduction de l’ouvrage de Hughes qui paraîtra en 1945 chez un éditeur montréalais. L’éditeur connaîtra certains déboires et l’ouvrage ne sera guère diffusé dans cette édition, selon Hughes, mais la réédition ultérieure sera très populaire. Un peu moins de quarante ans après la parution de l’ouvrage en version anglaise, Falardeau écrit à son vieil ami Hughes :

Rien d’étonnant à ce que les étudiants s’intéressent encore à Cantonville. Plusieurs de mes collègues ici utilisent votre monographie et en proposent la lecture sinon l’analyse à nos étudiants. Tous y plongent avec autant de curiosité que si le livre avait été écrit hier. Quel plus stimulant témoignage pouvez-vous souhaiter?

(lettre de Jean-Charles Falardeau à Everett Hughes, 25 septembre 1980)[1]

Cette rencontre était probablement une rencontre d’habitus en affinités autant qu’une rencontre scientifique. Il faut rappeler en effet que Hughes, qui deviendra [traduction] « une sorte de saint patron des sciences sociales canadiennes, franchissant les lignes de division au sein même du Québec et entre le Québec et le reste du Canada », était aussi un sociologue « hostile aux nationalismes et ethnocentrismes de quelque sorte qu’ils soient » (Riesman, 1983, p. 477), une dimension que l’on retrouve nettement présente chez Falardeau à cette époque et par la suite.

Cette rencontre avait déterminé chez Falardeau le souhait d’approfondir auprès de Hughes, à Chicago, sa formation initiale de sociologue, en se familiarisant en particulier avec les méthodes de recherche américaines. Hughes deviendra à Chicago un des maîtres de l’enseignement du travail de terrain, et il est probable que c’est sur cette base empirique qu’il a su fasciner et former Falardeau, puisque ce dernier reviendra de Chicago avec la conviction que le sociologue « est aussi un homme qui apprend avec ses pieds […] en observant patiemment, longuement et méthodologiquement, sur place, les problèmes sociaux qu’il a à étudier » (Falardeau, 2013, p. 44), reprenant ainsi le thème, légendaire à Chicago, et riche en anecdotes, de l’attrait de Robert Park pour la recherche de terrain. Falardeau reprend d’ailleurs explicitement dans ses travaux le plan d’analyse empirique que Hughes souhaitait mener au Québec s’il y avait poursuivi sa carrière, en étudiant différentes facettes de cette société, depuis les plus rurales et traditionnelles, jusqu’aux plus urbaines et industrialisées (p. 148).

Les champs de recherche de Falardeau, appliqués à la société québécoise, recoupent en partie ceux de Hughes, hérités eux-mêmes de l’influence de Robert Park : étude des institutions, des relations ethniques, des métiers et professions (le métier de prêtre catholique, notamment, Falardeau, 2013, p. 141 et suiv.). Dans les pas de Hughes (voir Helmes-Hayes, 1998), Falardeau a ainsi pu écrire que l’étude des institutions était le « foyer central » de l’investigation sociologique (Falardeau, 2013, p. 20). Falardeau y ajoute un intérêt poussé pour la question des classes sociales, et procède, à la façon des sociologues de la première école de Chicago, à une étude communautaire d’une paroisse de Québec. Il est probable qu’il commença à utiliser son matériau de recherche de terrain concernant cette paroisse pour des travaux pratiques effectués dans les cours de Robert Redfield, anthropologue et gendre de Park (lettre de Hughes à Falardeau du 19 février 1943)[2], et de l’anthropologue Lloyd Warner (lettre de Falardeau à Hughes, 6 mars 1943)[3], un collègue proche de Hughes et de ses méthodes. Dans la lettre du 19 février, Hughes fait une série de commentaires stimulants pour aiguiller Falardeau vers une comparaison sociologique entre la paroisse et la secte, mais aussi d’autres unités administratives comme les communes française et allemande (Gemeinde). Il poursuit également son analyse de la paroisse dans une lettre à Falardeau datée du 10 mars de la même année[4].

Simon Langlois cite un commentaire très élogieux d’un autre élève canadien de Hughes, Oswald Hall, en 1949, sur le travail en cours de Falardeau (Langlois, 2012, p. 234). Helen MacGill Hughes, la femme d’Everett Hughes, elle-même élève de Robert Park, ira dans le même sens vers 1954 : « Vos travaux sur la paroisse urbaine sont vraiment très intéressants et originaux. » (lettre de Helen Hughes à Jean-Charles et Guita Falardeau, s. d.)[5]

Une dizaine d’années plus tard, Hughes évoque également le travail de Falardeau sur la paroisse dans un article qui sera repris ensuite dans son recueil The Sociological Eye (Hughes, 1971, p. 537). Les quelques articles que Falardeau consacre à la paroisse catholique dans ce volume, et qui sont le produit de cette recherche, peuvent être décomposés comme suit : une étude sociohistorique de cette institution (p. 49-61); et une approche plus strictement sociologique (p. 73-106), « écologique », au sens où elle emprunte aux outils théoriques de Park et de Hughes sur les institutions, et pionnière dans son analyse de la composante urbaine et prolétarienne de certaines paroisses, notamment à travers une description élaborée de la compétition et de la division du travail entre membres du clergé séculiers et réguliers des paroisses québécoises et leur clientèle diversifiée. Falardeau centre ensuite son analyse sur son étude de cas, la paroisse urbaine et à composante sociale prolétarienne de « St-Paul » (nom d’emprunt pour St-Sauveur), à Québec.

Qu’il s’agisse de sa monographie sur une paroisse ouvrière de la ville de Québec ou de sa réflexion sur le Québec en général, Falardeau réussit souvent à prouver que la sociologie « doit avant tout être une chose vivante » (p. 71). Le va-et-vient entre empirisme et théorisation, et, plus spécifiquement en phase avec l’école de Chicago, l’aspect inductif du travail sociologique, sont clairement mis en évidence quand Falardeau disserte sur les classes sociales :

Nous devons […] chercher dans la réalité ce que nous voulons signifier par ce concept. En d’autres termes, c’est l’observation même des classes sociales qui nous procurera, un à un, les éléments de la définition que nous cherchons.

p. 138

Sa contribution la plus nette à la sociologie « classique » de Chicago se marque dans son article « Évolution et métabolisme contemporain de la ville de Québec », construit sur les bases méthodologiques et théoriques de la sociologie urbaine érigées par Park et Burgess. Ce texte est un petit bijou dans la veine de la sociologie urbaine de Chicago, avec les cartes de rigueur, illustrant de façon efficace l’apport original de cette école à la réflexion sur la ville, telle qu’un Halbwachs (1932) avait pu la mettre en évidence.

Dans une excellente formule, Howard S. Becker a pu dire que les étudiants du département de sociologie de Chicago se constituaient chacun « leur » propre école de Chicago (his own private Chicago), en panachant de façon éclectique leurs emprunts théoriques et méthodologiques aux « classiques » et aux professeurs de Chicago (Becker, 1999, p. 8). Falardeau n’échappe pas à cette règle dans son intégration heureuse d’éléments de sociologie américaine et européenne « via Chicago ».

Une sociologie aux propriétés critiques

Émanciper la sociologie québécoise, et plus généralement l’université québécoise alors en plein « rayonnement » (p. 246), de la tutelle vigilante de l’Église catholique, était une gageure que le père Lévesque fut le premier à soutenir, en prenant des risques considérables (voir Falardeau, 1988). On peut dire que Falardeau boucle la boucle, à la fois dans les textes savants qui sont rassemblés ici et dans des textes à diffusion plus générale publiés dans la revue Cité libre, cette revue d’une « élite clandestine » qui « contestera l’aliénation du religieux dans le temporel, du national dans le politique » (Falardeau, 2013, p. 248). Comprendre le Québec sociologiquement, c’est répondre au défi d’assurer une analyse objective qui par son refus de concessions, de censures ou d’accommodements avec les pouvoirs politiques et religieux qui chapeautent cette société, possède une teneur critique bénéfique à la réflexion du Québec sur son histoire, son présent et son futur, et assure même à mon sens une fonction inédite d’autoanalyse pour les élites de cette société. C’est « provoquer la démythification et le décrochage idéologique qui permettraient d’identifier la nature réelle des bouleversements qui ont fait du Québec une société urbaine » (p. 248). Le Québec était dans les années d’après la seconde guerre mondiale une « société repliée sur elle-même » (Falardeau, 2013, p. 198), une « société ethnocentrique animée par un enseignement religieux et humaniste » (p. 210), et un groupe social dont « l’histoire ethnocentrique […] lui fait voir le groupe non seulement comme privilégié par rapport à tous les autres mais comme meilleur que tout autre » (p. 286). Cette société qui vit encore, nous dit Falardeau qui reprend ici la formule cinglante de Henri-Irénée Marrou, dans des « temps mérovingiens » (p. 214 et 306), se comprend plus clairement à présent comme une province « en transition ».

Cette transition va s’opérer d’un passé idéalisé et mythifié vers un futur redéfini, celui d’une « société en voie de découvrir son vrai visage » (p. 237). Mais cette transition place aussi le Québécois devant un dilemme douloureux :

Nous sommes écartelés par une dualité de rôles à remplir dans le contexte national et américain en même temps qu’indécis sur le choix des valeurs anciennes qu’il nous faut conserver ou abandonner. La solution de ce dilemme canadien-français deviendra un de nos grands problèmes des prochaines années.

p. 210

Par l’analyse sociologique de cette situation, le Québec peut ainsi mieux préparer son mouvement vers la modernité avancée, en s’efforçant de limiter les traumatismes que peut engendrer cette transition. Dans un de ses passages les plus directement critiques, Falardeau dira par exemple de la « famille traditionnelle d’autrefois » que c’est « celle dont on parle comme de “ la ” famille canadienne-française idéale, et à la formule de laquelle certains éducateurs bien intentionnés ou certains prédicateurs voudraient nous faire revenir, comme si, d’abord, il était jamais possible de faire faire machine arrière aux processus sociaux, et comme si les états sociaux du passé étaient a priori les meilleurs ou même les seuls bons, du seul fait qu’ils sont passés » (p. 174). Le ton de ce « sociologue en pleine possession de ses moyens » tranche indubitablement, comme le souligne Simon Langlois, « avec les discours lénifiants de l’époque sur la famille au Canada français » (Langlois, 2012, p. 247).

Falardeau croise donc le fer avec les idéologies quand celles-ci contribuent à voiler la compréhension de la société québécoise, et en particulier à voiler la mémoire historique par de subtiles déformations : « Ceci est paradoxal pour une société dont la devise est “Je me souviens”. Nous sommes un peuple qui a beaucoup de souvenirs mais bien peu de mémoire (p. 254). »

Les deux axes de ce traditionalisme, ce sont le nationalisme québécois et un catholicisme réactionnaire. Les deux idéologies se fondaient politiquement en un syncrétisme « national, patriotique, religieux et social », présenté par ses thuriféraires comme l’idéologie « unitaire » du Québec (p. 245). Falardeau stigmatise l’idéologie traditionnaliste qui exalte les vertus de la paroisse « par une littérature lyrique ou apologétique », de façon à faire « croire que ce modèle avait un caractère nécessaire et permanent » (p. 108), ou encore lorsqu’elle exècre, par « interdit idéologique » (p. 235), le modèle américain de réussite économique, parce que le catholicisme y voit une apologie profane de l’argent et du succès matériel (p. 216). Cette idéologie avait favorisé une « attitude rétrospective, dénuée de réalisme, sinon d’imagination créatrice » (p. 198). Le Québec vivait tourné vers son passé et s’interdisait ainsi d’imaginer le futur.

De l’idéologie nationaliste, Falardeau dira que le Québec est une « société minoritaire qui en est devenue triste d’avoir été repliée si longtemps sur elle-même et de s’être dite conquise » (p. 169), qui orchestre « jusqu’au mythe le thème d’un âge d’or et d’un paradis perdu » (p. 298). Cette idéologie « emprisonne le passé canadien-français dans une interprétation à sens unique, dans un système de pensée qui accentue chez le Canadien français les ressentiments qu’a créés chez lui son statut minoritaire » (p. 295). Pire, elle a rêvé de constituer « une utopique réserve québécoise qui serait séparée du reste du Canada, et par conséquent du reste du monde, par un mur de Chine politique, religieux et linguistique » (p. 297). Dès lors, « la culture canadienne-française ne peut s’affirmer qu’en se protégeant, qu’en se refusant à tout contact allogène, qu’en se repliant à la dimension de la vie provinciale québécoise » (p. 298).

Du rôle de l’Église catholique dans le maintien du traditionalisme au Québec, Falardeau dira notamment, partant de l’image bien connue que la plupart des familles québécoises avaient des parents appartenant au clergé, que les conflits entre les laïques et ce clergé étaient en quelque sorte des « conflits de famille », des « problèmes de familles », et qu’ils se résolvaient dans le secret comme ceux-ci, restant ainsi « contenus, résorbés, éventuellement oubliés » (p. 202). Aucun « anticléricalisme combatif » n’a pu émerger au Québec, déclare dans la foulée Falardeau. L’Église avait brisé le réformisme radical de la première bourgeoisie canadienne-française, celle du 19e siècle, et le libéralisme ultérieur dut afficher une certaine « orthodoxie » sur les questions religieuses (p. 221). L’Église avait « enveloppé la société temporelle » (p. 291). Il n’y aurait pas, en conséquence, au Québec de « guerre de Troie » entre les laïques et les ecclésiastiques en ce qui concerne « la séparation de l’Église et de l’État », à la différence par exemple de la Belgique où les conflits idéologiques entre libéraux et ultramontains se nouent au milieu du 19e siècle autour de la sécularisation de l’école officielle (Lory, 1979). Au Québec, la redéfinition de ces deux pouvoirs va au contraire « s’opérer de façon pacifique » (p. 254).

Le clergé catholique persistait néanmoins à rêver le Québec « comme une société éternellement agricole », dont la mission « était de garder les yeux rivés sur les sillons et sur la croix » (p. 280). Le clergé freinait également le développement de syndicats autonomes (p. 217), en gardant les syndicats dans son giron, « dans une attitude de fidélité à l’État et de soumission aux patrons » (p. 247), et se caractérisait par des liens symbiotiques avec le gouvernement provincial, de sorte que son élite était « obscurément présente à tous les processus de décision suprême » (p. 221). Une première rupture idéologique devait donc s’opérer pour les Québécois, celle avec les accents temporels du traditionalisme religieux :

Il est inévitable qu’au moment où notre société veut devenir autonome, trouver son vrai visage, clarifier ses attitudes et inventer de nouvelles institutions, elle éprouve le besoin de redéfinir, quelquefois d’écarter plusieurs des structures purement temporelles par lesquelles l’Église avait consolidé son omniprésence.

p. 221

C’est dans un texte de 1966 que Falardeau désigne nommément son adversaire principal en matière d’idéologie, évoquant pour la première fois directement, dans les textes réunis dans cet ouvrage, Maurice Duplessis et la nature de son pouvoir. Simon Langlois a bien résumé les joutes politiques entre Falardeau et Duplessis durant les années 1940-1950, lors de la grève de l’amiante puis en ce qui concerne les subsides fédéraux à l’enseignement supérieur, durant l’hiver 1958, et en particulier la crise autour d’un discours anti-Duplessis vigoureux présenté par Falardeau sur Radio-Canada en 1956. L’« aversion » de Falardeau « pour l’autoritarisme du régime Duplessis » est très claire, et la formule souvent reprise par Falardeau d’un « maquis » d’intellectuels contre le pouvoir en place a été utilisée dans le contexte de cette lutte (Langlois, 2012, p. 258). Dans le texte de 1966, le sociologue décrit le « régime Duplessis » comme le « règne du “roi nègre” », comme un pouvoir politique « autocratique » basé sur le patronage, sur « l’ère du député-entrepreneur-homme d’affaires-commanditaire-distributeur de largesse », qui sous une rhétorique convenue d’autonomie par rapport à Ottawa, cache « l’alliance avec la finance américaine et québécoise, avec les formes les plus abusives du patronat américain et québécois ». C’est « l’État-Providence à l’heure des anciens clochers québécois », dira-t-il dans une autre formule frappante (p. 247). La sensibilité politique personnelle de Falardeau est sociale-démocrate (Langlois, 2012, p. 250), et elle se donne à voir notamment ici dans sa critique d’un capitalisme prédateur, celui des cartels des années 1930. Un bon témoignage de cette période d’engagement politique se retrouve dans une lettre de Falardeau à Hughes, datée du 15 novembre 1953 [traduction] :

La [souligné dans le texte] variable dramatique, imprévisible du moment, bien-sûr, c’est notre propre (?) tyran machiavélique (excusez-moi du pléonasme), Duplessis. Certains d’entre nous à Laval (y compris le Doyen Lévesque), tout comme à McGill, et les leaders de la CTCC, avons un sentiment très fort de déjà constituer un « maquis ». Et ce n’est pas une mauvaise blague. Je sais que vous sympathisez avec nous sur ce point[6].

La sociologie d’un Québec en transition, puis en devenir

Le Québec contemporain des débuts de Falardeau comme professeur de sociologie est « en transition » (p. 178), comme Hughes l’avait formulé dès 1943 de façon inspirée. Mais cette transition était de nature anxieuse, tendue, comme le rendent bien certains chapitres de l’ouvrage de Hughes sur Drummondville ou concernant le Québec en général (voir en particulier Hughes, 1945, p. 160). Elle était peut-être aussi trop rapide, trop brutale pour être une véritable « transition », comme Falardeau semble le penser en disant que le Québec est passé « presque sans transition du stade de société traditionnelle à celui de société technologique ou technocratique » (p. 253). Hughes (1943, p. 2) y avait vu pour sa part une véritable révolution sociale et industrielle. Dans une série de conférences intitulées « French Canada Still in Transition », faites à l’Université McGill en 1965, Hughes était à nouveau revenu plus spécifiquement sur la tension due au changement social et industriel extrêmement rapide qu’avait connu le Québec et à ses conséquences sur une intensification du nationalisme (voir Ostow, 1985, p. 10). Cette transition ou révolution vers l’urbanisation et l’industrialisation d’une société dont la mentalité rurale et traditionnaliste a été entretenue par les institutions dominantes, n’était en rien aisée. Elle se faisait dans le cadre d’un capitalisme nord-américain impitoyable, qualifié par Hughes (1943, p. 2) de véritable [traduction] « expansion coloniale » affectant le Québec, et comme le fait remarquer Falardeau, soutenu par les autorités provinciales des années 1950, en dépit de leur discours nationaliste (p. 216). Les acteurs dominants de cette révolution industrielle étaient des « autres » (p. 236) pour le Québécois francophone, des « étrangers » (strangers) aux « étranges institutions » comme l’avait évoqué avant lui Everett Hughes (1943, p. 3). Même si ni Hughes ni Falardeau ne l’ont explicitement nommée, il est loisible de convoquer ici, pour suivre notamment Oswald Hall (1968, p. 81), un autre élève de Hughes, dans sa présentation de French Canada in Transition, la figure de l’étranger chez Simmel (2004, p. 53-59). La discussion sur l’étranger comme figure sociologique est un classique bien utilisé par plusieurs sociologues de Chicago, dont Louis Wirth (1980, p. 94), afin d’étudier la nature sociologique de ces « étrangers » qui restent de façon durable, et dont la contribution spécifique est de nature économique (ici industrielle). Mais ces « étrangers » peuvent stimuler aussi des phénomènes de frustration et d’anxiété chez les locaux, et ces derniers cherchent quelquefois, comme le dit Falardeau, à [traduction] « condamner des coupables extérieurs à nous », « à gémir sur leurs fautes à eux », et à s’en prendre ainsi à plusieurs « autres » traditionnels, à « toute une gamme d’étrangers » (outsiders) qu’ils ont sous la main, comme disait également Hughes (1943, p. 217).

Falardeau évoque comme boucs émissaires de prédilection les Anglais, les Américains, les capitalistes et les Juifs (p. 280). On retrouve ici une critique également déjà opérée par Hughes dans son ouvrage, quand celui-ci (Hughes, 1943, p. 380) se penchait sur les « traditionnels objets d’agression » pour les Québécois, « quelques-uns internes, quelques-uns externes ». Hughes (1943, p. 375) avait évoqué la xénophobie inhérente aux regains de nationalisme dans les années 1930, et la focalisation sur tous les « autres » précités, et en particulier sur les Juifs, notamment dans le secteur commercial (Hughes, 1943, p. 137, 239, 269, 376, 380, 382). Hughes avait d’ailleurs consacré un emblématique dernier chapitre à la recherche par les Québécois de boucs émissaires (Hughes, 1943, p. 383), face à leur désarroi social et économique, formulant de façon très pénétrante cette sorte de loi sociologique : « Une minorité a toujours, à portée de main, un groupe sur lequel se débarrasser de ses misères. » (Hughes, 1943, p. 380)

Les Québécois sont, face aux bouleversements de cette transition, « dans un état que l’on pourrait presque qualifier de nervosité sociale » (p. 159), note finement Falardeau au milieu des années 1950. Ils sont « en train d’improviser péniblement une culture urbaine » (p. 160), aiguillonnés par le capitalisme anglo-américain. Comme Hughes (1943, p. 111) avant lui, Falardeau note que les institutions traditionnelles et la socialisation qu’elles proposent (notamment la formation des élites dans les collèges classiques) ne sont pas d’un grand secours aux Québécois pour faire face à ces changements vers un monde urbain et industriel. Ceux-ci en sont réduits à « s’accrocher à des institutions et à des modèles de conduites dominés par les valeurs du passé », l’école assurant le « fonctionnement silencieux » qui reproduit l’idéologie dominante à travers l’action du clergé (p. 192). La vocation pour la prêtrise, fortement stimulée dans l’école d’avant la « révolution tranquille », est un des aspects de ce processus (p. 170), mais le choix privilégié des autres professions libérales (avocat et médecin), alors que le marché du travail est engorgé dans ces spécialités, est une autre marque d’un système d’enseignement sourd aux changements (voir Hughes, 1943, p. 115-116, 136, 200). Le Québec a connu une véritable « psychose des professions libérales », dira Falardeau, « une sorte de dictature implicite de la triple spécialisation – prêtrise, médecine et droit » (p. 206). De sorte que les Québécois sont « comme pris dans des pièges » (p. 160), parce que ces modèles et ces socialisations sont déconnectés du présent, fournissant ainsi un « cul-de-sac » sans débouchés à leurs diplômés (p. 180), où ces derniers « végètent », coupés des nouveaux métiers industriels (p. 234). À nouveau, Hughes (1943, p. 194) avait préfiguré cette analyse en utilisant lui-aussi l’expression du cul-de-sac. Ce constat lucide du sociologue peut éventuellement aussi être relié à sa socioanalyse. Comme Simon Langlois (2012, p. 203 et 207) l’a souligné, Jean-Charles Falardeau était le fils d’un homme d’affaires prospère jusqu’à la grande crise des années 1930. C’est une socialisation influencée par ce secteur économique et non celui plus traditionnel de la prêtrise, du droit ou de la médecine, qui façonne l’habitus du futur sociologue.

Reprenant les théories de la « désorganisation sociale » chères à Burgess (Chapoulie, 1996, p. 24), Falardeau s’inquiète : le Québécois ne sera-t-il pas « trop désemparé » dans un monde qui risque d’être « trop désorganisé »? (p. 162) De façon moins tranchée, à l’issue d’un article sur les « orientations nouvelles des familles canadiennes-françaises », Falardeau s’essaie à nouveau au prophétisme ou au réformisme, de façon très sensible, en évoquant la famille québécoise de l’avenir comme une « porte ouverte » pour les jeunes qui en émanent au lieu d’être la « porte de sortie » d’autrefois (p. 185). C’est là une des incursions les plus heureuses du sociologue dans une sociologie construite au plus près des individus, comme le sont également ses observations subtiles sur la socialisation entre pairs chez les enfants (p. 183). De manière plus générique, Falardeau se risque à prophétiser voire à encourager le changement social. Presque une décennie avant la révolution tranquille, il affirme :

À une tradition de prudence, doit maintenant s’ajouter une habitude d’intrépidité, dont les signes d’ailleurs commencent déjà à se manifester.

p. 204

La société québécoise, devenue « industrielle, urbaine, socialement hétérogène et désireuse de changements de tous ordres, éprouva le besoin d’éclater et de devenir “autre” que ce qu’on lui avait répété qu’elle devait être » (p. 307). Quand le changement survient, Falardeau le décrit en 1966 par une formule très réussie, qui évoquera d’autres changements plus récents : « Le long sommeil de l’hiver québécois débouche sur un printemps (p. 218). »

Si Falardeau a appartenu à cette génération d’intellectuels qui ont poussé au changement, souvent en se mettant en risque dans leur carrière, le sociologue manquant à deux reprises d’être mis à la porte de l’université Laval sous la pression de Duplessis (Langlois, 2012, p. 258), sa vigilance critique ne s’éteint pas avec le changement de régime. Dans son rôle de sociologue, la fonction critique de la sociologie reste intacte, et après les élections de 1960, c’est avec l’oeil critique du sociologue qu’il écrit :

Nous commençons à peine nos classes dans l’apprentissage de la liberté politique, dans le gouvernement de nous-mêmes, et voici que s’abat sur nous l’État des technocrates.

p. 222

Il montre ses réserves envers cette « élite toute nouvelle d’experts-technocrates-gouvernants », étant donné que les classes moyennes « découvrent l’État sans avoir appris la démocratie » (p. 222). Il précise ailleurs :

Notre société n’a pas vécu le stade durant lequel un très grand nombre sinon la majorité de ses membres auraient connu, en même temps, l’expérience de la réflexion, de la discussion, de la responsabilité personnelle.

p. 253

De même, il dira :

Nous sommes passés brusquement de l’heure des clochers à l’heure de la bureaucratie – de l’époque où notre société était dominée par la tradition à celle où elle est dominée par l’État technocrate, et ceci, sans avoir vraiment vécu l’expérience d’un apprentissage collectif de la réflexion critique, c’est-à-dire la véritable démocratie.

p. 308

En conséquence, il faut d’urgence, selon lui, « accélérer nos classes de la liberté politique » afin d’atteindre « une conscience politique autonome », un « sens de la liberté politique authentique », et le Québec, une fois finie sa transition, devra se trouver « de nouvelles valeurs collectives » (p. 254). Reprenant la célèbre formule sociologique de W.I. Thomas, il argumentera enfin qu’il faut de nouveaux « définisseurs de la situation » pour le Québec (p. 301), le sociologue devenant ainsi « l’interprète d’une nouvelle définition de la société québécoise » (Langlois, 2012, p. 267).

Le mentor de Falardeau, Everett Hughes, considérait l’émancipation personnelle, notamment religieuse, de ses étudiants, comme une des vertus essentielles du travail sociologique (voir Hughes, 1971, p. 566-576). Falardeau était-il un sociologue « émancipé »? La réponse est à nuancer. Face à la société québécoise qui lui est contemporaine, de ses années de formation à ses premières années comme professeur, Falardeau est indubitablement un progressiste, un « précurseur de la Révolution tranquille » (Langlois, 2012, p. 201), et il a puissamment aidé à émanciper cette société. Quand il décrit le travail du département de sociologie qu’il a été le premier à diriger, il présente explicitement sa visée fondamentale comme « émancipatrice » (p. 165). De même, quand il évoque l’institution ecclésiastique catholique, au milieu des années 1950, il lui adresse, sous forme de constat objectif et dépassionné, ce qui ressemble aussi à un avertissement très clair :

Le maintien de son autorité traditionnelle, encore reconnue de façon informelle, dépendra dans une large mesure de son aptitude à formuler clairement une politique à long terme libérale en matière de relations patronales-ouvrières et à donner une nouvelle orientation à ses relations avec une population qui compte un nombre de plus en plus grand d’éléments conscients de leurs responsabilités.

p. 161

Mais Jean-Charles Falardeau se révèle à d’autres moments, plus discrètement, comme le catholique croyant qu’il n’a pas cessé d’être, malgré son souci de l’émancipation de la sociologie, en tant que discipline universitaire, du giron de l’Église catholique. Les conclusions de son texte sur « Les paroisses dans nos villes : aujourd’hui et demain », sont à cet égard révélatrices. Ce texte, écrit en 1965, n’est en rien contraint par le poids exercé par le catholicisme sur l’Université Laval au début de la carrière du sociologue. Le Québec a vécu sa Révolution tranquille, mais le sociologue, faisant le voeu que les paroisses « redeviennent […] un lieu de “ socialisation religieuse ”» (p. 114), bascule de l’identité professionnelle à l’identité personnelle en exprimant sa propre participation morale à une société encore très marquée par le catholicisme, une société que la « récente sécularisation » a laissée « dans une sorte de vide moral » (p. 317). Fugacement, l’analyse dépassionnée et lucide de la société québécoise qui lui est coutumière bifurque à quelques reprises vers un credo catholique plus personnel. On retrouve la même tonalité, peut-être un brin nostalgique, quand Falardeau critique ailleurs l’évolution du système d’enseignement déconfessionnalisé dans les années 1960 (p. 308), ou lorsqu’il exprime ses doutes sur les étudiants des années 1970, disant qu’il parvient mal « à les saisir » (p. 319), d’une façon très similaire à celle de son mentor, pour ce dernier cas de figure, Hughes ayant lui aussi exprimé des doutes, en fin de carrière, sur sa relation avec les étudiants, doutes centrés sur ses capacités à pouvoir encore les émanciper grâce à la sociologie (Hughes, 1971, p. 574).

Un sociologue à l’inspiration littéraire

La relation de Falardeau avec le monde littéraire, qu’il s’agisse de sa « très grande culture » (Fournier, 1989, p. 206), ou de sa « passion pour la littérature », est une autre facette bien connue de son oeuvre, qui aboutira à sa thèse de doctorat sur travaux à l’Université Laval en 1972 sur la sociologie du roman (Langlois, 2012, p. 237 et 252). On sait sans doute moins que c’est à nouveau une des traces, au-delà des dispositions fondamentales et de la formation initiale de très bonne qualité en collège classique, d’une formation intellectuelle auprès d’un Hughes qui vantait, dans la tradition de l’enseignement de Robert Park, la nécessité de se nourrir de sa littérature pour comprendre une société (Hughes, 1943, p. 7). Hughes, comme s’en souvenait son ami David Riesman, « dévorait les romans, et en particulier les romans allemands contemporains et ceux écrits par les Canadiens français » (Riesman, 1983, p. 477). On trouve un magnifique reflet de cet attachement à la littérature (et à la peinture) québécoise dans le témoignage de Hughes sur Falardeau en 1982 (Hughes, 1982, p. 18-23).

Au mieux, en effet, le roman peut être une sorte de roman sociologique, comme le roman Trente arpents de Ringuet (p. 162), et Falardeau relève finement chez certains des jeunes auteurs contemporains du Québec leur capacité à exprimer plus directement par la littérature romancée ce que les scientifiques peinent parfois à formuler (p. 300). Sa familiarité avec l’oeuvre des écrivains contemporains comme Gabrielle Roy ou Roger Lemelin est source d’inspiration pour lui (p. 156, 162). Des citations directes (Brave New World) aux simples références (James Joyce, Jules Romains), l’univers littéraire francophone et anglophone nourrit ainsi l’écriture de Falardeau, et donne à ses textes une érudition savoureuse qui complète les qualités textuelles remarquables dont l’auteur savait user. Formellement exceptionnelle et d’une contribution originale et visionnaire à la sociologie comme à l’histoire du Québec, il est temps de redécouvrir l’oeuvre de Falardeau à travers cet excellent recueil de textes.