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Anne Révillard est professeure associée en sociologie, Sciences Po Paris, membre du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) et de l’Observatoire sociologique du changement (OSC). La recherche présentée dans cet ouvrage est issue de sa thèse de doctorat de l’École normale supérieure de Cachan (2007); le livre porte le même titre et contient une mise à jour sur les enjeux actuels principalement dans le dernier chapitre.

L’auteure retrace la genèse non seulement de la « question des femmes », mais de la « cause des femmes », leur émergence et leurs transformations en tant qu’enjeu d’action publique au sein des sociétés québécoise et française. Cette cause est essentiellement portée par des femmes, des militantes de la première heure et présentes tout au long du processus d’institutionnalisation dans les États. Intégrant la perspective des politiques publiques et la dynamique des mouvements sociaux, il s’agit d’étudier comment s’opère le relais des préoccupations des mouvements des femmes au niveau des interventions étatiques et, en retour, l’effet des actions de l’État sur ces mouvements.

Alors que les travaux existants ont surtout tenté d’évaluer l’effet de l’intervention depuis l’extérieur, il s’agit plutôt ici d’« ouvrir la boîte noire » et de « saisir la dynamique propre de ces institutions » par une approche historique; une sociologie compréhensive et concrète de leurs logiques, capacités et pouvoirs d’action; et enfin une analyse comparative, mettant en relief au-delà des similitudes l’importance et la valeur explicative des variantes dans la définition de cette cause et dans les logiques et choix d’instruments sous-jacents aux efforts pour concrétiser ces missions. Il s’agit aussi de situer ces institutions dans un contexte plus large et divers espaces sociaux, ce qui implique d’accorder aux configurations institutionnelles, cadrages référentiels et réseaux d’acteurs une attention soutenue. L’auteure concentre néanmoins son attention sur les politiques publiques ayant explicitement la cause des femmes dans leurs intentions et interventions. Cela explique peut-être que, malgré que l’auteure se réclame de l’approche de l’instrumentation de l’action publique, la place accordée à l’intentionnalité, aux logiques d’action et au rôle joué par les acteurs prenne le pas sur les dynamiques propres aux instruments en tant que tels.

C’est initialement sous l’influence d’instances internationales que la cause des femmes, tant du point de vue de leur statut juridique que des inégalités de genre, est devenue un enjeu politique dans plusieurs pays occidentaux, contribuant à l’élaboration d’un corpus de soft laws au tournant des années 1970, touchant des questions telles que l’égalité en emploi, la participation des femmes en politique et la lutte contre les différentes formes de violence faite aux femmes. Pourtant, chaque pays inscrit ces préoccupations dans un cadre historique propre qu’il s’agit de saisir pour mieux comprendre l’orientation qu’ont prises ces trajectoires d’action publique.

Le genre, en tant que construction sociale, est marqué par la fragmentation des représentations et des intérêts des femmes (intersectionnalité) et la transversalité des secteurs touchés au sein de l’État, enjeux qui fragilisent les institutions face aux défis de la nécessité de « faire faire » et d’un constant travail de légitimation. La question de la présence et de la place de la militance au sein même de l’État est pertinemment posée et le contraste entre les logiques administratives et protestataires, sans tenter d’en masquer les tensions, fait de la question féministe un exemple éclairant pour la réflexion sur les potentialités et les écueils du fonctionnement étatique dans des domaines complexes d’action publique et de changement social. C’est peut-être là une des contributions de l’ouvrage à des questionnements de portée générale : en quoi l’État offre-t-il aux mouvements sociaux en quête de changement social une place et des modalités d’action que la militance seule ne peut offrir?

Bien que chaque cas individuellement considéré apporte une compréhension de ses enjeux spécifiques, la comparaison permet un degré d’approfondissement explicatif de ce qui justifie la différence importante dans les orientations en termes de politiques publiques de part et d’autre. En France, l’auteure s’appuie sur les antécédents familialistes forts déjà soutenus par l’État et défendus par des groupes non apparentés au mouvement des femmes pour expliquer que les politiques d’émancipation des femmes aient pris pour visée les enjeux de l’égalité dans la sphère professionnelle. Au Québec, le fait que la cause des femmes s’institutionnalise avant même que les enjeux liés aux intérêts familiaux se manifestent, fait que les deux mouvements sont moins conflictuels et que les politiques familiales peuvent être abordées dans la définition de l’émancipation des femmes liée à l’autonomie économique, ce qui inclut sans s’y réduire la dimension professionnelle. Cette interprétation importante permet d’identifier une source principale de nos différences que les analyses antérieures n’avaient pas su nommer avec autant de clarté.

Cette comparaison est donc révélatrice de certaines différences importantes entre les sociétés française et québécoise et peut même aider à comprendre pourquoi certains enjeux actuels (voile, prostitution, diversité) ont une résonance différente de part et d’autre de l’Atlantique. Par-delà un intérêt spécifique pour la cause des femmes, la lecture de cet ouvrage peut contribuer à une meilleure compréhension des différences socioculturelles, mais aussi des fonctionnements différenciés des institutions politico-administratives et des rapports entre l’État et la société civile.