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Personne ne doute que le développement de l’arme atomique a eu une importance cruciale dans la conclusion de la Deuxième Guerre mondiale et dans l’établissement de la Guerre froide. Toutefois, son histoire se concentre surtout sur le célèbre Projet Manhattan américain et son concurrent soviétique et les autres acteurs de la saga atomique sont rarement au centre de l’attention des chercheurs. Serait-il possible que le Canada, et plus particulièrement Montréal ait abrité des recherches qui ont aidé au développement de la bombe? C’est l’objectif que s’est donné Gilles Sabourin, ingénieur de formation, qui a oeuvré pendant quelques décennies dans la sécurité des centrales nucléaires pour Énergie atomique Canada. Dans ses propres termes, il souhaite « raconter l’histoire surprenante et méconnue du Laboratoire de Montréal » (p. 184), un travail de longue haleine qui l’a occupé pendant près de quinze ans.

Dans une structure qui semble adaptée à satisfaire la curiosité d’un public assez large, Sabourin brosse dans une galerie de quatre chapitres, en plus d’une introduction très brève et d’une conclusion plutôt étoffée, l’histoire du Laboratoire de Montréal, d’abord lié à l’Université McGill et ensuite déménagé dans les nouveaux locaux de l’Université de Montréal dans Outremont. L’auteur s’est appuyé sur des entrevues avec les chercheurs impliqués, sur des dossiers des Archives Nationales à Ottawa et sur la lecture de la littérature scientifique, même s’il ne prend pas à partie les thèses existantes. La logique est chronologique, avec deux chapitres sur la naissance et le développement du laboratoire durant la guerre et deux autres sur l’après-guerre, dont le troisième qui traite des collaborateurs et des soupçons à leur endroit dans le contexte de l’Affaire Gouzenko, du nom du codeur de l’Ambassade soviétique à Ottawa qui fit défection à l’automne 1945 et leva le voile sur l’ampleur de l’infiltration soviétique au Canada, incluant les milieux scientifiques. Le dernier chapitre traite de l’importance du laboratoire pour le développement de l’énergie nucléaire à plus long terme.

Aux racines du Laboratoire de Montréal, il y a le projet atomique britannique amorcé à la fin des années 1930, dans le but avoué de produire une bombe plus rapidement que l’Allemagne nazie. Toutefois, la difficulté d’approvisionnement en uranium et en eau lourde, de même que la situation militaire en Europe à la chute de la France en juin 1940, firent en sorte que le déménagement du laboratoire à Montréal prenait tout son sens d’autant plus que l’Université McGill jouissait d’une excellente réputation à la suite du passage d’Ernest Rutherford dans les murs de cette institution entre 1898 et 1907. Le fil conducteur du récit de Sabourin est sans conteste le directeur Hans Halban, un Français d’origine autrichienne, qui avait auparavant travaillé au laboratoire de Pierre et Marie Curie à Paris et qui s’entoura à Montréal d’autres Français comme Bertrand Goldschmidt, Pierre Aubin et Lew Kowarski, en plus d’autres scientifiques recrutés à Cambridge et aux États-Unis. Les travaux se déroulent bien, et aux dires de l’auteur le projet britannique est en avance, mais avec l’entrée en guerre des États-Unis dans le sillage de l’attaque sur Pearl Harbour, les Américains mettent de plus grosses ressources sur le développement de leur projet nucléaire, le placent sous la direction des militaires – alors qu’au Canada, le projet reste entièrement sous contrôle civil – et dans le sillage de la Conférence de Québec de l’été 1942 font tourner la collaboration avec leur voisin du Nord à leur avantage, surtout en ce qui a trait à l’approvisionnement en uranium et en eau lourde. Les Américains dépassent les Canadiens à la fin de 1942 et ces derniers se concentreront désormais sur le développement de la pile atomique, nécessaire au réacteur. Puis Halban sera remplacé par le Britannique John Cockroft, et les chercheurs français retournent dans leur pays, à la suite de la Libération, pour travailler sur le développement de leur programme atomique; l’orientation civile l’emporte au Canada, tant pour le développement de l’énergie nucléaire que pour celui des isotopes à usage médical.

En conclusion, Sabourin répond par la négative à la question du rôle direct du Canada dans le développement des bombes larguées sur le Japon à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais souligne son aide au développement des amorces nécessaires pour les bombes au plutonium. Cet ouvrage grand public, d’une grande clarté pour le non-initié quant aux questions techniques liées à l’atome, permettra de bien comprendre le rôle que le Laboratoire de Montréal a joué dans ces recherches qui menèrent à la réalisation de l’arme atomique, avec plusieurs vignettes personnelles de chercheurs souvent passés sous silence. Par contre, les questions de sécurité nationale ne sont pas suffisamment développées par l’auteur et les lecteurs qui souhaitent une remise en question du récit centré sur le Projet Manhattan devront prendre leur mal en patience.