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« Nous souhaitons [...] Que la mission de l'école soit revue à l'occasion d'une démarche démocratique [...] Que les finalités officielles d'instruire, de socialiser et de qualifier du ministère de l'Éducation du Québec (MEQ) soient revues afin de favoriser l'émancipation » (p. 454), conclut ce Collectif dont la tête dirigeante – « coordinatrice et porte-parole », comme il est de bon ton de dire – est Suzanne Chartrand, didacticienne de français retraitée, auteur d'une grammaire, dotée en prime d'un pedigree à titre de fille du célèbre couple et petite-fille de juge. Une élite, en somme.
Le Collectif regroupe près de cent collaborateurs, doctorants, actifs ou retraités, qui cosignent à deux ou à douze les vingt-quatre chapitres de l'ouvrage sur différentes facettes de la question. Bien que s'y trouvent plusieurs didacticiens, un seul chapitre, mal satisfaisant, traite de didactique du français, et on assimile globalement ce type de savoir à une pédagogie spécialisée par discipline scolaire. Or la didactique porte en droit non pas sur le « comment » mais sur le « quoi » et relève par conséquent de l'épistémologie.
Au chapitre sur la formation des maîtres, les auteurs notent, sans le déplorer, le peu de place faite aux fondements historiques, philosophiques et sociologiques de l'éducation, considérations à peu près absentes de l'ouvrage. Quelques chapitres se donnent un repère chronologique de trente ou quarante ans; les deux derniers remontent aux années soixante avec le rapport du comité Tremblay pour la formation professionnelle, et le fort courant d'éducation des adultes à l'époque où existait telle chose que la Direction générale de l'éducation permanente, qu'on mentionne sans plus. On connaît encore moins les Alain, Arendt ou Habermas. Quant au contre-discours de la sociologie : « parasitage des institutions », « déraison pédagogique », « dérapage didactique », « éducation à la dérive », on n'en veut rien savoir. L'ouvrage ne traite pas de l'impact des syndicats ni du monopole professionnel des diplômés des facultés d'éducation sur l'enseignement obligatoire. On n'a pas eu la curiosité d'aller voir ce qui se trame dans les officines du Ministère ou de consulter quelque monographie sur le sujet – si ça existe. Où sont passés les Arthur Tremblay et Yves Martin d'antan qui pensaient le système, l'équipe Joly qui concoctait programmes et examens? Il semble bien qu'il n'y en ait plus depuis belle lurette. Les fonctionnaires ne sont pas là pour penser, ils gèrent les dossiers. Les gouvernements les dédoublent par des consultants de l'extérieur pour concevoir les politiques. Et où va-t-on chercher ceux d'éducation? Dans les facultés d'éducation. « Ce n'est pas moi, ce sont les didacticiens », se défendait en 1997 sur les ondes publiques le responsable de l'enseignement du français.
On ne va pas reprocher aux auteurs de ne pas avoir écrit le livre qu'on souhaiterait lire, il s'agit plutôt d’indiquer les bornes de celui qu’ils nous offrent : le propos est tout entier enclos dans le discours des sciences de l'éducation. Cette « école que nous voulons » du manifeste ne concorde pas avec celle que peuvent concevoir les scientifiques ou intellectuels extérieurs à la corporation, elle n'est pas nécessairement celle que veulent les parents ni les citoyens, concernés en dernière instance, l'éducation étant une question éminemment politique.
La cible la plus voyante du Collectif est l'école privée, dont on récuse qu'elle puisse être d'intérêt public. « Il est inadmissible que l'État subventionne un réseau qui participe et accentue la ségrégation scolaire » (p. 453) (SVP : qui participe à la ségrégation scolaire et l'accentue.) Le même grief est adressé à l'école publique à projet particulier (sport, musique), puisqu'elle est sélective, seuls les élèves dont les résultats scolaires sont convenables y étant admissibles. Il n'est pas besoin de savants calculs pour se douter que si l'école publique régulière reçoit tout le monde, handicapés mentaux, cancres et graines de bandits inclus, la probabilité d'accès à l'université, par laquelle on mesure l'inégalité des chances, y sera nettement inférieure à celle des écoles sélectives. Est-ce là de l'inéquité? Les études universitaires ne sont pas le critère indépassable d'une vie honorable et gratifiante. Le fils à papa peut préférer devenir agriculteur biologique ou la brillante cégépienne promise à une belle carrière scientifique choisir la voie plus incertaine d'interprète de la chanson poétique.
Le système conçu et mis en place par les haut-fonctionnaires de l'éducation dans les années soixante visait la démocratisation au sens de hausse massive des taux de scolarisation en rendant l'école accessible pour tous, indépendamment de leur origine sociale. Il ne s'agissait pas d'« égalisation des chances » telle qu'on la mesure aujourd'hui. On estimait alors que 20 % des élèves n'obtiendraient pas le diplôme secondaire. Aucun par contre ne devait quitter l'école sans un minimum de formation professionnelle. Chaque enfant serait scolarisé selon ses goûts et ses aptitudes, les cours obligatoires étant dispensés en trois niveaux d'exigence ou de rythme d'apprentissage – enrichi, régulier, allégé – selon les aptitudes de chacun. Il s'agissait donc de donner à chacun sa chance, pas de les égaliser. Quand et pourquoi ces principes ont-ils été mis de côté? On n'en saura rien.
Le cheminement personnalisé avait l'effet pervers d'abolir le groupe classe, primordial pour la socialisation des jeunes. On l'a rétabli, avec un effet pervers différent. Conformément à l'idéologie égalitariste, la classe ne sera pas différenciée selon le type d'élèves, ce qui est stigmatisé comme une « ségrégation », elle sera hétérogène, regroupant les performants avec les handicapés mentaux, « les élèves ayant de moins bonnes dispositions envers l'école », comme on dit pudiquement, et les graines de bandits. Les auteurs sont catégoriques : « les effets négatifs d'une telle conception de l'éducation [différenciée] sont bien établis. […] Il apparaît clairement que les élèves moins performants bénéficient beaucoup de l'inclusion dans leur classe d'élèves plus forts sans pour autant que soient désavantagés ces derniers. [...] Il semble assez clair », etc. (p. 66). Considérant que la valeur scientifique de la recherche en éducation n'a pas très bonne réputation, il y aurait lieu d'examiner de près la démonstration fournie par les quelques textes de référence, car cette conclusion est contre-intuitive. « L'émulation » (Ibid.) s'établit entre pairs. Confrontés aux performants – surtout des filles, plus précoces à l'adolescence – les poches ou paresseux en déduiront facilement qu'ils ne sont pas compétitifs et que l'école c'est bon pour les filles. Mieux vaut décrocher.
Les pédagogues refusent de former une élite – sauf dans les sports – qu'ils semblent assimiler aux privilégiés, exploiteurs ou dominants, alors qu'une élite digne de ce nom est celle qui a plus de responsabilités parce que plus de capacité. Ils rêvent que l'uniformité de traitement puisse, sinon abolir, du moins invalider l'inégalité des individus. Pas besoin de s'occuper des bons élèves puisqu'ils vont de toute façon réussir les examens, même s'ils n'apprennent pas grand-chose. La maîtresse met en oeuvre une « pédagogie universelle » (p. 354) qui ne convient à personne en particulier. L'effet pervers, c'est que le groupe classe n'en est pas un et devient ingérable. Il faut flanquer l'enseignant d'un orthopédagogue et appeler à la rescousse toute une batterie de pyschoquelquechose. Résultat? La maîtresse, qui ne contrôle plus rien, décroche à son tour.
L'imaginaire égalitariste est celui de la gauche bien-pensante dans la société globale, incarné notamment à Québec solidaire. L'imaginaire spécifique au monde de l'éducation est ladite « révolution copernicienne » de l'enseignement centré sur l'enfant, qui est plutôt une contre-révolution ptoléméenne puisque désormais le soleil de la culture tournera autour de l'enfant. La tâche de l'enseignant n'est pas de transmettre les connaissances mais de motiver, soutenir, stimuler l'enfant qui « construit son savoir ». Éduquer n'est pas s'offrir soi-même en modèle d'humanité, c'est appliquer sur l'enfant sa conception de l'homme. Ce qui comporte cette curieuse distorsion : prendre pour méthode le résultat escompté. On a connu la méthode globale d'apprentissage de la lecture, aujourd'hui discréditée. Car seul le lecteur d'expérience lit globalement, percevant le mot sans voir chaque lettre et saisissant le sens sans lire chaque mot. Semblablement, la pédagogie du « s'éduquant » appliquait à l'enfant un modèle de fonctionnement de l'esprit qui vaut pour la conscience adulte. (J'en ai traité dans Un dérapage didactique, Stanké, 2001, aux pages 26-33, où la conclusion se lit comme suit : « L'imputation d'autonomie à un esprit immature sert surtout d'alibi à l'ingénierie éducative et à la manipulation de l'enfant-objet. »).
Si la méthode globale a été délaissée et le s'éduquant banalisé en vérité reçue, une visée analogue se retrouve avec l'interdisciplinarité et la pensée critique. On envisage çà et là de substituer l'interdisciplinarité aux formations disciplinaires classiques alors qu'elle se situe légitimement au-delà. Quant à la pensée critique, le Collectif y consacre un chapitre consistant (ch. 9, p. 166-183), dont le maître d'oeuvre est une spécialiste du sujet. Comme il s'agit d'un « processus […] qui se complexifie peu à peu [...], ce type de pensée critique doit être stimulé chez les enfants dès leur entrée à l'école primaire au moyen d'une pratique dialogique » (p. 170-171). Si on en juge par le discours de leurs élites, les enseignants n'ont pas grand-chose à transmettre sur ce point, mais peu importe, car ils n'ont pas besoin de maîtriser ce qu'ils enseignent puisque l'enfant construit lui-même son savoir. Sous guise de philosophie, la maîtresse d'école n'enseignera évidemment pas plus Dewey que Habermas, elle aménagera un parloir tel qu'ils prolifèrent à la télévision, où l'animateur invite chacun à exprimer ses opinions, le fait préciser et formule des objections. Ce genre d'activité est sans doute pertinent pour socialiser les enfants, les entraîner aux bonnes manières dans la conversation, voire leur raboter le phantasme de toute-puissance; il ne leur développera pas plus la « métacognition » que le « décentrement », auxquels leur appareil psychique n'est pas encore apte. Le dédoublement du Je et du Moi par où s'amorce la possibilité de pensée critique ne survient qu'à la puberté. Et pour réexpédier aux pédagogues un de leurs maîtres à penser, citons le « constructiviste » Vygotsky, éminent psychologue russe du début du 20e siècle, qui pointait « le changement radical dans le processus intellectuel qui survient au seuil de l'adolescence » (Thought and Langage, Cambridge, M. I. T. Press, 1962 [1934], p. 59).
Outre l'égalité, la culture est l'autre principale signification sociétale constitutive de l'idéologie des sciences de l'éducation. Le mot est riche de multiples sens. Les pédagogues ne l'entendent pas dans l'acception horticole, où il s'agit d'aménager le jardin, discerner le bon terreau, le degré d'ensoleillement et l'arrosage adéquats, sélectionner les plantes amies, car ils sont plutôt portés à tirer sur la petite plante pour la faire pousser. Ils « travaillent sur l'enfant ». Au chapitre 4, consacré spécifiquement à la question, les auteurs disent s'être inspirés de Fernand Dumont, en citant Guy Rocher, pour distinguer la culture immédiate et la culture générale (p. 257), plutôt que « le milieu » et « l'horizon » dumontiens. Il ne sera pas question de « la culture comme distance et mémoire » et encore moins de « transmutation de la culture d'origine par la médiation de la culture scolaire » (Dumont, Raisons communes, 1995, Montréal, Boréal, p. 150). S'il y a telle chose qu'une culture scolaire, elle est dans l'angle mort. Les enseignants ne sont pas des médiateurs, ce sont des « passeurs culturels ». En pratique, cela se ramène à organiser des sorties au théâtre ou au musée, la culture étant ainsi prise au sens courant d'industries du spectacle.
À la périphérie du discours des pédagogues, on repère quelques autres significations sociétales, rapaillées là sans plus, notamment l'émancipation – de quoi? –, la pensée systémique et la citoyenneté, abordée au chapitre 8, sous guise d'écocitoyenneté. Il s'agit ici d'éducation à l'environnement, pas à la citoyenneté, car « les élèves sont déjà citoyens de leur monde » (p. 150).
L'adversaire dans ce discours, que prend à partie Suzanne Chartrand dans un texte subséquent publié dans Le Devoir (6-7 mai 2023), est le ministère de l'Éducation dont on dénonce la gestion par les résultats, « le mantra de la réussite scolaire, l'obsession des résultats chiffrés et de la diplomation ». « Le coup de force du ministre Drainville » titre l'article, à propos de la mise sur pied d'un Institut d'excellence qui « sera en fait un outil au service du politique, aura même le pouvoir de décider ce qu'il faut enseigner dans les programmes de formation des maîtres » : « mépris de la démocratie et du savoir », conclut le texte. La démocratie, c'est le monopole borné de l'expertise des facultés d'éducation, bas de gamme du savoir universitaire? et un ministre de l'Éducation n'a pas à se mêler de mettre en oeuvre une politique dans le domaine? Voyons!
Une autre école est-elle possible? Dans l'état de civilisation actuelle, c'est fort douteux; sûrement pas tant que les pédagogues en auront le monopole idéologique et la maîtrise d'oeuvre. Ils veulent consolider leur monopole corporatif et bonifier l'école qui existe, en commençant par abolir celle qu'ils envient ou qui leur fait ombrage. Ils ne veulent pas d'une autre école.