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Les relations interpersonnelles et inter-groupales impliquent la reconnaissance – ou le déni – de la différence et de la diversité culturelle. La notion d’interculturel découle de ce contexte en transformation, de cette reconnaissance – ou de ce déni – de la différence et du dialogue ou du monologue qui s’ensuit (Demorgon, 2003, 2016). En milieux démographiquement diversifiés, les intervenants·e·s des services publics sont particulièrement touché·e·s par ces transformations. On attend d’elles et d’eux qu’ils interagissent avec succès dans leurs échanges interpersonnels, y compris lors d’interactions interculturelles; tel n’est pas toujours le cas (Ogay et Edelmann, 2011). Les conditions personnelles jouent un rôle important dans la relation que l’intervenant·e construit avec les prestataires de services : sensibilité interculturelle, expérience, personnalité et approche professionnelle (Cohen-Emerique, 2015). Bien d’autres facteurs influent pourtant sur le déroulement de l’interaction interculturelle. La langue constitue souvent un premier obstacle; toutefois, parler la même langue ne suffit pas non plus à comprendre une situation ni à favoriser des interactions efficaces (Côté et al., 2020, Renzaho et al., 2013). En outre, les procédures administratives et les règlements qui encadrent ces interactions sont parfois inapplicables de manière uniforme (Gratton, 2009; Saillant et al., 2015; White, Gratton et Agbobli, 2017). Il en résulte que l’interaction peut être ardue et la communication rompue (Cohen-Emerique, 2021; Guilbert, Arsenault et Fortin, 2020; Rhéaume, 2017; Ruelland, Lafortune et Rhéaume, 2020).

Ces enjeux sociorelationnels, qu’ils soient liés aux langues, aux valeurs, aux comportements individuels et collectifs, aux cadres réglementaires ou à d’autres variables nécessitent des ajustements de terrain qui demeurent la responsabilité de l’intervenant·e dans l’immédiateté de l’interaction. Le développement de ces compétences devient essentiel à la réussite des interactions interculturelles (Landis et Bhawuk, 2020; Sorrells, 2013; Talaska,Fiske et Chaiken, 2008; Tochon et Karaman, 2009). Le développement de compétences individuelles induit également des transformations structurelles et organisationnelles (Collier, 2014, 2015; Halualaniet al., 2006; Spitzberg et Changnon, 2009).

Afin de mieux comprendre la spécificité des interactions interculturelles vécues par les intervenant·e·s du secteur public en milieux diversifiés, comme celui de la grande région de Montréal, la présente étude se penche sur l’analyse des propos d’intervenant·e·s qui offrent des services à la population, tels les services administratifs liés à l’emploi, aux bibliothèques, mais également les services de police, d’ambulanciers et de pompiers premiers répondants. Leurs propos ont été recueillis lors de groupes de discussion qui ont constitué le corpus Traits d’union (Gagné, Martelet al.). L’étude catégorise 344 segments selon le modèle de développement de la sensibilité interculturelle (MDSI) et en dégage une typologie de réactions lors d’interactions interculturelles problématiques. Cette typologie permet de constater que les facteurs individuels et organisationnels s’influencent mutuellement et qu’ils doivent être considérés comme incontournables dans le développement de compétences interculturelles.

La région métropolitaine de Montréal est propice aux interactions interculturelles chez les intervenant·e·s des services publics. La diversité démographique du Québec et celle de la région métropolitaine de Montréal sont ici liées à la proportion de la population issue de l’immigration; cette dernière avait atteint 14,6 % de la population totale du Québec en 2021 et 17,0 % lorsque l’on inclut les résidents non permanents (Institut de la statistique du Québec, 2022, p. 91). Cette diversité est particulièrement grande dans la région métropolitaine de Montréal où 28,0 % de la population est issue de l’immigration, incluant les résidents non permanents selon le recensement de 2021 (Statistique Canada, 2022a). Quant à la population issue de l’immigration sur le territoire de la ville de Montréal, incluant les résidents non permanents, elle se situe à 41,0 % (Statistique Canada, 2022b).

Notre cadre théorique repose sur l’orientation constructiviste et deux concepts clés : les compétences interculturelles et la sensibilité interculturelle. L’approche constructiviste est privilégiée parce que la culture n’est pas uniquement un composite de ressources objectives de connaissances, valeurs, pratiques et expériences, mais qu’elle se construit « à travers les actions en cours, restructurantes, insistantes, porteuses de nouveaux sens » (Demorgon, 2003, 57), particulièrement dans les interactions quotidiennes en milieux diversifiés. Les compétences interculturelles sont ainsi un processus en développement, sur le plan tant individuel que collectif.

Compétences interculturelles (CI)

La notion de compétences interculturelles a fait l’objet de nombreuses définitions selon les contextes d’application et selon les disciplines d’étude (Byram, 1997, 2008; Deardorff, 2006, 2015a; Griffithet al., 2016; UNESCO, 2013). Selon Griffithet al. (2016), 25 définitions ont été publiées entre 1986 et 2006; certaines, en psychologie, décrivent les stades de développement des CI (Bennett, 2017; Deardorff, 2006; Hammer, Bennett, et Wiseman, 2003); d’autres, en linguistique, mettent l’accent sur le rôle du langage (Byram, 1997; 2008). D’autres encore se concentrent sur les conditions d’efficacité des services de santé (Renzahoet al., 2013 Campinha-Bacote, 2002). D’autres encore, issues de la gestion, mettent l’accent sur le rôle de la communication et de la pleine conscience (Ting-Toomey, 2004) ou sur les contrastes culturels (Gudykunst et Lee, 2003; Gudykunst, Ting-Tomey et Chua, 1988). Demorgon explique cette diversité de définitions et d’orientations par le fait que l’interculturel est un fait social qui « apparaît comme une dimension des relations qu’entretiennent des individus, des groupes, des entreprises et des pays » (Demorgon, 2003, p. 53).

Selon le paradigme cognitif/affectif/béhavioriste, les CI sont généralement décrites par leurs trois composantes : la motivation (dimension affective), la connaissance (dimension cognitive) et les habiletés (dimension comportementale). Mais selon le paradigme constructiviste et développemental, elles supposent [traduction] « la capacité de changer de perspective culturelle et d’adapter de manière appropriée le comportement aux différences et aux traits culturels communs. Il s’agit d’une gamme d’orientations le long du continuum de développement […] de compétence interculturelle » (Hammer, 2013, p. 26).

Ces descriptions sont complétées par deux séries de concepts ayant pour effet d’élargir l’approche pour y inclure une perspective plus contextuelle, organisationnelle et structurelle. Il s’agit d’une part de l’attention accordée aux résultats escomptés des CI avec leurs visées tant éthiques qu’opérationnelles (satisfaction, compréhension, efficacité, équité) (King et Baxter Magolda, 2005; King, Baxter Magolda et Masse, 2011), et d’autre part, de la prise en compte du contexte (situation immédiate, environnement, culture, relation, fonction) (Griffithet al., 2016; Spitzberg et Changnon, 2009). Les auteurs conviennent que les milieux diversifiés sont complexes, qu’ils sont influencés par des dimensions tant idéologiques que sociales, politiques, historiques et structurelles (Halualaniet al., 2006; Jiang, 2006; López-Rocha, 2021). Nous parlons ici des compétences interculturelles (au pluriel) pour tenir compte de leur diversité d’application et de leur complexité contextuelle. Se référer aux « compétences interculturelles » permet également de tenir compte du fait que le même comportement peut être identifié comme compétent dans un contexte mais pas dans un autre; les CI ne sont ni abstraites ni universelles; elles sont toujours situées dans un contexte bien précis (Bartel-Radic, 2009; Spitzberg, 2007).

Modèle de développement de la sensibilité interculturelle (MDSI)

Lorsqu’il est question de mesurer le développement de compétences interculturelles dans les interactions, quatre principaux modèles sont utilisés. Le premier mesure l’intelligence culturelle (Earley et Ang, 2003) selon quatre dimensions : cognitive, métacognitive (connaissance portant sur sa connaissance), motivationnelle et comportementale. Le deuxième mesure la personnalité multiculturelle (van der Zee et al., 2013) selon cinq traits : stabilité émotionnelle, prise d’initiatives au moment de l’interaction, ouverture d’esprit, empathie sociale et flexibilité. Par ailleurs, selon Bhawuk et Brislin (1992), la notion de sensibilité interculturelle (SI) est un concept prédicteur de la réussite en matière d’interactions interculturelles parce qu’elle inclut trois qualités : l’intérêt pour une autre culture que la sienne propre, la sensibilité à la différence culturelle, le désir de modifier son comportement afin d’indiquer son respect pour une autre culture. Pour mesurer la SI, Chen et Starosta (2000) ont développé un troisième modèle et un outil, [traduction] « l’Échelle de sensibilité interculturelle », qui identifie cinq dimensions dans une interaction interculturelle réussie : l’engagement, le respect des différences culturelles, la confiance en soi, le plaisir et l’attention.

Le quatrième modèle, celui retenu dans la présente étude parce qu’il est le plus complet selon nous, est le modèle de développement de la sensibilité interculturelle (MDSI) (Andersonet al., 2006; Bennett, 1986, 2004, 2017; Hammer et Bennett, 1998; Hammer,Bennett et Wiseman, 2003). Il met l’accent sur la différence dans la construction des visions du monde, sur les plans affectif, cognitif et comportemental, tout en intégrant l’expérience et le développement. Bennett (1993) postule que la CI est multidimensionnelle, que la distinction entre ses composantes est séquentielle plutôt qu’exclusive : la SI peut représenter ces séquences. En plaçant la différence culturelle et sa prise en compte au centre de son modèle, Bennett intègre directement l’interinfluence mutuelle entre les individus en contact et le contexte dans lequel ils interagissent.

Le MDSI se décline en six stades répartis entre deux visions du monde. L’ethnocentrisme correspond à la première vision dans laquelle l’expérience de sa propre culture demeure au centre de la réalité (Bennett, 2004, p. 62). Elle comporte trois stades : déni, défense et minimisation des différences culturelles. L’ethnorelativisme correspond à la deuxième vision du monde où sa propre culture devient une façon de concevoir la réalité parmi d’autres possibles. Elle comporte également trois stades : acceptation, adaptation et intégration des différences culturelles. Le tableau 1 décrit ces stades.

Tableau 1

Stades : modèle de développement de la sensibilité interculturelle (MDSI)

Stades : modèle de développement de la sensibilité interculturelle (MDSI)
Source : Bennett, 1986, 2004

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La figure 1 (page suivante) montre la progression souhaitée dans l’expérience de la différence (Bennett, 2016). Bennett (2009) précise que les stades de développement, bien que présentés dans un ordre hiérarchique de la gauche vers la droite, ne sont ni constants ni uniformément franchis, donnant parfois lieu à des retours en arrière.

Le MDSI suggère que plus l’expérience de la différence culturelle devient complexe et sophistiquée, plus les compétences dans les relations interculturelles augmentent (Hammer,Bennett et Wiseman, 2003). La SI est définie comme étant la capacité à discriminer et à expérimenter les différences culturelles (Bennett, 2016); une plus grande SI est associée à un plus grand potentiel d’activation des CI (Hammer,Bennett et Wiseman, 2003). La notion de différence culturelle est centrale dans le MDSI. En un premier temps, cette notion renvoie au contexte interculturel, à la différence quand la culture est objectivée et réifiée dans des objets, des comportements et des pratiques (Demorgon, 2003); c’est ce que Bennett (2016) décrit comme la dimension positiviste du MDSI. Toutefois, l’acceptation de la différence culturelle conduit à la construction de différentes visions du monde; la culture se construit alors par et avec chaque individu (Demorgon, 2003). C’est la dimension constructiviste du MDSI (Bennett, 2016).

Figure 1

Paradigmes de sensibilité interculturelle

Paradigmes de sensibilité interculturelle
Source : Bennett, 2016, p. 11

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Quoique le MDSI repose sur les expériences individuelles en matière d’interactions et de relations interculturelles, par la notion de différence, il infère que le développement des CI repose également sur des facteurs organisationnels et contextuels (Croucher, Sommier et Rahmani, 2015; Hall, 1959; Pedersen, 2009; Spitzberg et Changnon, 2009, White, 2017). L’utilisation de MDSI permet donc de comprendre les stades de SI en la situant sur le continuum de développement qui n’isole pas les interactions de leur contexte.

Un très grand nombre d’écrits portent sur les compétences interculturelles et sur leur développement; ils sont issus de la nécessité de croiser les expériences et les connaissances entre praticien·ne·s et chercheur·e·s (Rachédi, Le Moing et Brunet, 2020; White, Gratton et Agbobli, 2017; GiménezRomero, 2017). Afin de mieux comprendre les défis liés aux interactions interculturelles et les liens entre le contexte et les individus dans les services publics, nous présentons ici une brève synthèse de l’évolution historique des écrits, qui portent d’abord sur le développement des compétences interculturelles dans différents contextes, puis plus spécifiquement sur le développement du MDSI.

Compétences interculturelles

Bien que les recherches (entrepreneuriales, managériales, productives, commerciales) effectuées au sein d’entreprises internationales et privées aient historiquement constitué l’un des principaux vecteurs des études sur le développement de compétences interculturelles, dans le contexte de concurrence économique exacerbée de l’économie mondiale aux États-Unis (Moeller et Harvey, 2020, Gudykunst, Ting-Tomey et Chua, 1988), le domaine s’est progressivement diversifié pour inclure des sphères du secteur public comme l’éducation, la médecine et le travail social. Dans leur méta-analyse bibliothécométrique des écrits en anglais entre 2000 et 2018 sur les compétences interculturelles, Peng, Zhu et Wu (2020) ont noté que le nombre d’articles publiés dans des revues scientifiques a considérablement augmenté depuis 2007. Ils précisent également que les pays dont les recherches sont les plus citées sont les États-Unis, la Chine, l’Australie, l’Espagne et le Royaume-Uni. Les quatre secteurs des recherches les plus intensives sont l’enseignement des langues, les services de santé, les séjours d’étude à l’étranger et la gestion des entreprises/organismes internationaux. D’autres contextes de recherche sur les compétences interculturelles se consolident graduellement – services-conseils, ventes et services, éducation – (Spitzberg et Changnon 2009) tout comme apparaissent de nouvelles thématiques – diversité culturelle, caractéristiques individuelles, expériences humaines exceptionnelles (Peng, Zhu et Wu, 2020).

Un nombre croissant de recherches mettent l’accent sur le contexte plus large dans lequel les compétences interculturelles sont appelées à être développées et mises en oeuvre : facteurs contextuels, idéologies dominantes, relations de pouvoir, cultures organisationnelles, contextes politiques et historiques (Tochon et Karaman, 2009; Collier, 2015; Halualaniet al., 2006; Nakayama et Halualani, 2010; Spitzberg et Changnon, 2009).

Les chercheurs étudient les objectifs de développement des compétences interculturelles et notent que celles-ci s’orientent progressivement vers des stratégies visant à réduire les inégalités et les disparités sociales, en faisant fondre les préjugés et les stéréotypes (Talaska, Fiske et Chaiken, 2008; Tochon et Karaman, 2009; Sorrells, 2013). Le développement de compétences interculturelles est également considéré comme un moyen efficace de faire preuve d’équité et de respect auprès des individus participant aux interactions, qu’ils soient intervenant·e·s/représentant·e·s d’organismes publics ou membres de minorités diverses (Croucher, Sommier et Rahmani, 2015; Lamizet, 2015).

Dans l’aire géographique francophone, les recherches et les pratiques axées sur les compétences interculturelles, alors identifiées au champ de l’interculturel et de la formation, étaient déjà bien amorcées au tournant du siècle. En France, Demorgon et Lipiansky publiaient en 1999 leur Guide de l’interculturel en formation faisant état des théories et des expériences interculturelles dans les secteurs de l’éducation, du travail social et de la santé, de l’économie et de l’entreprise ainsi que des médias. Au Québec, en 2000, Ouellet, Charbonneau et Ghosh publiaient un volumineux rapport (424 pages) faisant état des initiatives de formation aux compétences interculturelles dans les milieux de l’éducation, du service social, des services de police, des fonctionnaires provinciaux et des fonctionnaires municipaux (Ouellet, Charbonneau et Ghosh, 2000).

Les contextes sociopolitiques différents en France et au Québec ont forcé l’ajout des dimensions politiques et structurelles dans le modèle, ce qui a eu un impact sur les recherches (Rachédi, Le Moing et Brunet, 2020). Selon Cohen-Emerique (2011), l’idéologie politique dominante en France empêche de prendre en compte la diversité culturelle dans la sphère publique, au nom de l’idéal universaliste. Les formations interculturelles sont ainsi peu nombreuses et peu reconnues comme outil de développement par les différents organismes.

Au Québec, le débat oppose le modèle canadien, ou multiculturalisme, à l’interculturalisme, un modèle qui prend en compte l’héritage historique du groupe majoritaire au sein de l’État du Québec, dont le français est la seule langue officielle (Rocher et White, 2014; Emongo et White, 2015). Indépendamment de ce débat, la formation aux compétences interculturelles est institutionnalisée et se développe notamment dans des structures d’aide à l’employabilité, dans des organismes communautaires ou d’accueil de première ligne dans lesquels les professionnel·le·s facilitent l’intégration à la société québécoise (Rachédi, Le Moing et Brunet, 2020). Comme dans d’autres organisations étatiques, la prise en compte québécoise des différences culturelles conduit à investiguer sur les services publics en contexte interculturel et le développement des compétences interculturelles (INSPQ, 2015; Parazelli et Ruelland, 2017; Ruelland, Lafortune et Rhéaume, 2020; White, 2017; Frozzini, Gonin et Lorrain, 2019; Gagné, Savard et Martel,2022; Martel et Gagné, 2023).

Moyens de mesure des compétences interculturelles

Le grand nombre d’écrits portant sur les compétences interculturelles et les modèles élaborés pour les analyser implique des moyens de mesure également nombreux. Fantini (2009) en recense 35 contenant, en partie ou en totalité, des mesures de compétences interculturelles. Bartel-Radic (2009) remarque que les échelles de mesure de la compétence interculturelle dans les travaux anglophones tentent d’identifier des traits de personnalité. Griffithet al. (2016) recensent 32 outils de mesure (assessment tools) utilisés pour évaluer les compétences interculturelles qu’ils catégorisent en deux types : les questionnaires et les portfolios. Deardorf (2009) propose une liste plus exhaustive, notamment les études de cas, les entrevues, l’analyse du journal de bord, les observations, l’auto-évaluation, les échelles d’indicateurs et les mesures multiples.

Les écrits font également état de la nécessité d’adapter les moyens de mesure des compétences interculturelles aux besoins identifiés et aux objectifs visés (Bartel-Radic, 2009; Deardorf, 2009; 2015; Kallschmidt et al., 2020). Pour sa part, Bartel-Radic (2009) critique et compare les outils d’évaluation de la compétence interculturelle qu’elle a recensés. Que la recherche soit quantitative, qualitative ou mixte, elle suggère d’utiliser des mesures avec échelles de traits de personnalité, des mesures favorisant l’échange verbal et les approches dites « assimilateurs de culture », qui identifient les connaissances acquises et leur application dans des situations concrètes. Nous passons maintenant aux écrits sur le modèle du MDSI et les moyens de mesure utilisés dans les secteurs publics.

Utilisation du modèle MDSI

Très peu d’études portant sur la SI ont été publiées en français; le MDSI a cependant été utilisé dans de nombreuses études empiriques anglophones, particulièrement en Amérique du Nord, afin d’en comprendre l’application dans divers contextes. Les chercheurs ont eu recours à un outil d’évaluation quantitatif et autodéclaratif sous la forme d’un inventaire de 50 questions, l’Inventaire du développement interculturel (IDI) diagnostiquant l’une des deux visions du monde ainsi que les attitudes et les comportements qui en découlent (Bennett et Bennett, 2004; Hammer,Bennett et Wiseman, 2003). Avec quelques modifications, l’IDI est par la suite devenu le Continuum du développement interculturel (IDC) (Bennett, 2012; Hammer, 2013).

Le MDSI a été utilisé conjointement avec l’IDI/IDC afin d’évaluer quantitativement (avant et après le test) le développement de la SI lors de formations, de stages ou de séjours à l’étranger (Altshuleret al., 2003; Andersonet al., 2006; Ericksonet al., 2020; LeeOlson et Kroeger, 2001; McBride, Bellamy et Knoester, 2020; Vande Berg, Connor-Linton et Paige, 2009; Williams, 2005). Ces outils de mesure ont également servi à établir les phases de la SI de groupes avant qu’ils suivent une formation (Altshuleret al., 2003; Gómez, 2018; Hernandez et Kose, 2012; Kruse, Didion et Perzynski, 2014; Kuusistoet al., 2015; Westrick et Yuen, 2007; Yuen et Grossman, 2009; Zazzi, 2020). Le MDSI est également utilisé dans des études longitudinales, toujours dans le but de mesurer le résultat des formations aux CI (Altshuleret al., 2003; Kruse, Didion et Perzynski, 2014).

Deux études comparatives utilisant une méthodologie mixte mesurent les dimensions cognitives et affectives de la SI (Teyssier, El Sayed et Denoux, 2019). Dans la première, une analyse de contenu (analyse lexicale d’entretiens semi-dirigés) d’étudiant·e·s de deuxième cycle en psychologie (n = 12) montre que les participant·e·s se situent exclusivement aux stades ethnorelativistes (acceptation, adaptation) pour la dimension cognitive. Quant à la dimension affective, les résultats montrent que 11 des 12 participant·e·s se situent au stade ethnocentrique (défense). Dans la deuxième étude (n = 17), avec une méthodologie similaire, les chercheurs ont d’abord mesuré le stade de SI à l’aide de l’IDI, pour conclure qu’une méthode qualitative comme l’analyse de contenu, permet de mieux cibler les phases de SI (Teyssier, El Sayed et Denoux, 2019).

D’autres études ont utilisé des méthodes qualitatives en lien avec la SI afin d’évaluer les progrès des formations dans des organismes publics (Bourjollyet al., 2006; Duchesne et Skinn, 2013; Pernell-Arnold et al., 2012; Teyssier, El Sayed et Denoux, 2019). Bourjollyet al. (2006) ont analysé les carnets de bord anonymes de travailleur·euse·s (n = 46) afin d’évaluer l’efficacité de la formation qu’ils avaient reçue deux jours par mois pendant dix mois. Les chercheures ont noté une progression du groupe passant de la phase ethnocentrique à la phase ethnorelativiste (Bourjollyet al., 2006, p. 48). Leur conclusion indique que la progression dans le MDSI n’est pas linéaire et comprend des retours intermittents à des stades antérieurs, de même que des avancées, comme le note aussi Bennett (2009).

Pour leur part, Pernell-Arnoldet al. (2012) ont étudié la progression de quatre cohortes d’équipes composées d’administrateur·trice·s, de praticien·ne·s en santé mentale et réadaptation psychiatrique (n = 34). Elles ont analysé les journaux de bord rédigés après des sessions mensuelles de formation interculturelle de deux jours pendant dix mois. Leurs résultats sont présentés dans une grille classant des segments de journal selon les six étapes du MDSI : 16 participant·e·s sont passé·e·s des stades ethnocentriques aux stades ethnorelativistes, 12 sont resté·e·s aux stades ethnorelativistes et six sont resté·e·s aux stades ethnocentriques.

Enfin, deux études plus récentes utilisent le MDSI comme cadre théorique, couplé à des méthodes qualitatives. Dans son analyse de contenu, Rhéaume (2017) examine les représentations de professionnel·le·s (n = 16) de quatre centres locaux de services communautaires (CLSC) de Montréal. Le MDSI sert ici à décrire les interventions interculturelles en milieu multiethnique. Rhéaume a recueilli un corpus d’entretiens semi-dirigés dont il a catégorisé le contenu selon quatre thématiques (interactions, flux de travail, contexte local et contexte sociopolitique). Il a ensuite adapté le MDSI pour en dégager trois étapes (position a-culturelle, intégration adaptatrice et interculturalité). Le chercheur observe que les interventions ne sont pas exemptes de rapports de pouvoir (Rhéaume, 2017, p. 77), identifiant ainsi l’influence toujours présente du contexte. Il indique de plus que l’expérience dans les rencontres interculturelles développe une connaissance moins explicitée, moins formalisée, du social. Sa méthodologie permet d’apporter des nuances pour décrire les situations problématiques auxquelles font face les intervenant·e·s en incorporant les dimensions individuelles et contextuelles.

La deuxième étude, de Girard et Bérubé (2020), a également utilisé le MDSI dans son analyse d’un groupe de discussion comprenant neuf personnes : deux entretiens individuels avec des étudiants internationaux, deux entretiens individuels avec des professeurs et cinq entretiens individuels avec des étudiants résidants. Les résultats sont présentés selon quatre thèmes : inclusion sociale des étudiants internationaux, écarts entre les groupes d’étudiants internationaux et les étudiants résidants, capacités scolaires des étudiants internationaux et effets de leur présence. Les chercheurs concluent que plus un participant dit avoir eu des interactions avec des étudiants internationaux, plus sa SI et ses CI sont développées. À l’inverse, moins d’interactions avec des étudiants internationaux résultent en une SI moindre et moins de CI. Le MDSI jumelé à la méthodologie qualitative permet de mieux comprendre les propos des étudiants internationaux, en dégageant les thématiques qui les préoccupent.

À notre connaissance, aucune étude n’a utilisé le MDSI afin de mieux comprendre les réactions des intervenant·e·s en situation d’interaction interculturelle problématique. Une telle compréhension pourrait permettre de mieux distinguer les composantes individuelles des CI et l’influence du contexte sur elles; elle pourrait en outre bonifier les formations visant à développer des compétences interculturelles en milieu de travail. La présente étude adopte une méthodologie mixte basée sur une analyse de contenu et une analyse statistique à partir des stades du MDSI. Elle vise à mieux comprendre les réactions d’intervenant·e·s de cinq organismes publics de la région métropolitaine de Montréal lors d’interactions interculturelles problématiques. Notre étude contribue à la recherche empirique encore peu développée utilisant une approche multidimensionnelle des CI, à l’aide d’une variété de méthodes (Bartel-Radic et Giannelloni, 2017). Nous comptons répondre aux questions suivantes :

  1. Lors d’interactions interculturelles, quel est le stade de SI exprimé par les intervenant·e·s selon les situations difficiles rencontrées?

  2. Quelle typologie peut-on induire des réactions des intervenant·e·s de différents organismes publics?

La méthode choisie est une analyse de contenu de segments anonymisés traitant de situations interculturelles difficiles. Elle est complétée par une analyse statistique de la distribution des segments ainsi classés.

Secteurs publics sélectionnés

Deux critères de sélection ont présidé au choix des secteurs d’intervention. Le premier est géographique : ils font partie de régions populeuses comportant un haut niveau de diversité ethnoculturelle. Le deuxième est organisationnel et concerne l’intensité des rapports interculturels dans ces secteurs. C’est le cas pour les cinq services gouvernementaux (municipal et provincial) : les services administratifs liés à l’emploi, les bibliothèques, les services de police, ceux d’ambulanciers et ceux de pompiers premiers répondants.

La cueillette de données et les étapes d’analyse de contenu convergent vers une compréhension de la réalité construite par les acteurs eux-mêmes (Anadón et Guillemette, 2007). Toutefois, cette expression de la réalité est soumise au contexte propre aux groupes de discussion. D’une part, la place que chacun peut y prendre est négociée : les uns questionnent, les autres répondent. D’autre part, chacun s’est fait une représentation du thème abordé, de lui-même, de ses interlocuteurs et de la situation discutée. Ce faisant, les intervenant·e·s colorent leurs interactions par rétrospection ou en fonction de l’influence du contexte sur leur déroulement (Bleton, Martel et Gagné, 2022).

Participant·e·s aux groupes de discussion

Quatre-vingt-cinq intervenant·e·s ont participé à 11 groupes de discussion d’environ quatre heures, tous secteurs confondus : 39 femmes et 46 hommes. L’âge moyen des participant·e·s est de 43 ans. L’expérience moyenne est importante : 12,5 années de service dans leur poste actuel. Quarante-quatre des 85 participant·e·s ont acquis de l’expérience dans d’autres régions du Québec et 28 d’entre eux ont également occupé des postes connexes à leur fonction actuelle. Les participant·e·s des cinq secteurs sélectionnés appartiennent aux professions suivantes : bibliothécaires, agents d’aide socioéconomique, professionnels paramédicaux, répartiteurs, policiers patrouilleurs, travailleurs sociaux, pompiers premiers répondants. Les participant·e·s ont été informé·e·s des objectifs de la recherche dans leur milieu de travail et ont volontairement accepté d’y participer. Au début de la rencontre, chaque participant.e a attesté par sa signature avoir pris connaissance de la description du projet, des objectifs spécifiques de la rencontre, du rôle attendu de lui ou elle – donner son point de vue sur différentes situations faisant appel aux compétences interculturelles dans son travail – ainsi que de la confidentialité des données recueillies.

Les rencontres regroupaient de cinq à neuf participant·e·s d’un même secteur de service. D’une durée d’environ quatre heures, ces rencontres se sont déroulées selon un canevas d’animation composé de cinq thématiques : interprétation du concept de culture, description du milieu d’intervention, connaissances ethnoculturelles, description des CI et besoins de développement[1].

Analyse de contenu et catégorisation

L’analyse de contenu a été réalisée en deux étapes. La première reprend, dans les transcriptions du corpus Traits d’union, les segments dans lesquels les participant·e·s expriment spontanément, ou en réponse à une question de l’animateur, toute allusion, explicite ou implicite (Grosz, Joshi et Weinstein, 1995; Grosz et Sidner, 1986; Simon et Degand, 2011) à des situations difficiles concernant les interactions interculturelles vécues. Ces situations expriment un inconfort, un déséquilibre dans la relation, un malentendu, ou même ont donné lieu à un conflit ou une rupture de services. Le contexte discursif du segment, nommé extrait, a été conservé afin d’assurer la fiabilité de l’interprétation. Si plusieurs thématiques étaient évoquées lors d’une même prise de parole, celle-ci était segmentée (Grosz et Sidner, 1986). Les classements ont été réalisés par l’équipe de recherche composée d’une assistante et des auteures. Les interventions dont la classification était ambigüe ont fait l’objet d’une analyse d’équipe jusqu’à ce qu’un consensus soit établi. Cette étape a permis de produire le classement selon le MDSI de 344 segments portant spécifiquement sur les interactions interculturelles difficiles et communes aux cinq secteurs d’intervention.

La deuxième étape s’est attardée à comprendre la nature des interactions dans ces segments. Ceux-ci ont à nouveau été analysés afin d’en faire ressortir les convergences thématiques en utilisant la même méthodologie qu’à la première étape. Du classement thématique a émergé une typologie des réactions relatées par les intervenant·e·s au sujet de leurs interactions interculturelles problématiques.

Enfin, les segments ont été étiquetés et classés pour analyse par le logiciel SAS de manière à observer la répartition des segments pour chaque type de réaction et par stade de SI afin de les comparer entre elles.

Les résultats de la recherche sont présentés en quatre sections : 1) le classement des segments selon les stades du MDSI, 2) la typologie des réactions lors d’interactions interculturelles problématiques, 3) des exemples de réactions dans les interactions interculturelles difficiles et 4) la description des stades de SI selon les réactions.

Classement des segments selon les stades du MDSI

En réponse à la première question de recherche, le tableau 2 présente le classement des segments en fonction de leur répartition selon les stades du MDSI, tous secteurs confondus. Des 344 segments recensés, une majorité, soit 53 %, exprime des positions représentatives d’une vision du monde ethnorelativiste. Une infime portion des segments exprime des positions aux extrêmes du continuum, le déni (2,62 %) ou l’intégration (0,58 %).

Tableau 2

Interactions interculturelles et stades de MDSI

Interactions interculturelles et stades de MDSI

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Typologie des réactions lors d’interactions interculturelles problématiques

Faisant suite au premier classement selon les stades de MDSI, l’analyse de contenu a permis de préciser la nature des positions des intervenant·e·s en regard de leurs interactions interculturelles difficiles et ainsi de répondre à la deuxième question de recherche. Un éventail de « réactions » émerge des 344 segments recensés, et une typologie comprenant quatre grands types de réaction s’en dégage : blocages, défis, souhaits et solutions. Le tableau 3 en fournit la description.

Tableau 3

Typologie des réactions face aux interactions interculturelles problématiques

Typologie des réactions face aux interactions interculturelles problématiques

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Une bonne part des segments recensés (46 %) montre que pour les participant·e·s les interventions interculturelles difficiles représentent des défis, que les difficultés rencontrées ne leur semblent pas insurmontables, mais qu’elles requièrent des actions de remédiation. Par ailleurs, une autre part importante des segments (36 %) offre des solutions.

Réactions dans les interactions interculturelles difficiles : exemples

Voici quelques exemples de propos tenus par les participant·e·s. Les sigles suivant les citations se réfèrent au service concerné : POL pour policiers, SIM pour Service des incendies de Montréal, CLE pour centres locaux d’emploi, BIB pour bibliothèques, US pour Urgences Santé.

Les occurrences classées sous le type de réaction « blocages » expriment des situations d’interférence, voire des empêchements à l’interaction et à la relation de services : méfiance, frustrations, incompréhensions, préjugés individuels. Mais les blocages révèlent également les barrières organisationnelles et structurelles comme celles de la langue de communication. Voici, au stade du déni, les propos d’un policier qui explique que ses expériences et son contexte de travail ont façonné sa vision actuelle :

Quand je suis rentré dans la police, je n’avais pas de préjugés. (…) C’est à force de faire des appels, tout le temps la même affaire, la même façon, (…) que j’suis venu à en avoir. (…) Des Noirs, il n’en avait pas à Québec (…) pas d’Arabes, pas rien.

POL

Au stade de défense, un blocage peut provenir de la crainte que les personnes issues de l’immigration mentent, ou imposent leur pratique culturelle, comme l’exprime un pompier premier répondant dont les collègues ont craint qu’un nouveau pompier musulman impose ses traditions culinaires. On lui a donc servi du porc tous les jours pendant un mois après son arrivée à la caserne[2]. Les pompiers premiers répondants auraient voulu une attitude humble et docile de la part du nouvel arrivant, exprimant les rapports de pouvoir propres à ce stade :

Tu vois, c’est souvent ça. À un moment donné (…) il essaie de nous imposer de quoi. Parce qu’il ne nous a pas demandé à genoux, en suppliant, (…) on pense qu’il a manqué de respect, alors, on va le lui faire payer.

SIM

Au stade de la minimisation, le blocage prendra la forme d’une négation des différences en se référant exclusivement à l’universalisme humain :

Nous sommes tous des êtres humains. Comment on a accueilli l’autre, c’est l’ouverture à l’autre. Moi je vois quelqu’un en face de moi, je ne vois pas un Noir, je vois pas un Blanc, je vois une personne. Pour moi c’est tout. (…) C’est dans le meilleur des mondes possible ça, t’es candide.

CLE

Lors de la transition des stades ethnocentriques aux stades ethnorelativistes, les blocages appartiennent aux autres, non à soi-même. L’exemple est celui de l’intervenante ayant conscience que son collègue réagit sans admettre la diversité des comportements et sans accepter que ces comportements possibles puissent être différents de ce qu’il en attend :

Avec les paniers de Noël (…) il y a quelqu’un qui a dit juste un petit merci. (…) J’ai entendu chialer pendant 45 minutes parce que le gars n’a pas sauté de joie quand on lui a donné le panier de Noël. Peut-être que dans sa culture, c’était un petit peu différent. (…) Oui, on veut aider les autres, c’est une prémisse, mais il faut comprendre que des fois, on se projette dans l’autre personne. (…) Si on recevait la même aide, (…) on s’attend à une réponse en se projetant. (…) Ce qui arrive, c’est la déception, la problématique, c’est souvent de l’interprétation.

SIM

Dans le deuxième type de réaction, où les situations interculturelles difficiles sont décrites comme des défis, les participant·e·s expriment leur inconfort, mais aussi la volonté de s’ouvrir aux questions de la diversité et d’apprendre de leurs pairs. Durant le premier stade de la vision du monde ethnocentrique, celui du déni, les défis peuvent être liés à l’ignorance que certains codes culturels sont incompatibles entre eux; les individus qui y adhèrent pouvant alors entrer en conflit :

Ils ne se parlaient pas. (…) Ils étaient vraiment à l’opposé. Innocent comme je suis, j’ai mis les deux ensembles sans le savoir. (…) Ça a fini qu’on a dû arrêter le cours parce que ces deux-là pouvaient pas être assis dans la même classe.

US

Au stade de défense, les défis deviennent, par exemple, le manque de temps ou une attente dite « irréaliste ». Une bibliothécaire explique le manque d’adaptation des intervenant·e·s aux besoins des prestataires parce qu’ils transposent leurs propres attentes envers une bibliothèque, quand les prestataires ont leurs propres attentes, par exemple, celle de pouvoir y laisser leurs enfants seuls :

Maintenant pour la clientèle qui vient en bibliothèque, elle n’a pas demandé la super diversité. Moi je viens en bibliothèque pour mon livre, entre autres. Des fois, je viens pour socialiser; j’ai un atelier de tricot. Alors au niveau des attentes, certains [ìntervenants] sont confrontés à la réalité qui leur est imposée; faut penser à ça.

BIB

Au stade de la minimisation, une réaction du type « défis » consistera à dire, par exemple, que tous les contrevenants de la route sont identiques et que les policiers ne sont pas racistes :

[Femme arrêtée dans son auto] Elle a fini par s’identifier (…) J’ai dit : « Bon, c’est parfait! (…) Bien, c’est comme si, à un moment donné, on fait tous souvent ça (…). Sors-moi pas la carte du racisme, c’est tellement pas ça. » Je pense qu’ils le voient bien que (…) ce n’est tellement pas ça (…) Je lui ai dit : « Bien, voyons, on est dans le noir, on est à je ne sais pas combien de mètres de toi. Je ne t’ai jamais vue! Je ne sais pas du tout qui conduit le véhicule. Ne te sens pas persécutée, c’est pas toi (…). Il y a eu faute. On verra si on va te donner un ticket ou pas. »

POL

Cependant, lorsque les réactions de défi interviennent dans le cadre d’une vision ethnorelativiste du monde, les intervenant·e·s expriment le besoin de s’informer sur les parcours et les expériences des prestataires ainsi que sur leur expérience d’immigration. Si l’intervenant.e exprime de l’inconfort, il ou elle a l’intention d’acquérir de nouvelles connaissances :

Un réfugié n’est pas [là] par sa propre volonté. Ce n’est pas lui qui a décidé de se préparer à [émigrer] (…) Il y a des traumatismes aussi et ça ne paraît pas. Ils ont vécu des traumatismes en urgence. Beaucoup dans l’urgence, beaucoup dans le stress. J’en ai rencontré qui ont de la misère à ne pas être encore toujours en urgence (…). Le changement ne se fait pas automatiquement parce qu’on débarque au quai de l’avion. (…) Oui d’avoir eu un cours là-dessus. (…) Moi c’est à force de travailler avec ces gens-là (…).

CLE

Au stade d’adaptation, les défis appellent un changement de comportement et une adaptation à la situation :

[Parents qui laissent leur enfant seul en bibliothèque] Je le vis aussi, et j’ai dû expliquer à des parents : « Je comprends et merci beaucoup de la confiance que vous nous accordez, mais le problème c’est qu’on ne vérifie pas qui rentre et qui sort. C’est un endroit public (…) mais on ne carte pas les gens. C’est bien de ne pas les carter, mais du coup on n’a pas le contrôle. » Mais c’est sûr que ce n’est pas encore une fois une mauvaise intention.

BIB

Au stade de l’intégration, le défi est de transférer les connaissances acquises dans le domaine privé afin de faciliter les échanges interpersonnels dans la sphère professionnelle :

(…) Moi j’ai grandi à Parc-Extension, j’ai une famille raciale (sic).

BIB

Passons au troisième type de réaction, celui qui consiste à formuler des souhaits. Face à des situations interculturelles difficiles, certains intervenant·e·s montrent un désir de continuer à interagir dans des contextes interculturels, mais avec des pratiques bonifiées. Ce type comprend des représentations impliquant un changement d’ordre collectif et structurel : création d’outils, organisation d’activités, formations aux CI, éducation citoyenne, impartialité dans le travail.

Aucune réaction sous forme de souhaits ne s’observe au stade du déni. Au stade de défense, un intervenant souhaite que les deux parties aient une plus grande ouverture d’esprit, parce que seul, il ne peut réussir une interaction interculturelle :

[En réaction aux commentaires de X sur la nécessité pour les pompiers d’être ouverts d’esprit] Ça va des deux côtés, ça va aussi pour les différentes ethnies qui nous accueillent, qui veulent recevoir le service. Il faut qu’ils soient aussi ouverts que la personne qui va donner le service.

SIM

Au stade de la minimisation, l’intervenant souhaite que son service bénéficie d’une meilleure image afin de faciliter ses propres interventions :

C’est sûr que c’est plus facile [passer par des pompiers « ethniques »], la communauté haïtienne, on a un Haïtien, là on ouvre des portes. Ça veut pas dire que c’est notre meilleur. Ce n’est pas parce qu’il est Haïtien que c’est le meilleur non plus. Tu as raison, mais il faut être dans leur petit monde, dans leur ghetto pour qu’on puisse dire : « Hey, regardez les pompiers sont vos amis. »

SIM

Un grand nombre de segments classés comme souhaits expriment une vision ethnorelativiste. Au stade de l’acceptation, on retrouve le souhait d’apprendre et surtout de partager des connaissances sur les pratiques culturelles de diverses communautés :

De votre point de vue, quand vous parlez de formation, je ne sais pas si c’est tout le monde qui est exposé à différentes moeurs, différentes cultures, mais du point de vue de l’intervention dire : c’est un musulman, entre tel et tel temps de l’année, c’est le Ramadan. Porter attention à ça (…) avoir une petite idée, [que] peut-être ils sont faibles à cause de ça. Dans les communautés orthodoxes plus fermées, (…) les femmes ne parlent pas aux hommes. Juste des petites particularités qui seraient pertinentes en intervention.

SIM

Au stade de l’adaptation, le souhait est exprimé comme une responsabilité commune et structurelle d’un service :

[M]oi, j’entends souvent dire que les immigrants doivent s’adapter. Mais je n’ai jamais entendu dire que les gens d’ici doivent aussi adapter. Parce que c’est l’échange. (…) C’est vrai si on tombe dans le majoritaire, minoritaire etc., « nous c’est notre pays, vous vous venez. » Je comprends un peu ça, mais il faut que chacun fasse un p’tit pas pour qu’on puisse tous être en harmonie.

CLE

Dans les réactions du type « solutions », les intervenant·e·s valorisent l’inconfort que suscite la différence culturelle parce qu’il conduit à de nouvelles connaissances et de nouvelles perspectives. S’y retrouvent des solutions trouvées, individuellement ou collectivement : des apprentissages en contact avec les autres, des expériences personnelles, des échanges et rencontres, de l’entraide, un accompagnement personnalisé.

Ces solutions ne sont paradoxalement pas toujours adoptées au profit de l’interaction interculturelle : par exemple, au stade du déni une solution peut indiquer que ces interventions étant difficiles, les intervenant·e·s estiment avoir d’autres priorités que de traiter les prestataires de manière différente :

Je pense qu’on n’a pas à traiter nos citoyens issus des communautés culturelles différemment de la population en général. Je rentre de force chez une famille québécoise (…) Je pense pas que j’aie à désamorcer [les mécontentements] là aussi.

POL

Au stade de la défense, les solutions peuvent être d’éviter les interactions interculturelles parce qu’il est plus facile, plus convivial d’intervenir auprès de membres de son propre groupe :

Moi, en tant que client ou en tant qu’agent, c’est pareil quand je vais quelque part. Si je vois quelqu’un [du même groupe culturel que moi] je me sens plus confiant avec cette personne qu’avec une autre (…) On se sent plus à l’aise de parler de certaines choses, (…) Et la personne est beaucoup plus ouverte à partager des choses avec nous que quand ce n’est pas le cas.

CLE

Au stade de la minimisation, le service offert (urgence médicale, incendie) passe avant toute considération interculturelle parce que les objectifs d’une interaction se situent sur le plan humain et non culturel; les différences culturelles doivent s’aplanir devant cet objectif principal :

Je regarde tous les commentaires et les exemples depuis tantôt, c’était super intéressant. T’as ta job à faire. Quand il y a de l’urgence, il y a de l’urgence (…)

POL

Toutefois, les segments les plus nombreux décrivant des réactions prenant la forme de souhaits appartiennent à la vision ethnorelativiste. Au stade d’acceptation, les intervenant·e·s proposent de rencontrer des membres des communautés culturelles et de démystifier tous les préjugés, de poser toutes les questions, qu’elles semblent acceptables ou pas :

Moi ce que je trouverais intéressant, ce serait quelqu’un de chaque origine [vienne] aujourd’hui [comme] les personnes africaines. Il y a un Africain qui rentre, il est super open, il ferme la porte, il dit : « Dites-moi tous les préjugés que vous avez! Fait que là, ça shoot, ça shoot. » Il n’y a aucun filtre et ça ne le dérange pas. Il explique un peu comment il voit ça, sa vision de penser, pourquoi c’est comme ça. Faire comprendre à certains policiers qui ont plus de misère avec ça pourquoi ils réagissent comme ça, c’est quoi leur culture, etc. »

POL

Au stade de l’adaptation, une intervenante aura acquis les connaissances nécessaires sur les codes culturels pour lui permettre d’interagir avec prudence et respect, avant même d’entrer en poste :

Ce qu’il y a de particulier, dans les relations interculturelles, c’est qu’on a des coutumes, on a des façons de voir qui vont être très confrontantes (…) Quand tu te présentes à la mosquée (…) C’est au moins d’être conscient et après ça prendre le temps de s’expliquer mutuellement, mais (…) au moins, si tu le sais d’avance, ça ne créera pas une friction pour rien. Tu es capable de désamorcer plus facilement.

POL

En conclusion, ces réactions sont nuancées quant au développement des CI puisque, à l’intérieur même de chaque stade du MDSI, elles varient. Par ailleurs, le constat le plus important concerne le lien toujours présent entre les connaissances, les attitudes, les comportements individuels et l’influence du contexte, celui-ci étant omniprésent dans les propos des intervenant·e·s.

Stades de SI et typologie des réactions

Dans un deuxième temps, nous avons voulu voir si d’un point de vue statistique, il y avait des différences significatives dans la répartition des stades de SI par type de réaction. Cette répartition a été calculée à l’aide d’une analyse de la distribution avec un test du khi-deux exact avec simulations de Monte Carlo. Le tableau 4 illustre la distribution des segments pour chaque type de réaction et par stade.

Tableau 4

Stades de SI et typologie des réactions dans les interactions interculturelles

Stades de SI et typologie des réactions dans les interactions interculturelles

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Afin de déterminer si le stade ayant la plus grande proportion d’occurrences domine statistiquement sur les autres stades, la proportion de chaque stade de SI ainsi que son intervalle de confiance à 95 % ont été calculés. En étudiant le chevauchement des intervalles de confiance, nous avons pu déterminer si la proportion dominante était significativement supérieure aux autres stades de SI. En gras dans le tableau 4 se trouve la dominante pour chaque composante.

Pour les blocages, la dominante du stade de défense ne diffère pas des autres stades du MDSI de manière significative, ce qui indique que les occurrences de cette catégorie se situent vers la gauche du continuum, donc marquent une tendance vers l’ethnocentrisme. Pour les défis, la dominante du stade de minimisation ne diffère pas des autres stades de SI sauf pour la défense, ce qui signifie que les occurrences montrent là une tendance vers le milieu du continuum de SI, mais toujours dans des stades ethnocentristes. Pour les souhaits, la dominante d’acceptation ne diffère pas de manière significative de tous les autres stades du MDSI, témoignant d’une tendance vers le milieu du continuum. Bien que la dominante soit l’acceptation pour les souhaits et les solutions, les souhaits se situent donc plus à gauche sur le continuum que les solutions. Finalement, pour ce qui est des solutions, la dominante d’acceptation diffère statistiquement du stade inférieur de minimisation, mais ne diffère pas du stade supérieur d’adaptation, ce qui situe cette composante vers le milieu du continuum de SI, révélant donc une tendance ethnorelativiste.

Ensuite, afin de comparer la moyenne du score de SI entre les composantes de la typologie, le score du MDSI (codé de 1 à 6, 1 = stade le plus à gauche – déni – et 6 le plus à droite – intégration) a été comparé à l’aide d’une variante du test de Cochran-Mantel-Haenszel. Les tests montrent qu’il y a une différence significative entre le score moyen pour toutes les paires de composantes (entre blocages et défis, blocages et solutions, blocages et souhaits, puis entre défis et solutions et entre défis et souhaits). Seules les moyennes de solutions et de souhaits ne diffèrent pas significativement; la moyenne du score pour cette paire est comparable aux autres paires.

Finalement, des régressions logistiques à un facteur comparent la proportion de chaque stade de SI entre les quatre types de réaction afin de voir s’il y a des différences significatives entre elles. Ces tests montrent que les proportions du MDSI diffèrent significativement (p<0,001) entre toutes les catégories (blocages, défis, souhaits et solutions), sauf pour ce qui est du stade d’intégration (p = 0,85).

*

Dans notre étude, nous avons analysé la réalité des intervenant·e·s de cinq secteurs publics en matière d’interactions interculturelles, telle qu’exprimée lors de groupes de discussion semi-dirigés. À partir des transcriptions du corpus Traits d’union tirées des groupes de discussion, 344 segments liés aux interactions interculturelles difficiles ont été analysés afin d’en proposer un classement selon les stades de SI. L’analyse de ce classement a fait émerger une typologie et celle-ci a été mise en lien avec les stades de SI.

Stades du MDSI

En réponse à la première question de recherche, qui visait à déterminer le stade de sensibilité interculturelle (SI) exprimé par les intervenant·e·s en fonction des situations problématiques rencontrées, on constate une tendance vers la droite du continuum puisque 53 % des 344 segments recensés expriment des propos majoritairement ethnorelativistes. Ces données indiquent que les propos rapportés tendent à se situer vers la droite du continuum dans les trois stades les plus avancés du développement de la sensibilité interculturelle. Ce constat confirme les résultats des études qui ont montré qu’une proximité de contacts interculturels amenait en général une SI plus élevée (Rhéaume, 2017; Girard et Bérubé, 2020).

Typologie de réactions

La deuxième question de recherche portait sur une classification des représentations en interaction interculturelle. L’analyse de contenu des propos des participant·e·s a fait émerger quatre types de réaction : blocages, défis, souhaits et solutions. Cette typologie corrobore la littérature existante puisqu’elle illustre de manière concrète la variété des stratégies adoptées pour éviter, contredire, accepter ou adapter les implications de la différence culturelle; chaque type de réaction exprime une manière d’accueillir ou de repousser les différences interculturelles lors d’interactions (Bennett, 1986; Hammer,Bennett et Wiseman, 2003; King et Baxter Magolda, 2005; Rhéaume, 2017)).

La distribution des occurrences par stade de SI a permis de comprendre que les deux premiers types de réaction, les blocages et les défis, se retrouvent principalement dans la vision du monde ethnocentrique du MDSI (Bennett, 1986, 2004, 2017; Hammer,Bennett et Wiseman, 2003). Plus précisément, les réactions de blocage signifient que les différences culturelles sont perçues comme une menace à sa propre culture. Selon les représentations, ce sont principalement des facteurs externes, indépendants de la volonté des intervenant·e·s, qui interfèrent, voire empêchent l’interaction et la relation de services. En somme, les représentations des intervenant·e·s maintiennent la distance en utilisant la dichotomie « Nous/Eux » (King et Baxter Magolda, 2005; Rhéaume, 2017).

Les réactions qui apparaissent dans le plus grand nombre de segments sont celles de défis (46 %), c’est-à-dire la description d’une situation problématique liée à la différence interculturelle comme une invitation à poursuivre l’action malgré les difficultés. Il s’agit d’une situation dans laquelle l’intervenant·e pourrait dispenser ses services dans certaines conditions, qui restent à déterminer, ou moyennant certains correctifs à apporter. Les défis construisent donc des moments de transition qui invitent à dépasser l’ethnocentrisme. Nos résultats convergent avec ceux de Bennett (2017) pour qui l’individu ethnocentrique construit des frontières entre lui-même et les autres, de culture différente. À l’opposé, la vision ethnorelativiste incorpore la différence de l’autre dans son processus décisionnel. Montrer comment le fait de voir les interactions interculturelles comme des défis à relever constitue un moment de transition de l’ethnocentrisme vers l’ethnorelativisme est certainement la principale contribution de notre recherche à la littérature existante.

Les réactions de souhaits ont une dominante plus à droite sur le continuum, correspondant au stade d’acceptation du MDSI, dans la vision du monde ethnorelativiste. Cela s’explique parce qu’elles expriment l’intention et l’ambition d’apprendre à connaitre les références culturelles différentes des siennes propres et à trouver, individuellement, mais le plus souvent collectivement, des mécanismes pour surmonter les blocages et relever les défis rencontrés dans la relation de services. Les questions posées par les intervenant·e·s et les informations fournies par les prestataires de services permettent de connaitre la perspective de l’autre sans nécessairement l’intégrer, ni apporter des changements aux interactions subséquentes (Pernell-Arnoldet al., 2012). Les intervenant·e·s qui expriment ces souhaits sont plus aptes à lire une même situation de plusieurs points de vue, car leur répertoire de connaissances culturelles est plus étendu (Bennett, 2004). Ils sont également plus portés vers le collectif, à la recherche de changements organisationnels et structurels.

Ces deux types de réaction, souhaits et solutions, trouvent également écho dans la littérature. À plusieurs égards, on peut y voir des situations de réussite, potentielles ou actuelles, ce que King et Baxter Magolda (2005) considèrent comme l’objectif des CI. Souhaits et solutions convergent vers les trois dimensions de l’interaction interculturelle réussie selon Fantini et Tirmizi (2006) : 1) développer et maintenir des relations, 2) communiquer efficacement et de manière appropriée avec une perte ou une distorsion minimale et 3) atteindre la conformité et obtenir la coopération d’autrui.

Les analyses statistiques ont permis de constater que la SI qui se manifeste dans les réactions des intervenant·e·s pouvait varier significativement en fonction du type de réaction, laissant entrevoir qu’elle n’est pas un concept statique (Bennett, 2009; Bourjollyet al., 2006) et qu’elle est à la fois tributaire de la situation, donc de l’individuel ainsi que du contextuel. Les différents types de réaction identifiés ici contribuent à une meilleure connaissance de la compréhension des conditions d’ouverture à l’autre et de la progression qui va de la fermeture à l’ouverture à la diversité explorée par divers auteurs (Chen et Young, 2012; Cohen-Emerique, 2015; Demorgon, 2005; Griffith et al., 2016; Gudykunst, Ting-Tomey et Chua, 1988; King et Baxter Magolda, 2005; King, Baxter Magolda et Masse, 2013). De notre point de vue, la variété des réactions face aux interactions interculturelles problématiques démontre que le comportement est tributaire, non seulement des individus en interaction, mais également du contexte plus large : social, organisationnel, politique, historique, comme l’ont montré d’autres chercheurs (Bartel-Radic, 2009; Deardorff, 2015b; Rhéaume, 2017; Spitzberg et Changnon, 2009; White, 2017). Notre étude fournit une nuance supplémentaire : les propos des intervenant·e·s montrent des préoccupations tant individuelles que collectives. Cette typologie des réactions permet donc de constater que les dimensions individuelles et contextuelles s’influencent mutuellement lors d’interactions interculturelles; le développement de compétences interculturelles aurait donc avantage à en tenir compte.

Enfin, un dernier constat : si la SI peut être conçue comme une mesure du développement des compétences interculturelles des intervenant·e·s à titre d’individus, la référence omniprésente aux contextes, structurels et organisationnels, permet d’appliquer le concept de SI aux organisations et aux secteurs publics eux-mêmes, chacun ayant leur propre stade de développement, du déni à l’acceptation et l’adaptation (Bennett, 2016). Les intervenant·e·s peuvent être limités dans leurs interventions par la SI organisationnelle autant qu’ils peuvent être invités par leur institution à une plus grande SI (Bartel-Radic, 2009; White 2017). Dans le cas spécifique du Québec, avec le débat multiculturalisme-interculturalisme (Rocher et White, 2014; Rachédi, Le Moing et Brunet, 2020), le contexte pourra influencer la réaction des intervenant·e·s, oscillant entre blocage et solutions.

Basée sur un nombre limité de volontaires (n = 85), notre étude pourrait être reproduite dans d’autres organismes de services publics afin de présenter un portrait plus complet des CI des employés et ainsi mieux préparer les formations à venir. Le nombre limité de nos participants (n = 85) et surtout le fait qu’ils étaient tous volontaires nous obligent à envisager la possibilité qu’ils avaient une SI supérieure à celles de leurs collègues.

Un angle complémentaire sociopolitique pourrait aussi fournir des données explicatives et contextuelles qu’une analyse de contenu ne peut offrir. Par exemple, l’étude pourrait être enrichie de données démographiques pour chacun des secteurs concernés. L’examen du profil sociodémographique des intervenant·e·s (origines, langues parlées, lieu de naissance, etc.), pour chaque service, pourrait également expliquer les différences de réaction.

En conclusion, le MDSI est un concept opératoire ayant permis d’explorer les représentations des interactions interculturelles des intervenant·e·s d’organismes publics tout en mettant en lumière l’omniprésence du contexte. Classer ces représentations selon le type de réaction lors d’interactions interculturelles problématiques apporte une compréhension nouvelle de la réalité contextuelle des intervenant·e·s. Ce constat peut s’avérer utile si l’on cherche à mieux outiller les intervenant·e·s, dans le cadre de formations, par exemple. De plus, l’analyse des types de réactions dans les interactions interculturelles en lien avec le niveau de SI a ainsi permis d’apporter des nuances à ce qu’on sait déjà. On peut retrouver des niveaux de SI différents en fonction du type de situation, ce qui permet d’illustrer une dynamique importante, à savoir que la réaction de l’intervenant·e est tributaire du contexte et que plusieurs facteurs peuvent affecter la SI d’un individu. En d’autres mots, la SI des individus est tributaire du contexte et le contexte est lui-même tributaire de la SI des individus. La typologie de la présente étude permet de constater que les dimensions individuelles et contextuelles s’influencent mutuellement puisque la réaction dans l’intervention est orientée autant par la situation elle-même que par les dispositions des intervenant·e·s. Il s’agit d’une considération incontournable dont il serait utile de tenir compte lors des formations en compétences interculturelles. Enfin, la méthodologie mixte basée sur une analyse de contenu et une analyse statistique à partir des stades du MDSI était pertinente pour mieux comprendre les compétences interculturelles des intervenant·e·s du secteur public.