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La quatrième de couverture de ce livre le présente comme un ouvrage d’histoire, “analysant [un] moment de l’histoire urbaine de Paris”, plus tard précisé dans le corps du texte : en gros trois quarts du XVIIe siècle, “de l’arrivée d’Henri IV le 22 mars 1594 au départ de Louis XIV vers Versailles à la fin de l’automne 1673”. C’est le Paris des premiers Bourbons qui va faire le sujet de l’enquête. L’émergence de la modernité y est saisie dans la façon dont elle travaille ce qui va devenir la Ville, et tout l’ouvrage épie une sorte de vie de la ville, animée d’abord par la volonté des monarques ou du “Grand Voyer” (Sully), les choses semblant ensuite présider à leur propre changement, passives et actives, narrées à la “voix moyenne” qu’essaient de représenter les verbes réfléchis ( par exemple: “Ligne dans le texte urbain, mobilisant le sens, elle s’écrit horizontale […] Recueil des pas et des passages, inventaires des habitudes, la rue déploie ses histoires et ses aventures. Par elle, dans le surgissement des édifices, se donne le sens de cette violence faite à la terre. Par le cadastre qu’elle assigne au terrain, se trament les récits d’une ville.” 121).

Il y a ainsi dans les deux premiers chapitres[2] une histoire plus traditionnelle, avec d’un côté des agents (Henri IV, Sully), des projets et des cartes, et de l’autre des choses et des contraintes. Le souverain et Grand Voyer “pensent” la Ville et le résultat de la rencontre dans cette pensée du projet des agents et de la résistance de la ville est l’“édit”, mise en acte de la transformation. Ce à quoi les nombreuses histoires de Paris et de la-ville-en-général nous ont habitués, sur le modèle de l’Histoire traditionnelle en général, qui se présente comme le récit d’agents transformant le monde.

Mais très vite l’auteur nous propose un autre parcours et une autre histoire, et nous comprenons que l’espèce de subjectivité qui saisit Paris devant nous animé et sujet de sa propre transformation (“Paris redessine alors son urbanité, se délestant […] de ses aspérités”), est plus qu’une figure de style, ou la notation d’une accélération du temps qui, comme dans les films documentaires nous offrant l’éclosion d’un fleur, révèle à l’historien l’évolution de son objet[3]. Ce dont parle le livre, c’est du Paris vécu, sujet ou objet, on ne sait plus et peu importe, de l’habitus de ses habitants, habitude et habitation retrouvant ici leur cousinage étymologique.

C’est ce que rassemble le terme “urbanité”, éponyme du volume. En retrait, en amont, à la fois d’urbanisme (compris comme le contrôle et la transformation de l’espace urbain par les édits) et d’urbanitas[4] (comprise comme l’ensemble émergent de conduites d’une civilisation urbaine, celle qui se met en place dans les faits et dans les textes de la période étudiée par DV), l’urbanitéparisienne[5] tente de désigner la transformation des choses par les conduites et des conduites par les choses, la Ville et ses agents/habitants/usagers se soumettant mutuellement à un proccessus de transformation en boucle récursive.

C’est là la grande innovation méthodologique de ce livre, qui importe ainsi dans le champ des études sur le XVIIe siècle un type de réflexion amorcée en sociologie, et dont Bourdieu par exemple a montré la pertinence en adoptant naguère l’habitus comme terme recteur de sa réflexion[6]. En fait, bien des “essais” historiques sur Paris, nombreux dans les trois dernières décennies[7], avaient adopté une démarche semblable, l’urbanitas étant devenue une manière d’écrire l’Histoire en rupture avec l’Histoire événementielle. Mais DV annonce clairement la situtation de son urbanité au carrefour de deux séries de textes : les documents (qui nous donnent, séparément, les vouloirs et les “choses”) et les Mémoires et textes de fiction, qui nous livrent des conduites. On comprendra peut-être mieux en mettant en regard d’un côté le plan de ville qui fait voir un état de la ville pris comme terminus a quo, puis l’édit, qui annonce le pourquoi de la décision, la volonté de l’agent et les injonctions du fonctionnaire, et d’autre part un texte — pour en prendre un très connu — comme la Satire de Boileau sur les embarras de Paris (171 sq.), qui “dit” en fait la même chose, mais sous forme de récit de fiction relatant un vécu, c’est-à-dire une conduite, formation de compromis entre une résistance et un projet (aller “en un certain endroit”) dans le va-et-vient ordinaire de la fiction entre une conscience et un état de choses.

On comprendra mieux alors les titres peu orthodoxes des sections suivantes, successivement : “le Fil de la rue”, “La rue et ses matières”, “La Rue et son personnel”, “Histoire de Pieds”, “Histoire de roues”, qui graduellement immergent le lecteur dans le vécu urbain, le pied et la roue finals étant moins des objets “dans” une rue que deux points où s’articulent le lieu et son habitation, déterminant deux manières de vivre celui-ci.

Tout ceci, finalement, vise à établir l’urbanité comme l’objet d’étude que se donne une méthode qui veut “indifférencier” son corpus, prenant pour “texte” aussi bien l’alignement de la rue — trace d’une volonté de “faire circuler” — que son pavage[8], et place les textes d’édits sur le même pied (ou la même roue) que les textes de romans. En retour, et c’est de bonne méthode, le corpus ainsi défini détermine la méthode, désormais repérable comme une sémiotique de la Ville, celle-ci laissant des signes aussi bien dans la pierre que sur la page[9], et plus “loin” encore dans la forme des bottes par exemple, ou dans l’évolution de la suspension des carrosses.

On concevra que le résultat d’une telle exploration “diagonale” (mais diagonale par rapport à quoi? une opinion “droite”, une ortho-doxie?) ne manque pas d’être nouveau et intéressant .

D’abord par l’abondance de renseignements, de “faits”, dirait l’Historien, rassemblés dans ce volume[10] : la sémiotique permet de reprendre ce que la si prospère Histoire du quotidien nous a appris récemment sur les époques révolues, mais elle n’évite l’éclectisme et l’irresponsabilité qu’en commençant par se plier, “tous azimuts”, aux exigences de rigueur et de complétude de tout travail scientifique, exigences qui pour être régies par un parcours différent du champ d’étude, n’en sont pas moins aussi nécessaires qu’inatteignables[11], et permettent d’éviter que le lecteur ait l’impression d’être amené aux conclusions par un vagabondage arbitraire. La solidité de la documentation de cette étude ne fait aucun doute; en fait, on se dit, à chaque pas, qu’elle est faite d’abandons plus ou moins douloureux de textes et de renvois qui auraient pu trouver place mais ont été sacrifiés à la rigueur de la démonstration et aux contraintes de l’édition.

Mais puisque tous ces faits sont immanquablement consignés dans des textes venus de ce que nous appelons des disciplines différentes (Histoire et Sociologie historique, Littérature, Histoire de l’Art pour l’architecture et l’horticulture…), textes accessibles en dehors du travail de DV, c’est leur voisinage et leur interconnexion qui fait sens, dans une construction systématique discrète qui engage toutes les “inter-” aux noms rauques qui furent naguère les attributs de la sémiotique (ou sémiologie, selon l’école) : interdiscursivité, interdisciplinarité, intertextualité. Qui sont, il faut le rappeler, des caractéristiques du texte que l’on a devant les yeux et non “l’environnement”, le “biotope” d’un texte qui serait en lui-même un et complet, mais aurait des “relations” avec d’autres. C’est de l’intérieur du texte que l’intertextualité étoile le sens et le déporte, ce que démontre très bien l’ouvrage qui nous occupe ici, à condition que le lecteur joue le jeu et suive DV dans les ouvertures inattendues qu’ouvrent constamment le croisement des pistes, les réseaux de la métaphore et de la métonymie, et les connotations des termes. On verra plus loin que certaines de ces invites sont parfois moins faciles à accepter.

On entre dans le Paris de DV par le Louvre, ce qui est paradoxal pour le voyageur, mais pas pour l’historien. Centre du royaume, le château royal nous est donné comme l’épicentre du projet de mutation qui va secouer tout Paris : de forteresse tutélaire de la monarchie médiévale, place fortifiée[12] protégeant hors de la première enceinte Paris contre son extérieur, puis intégré à la muraille, dedans-dehors, (54), le Louvre est le centre du “Grand Dessein” qui renouvelle, par les soins d’Henri IV et de Sully le Grand Voyer, tout le quartier de Saint-Germain l’Auxerrois, et celui de l’Arsenal. Devenu demeure royale, il est au fond maintenant tourné contre la ville qu’il protégeait, celle-ci, de la révolte des prévôts à la Ligue, ayant affirmé une autorité contestataire. Mais, si visible que soit dans les pierres le projet de maîtrise politique, il est indissociable de la transformation de la ville par son ouverture à la circulation (section 2 : “La maîtrise des voies”), et à sa vocation de production liée à la présence de la Cour (installation par décret d’une “colonie” — le mot est de Sauval — d’artisans sous la galerie du Louvre (55) qui devait, elle, loger les plus “illustres” du royaume.

La partie ensuite consacrée à Sully (“La maîtrise des voies”) tourne à la biographie intellectuelle, celle-ci faisant grand cas de son protestantisme[13], censé être la source de la propension au calcul de Sully, et à un rationalisme dans la conduite de l’État qui s’intéresse de près aux ressources financières, rationalisme lui-même lié au capitalisme naissant. Sully, modèle du “fonctionnaire”, qui cumule les charges, contrôle de près l’appareil d’État des secrétaires et des intendants, traque les manque-à-gagner dans les finances royales, est aussi la “machine à faire circuler” qui assure un passage au trafic des marchandises qui font la prospérité du royaume.

La rectitude de la rue (“Le fil de la rue”) alignée, son assainissement (“La rue et ses matières”) et son inflexion des comportements (“La rue et son personnel”), toutes transformations qui commencent sous Henri IV et Sully mais seront prolongées par les Bourbons, font émerger un Paris bourgeois : “médiocrité, uniformité, anonymat, contenance et convenance, propreté, sens de la sécurité, police, économie, vitesse, labeur, esprit des lois, procédure”, “à rebours des positions nobles et héroïques d’une urbanité savante qui fait le miel de l’Hôtel de Rambouillet, à rebours aussi de l’attitude impérieuse des Grands et des monarques qui transforment certaines aires de la ville en un théâtre monumental dédié à leurs gloires.” (181). Le calcul de l’efficacité et du gain d’une part, la “manière grandiose” des architectes au service des monarques se conjuguent ainsi pour ouvrir la ville en rues rectilignes, celui-là pour la vitesse (133 sq.), celle-ci pour la perspective, déterminant deux façons de vivre le même espace.

À ce point du livre (196), nous en sommes à deux urbanités (telles que définies par DV): celle du monarque et de son préposé aux voies, et celle du bourgeois[14]. Le reste de la section va en ajouter deux : celle du peuple et celle du noble. La première est aussi l’histoire d’une disparition, du “renfermement” des gueux — en deux temps (205) — que les chroniques, pour cacher sans doute leur malaise devant une opération qui déplace peut-être 40 000 personnes, décrivent comme un miracle. La seconde est cette transformation des moeurs couramment nommée urbanitas qui gagne progressivement, outre la noblesse courtisane qui circule de ses hôtels au Louvre et aux lieux de rayonnement des “illustres” que sont le Cours ou les Tuileries, la fraction de la bourgeoisie en ascension sociale.

Les deux sections suivantes, “Histoires de pieds” et “Histoires de roues” sont d’une autre facture : elles examinent respectivement la marche et l’usage du carrosse dans ce Paris nouveau. On est quelque part entre l’histoire du quotidien et la phénoménologie, entre aussi la fiction et les mémoires et les acteurs sont moins les choses et les hommes, que leur interaction, que la manière de vivre, l’habitude de l’habitant, l’habitus. Ces deux sections sont celles qui répondent le mieux au programme annoncé dans l’Introduction, même si, sous prétexte que s’y trouve le trottoir éponyme de l’ouvrage et signe d’une attention portée au piéton, le Pont Neuf occupe une bonne partie de la première, et un excursus canin nous penche sur Rousseau renversé par un chien “s’élançant à toutes jambes devant un carrosse” à la fin de la seconde. C’est dans la partie sur le carrosse qu’est réalisée au mieux l’intertextualité : édits, description technique artisanale, fiction, histoire, mémoires, contribuent tous à restituer ce que pouvait être le carrosse vécu, avec ses innovations techniques, son rôle de signe de progrès, de marqueur de classe et son imaginaire. Ainsi DV nous apprend combien la “commodité” (257), qui est dirait Aristote le carrosse en acte, distancie de la rue le propriétaire de carrosse (ce qui est ce qu’il cherche pour éviter les disgrâces boueuses du piéton) mais étend le luxe des intérieurs d’hôtels particuliers jusque dans la rue même, contact conflictuel que les ‘illustres’ avaient cherché à éviter en érigeant ces demeures fermées sur elles-mêmes, et qui suscite en réponse à la morgue ainsi affichée les conduites populaires de dérision et de haine manifestées par les huées des enfants qui courent, dans les premières années de l’apparition des carrosses, à leur poursuite. Le carrosse est une manière de ne pas sortir de chez soi, les huées rappellent l’existence d’un extérieur. Le carrosse dit la différence entre classes ET la volonté de ne pas la voir. Les huées répondent par la fascination de l’objet rare et éblouissant ET par la haine de la domination. On est dans un univers où l’“illustre” romanesque et l’“héroïque” cornélien sont, par leur avoisinement avec le vécu urbain, vus dans leur réalité conflictuelle. C’est dans ce genre de “pliage” de l’espace mental, qui rapproche deux “objets” historiques censés appartenir à des catégories différentes, qu’une étude comme celle-ci montre sa valeur.

Une conclusion ensuite, classiquement, nous donne la carte du parcours que nous avons suivi, résumant, reprenant, reliant les différentes sections entre elles en un projet linéaire. Il y a très certainement là une volonté délibérée mais discrète de tenir la composition même de LUP en porte-à-faux. Comme les sections ne sont pas numérotées (ni intitulées chapitres), elles sont en droit non-séquencées, le livre est espace et non voyage, le raisonnement et la lecture en droit étoilés selon des parcours que l’auteur ne contrôlerait pas. Une ville, en somme, dont les sections seraient les quartiers. La conclusion, comme un Grand Voyer, ouvrirait des voies, des perspectives comme l’on dit dans une à-peine-métaphore, pour ceux qui ne pourraient abandonner la linéarité du raisonnement ni la “manière grandiose”, monarchique et monoculaire, qui régit nos écrits et nos lectures.

C’est, bien sûr, une ruse : entre l’enfermement de qui tient à son intérieur, à ses habitudes, à son quartier et la vitesse de celui qui sait qu’il maîtrise les choses, il y a la flânerie : s’attarder, comme DV devant le trottoir du Pont-Neuf, s’étonner devant le neuf et lanterner dans le vieux. Ce compte-rendu a pourtant traversé l’ouvrage un peu à la Haussmann, droit devant, ouvrant des axes et pointant du doigt les “choses à voir”, Cicerone disert sur ce qu’il voit, mais par la force des choses incapable d’en mentionner toutes les richesses. Car à chaque pas métaphores et allusions détournent la phrase du vecteur qu’elle semblait suivre, suscitent des boucles et des retours, pontent brusquement des distances et nous convient à flâner : si le moment de découverte initial du trottoir a un côté proustien, dans la figure qu’il laisse imaginer du narrateur sur le Pont-Neuf, un pied sur le trottoir et un sur la chaussée, mesurant cette inégalité du sol comme Marcel du Temps retrouvé celle des pavés, ainsi l’invitation à la promenade et à la déterritorialisation du promeneur rappelle la jubilation du narrateur proustien devant la danse des clochers de Martinville : un espace espiègle qui se donne à voir autrement est la motivation de l’écrivain.

Il est rituel qu’un compte-rendu, après avoir fait la revue de ce qui est dans l’ouvrage, mentionne ce qui n’y est pas, en toute facilité bien sûr puisque l’encyclopédie est par définition plus vaste que le sujet. Il est donc assez vain de pointer des oublis “factuels”.

Seront mentionnées ici les absences qui semblent avoir une influence sur la structure de l’ouvrage et sur la définition du sujet et de la méthode.

Le premier des grands absents semblent être Braudel (et l’historiographie qui s’en réclame) .

Car une vision plus précise de la complexité des échanges aurait permis d’insister sur ce qui fait ce qu’on pourrait nommer l’exception parisienne, double. D’abord l’exception de la ville en général dans le tissu spatial français : il y a une urbanité fondamentale, qui reviendra longtemps dans la fiction (Balzac, bien sûr), qui est celle du provincial/paysan “monté” à la ville. Les portes et les murailles qui n’ont pas tout à fait encore perdu au dix-septième siècle leur signification défensive[15] restent le signe fort d’une rupture dans l’espace, qui permet le contrôle des choses (DV ne mentionne apparemment pas l’octroi) et des gens (l’espace “policé” des villes qui fait l’objet de LUP commence avec la présence des contrôles d’identité à la porte[16]), et qui porte à la fois angoisse, espoir et émerveillement. Cette urbanité n’est pas celle du touriste : elle met en présence conflictuelle les dangers de la campagne dûs à l’isolement (soldats et bandits) et les dangers dûs à la promiscuité (tire-laine), la pauvreté vivable et la richesse affichée et proche mais “verticalement” lointaine, l’identité innée et la solitude anonyme[17]. L’entrée en ville, jusqu’au milieu du XXe siècle où tout un chacun a des contacts avec elle[18], est donc un rituel complexe d’entrée dans un monde nouveau qui a son tour structure l’espace environnant : qu’on songe à l’angoisse qui assaillit l’apprenti Jean-Jacques, attardé dans sa promenade par définition champêtre et libre, lorsqu’il sait que la porte va, pour la nuit, lui fermer la ville, lieu du maître. Il est donc possible de soutenir que la ville en général garde dans l’espace européen un statut d’exception fort, que LUP masque quelque peu en ne voyant la ville que de l’intérieur (sauf pour ce qui y est nommé le “prétourisme” qui, lui, s’arrête aux ‘singularités’ d’une comparaison avec les autres villes).

Paris à son tour fait figure d’exception parmi les villes, due sans doute, comme le montre bien DV, à la présence de la Cour, qui au-delà de l’urbanité=urbanitas, mode de vie et vie de la mode, parangon de l’Europe, gauchit l’espace urbain autrement encore que les volontés royales ou les besoins immobiliers des courtisans. Paris est moins une ville de la circulation, du marché d’échanges, qu’un pôle de consommation (1/10 de l’économie du royaume, pense-t-on, vers 1660, juste avant le décentrement vers Versailles). Paris n’est ni une ville de redistribution (les ports, Bordeaux), ni une ville de contact, carrefour/axe d’échanges (Lyon). Il s’ensuit que Paris n’a pas les mêmes relations à l’échange que la plupart des villes d’Europe : elle est un lieu de convergence de l’argent et des pouvoirs, même si en retour repartent vers les provinces les largesses et les prescriptions royales. Le “faire circuler” de Sully et de son roi, qui occupe la première partie de LUP, change alors de sens, d’autant que tout le dix-septième siècle ne voit pas le capitalisme marchand comme nous le voyons. Ce siècle est mercantiliste, avec comme principale doctrine l’atttraction et la rétention de l’or et des monnaies fortes à l’intérieur du royaume, et comme croyance têtue la conviction que la somme totale de la richesse en Europe est constante; s’enrichir, c’est donc prendre à d’autres : acheter à l’extérieur de la matière première et revendre des produits à forte valeur ajoutée. L’aménagement, sous la galerie du Louvre d’Henri IV qui devait abriter les nobles, de logements d’artisans (54-55), serait alors l’icône de cette économie mercantiliste: les besoins de luxe des “illustres” faisant travailler des artisans, qui devenus maîtres en leur art, pourraient générer une exportation de produits de luxe.

Paris, comme le redisent tous les textes du XVIIe siècle, est “coeur”, avant comme après l’invention de la circulation du sang : centre obligé d’un circuit plus que d’une circulation (sens contemporain : somme des parcours des gens et des marchandises qui ne décrit pas forcément un cercle).

On peut alors regretter que dans ce Paris la Seine ne soit décrite que comme un intervalle qui doit être ponté : elle transporte en fait autant (?) que les routes et le port est bien un lieu d’arrivée très actif, à l’origine d’une urbanité de la distribution, centrifuge, qui manque au tableau des circulations. Une proportion importante (comment savoir?) des gens et des biens ne passe-t-elle pas d’une rive à l’autre en barques?

Finalement, pour ce Paris marchand et pour quasiment toute l’Europe dans toute la période étudiée, il n’est guère possible de se servir de la notion de capitalisme sans montrer (avec Braudel encore) que ce que nous entendons par ce terme est largement minoritaire et ajouter, avec K. Polanyi (que ce même Braudel, par contre, critique durement), que toutes les formations sociales qui ne connaissent pas l’échange marchand fonctionnent cependant selon des économies bien constituées que nous avons tendance à manquer parce que notre définition de l’économie est celle de l’échange. Attribuer donc au capitalisme, même “naissant”, “l’ouverture” de Paris à la circulation par Sully contribue de même à tirer vers l’aval de l’Histoire le tableau des circulations parisiennes, orientées selon un schéma centripète et non comme la somme de déplacements dans un espace isotrope.

Dans le même ordre d’idées, il semble maintenant qu’il faille résister au presqu’inévitable anachronisme qui lie toute lueur de rationalisme au cartésianisme. La science de Galilée et la logique cartésienne ne font finalement pas bon ménage, et de toute façon le XVIIe, s’il est bien le berceau de Descartes, n’est pas cartésien : avant d’être mis à l’Index en 1662, Descartes, célébré par Bossuet, est pour les autorités intellectuelles celui qui a inventé une nouvelle preuve de l’existence de Dieu. Il est accepté méconnu et interdit lorsque connu. LUP suit, constamment — certes avec certaines précautions oratoires — un fil directeur qui relie protestantisme, capitalisme, rationalisme et urbanisme mais semble finalement bien ténu : dans un contexte qu’on ne saurait accuser ni de protestantisme, ni de rationalisme, ni de capitalisme, la Cité Vaticane se dote en 1499 d’une Via Recta, dont le nom dit bien ce qu’il veut dire.

Le deuxième grand absent serait Machiavel, ou du moins ce complexe d’idées et de pratiques, plus méconnu que connu, qui parcourt les textes du XVIIe siècle sous les noms abominables de machiavélisme, de politique, ou de raison d’État.

Les liens du protestantisme, du capitalisme et du politique ont subi dans notre période plusieurs mutations[19], et il n’est donc pas étonnant que cette “vision du monde” puisse être interprétée autrement. Il reste que, dans un pentimento tardif (74) qui recentre le tableau, l’auteur prend la mesure des complexités des relations entre les deux religions, de celles-ci avec la désacralisation[20] de la fonction royale qui caractérise le parti des politiques et de toutes trois avec la philosophie politique antique et renaissante. Sully (et, présumons-le, Henri IV son maître) se retrouve représentant d’une pensée “hybride, péri-protestante” “où le religieux et le civil cohabitent involontairement dans le site de la conscience” (75), dont la Révocation de l’Édit de Nantes tenterait tardivement de se défaire. On peut n’être pas convaincu par la thèse de la liaison du calcul (et a fortiori du rationalisme) avec le protestantime, thèse qui a naguère parcouru l’historiographie de la période 1550-1650. De même que dans les guerres de religion se retrouvent du côté protestant des nobles qui, défendant leurs privilèges féodaux, n’ont dans ce système à deux valeurs (catholique/monarchiste vs. protestant/anti-monarchiste) d’autre moyen de s’opposer que de se faire protestants, de même le calcul (ratio), degré zéro du rationalisme et incontestablement bourgeois, rejoint le camp de l’opposition. Tout le domaine émergent du politique en relève, parallèlement à celui de l’économique. Mais ce politique, qui durant de longues années encore sera honni et taxé de machiavélisme[21], qui sera avec le protestantisme l’une des deux cibles de la Contre-Réforme, est, avant de se donner une doctrine, une formation de compromis qui regroupe catholiques et protestants “modérés” cherchant une alternative au conflit armé. Et catholiques et protestants “durs” ( voir les attaques constantes contre le “machiavélisme” : contre Catherine de Médicis par exemple, et au niveau théorique contre la “raison d’État”, toutes deux accusées des deux côtés) vitupèrent contre cette approche encore “artisanale” du calcul politique. On peut alors difficilement associer le protestantisme au proto-rationalisme, encore moins à sa version cartésienne[22], même si, effectivement, pour les protestants le monde peut être abandonné au calcul. À moins de séparer, comme le fait DV, un péri-protestantisme ouvert au calcul, et un protestantisme militant (comment l’appeler militant? Si les autres sont péri-, alors ce serait le coeur du protestantisme?), on ne peut guère persuader qui que ce soit que les rages anti-politiques de d’Aubigné et des polémistes protestants, sa condamnation sans appel de l’opportunisme et du calcul politique des Valois puisse avoisiner une quelconque raison. Pour ouvrir la voie du raisonnable (qui n’est pas la rationnalité), il est narrativement plus économique de mettre en vedette la nébuleuse des “politiques”, diffus et prudents, pour lesquels le calcul est affaire de pragmatisme et d’urgence, et d’improvisation à même l’événement[23], tout en rendant son dû à l’humanisme protestant déjà lointain sous Henri IV. Et si le désenchantement du monde ressemble bien au retrait hors du symbole de la présence réelle dans l’Eucharistie (100), il reste que le monde avait toujours été le livre, le recueil des signes où se lisaient et la gloire de Dieu et son absence, à l’exacte mesure de la Chute.

On ne peut se défendre dans ces pages denses (100-120), où l’on passe en quelques paragraphes de l’Eucharistie au régime du signe, puis au triomphalisme du roi divinisé, à la mathesis (attribuée à Descartes), à la théâtralisation des villes et des comportements, à la civilisation de l’honnête homme, au contrôle du corps, de penser que si l’on tombe volontiers d’accord que les phénomènes en général sont surdéterminés, et les causalités non-linéaires, en revanche la métaphore et la métonymie semblent régir ici les enchaînements, traquant moins les rétroactions des habitus que les parcours apparemment browniens d’un inconscient certainement à l’oeuvre dans toute étude du Siècle dit Grand, comme le prouvaient il y a peu J.-M Apostolidès et Louis Marin. Ne serait-ce que par l’acting out de cet inconscient bienvenu et de toute façon incontournable (merci Dr. Freud) qui a pour scène primitive meurtres (270)[24] et décapitations de rois, et autres prises de la Bastille (bouc émissaire du Louvre), l’urbanité parisienne renouvelle ainsi les études sur le XVIIe siècle, en explorant les replis “profonds” de notre conscience historique.

On ne se laissera donc pas égarer par la précaution postmoderniste et relativiste qui pluralise (Les urbanités parisiennes) le sujet du livre. Celui-ci traite bien en fait de l’urbanité parisienne entre 1590 et 1660 : ensemble totalisant de conduites et de choses, corps à corps de l’homme et du monde et vice-versa, les rues, les palais, les maisons et les rues étant successivement projet, entreprise et reliquat practico-inerte, ceci dans une boucle de rétroaction complexe et mouvante, mais constante. C’est le souci d’évitement de la dimension conflictuelle d’un tel système de systèmes signifiants qui pose côte à côte des habitus — les urbanités — qui (cela est dit au détour parfois d’une phrase) ont le conflit comme élément natif et mode de relation.

On se prend alors à rêver à une urbanité suivie dans les conduites mêmes : un livre d’histoire qui, sur le modèle des deux dernières sections (sur le pied et la roue), nous montrerait l’histoire racontée par exemple par la promenade (la circulation désintéressée), la fête (le contact euphorique), le vol (les tire-laine qui habitent la zone de subduction entre riches et pauvres), la traque (la police, les archers du guet qui rétablissent les “descentes” passées sous silence entre les lieux socialement dénivelés), la Messe (qui réagglutine en quartiers solidaires l’espace lisse de la ville), etc., selon une lecture des choses habitées (des signes) et non plus par les causalités linéaires et monoculaires qui ordonnent en perspective un état, un projet, un homme et une idéologie.

Une telle Histoire n’est peut-être pas possible. En tout cas elle est l’horizon de cette étude novatrice, intelligente et riche.