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Introduction

Ce n’est peut-être pas sans raison qu’Isidore Ducasse conseille qu’on se méfie d’adjectifs tels que indescriptible ou inénarable qui d’après lui “mentent sans vergogne aux substantifs qu’ils défigurent” (Lautréamont 1973 : 290). Il est vrai que dans certaines situations les adjectifs de ce genre peuvent s’avérer doublement trompeurs dans la mesure où, d’un côté, ils exagèrent les qualités de l’objet qu’ils définissent, et, de l’autre côté, ils sous-estiment les capacités du langage. En même temps, l’indicible existe et personne ne saurait le nier. Nous avons tous des expériences bien réelles de la rencontre avec l’impossible à dire.

Dévoilant au langage son incapacité de dire, l’indicible confronte le langage aux limites de son pouvoir d’expression et lui suggère l’existence d’un au-delà de la parole qui reste pour lui inexprimable. Quasi synonimique de l’ineffable, de l’innommable, de l’indescriptible ou de l’indéfinissable, l’indicible met à la surface ce qui se soustrait au langage, ce qui se dérobe à l’expression langagière.

de la Motte 2004 : 14

La musique est sans doute un des phénomènes les plus aptes à nous faire vivre cette expérience de la confrontation aux limites du langage. L’indicible et tous ses synonymes tels que inexprimable, ineffable, innommable, indescriptible et autres, ont toujours occupé une place privilégiée dans le discours sur la musique. Pourtant, quoique très proches, ces termes ne sont pas complètement interchangeables. Ce n’est donc que de quasi synonymie qu’il s’agit, comme cela est précisé à juste titre dans le passage cité ci-dessus. Il suffit de nous rappeler les arguments de Vladimir Yankélévitch qui tient absolument à distinguer, voire à opposer l’un à l’autre les concepts d’indicible et d’ineffable dont l’un seulement – l’ineffable, convient d’après lui à la musique.[1]

Il faudrait donc justifier notre choix du terme indescriptible qui apparaît dans le titre du présent article. Pourquoi interroger plutôt les possibilités du langage de décrire la musique que celles de l’exprimer? En plus, d’après l’usage ordinaire, “exprimer” renvoie à ce qui se trouve à l’intérieur (pensées, émotions, états d’âme), alors que “décrire”, à ce qui se trouve à l’extérieur (objets, visages, paysages). Et puisque, comme le souligne Bernard Sève, l’oeuvre de musique n’est pas un objet, mais un processus (2013 : 22), il devrait y avoir une incompatibilité profonde entre les deux “natures” – celle de la musique et celle de la description.

Il est vrai qu’il nous arrive très souvent de dire : “Je ne trouve pas les mots pour décrire cette musique”, mais en fait, cela signifie que nous avons l’impression de ne pas pouvoir trouver les mots pour exprimer ce qu’une oeuvre de musique nous fait éprouver. Quant à l’oeuvre de musique en tant que telle, nous sommes persuadés qu’elle est inexprimable dans le sens où il est impossible de transmettre au moyen des mots son “contenu ou sens immanent”.[2] “Toute prétention d’énoncer directement par le verbe ce qu’une musique veut dire est vaine et arbitraire” (Nemo 2010 : 5). L’oeuvre de musique en tant que telle est également indescriptible dans le sens où il est impossible de “donner à entendre” sa matière sonore au moyen du langage. Par contre, et c’est la thèse principale du présent texte, la description verbale de l’expérience de l’écoute musicale est possible et même souvent indispensable à la prise de conscience de cette expérience de la part du sujet.

Cette thèse trouve appui surtout dans la conception wittgensteinienne selon laquelle “la prétendue impossibilité de la description, non seulement d’une impression artistique, mais du vécu phénoménal dans son ensemble – même si elle correspond à un sentiment bien réel – est une illusion” (Chauviré 2003). Le vécu musical ne fait pas exception. Comme tout autre vécu il est plus ou moins transmissible au moyen d’images verbales.[3] Il est vrai que les images que nous construisons dans l’intention d’exprimer telle ou telle expérience musicale nous paraissent presque toujours imparfaites, décevantes même. Nous avons l’impression que le langage impose des limites infranchissables à notre désir de dire ce qu’une oeuvre musicale nous fait ressentir, et cette impression n’est pas trompeuse. Ces limites existent, nous en sommes conscients, et pourtant nous ne renonçons jamais définitivement à l’espoir de trouver les mots qu’il nous faut. Parfois il arrive inopinément que nous les trouvions ou qu’ils nous trouvent, mais ces moments de bonheur sont plutôt rares et fugitifs, suivis de nouveau par l’hésitation et l’incertitude. L’insatisfaction qui accompagne habituellement nos tentatives de décrire nos expériences les plus intimes comme celles que provoque en nous la musique, est peut-être due, comme le pensait Wittgenstein, à notre penchant de comparer les descriptions réelles à une représentation plus ou moins vague de la description “idéale”. “Si quelqu’un dit que cela ne se laisse pas décrire, on peut lui répondre : tu ne sais pas se qu’il faut appeler une “description” (Remarques sur la Philosophie de la Psychologie, § 1079-1080 [cité par Chauviré 2003]).

D’ailleurs, cette remarque de Wittgenstein nous incite à expliciter le plus clairement possible ce que dans le présent texte nous envisageons d’“appeler une description”. Nous allons donc penser ce terme surtout dans le sens qui lui est attribué dans les Recherches Philosophiques, et particulièrement dans leur deuxième partie où, d’après les formulations proposées par Jean-Jacques Rosat, la conception wittgensteinienne de la description se résume aux éléments suivants :

  1. Décrire, ce n’est pas simplement nommer ou étiqueter, c’est produire une image qui soit la représentation d’un système de relations.

  2. Aucune chose n’est en tant que telle, l’image d’une autre. Ce n’est pas la relation de ressemblance qui fait d’une chose une image, mais l’application que nous en faisons.

  3. Une description n’est pas un reflet passif de la réalité – les descriptions sont des instruments avec lesquels nous faisons quelque chose. (2004 : 229-230)

Cette conception de la description comme création d’images destinées à servir d’instruments d’une attitude active à l’égard de ce que nous vivons, et non comme simple “énuméraion des parties ou des aspects d’une chose” (Valéry 1960 : 1323) justifie l’emploi du mot “décrire” par rapport à des objets invisibles et fuyants tels que les expériences vécues. D’ailleurs, de point de vue phénoménologique, à l’instar de la description d’objets, celle de vécus suppose aussi la possibilité d’un “regard”. “Tout vécu qui n’est pas sous le regard peut, d’après une possibilité idéale, devenir un vécu “regardé” ; une réflexion du Je se dirige vers lui, il devient maintenant un objet pour le Je” (Husserl 1950 : 145).

C’est dans ce sens husserlien que le vécu musical pourrait être perçu comme exemplairement autoréflexif. La vraie écoute de musique, non pas celle qu’on pratique pour la distraction ou pour faire passer le temps, mais celle à laquelle on s’adonne de tout son être, est une des ces rares expériences capables de nous faire croire à l’idée platonicienne d’une connaissance innée mais profondément enfouie dans nos âmes. “La musique garde mémoire de l’inconnaissable; grâce à elle nous nous approprions ce que nous ne pouvons saisir...” (Millet 2004 : 29).

Il reste de savoir jusqu’à quel point le langage nous permet d’exprimer et de communiquer cette expérience exceptionnelle de connaître l’inconnaissable à laquelle la musique nous invite. C’est cette question qui nous a incités à développer les réflexions qui suivent.

Donner à voir, donner à entendre, donner à... aimer

Un peintre veut dessiner le vent, et dessine les feuilles qui s’envolent, puis l’herbe qui s’incline dans la prairie, puis les nuages qui se dispersent dans le ciel. Il veut dessiner le vent, et à chaque fois il découvre qu’il dessine quelque chose d’autre. C’est ainsi qu’un petit poème de l’auteur bulgare Atanas Daltchev[4] décrit les souffrances artistiques de son personnage.

Nous avons trouvé raison d’évoquer ici l’exemple de ce poème parce que d’après nous l’expérience de vouloir dessiner le vent est comparable à celle de vouloir décrire la musique. Aucun tableau ne peut nous faire sentir le souffle du vent, tout comme aucune description verbale d’une oeuvre de musique ne peut nous la faire entendre.

La conviction que la musique est essentiellement indescriptible s’appuie donc sur le postulat de la relation quasi naturelle entre “voir” et “décrire” : “Décrire, c’est faire voir et faire croire, c’est faire croire ce qu’on voit” (Molino 1992 : 378). Pourtant, l’expérience de l’écoute a besoin elle aussi d’être décrite, parce que, comme le dit Bernard Sève, “on ne peut validement parler de ce qu’on ne peut d’aucune façon décrire” (2013 : 18). Mais les tentatives de décrire les expériences de l’écoute musicale sont vouées à se heurter toujours à un obstacle incontournable : c’est que le langage ordinaire est relativement pauvre en ressources permettant la transmission verbale du sonore non linguistique.

[...] la langue usuelle dispose de très nombreux mots pour distinguer les couleurs, les volumes, les courbes, les avant- et arrière-plans, sans même parler des ressources offertes par la mesure et la quantifcation; elle est au contraire très pauvre en mots pour qualifier et différencier le sonore, a fortiori le musical.

ibid. 19

Et la littérature non plus, quoiqu’elle soit un langage particulier, relativement insoumis aux conventions du langage ordinaire, n’arrive pas selon Bernard Sève à trouver les moyens de combler cette pauvreté, cette insuffisance innée de la langue. Même un “grand descripteur” comme Balzac a échoué dans ses tentatives de décrire la musique :

[...] autant les descriptions de tableaux dans Le Chef-d’oeuvre inconnu, nouvelle picturale, donnent à voir, autant les descriptions musicales proposées dans Gambara et Massimila Doni, nouvelles musicales, sont décevantes, et relèvent en fait de l’analyse technique plus que du “donner à entendre”. L’art de l’écrivain est pris en défaut par la musique.

Sève 2013 : 19

La conclusion peu réjouissante de l’auteur est que non seulement Balzac, mais aucun autre des grands romanciers ayant écrit sur le thème de la musique comme Georges Sand, Hermann Hesse et Thomas Mann, n’a réussi à “donner à entendre”. En plus, à ce problème de ressources Bernard Sève voit s’ajouter encore un, encore plus insurmontable. Il s’agit de l’impossibilité de coïncidence entre les deux temporalités : celle de l’oeuvre musicale et celle du discours sur cette même oeuvre.

La description d’un objet vu peut être contemporaine de sa vision [...] La description du sonore ne peut pas, par définition, être simultanée à l’audition même, qu’elle détruirait en la commentant in vivo.

ibid. : 20

Il paraît évident que dans ces conditions prédéterminées par les données objectives du langage, le seul résultat qu’une description verbale de l’expérience musicale puisse essayer d’obtenir, c’est de transmettre certaines impressions subjectives de l’auditeur. Peut-être nous n’avons vraiment pas d’autre choix que d’admettre que c’est tout ce que le langage nous permet de faire quand il s’agit de dire la musique : une réalité à laquelle nous avons, paraît-il, du mal à nous résigner. Sinon, comment expliquer l’insatisfaction qui transparaît si souvent dans les commentaires sur les descriptions d’oeuvres musicales? Cela étant dit, c’est encore à Bernard Sève que nous voudrions nous référer, et particulièrement à la raison pour laquelle il appelle à l’indulgence envers les imperfections inévitables de ce genre de descriptions.

[...] l’auditeur décrit l’impression que l’oeuvre fait sur lui, il décrit un effet subjectif, une sensation ou un ensemble de sensations, un bouquet d’affects ou d’impressions – commentaires souvent faciles et sentimentaux, où nocturnes et sonates sont traités sur le mode le plus anecdotique; ne soyons cependant pas trop sévères : l’amour se dit maladroitement, l’amour de la musique plus que tout autre [...].

ibid. : 21

En lisant ces mots de Bernard Sève, la comparaison avec les idées de Roland Barthes nous semble aller de soi. Barthes se fait encore moins d’illusions en ce qui concerne la capacité, plutôt l’incapacité du langage de dire la musique, puisque d’après lui “beaucoup d’écrivains ont bien parlé de la peinture”, mais “aucun n’a bien parlé de la musique, pas même Proust” (1992 : 247). Mais d’autre côté, si pour Bernard Sève l’amour de la musique est une excuse pour la maladresse du discours sur la musique, pour Barthes le discours amoureux est le seul discours adéquat qu’on puisse tenir sur elle : “La musique [...] ne relève d’aucun métalangage, mais seulement d’un discours de la valeur, de l’éloge : d’un discours amoureux” (252).

En fait, la vision de Barthes des relations entre la musique et le langage est bien originale et mérite qu’on s’y arrête. D’un côté, entreprendre de “parler musique” c’est toujours courir le risque d’échec parce que le langage et la musique appartiennent à des ordres différents : le langage est de “l’ordre du général”, et la musique est “de l’ordre de la différence”. Mais de l’autre côté, malgré cette divergence par nature entre le langage et la musique, il y a selon Barthes un seul type de discours qui convienne à la musique et qu’on puisse tenir sur elle – celui de l’évaluation.

Si parfois, on peut se risquer à parler musique [...] ce ne doit pas être pour “commenter” scientifiquement ou idéologiquement, c’est-à-dire généralement – selon la catégorie du général – mais pour affirmer ouvertement, activement, une valeur et produire une évaluation. (247)

Quoique bien convaincants, ces mots soulèvent plus de questions qu’ils ne donnent de réponses. Il y a d’abord une contradiction à ne pas négliger entre l’idée que la musique n’est pas de l’ordre du général, et l’exigence de ne “parler musique” que pour affirmer une valeur. Consciemment ou inconsciemment, la tendance à la généralisation n’est-elle pas inhérente à tout jugement de valeur? Ensuite, si un phénomène est de nature à ne relever d’aucun métalangage, et si la musique, comme Barthes le prétend, est exactement un tel phénomène, comment pourrait-on l’évaluer? Au risque de trop simplifier, on aurait tout de même raison d’admettre que formuler n’importe quelle évaluation exige de se situer à un méta-niveau par rapport à l’objet évalué, et de pouvoir le décrire dans un langage autre que le sien.

Une autre condition, pas moins difficile à satisfaire, à laquelle, selon Barthes, le discours sur la musique devrait répondre, consiste à éviter les adjectifs.

Si on examine les conversations sur la musique, on voit bien que l’oeuvre (ou son exécution) n’est jamais traduite que sous la catégorie linguistique la plus pauvre : l’adjectif. La musique, c’est par pente naturelle, ce qui reçoit tout de suite un adjectif. L’adjectif est inévitable : cette musique est ceci, ce jeu est cela. [...] Est-ce que nous sommes condamnés à l’adjectif? Est-ce que nous sommes acculés à ce dilemme : le prédicable ou l’ineffable?

1992 : 237

D’après Barthes, le seul moyen de fuire cette “fatalité prédicative” serait d’essayer de changer “l’objet musical lui-même, tel qu’il s’offre à la parole, déplacer la frange de contact de la musique et du langage” (237). Il tente lui-même d’effectuer un tel déplacement, mais à propos seulement d’une partie de la musique – la musique chantée dans laquelle “une langue rencontre une voix”. Le nouveau “objet musical” ainsi obtenu, qui devrait permettre d’en parler en réduisant les adjectifs, reçoit le joli et poétique nom du “grain de la voix”.

Difficile de nier qu’il y a quelque chose de très séduisant dans cette idée de changer l’objet musical de manière de le rendre plus appropriable à la parole. Mais cela semble fort peu réalisable, utopique même. Par contre, l’idée la plus chère à Barthes, à savoir l’idée que la musique “relève seulement d’un discours amoureux” ouvre peut-être une perspective plus fiable à notre esprit cherchant à croire que l’indicible de la musique n’est pas absolu. Notons que pour Barthes, d’après ce qu’il écrit dans ses Fragments d’un discours amoureux, le propre de l’amour est de nous permettre d’accéder à un langage “sans adjectifs” parce que l’autre est aimé non selon ses qualités, mais selon son existence; on aime non ce que l’autre est, mais : qu’il est.

Si dans la phrase ci-dessus on remplace “l’autre” par “la musique”, elle restera aussi valable. Aimer tout simplement que la musique est serait le signe que vraiment un lien profond et essentiel me lie à elle, et serait encore le signe qu’une grande possibilité s’est ouverte devant moi : la possibilité de découvrir ce que c’est que connaître, non pas objectivement, mais “en raison directe de ma capacité d’oubli de ma personne en faveur de la chose perçue” (de Schloezer 1947 : 55). Boris de Schloezer, à qui appratiennent les mots cités, affirme lui aussi que la connaissance d’une oeuvre musicale “se ramène à un acte d’amour”.

Nombreux sont les auteurs qui comme Boris de Schloezer, Roland Barthes et Bernard Sève associent l’expérience musicale à l’expérience amoureuse, et cela ne peut étonner personne. C’est une de ces idées, faudrait peut-être dire intuitions dont tout le monde reconnaît la vérité sans demander des preuves. Inopinément, ou presque, il s’avère que cette idée peut servir d’argument à notre thèse que dans un sens bien déterminé le vécu musical est “descriptible”. À première vue, l’analogie entre les deux expériences semble soutenir la conviction contraire. Tout le monde dit qu’il n’y a rien de plus indescriptible que l’amour. Si l’expérience musicale est proche de l’expérience amoureuse, elle aussi devrait être indescriptible, et nous, être humains, nous devrions nous résigner à l’impossibilité d’articuler ces expériences qui nous touchent le plus profondément et nous transforment le plus entièrement possible ; peut-être les seules à travers lesquelles la connaissance la plus vraie, la plus authentique nous est donnée : celle qui consiste à nous connaître nous-même, “non en nous opposant, mais en nous donnant”, et grâce à laquelle “l’épanouissement de notre personne n’a lieu que si nous jouons notre indépendance et courons le risque de nous perdre, afin de participer à la réalité de l’autre” (de Schloezer 55).

L’expérience musicale et l’expérience amoureuse ont cela de commun qu’elles sont toutes les deux des expériences de quelque chose qui nous dépasse. La connaissance à laquelle nous accédons à travers elles ne s’exprime pas en termes rationnels. Pour connaître et comprendre l’oeuvre de musique, dit Boris de Schloezer, il faut la “vivre”. Il en est de même pour l’amour. Alors, la musique et l’amour sont sources de vécu que seule la description au sens phénoménologique puisse rendre, parce que “la description est par essence liée à la possibilité de vivre une expérience, elle n’est pas un regard “de côté” sur l’expérience. [...] Le fait de vivre un vécu est strictement coextensif à la possibilité de le décrire” (Renaudie 2009).

Alors, ne devrions-nous pas conclure que la description du vécu musical, ainsi que du vécu amoureux est non seulement possible, elle est indispensable. Le vécu cherche à être décrit, et ce qui compte ce n’est pas tellement la “qualité” de la description, son “bien parler”, à reprendre l’expression de Barthes. Le plus important est que, subtile ou maladroite, la description a été créée pour remplir une fonction. “Ce qui fait d’un énoncé une description, c’est [...] la manière dont nous nous servons et ce que nous faisons grâce à lui” (Rosat : 231).

C’est à cet aspect fonctionnel de la description de l’expérience musicale que nous allons porter notre attention dans les lignes qui suivent.

Traduire l’indescriptible de la musique, c’est ... le décrire

“Ce que j’ai éprouvé est indescriptible, et si vous daignez de ne pas rire, j’essairai de vous le traduire”. Dans cette phrase de la lettre que Baudelaire adresse à Wagner le 17 février 1860 il y a une contradiction bien curieuse qui n’échapperait pas au regard du lecteur attentif. D’après ce qu’elle dit, un indescriptible, tel que les émotions et l’état d’âme provoqués par l’écoute d’oeuvres musicales, pourrait en même temps s’avérer traduisible. Et pourtant, indescriptible et intraduisible désignent tous les deux l’inaccessible à la parole. On se demande comment il serait possible de traduire quelque chose qu’on reconnaît comme impossible à décrire, autrement dit, à transmettre au moyen du langage. Et on trouve la réponse plus loin dans le texte de la lettre où la “traduction” s’avère n’être qu’une description :

[...] pour me servir de comparaisons empruntées à la peinture, je suppose devant mes yeux une vaste étendue d’un rouge sombre. Si ce rouge représente la passion, je le vois arriver graduellement, par toutes les transitions de rouge et de rose, à l’incandescence de la fournaise. Il semblerait difficile, impossible même d’arriver à quelque chose de plus ardent; et cependant une dernière fusée vient tracer un sillon plus blanc sur le blanc qui lui sert de fond. Ce sera, si vous voulez, le cri suprême de l’âme montée à son paroxysme.[5]

cité par Lacoue-Labarthe : 31-32

Le visuel prédomine dans cette traduction descriptive de l’indescriptible, et ce n’est pas étonnant. Faute de pouvoir donner à entendre le langage tente de compenser ce déficit en donnant à voir. Si on désire transmettre une expérience musicale au moyen de la parole, on n’a pas d’autre choix que d’accepter “l’usage des métaphores et le jeu des équivalences sensorielles imparfaites ; [...] il faut ruser en sachant qu’on ruse, s’appuyant sur la correspondance des sensations...” (Sève : 22).

Probablement Baudelaire a rusé aussi en essayant de “traduire” l’effet de la musique par celui de la couleur, le sonore par le visuel. En plus, les équivalences sensorielles ne sont pas seulement imparfaites. Le plus important est qu’elles sont arbitraires. L’image visuelle à travers laquelle Baudelaire essaie de traduire son expérience musicale ne correspond à rien de vérifiable. Il n’y a aucun sens de se poser la question si ce qu’il a vécu sous l’influence de la musique ressemblait vraiment à la description qu’il en a faite, et de chercher à comparer l’expérience décrite à la description comme si celle-ci était quelque chose d’extérieur à son objet. Le vécu n’est pas quelque chose d’indépendant de l’image qui le décrit. Au contraire, “ce qui caractérise le contenu d’un vécu, c’est qu’on peut le décrire au moyen d’une image” (Rosat : 232). Cela explique pourquoi, comme nous l’avons noté plus haut, le vécu musical comme tout autre vécu cherche à être décrit d’une manière ou d’une autre, et ne se résigne pas au mythe de l’indescritible. Il cherche une image plus ou moins capable de rendre son contenu. Ainsi l’image des couleurs rouge et blanc dans la lettre de Baudelaire (quoique probablement arbitraire et par conséquent, remplaçable par une autre image) remplit-elle sa fonction d’articuler une expérience musicale bouleversante qui aspire à se verbaliser. La description d’une expérience et son expression se rapprochent et s’interpénètrent. La description n’est pas simplement un regard porté sur l’expérience de l’extérieur, mais constitue elle-même un aspect de l’expérience. “La relation qui lie la description du vécu au vécu est une relation interne et non externe” (Renaudie 2009).

Après avoir essayé de démontrer que même si notre langage humain est plus prédisposé à la description du visuel qu’à celle du sonore, le vécu musical arrive à s’adapter à cette donnée naturelle et à s’exprimer verbalement par le biais des correspondances sensorielles, nous voudrions nous tourner vers un exemple littéraire bien connu qui nous fera peut-être voir les choses sous un angle un peu différent. Le musicien aveugle de Vladimir Korolenko présente une occasion particulière de reconsidérer la question de l’impossibilité du langage de décrire les effets de la musique dans leur pure sonorité sans chercher l’appui des métaphores visuelles.

Quand il n’y a que l’ouïe...

Le musicien aveugle de Vladimir Korolenko est un roman qui réussit à pénétrer de manière infiniment subtile les profondeurs de l’expérience auditive de son personnage, la seule expérience à travers laquelle il puisse s’approprier le monde et se connaître soi-même. La tâche de l’écrivain est exceptionnellement difficile et délicate, parce qu’il doit décrire les différents moments de cette expérience tels qu’ils sont vécus par un aveugle de naissance à qui l’appui et la rassurance des perceptions visuelles sont complètement refusés. Par conséquent, l’écrivain doit, autant que possible, renoncer à recourir à des images visuelles pour décrire ce que le personnage ressent sous l’influence de la musique. Il doit donc éviter à se servir d’images construites sur la base des correspondances entre les perceptions visuelles et auditives. Autrement dit, les possibilités de “ruser” dans le sens que Bernard Sève a mis en ce mot, sont dans ce cas là extrêmement restreintes.

L’ouïe de l’aveugle est douloureusement tendue, elle absorbe toutes ses autres sensations. Dans son univers édifié uniquement de sons, tous les sons inconnus sont terriblement inquiétants pour lui parce qu’il ne peut pas voir d’où ils viennent et ce qui les provoque. Mais les sons musicaux, même quand il les entend pour la première fois, non seulement ne lui font pas peur, mais le remplissent d’une béatitude inéprouvée avant. En même temps, il est extrêmement sensible au silence qui lui permet d’écouter les bruits singuliers surgissant dans son propre âme. Son imagination cherche à incarner dans des images quelconques ses émotions profondes et indicibles, et ces images ne sont composées que de sons que lui seul est capable d’entendre et qui dans les moments de calme commencent “à résonner en lui comme une vague mélodie”. C’est ainsi que le roman décrit le processus invisible qui prépare le personnage à sa première rencontre avec la musique. Et la musique entre dans son monde. Le chalumeau de Jokhime d’abord, le piano de sa mère ensuite. Son propre talent de musicien s’éveille. Les expériences provoquées par l’apparition de la musique dans sa vie sont transmises surtout par la description des impressions auditives du personnage, et dans ce genre de descriptions le visuel est attentivement évité. Les images destinées à rendre le vécu du personnage sont telles qu’il pourrait se les représenter lui-même étant privé de la vue.

Il lui semblait alors que tous ces bruits, se confondant en un seul ensemble coordonné et harmonieux, entraient doucement dans sa chambre et tournaient pendant longtemps au-dessus de son lit, le plongeant dans des rêves indéfinis, mais étonnamment agréables.

L’autre moyen que l’auteur a trouvé pour suggérer ce que le personnage éprouve sous l’influence de la musique, s’appuie sur le visuel : ses émotions sont peintes au moyen de la description des expressions de son visage lors de l’écoute de musique. “Le visage de l’aveugle exprimait, avec une tension excessive, un plaisir extrême ; il était évident qu’il admirait chaque son particulier”. Ce que l’aveugle ressent laisse son empreinte sur son visage et peut être vu par les voyants qui sont autour de lui. Mais, soulignons-le encore une fois, pas de comparaisons avec des objets visuels quand il s’agit de décrire ce qui se passe à l’intérieur de lui-même et de la manière dont il le vit. L’objectif de l’écrivain de transmettre l’expérience musicale d’un non-voyant l’a poussé à explorer plus profondément la partie “auditive”, pour ainsi dire, des ressources descriptives du langage. Bien évidemment, les images qu’il a construites, ne donnent pas au lecteur “à ententre” les morceaux de musique écoutés ou joués par le musicien aveugle. Comme le dit avec raison Bernard Sève, on ne peut pas atteindre un résultat pareil à travers les mots. Mais l’exemple de ce roman est révélateur dans le sens où il fait preuve qu’on n’a pas toujours besoins de métaphores visuelles pour décrire ce que l’âme “voit”, et surtout ce que la musique lui donne à voir.

Pourtant le thème des correspondences sensorielles n’est pas absent du roman de Korolenko. Par exemple, l’oncle Maxime tente de faire découvrir à Petroussia les correspondences entre les sons et les couleurs, comme d’ailleurs dans La symphonie pastorale d’André Gide le pasteur explique les couleurs à Amélie à travers des analogies, découvertes par lui-même, avec les timbres des différents instruments. Difficile de se passer complètement des petites “ruses” de la synesthésie quand on cherche les moyens d’évoquer ou de transmettre l’expérience musicale. L’existence même de cette possibilité nous montre, dans un aspect beaucoup plus général, l’importance du concept de correspondance quand il s’agit de penser la musique. Dans un certain sens la musique est capable, plus capable que toute autre chose de “correspondre”, durant toute notre vie, aux moments les plus intimes, les plus personnels, les plus édifiants de cette vie qui font de chacun de nous ce qu’il est. Les ouvrages dont il sera question plus loin en sont la preuve.

Quand la musique nous décrit...

Musique secrète de Richard Millet, Le chemin de musique de Philippe Nemo, Ma vie avec Mozart d’Eric-Emmanuel Schmitt : ces livres ont cela de commun entre eux que dans tous les trois l’expérience musicale de l’auteur est le fil conducteur du récit autobiographique. Chacun des trois auteurs découvre à sa façon qu’en se tournant vers sa propre expérience musicale il verra s’ouvrir à lui une voie unique qui le mènera à la connaissance de soi la plus profonde et la plus authentique : “et voilà que je m’apprête à demander à la musique de me dire qui je suis” (Millet 2004 : 11). On pourrait donc se regarder soi-même dans la musique aimée comme dans un miroir honnête qui ne cache rien et qui ne trompe pas. Les rencontres avec la musique au cours de l’existence humaine sont chargées de signes du destin. Il n’y a peut-être rien qui soit du au hasard dans la découverte d’un compositeur ou d’une oeuvre particulière. Même si au moment de la rencontre on n’en est pas tout à fait conscient, le regard rétrospectif nous fait apprécier plus clairement l’influence que celle-ci a eu sur tous les autres aspects importants de notre vie. Parfois une musique peut s’avérer salvatrice au sens littéral du terme, comme c’est le cas d’Eric-Emmanuel Schmitt : “Elle [la musique de Mozart] a modifié ma vie. Mieux : elle m’a gardé en vie. Sans elle, je serais mort” (2005 : 3). Philippe Nemo est persuadé lui aussi que “la découverte des oeuvres ne se fasse nullement selon le seul hasard. Notre cheminement musical a une structure, puisqu’il a un début et aura une fin, puisque nous sommes des êtres vivants et des êtres temporels dont l’existence est tendue entre une naissance et une mort et qui ne reçoit son sens que de cette tension” (2010 : 8).

Il est fortement significatif ce geste de situer la musique sur le même rang que la naissance et la mort. En fait, elles appartiennent toutes les trois à ce que nous avons l’habitude de nommer “le mystère de la vie”. Elles sont essentielles. La musique est essentielle. Elle nous parle, et même si bien souvent il nous semble impossible de la dire et de la décrire, il y a une idée qui peut nous rassurer : c’est l’idée que la musique à son tour est capable de nous dire et de nous décrire bien mieux que nous même.