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[…], alors que des lois constitutionnelles sur la démocratie participative” ont été adoptées en France en 2003, il n’est pas rare que les assemblées auxquelles les citoyens sont convoqués pour donner leur avis soient désertées.

Zask 2011 : 7

Nous devons désormais considérer la parole non comme un système objectif, en troisième personne, mais comme une entreprise individuelle : prendre la parole est une des tâches maîtresses de l’homme.

Gusdorf 1952 : 37

Introduction

Il s’agira dans ce texte de quelques tracés épistémologiques. De quelques propositions. Peut-être même de quelques fragments d’utopies inutiles. En effet, nous tenterons de (re)questionner le sens du musical à partir de l’ancienne notion de “parole” issue de la linguistique saussurienne et de l’élargir à celle de “participation” qui connaît à l’heure actuelle un intérêt croissant dans notre monde contemporain (Zask 2011 : 7). Cet arrière-fond théorique s’incarnera dans une “situation” particulière : le développement des dispositifs interactifs scène-artiste-public qui est progressivement devenu, depuis le début du XXIe siècle, le lieu d’une expérience artistique à échelle collective. Dans le champ musical, ces situations sont particulièrement effectives dans les concerts participatifs qui sont de véritables expériences, émotionnellement intenses car vécues collectivement en live. On citera, par exemple, la tournée de concerts de Cold Play lors de la diffusion de son album Mylo Xyloto (http://www.positive-content.com/concerts-participatifs-et-interactifs/), les “happenings” proposés par l’artiste Dan Deacon (ibid.). On citera également les concerts “à l’aveugle” de l’artiste espagnol Francisco López (Esclapez 2015) ainsi que les concerts participatifs organisés par l’Orchestre National de Lyon (http://www.auditorium-lyon.com/En-savoir/Pages14-15/Concerts-participatifs) ou ceux de la Philharmonie de Paris (http://philharmoniedeparis.fr/fr/programmation/concerts-et-spectacles/concerts-et-spectacles-participatifs). Ces concerts offrent au public des possibilités accrues d’interaction émotionnelle avec les artistes, renforcent son sentiment d’engagement dans le procès de création, ainsi que son sentiment d’appartenance à la collectivité. En effet, la désaffection pour la cause politique, la montée des exclusions, la fréquentation accrue des réseaux sociaux, la perte de rapport concret à la réalité ou l’insertion de nos êtres dans des systèmes de plus en plus globalisés et mondialisés donnent souvent l’impression d’un éloignement de la vie en train d’être vécue.(Lazarus-Matet [http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2012/01/Observatoire-Lazarus-Matet.pdf]). Autant de raisons – ici rapidement évoquées – qui pourraient expliquer ce regain d’intérêt pour le “vivre ensemble” barthésien (Barthes 1977) et sa mise en action collective, comme si nos solitudes pouvaient être contournées, voire endiguées grâce à l’action participative.

Retour au sens? Pour reprendre possession de notre monde? Volonté d’en être des acteurs à part entière? Autant de questions qui engagent le futur de la sémiotique (musicale) comme méthodologie des Sciences Humaines profondément concernée par la question du sens, de l’expérience, de l’émotion, de la parole ou du dialogue et de la conversation. Nous considèrerons ces nouvelles formes d’énonciation musicale comme des expériences de partage du sens, situées au coeur du procès signifiant, c’est-à-dire au coeur même de ce qu’est le langage comme dispositif d’échange collectif, mais aussi comme acte individuel d’énonciation.

Nous ne sommes pourtant pas dupe et nous ne souhaitons pas proposer une lecture “molle” de ces événements. Dans ces situations anthropologiques particulières, le sens semble fragmenté, dilué, désindividualisé. L’adresse principale va à la masse; le public est anonyme, virtuel. Certains de ces concerts sont des opérations de marketing à grande échelle qui n’ont pas vraiment à voir avec l’utopie équitable du “vivre ensemble”. L’usage entrepreneurial en motive souvent l’élaboration; leur rapport au pouvoir médiatique est évident. Les conditions de la participation sont bornées à l’avance, les rôles sont distribués avec précision et l’action participative apparaît bien souvent comme totalement factice (à ce sujet cf. Zask 2011 : 8 et sq.), voire autoritaire dans la mesure où la participation devient injonction et la non-participation facteur d’exclusion.

Pourtant, nous nous donnerons l’opportunité de retravailler notre rapport à la démocratie en considérant les concerts participatifs comme de possibles zones d’apprentissage (ou de réapprentissage) de notre engagement (ou ré-engagement) personnel. Engagement qu’il paraît urgent de faire agir à nouveau dans le contexte politique et économique qui est le nôtre.[1] Certes, dans toutes ces expériences, ni les intentions ni la valeur esthétique et idéologique des oeuvres ne sont à mettre sur le même pied d’égalité artistique. On y trouve des logiques diverses et variées, des produits commerciaux et des oeuvres de création; arts populaire, savant ou expérimental, art consensuel ou dissident. Nous observerons comment certains de ces dispositifs permettent à l’individu de faire agir le monde en y participant, c’est-à-dire en le transformant. Du point de vue sémiotique, nous tenterons d’observer comment ces pratiques structurent “l’espace des expériences subjectives” (de Nanteuil 2014 : 178). Comme il le souligne :

C’est dans un tel contexte que les pratiques de démocratie participative prennent un relief tout particulier. Là encore leur apport à la pratique démocratique ne se situe pas, prioritairement, sur le terrain fonctionnel. Elles gagnent à être comprises comme des tentatives visant à “re-figurer” ce que la représentation institue sous la forme d’une séparation : l’exercice de la citoyenneté.

op. cit. 180-181

Pour Mathieu de Nanteuil, l’activité artistique (comme le discours critique) est une autre manière de “re-figurer” la relation du citoyen-sujet à l’espace public en permettant l’émergence “d’un espace de problématisation de ‘l’expérience politique des corps’ […]” (ibid. : 181). En ce sens, certains de ces dispositifs artistiques favorisent une expérience incarnée qui re-figure la problématique de nos corps et de leurs rapports à la cité, des plus utopiques aux plus idéologiques. Nos corps s’y soumettent. Se laissent guider et happer par les logiques de leurs systèmes globalisés et mondialisés. Nos corps se désincarnent sous l’effet des pouvoirs médiatiques. Mais, nos corps parlent aussi, prennent position, contestent ou approuvent, trouvent ainsi d’autres manières de se mouvoir dans ces espaces imposés et contraints qui dessinent notre monde. La parole dont il est ici question est plus large que la mise en intonations ou en mots, elle est celle qui demeure - par-delà son insertion dans le collectif - le fruit de nos expériences individuelles. La parole est participation. Expérience. Engagement. Transformation. La parole est individuation. Comme le développe Augusto Ponzio dans son ouvrage, Rencontre de Paroles :

La parole en tant que contact ne s’épuise pas dans sa fonction informative, cognitive ou pragmatique, mais en constitue, au contraire, le présupposé. Il y a une signifiance de la signification, comme le dit Levinas, c’est-à-dire que la signification signifie dans le dire lui-même et ne s’épuise pas dans le dit : cet excédent, ce surplus, empêche la coïncidence du signifiant avec le signifié, du dire avec le dit, et permet à la parole d’être déjà écriture, écriture avant la lettre – et de s’affranchir, d’échapper aux fins de la communication, c’est-à-dire de valoir pour soi. La parole, en tant qu’évent unique, en tant que rencontre, résiste par sa dissymétrie et son anarchie, à l’unification, à l’universalisation, à la communion et à la communauté qu’entraîne ce qui est dit par le langage

Ponzio 2010 : 17-18

1. De la parole en musique et musicologie

[…] la réflexion sur le langage ne doit pas s’instituer à partir de Dieu, de la raison ou de la société, mais à partir de la réalité humaine, qui trouve dans la parole un mode d’affirmation de soi et d’établissement dans le monde. Le problème n’est pas problème du langage en soi, mais problème de l’homme parlant.

Gusdorf : 36

Les sciences du langage musical constituent un domaine relativement bien représenté en Europe et dans le reste du monde.[2] Comme de nombreuses sciences humaines, la musicologie a connu le fameux linguistic turn, et la question de la structure ou de l’objectivité analytique a été posée avec autant d’acuité que partout ailleurs. Sémiotique, rhétorique, stylistique, sémantique sont les principales disciplines des sciences du langage musical, toujours un peu en marge des disciplines musicologiques traditionnelles, oeuvrant pour la constitution d’une musicologie interdisciplinaire. On gardera en mémoire que les premières tentatives avérées datent des années 1960 et qu’elles avaient pour objectif la rénovation de l’analyse musicale grâce à l’importation d’outils linguistiques. Nombre de ces méthodes, alors nouvelles, avaient conscience de l’insuffisance méthodologique de la musicologie historique face aux nouvelles pratiques musicales de la seconde moitié du XXe siècle : oeuvres postsérielles, musiques électroacoustiques, partitions graphiques, par exemple. Pour certains, comme Nicolas Ruwet, le pas fut franchi sans grande difficulté. Ce linguiste et musicologue belge proposera, dans les années 1970, une méthode d’analyse qu’il appliquera aux monodies médiévales et prérenaissantes mais qu’il considérait suffisamment puissante pour être appliquée à toutes les musiques, et que l’on peut sans crainte nommer structurale (Ruwet : 1972). On y retrouve la même volonté que celle qui a préoccupé la linguistique moderne : gommer le relativisme du regard posé sur l’objet, appliquer une méthode d’essence combinatoire, analyser le fait de signification par ce qui demeure et ce qui tient : la langue, le collectif, la grammaire et le code. Ainsi la question du langage abordée de façon dichotomique par Saussure et l’école postsaussurienne comme la complémentarité entre la langue et de la parole s’est-elle posée à l’identique en musique et en musicologie. Cette première génération reconnaîtra, comme le souligne A. J. Greimas :

L’originalité de la contribution de F. de Saussure [qui réside] dans la transformation d’une vision du monde qui lui fut propre et qui consiste à saisir le monde comme un vaste réseau de relations, comme une architecture de formes chargées de sens, portant en elles-mêmes leur propre signification […]. (en ligne)

Dans un tel contexte, la question de la langue en musique paraîtra la plus essentielle et son analyse l’emportera sur celle de la parole des oeuvres. La mise à jour de leur syntaxe rendra ainsi possible l’analyse du fait de signification comme instance de communication et permettra d’aller à ce qui paraît plus tangible et plus solide : la structure des oeuvres. L’instance de parole sera jugée importante mais tout aussi secondaire qu’en linguistique. Les années passant, le structuralisme des débuts connaîtra, comme n’importe quelle autre méthode ou théorie, extension, prolongement et dépassement. Le tournant de la fin des années 1970 verra un intérêt grandissant pour la question de la parole, instance du discours et lieu du surgissement du sujet (Dosse 1992). On pense à Emile Benveniste et plus généralement au développement d’une linguistique de l’énonciation, lieu d’exercice d’une compétence mais également actualisation individuelle du système social. François Dosse dans son Histoire du structuralisme, souligne d’ailleurs l’isolement des thèses d’Emile Benveniste, exception française (ibid. : 57-70), dans le contexte structuraliste de la fin des années 1960 - thèses pourtant en gestation dès 1946. Dosse montre également tout le tribut que devra l’épanouissement d’une linguistique de l’énonciation et d’une philosophie du langage aux événements de mai 1968 qui signent le glas d’une certaine façon de concevoir et de comprendre le monde. Un retour au sens après celui du signe, un retour à la présence, à l’altérité, au corps et à l’instant. Aux émotions (ibid. : 62).

L’extension de la question de la “parole” dans le domaine musicologique est, en revanche, bien plus diffuse et même difficilement identifiable. Quels en seraient les musicologues les plus représentatifs? Une sémiotique de la parole des oeuvres a-t-elle existé? Existe-t-elle? Il paraît toujours aussi délicat de nommer et d’identifier cette branche de la sémiotique de la musique alors même que l’instance de parole transposée au plan du musical semble plus en accord avec la pratique artistique moderne depuis le début du XXe siècle (Esclapez & Hauer 2001b : 69-71; Esclapez 2001 : 73-84). Celle-ci est, en partie et comme pour l’ensemble des autres pratiques artistiques, la conquête progressive de matériaux artistiques dégagés des systèmes antérieurs. De façon plus générale, transhistorique, la parole semble également avoir affaire avec la question du style qu’elle donne à penser comme contournement individuel des normes plutôt que comme allégeance à ces mêmes normes. En tout état de cause, la notion de “parole” nous convie à considérer les oeuvres musicales comme des individualités dont la part singulière est à considérer avec davantage d’attention que leur part collective, soumise à codification. C’est, d’ailleurs, au nom de la singularité des oeuvres musicales que le musicologue Charles Rosen citera, au tout début de son ouvrage Formes sonate, ces quelques mots du paléontologue Jay Gould qu’il évoque pour faire comprendre sa propre démarche musicologique, résolument tournée vers l’écoute des oeuvres :

[…] Il n’y a pas d’essences, il n’existe rien d’assimilable au “chimpanzé”. Vous ne pouvez pas en prendre quelques-uns en laboratoire, effectuer des mesures, calculer une moyenne et en déduire ce qu’est l’“état” de chimpanzé. L’individualité prime par essence la matière, c’est incontournable. Il faut apprendre à reconnaître des chimpanzés isolément et les suivre pendant des années, en enregistrant leurs spécificités, leurs différences et leurs interactions… Lorsque vous aurez compris pourquoi la complexité de la nature ne peut se démêler autrement, pourquoi l’individualité est si importante, vous serez alors en mesure de comprendre ce dont traitent les sciences de l’histoire.

1993 : 13-14

Difficile, ici, de ne pas évoquer le compositeur et “écrivain de musique”, André Boucourechliev qui aimait à écouter le “grain de la voix” des oeuvres (Poirier 2002; Esclapez 2007). Ce qu’il souhaitait : écouter les oeuvres, laisser advenir leurs paroles et dialoguer avec elles. Retrouver le spécifiquement musical, la musique comme formes sonores en mouvement.[3] La signifiance plus que la signification. Dans son ouvrage sur Stravinsky, s’interrogeant sur la modernité incessante de son oeuvre, André Boucourechliev écrit : “Parler de l’oeuvre, n’est-ce pas, d’abord, parler à l’oeuvre?” (1986 : 10). Parler, c’est-à-dire dialoguer, entrer en contact, sonore, physique, corporel, accueillir la dimension phatique du langage dans l’instant même de sa proclamation et accepter l’insécurité à laquelle conduit cette rencontre qui permet de “reconnaître les forces permanentes qui sont en jeu dans toute musique” (ibid. : 10-11). En écho et à rebours, quelques mots de Boris de Schloezer qui fut un des maîtres à penser de Boucourechliev :

Est oeuvre pour moi ce qui se présente orienté vers moi, animé d’une intention me concernant, c’est un moi autre que moi, un sujet autonome, un foyer pareil à moi de pensées, de sentiments, d’images, avec lequel, répondant en quelque sorte à son appel, j’institue un dialogue silencieux (…) c’est la voix de l’oeuvre même qui ne me dit rien d’autre que ce qu’elle est : c’est une présence parlante, parlante de soi.

de Schloezer 1947 : 117-118

Ce qu’évoquent les deux hommes n'est pas tant le réseau humain auquel renvoie immanquablement toute oeuvre datée et produite mais sa présence spécifiquement musicienne, certes configurée par son créateur dans un contexte spécifique mais donnée à entendre et à créer à son récepteur. Ce donné à entendre renvoie à l’appel qui est constitutif de l’acte de parole. L’appel comme point initial de l’expérience, incitateur du dialogue et du sens. On le devine, invoquer la parole comme étant le coeur du musical conduit à entrer dans l’interdisciplinaire. La parole suppose l’écoute de l’autre, la prise en compte de ses spécificités, le lien avec autre chose qu’elle-même. Pas tellement avec ce “avec quoi elle est faite”, mais avec ce “avec quoi elle résonne”. Faire des oeuvres musicales des paroles agissantes, c’est leur donner comme priorité d’inciter nos corps à se déplacer. À leur contact. Pour qu’en retour, ils leur parlent.

*

Si les oeuvres nous “parlent”, nous enjoignent à dialoguer avec elles, voire à participer collectivement à leur avènement, comment alors concevoir un champ sémiotique qui puisse analyser le “surplus de sens” produit par ces dispositifs? Entendons par là un “surplus de sens” qui permettrait l’avènement d’une parole singulière, issue de cette immersion dans le collectif mais capable de s’en extraire pour retourner dans le monde chargée de ce retrait critique. Dans quelles mesures pourrait-on construire (imaginer? inventer?) une démarche sémiotique qui tenterait d’expliquer ces nouvelles formes d’énonciation participative? Comment construire une démarche sémiotique qui observerait ces manières d’agir le monde qui, tout en se sachant immergées dans des logiques supra-individuelles, apprennent “à jouer” avec celles-ci pour fabriquer leur propre espace d’expression? Leur propre espace d’individuation.

Il s’agira, dans la suite de cette contribution, d’explorer plus précisément certains dispositifs participatifs dont nous avons admis qu’ils pouvaient être des “re-figurations” d’espaces politiques. Nous tenterons de proposer, à la suite des travaux de la philosophe Joëlle Zask, un protocole sémiotique qui permette d’analyser ces dispositifs, en basant notre analyse sur la distinction effectuée par la philosophe entre “performer” et “participer”, soit une revalorisation de la notion de participation.[4] Ce protocole nous le ferons moins agir sur les objets eux-mêmes que sur les conditions d’accès à ces objets. Ce qui nous importe c’est bien le “supplément de sens” qui, seul, peut garantir la participation comme un espace intermédiaire où se mêlent l’agir collectif et individuel. On reconnaîtra dans cette dernière proposition une libre extension de la notion derridienne de “supplémentarité” qui permet de façon indécidable et infinie la constitution de l’altérité à partir du même;[5] la complémentarité suggérant à l’inverse l’absorption du sens dans l’Un, sa fixation dans un corps auto-centré (qu’il soit physique, créatif ou politique) ou une fusion utopique du soi avec l’autre. En d’autres termes, s’il s’agit d’observer ce que les médias et les acteurs culturels et artistiques nomment de plus en plus fréquemment concerts participatifs, il ne s’agit pas pour autant d’en faire la voie royale vers l’expression la plus pure de la liberté démocratique, mais d’ausculter les conditions de leur participation.

2. Les concerts participatifs : des situations complexes

Le terme de “participation” s’infiltre dans nos sociétés. De l’utopie des années 1970 qui prétendait refonder le “vivre ensemble” à sa prolifération contemporaine, la “participation” concerne chacun de nous. Dans le milieu culturel et artistique, les concerts participatifs se développent eux aussi depuis le début du XXIe siècle et concernent tous les genres et styles musicaux. Une même orientation : toucher le public en lui donnant la sensation d’être acteur de la manifestation, rendre l’événement unique et placer la réception du musical dans la sphère de l’émotion collective.

Un article publié dans le blog (http://www.positive-content.com/) de l’agence Absolute Event (http://www.absolute-event.com/) retiendra particulièrement notre attention. L’agence est spécialisée dans l’événementiel d’entreprise et conçoit des manifestations qui privilégient des relations fortes entre des entreprises et le public. L’article dont il est question s’intitule “Les concerts participatifs : quand le public fait aussi le show” et se trouve dans la rubrique “Expérience participative” du blog. L’article propose une typologie de quatre niveaux de participation du public lors d’un concert (http://www.positive-content.com/concerts-participatifs-et-interactifs/ ):

  • N°1 : Le public est encouragé à participer

  • N°2 : Le public fait partie du spectacle (avec la démocratisation des nouvelles technologies, on associera à ce second niveau, l’exploitation des téléphones portables, applications mobiles ou emploi de bracelets lumineux comme dans le cas du concert Mylo Xyloto de Cold Play).

  • N°3 Le public monte sur scène

  • N°4 : Le public influence le spectacle

Cette typologie offre quelques points de repères pour pouvoir délimiter plus précisément le champ sémantique des concerts participatifs. Ces 4 niveaux sont clairement hiérarchisés et proposent une graduation progressive dans laquelle l’interaction optimale est celle où le public devient pratiquement co-créateur de l’événement. En tout état de cause, la trilogie “créateur-oeuvre-récepteur” n’est plus une entrée adéquate pour étudier le dispositif, de même que la bipolarité entre l’oeuvre et son contexte. Dans le cas présent, cette typologie est mise au service d’une argumentation commerciale résumée en toute fin de texte. Les objectifs de ces dispositifs sont l’émotion maîtrisée, l’interaction émotionnelle décuplée comme “moyen pour renforcer l’implication des employés et leur sentiment d’appartenance à l’entreprise” (ibid.). On se rappellera de l’ouverture de l’oeuvre d’art à la lecture interprétative prônée par Umberto Eco (1962) qui engagera un nouveau type de relation entre l’artiste et le public. Certes, la logique événementielle des concerts participatifs est autre, notamment la survalorisation de l’émotion comme principal point de contact avec le régime de la création. Mais le principe d’ouverture, démocratique et citoyenne, que portait la poétique de l’oeuvre ouverte de Eco était une libération du sens, une émancipation de la parole dont nous pouvons ici observer l’une des résonances – certainement la plus dérangeante car clairement productiviste – dans notre société contemporaine.

On trouve le même type d’argumentation déployée de façon plus discrète sur le site de l’Auditorium de Lyon (Orchestre National de Lyon [http://www.auditorium-lyon.com/En-savoir/Pages14-15/Concerts-participatifs]) à la rubrique “concerts participatifs” :

Après les merveilleux moments passés la saison dernière, l’Auditorium-Orchestre national de Lyon réinvite ses auditeurs à vivre l’expérience du concert autrement! La frontière qui sépare la scène de la salle s’effacera. En répondant à des questions, en jouant d’un instrument ou en chantant, le public pourra interagir avec les musiciens, les chanteurs et le chef depuis la salle ou la scène. Six rendez-vous à ne pas manquer!

Parmi ces six rendez-vous, relevons celui-ci :

VOUS AIMEZ CHANTER?

Après une petite répétition en début de concert, vous serez fin prêt à vous joindre aux choeurs pour un bis grandiose. L’émotion promet d’être au rendez-vous!

Sur le site de la Philharmonie de Paris (http://philharmoniedeparis.fr/fr/programmation/concerts-et-spectacles/concerts-et-spectacles-participatifs), la question participative est également mise en avant. Ici, le discours participe d’une logique éducative et artistique :

Les concerts participatifs sont des spectacles interactifs qui convient tout ou partie du public à partager une expérience artistique collective.

Que ce soit le week-end, le temps d’un concert en famille ou le soir dans un cadre plus cérémonieux, les concerts participatifs peuvent recouvrir des formes variées et éclectiques. Actifs et acteurs, les spectateurs enrichissent d’autant mieux leur écoute et leur perception de l’oeuvre. Outre le fait de s’essayer à une pratique artistique exigeante, cette formule permet de côtoyer les artistes de près en bénéficiant de leurs conseils et de leurs coachings personnalisés. Que vous préfériez chanter, danser ou encore jouer d’un instrument, que vous soyez petits ou grands, novices ou amateurs éclairés, la Philharmonie de Paris vous offre un large choix de propositions.

On discernera entre ces discours certains objectifs communs, notamment la finalité “commerciale” : il s’agit bien de favoriser la vente de billets, d’augmenter la participation du public. De tisser des liens entre l’art et l’entreprise, logique émanant directement de la démocratisation du marché de l’art contemporain. Mais aussi, pour certaines expériences, de prendre part à l’éducation du public de demain, de (re)fabriquer du lien culturel, notamment dans le champ de la musique savante qui a vu progressivement son public s’éloigner et vieillir. Ou même d’inciter la part créative présente en chacun de nous à éclore en présence d’autres que nous. Pourtant, les multiples formes que prend actuellement la participation dans nos vies personnelles, professionnelles et culturelles flirtent avec une logique commerçante qui fait quelquefois de la participation “un mécanisme dont le but est de tirer le meilleur parti possible des gens au profit d’une entreprise dont les finalités ne sont pas de leur ressort” (Zask, op. cit. : 8). En effet, participer c’est quelque part légitimer l’entreprise, l’organisme, la structure ou l’oeuvre qui en font la demande. Ne pas participer, c’est d’emblée prendre le risque de s’exclure du mouvement général, de ne pas être tout à fait connectés aux réseaux mondiaux qui se tissent dans les toiles interplanétaires. Ainsi, la participation devient-elle quelquefois fiction. Pour Joëlle Zask :

En politique, ce qui est problématique, c’est de faire croire à la participation. Quand participer se borne en définitive à “faire figure” de participant dans un dispositif qui n’a en rien été choisi, dont les enjeux nous échappent et dont les finalités ne sont pas les nôtres, il vaudrait mieux utiliser un autre terme.

Zask, op. cit. : 9

La notion même de concert participatif est un pléonasme. Toutes les formes de concerts n’impliquent-elles “participation” dans la mesure où l’écoute est une fenêtre sur le monde, une ouverture de notre corps aux sons du monde? Le concert est, de fait, un dispositif participatif. Dans les années 1940, dans le contexte du surréalisme, le compositeur et chef d’orchestre belge André Souris militait, déjà, pour une participation de l’auditeur à la vie de l’oeuvre exécutée (1979 : 132-135). Souris rêvait d’abolir toute distinction entre auteur, interprète et auditeur pour que leurs rôles “s’efface[ent] dans l’unanime participation à la seule vie de l’oeuvre” (ibid. : 134). Pour lui, l’oeuvre demeure la priorité, “corps” centré autour duquel gravitent les différents acteurs de son sens. L’émotion n’est pas l’effet recherché, mais bien l’accès à la vie de l’oeuvre, au mouvement des sons, à la fluidité des formes. Le dispositif qu’il imaginera pour atteindre cette plénitude? Le silence et l’anachronisme…

L’on peut d’abord ménager entre chacune [des oeuvres] un assez long temps de silence (et renoncer à ce sauvage battement des mains!), d’autre part ne grouper que des oeuvres n’ayant entre elles des affinités ou des différences qualitatives telles qu’elles s’isolent mutuellement, sans d’aucune manière s’altérer.

ibid. : 134

On mesurera bien entendu la distance qui sépare la conception d’un Souris de cette tendance actuelle, mais c’est justement cette distance (ici, une parmi tant d’autres qui auraient pu être évoquées) qui est sémiotique en ce qu’elle permet de mesurer le “surplus de sens”, c’est-à-dire le lieu d’émergence d’une parole individuelle, adulte, consciente de sa séparation d’avec la communauté mais aussi de son étroite et empathique connexion avec elle.

Le terme de concert participatif est donc ambigu dans la mesure où il dépend de la situation qui le détermine. Et pourtant, il ne s’agit pas de distribuer des bons points. Seule la nuance permettra d’élaborer un protocole sémiotique apte à revaloriser la notion de participation. Il n’en demeure pas moins que la participation semble quelquefois proche d’un jeu de rôles et parmi tous les projets participatifs que nous avons relevés, il est quelquefois difficile de mesurer leur réelle valeur d’individuation – de parole. Les concerts participatifs actuels ont indéniablement à voir avec une dimension performative. Pour le chercheur et critique d’art, Fabien Faure, “la performativité peut (…) être envisagée comme la dimension presque “gradable” d’effectivité et celle, plus difficile à cerner, d’événementialité, caractérisant l’action qui se montre” (Faure 2015 : 45). Dans certains des cas évoqués ici, l’effectivité tend à se dissoudre dans une pure événementialité, et c’est ce qui, peut-être, ne permet pas à la supplémentarité d’oeuvrer à la fabrique du langage. Entendons, à sa réinvention perpétuelle. Soit à sa création ou ré-création.

*

La question de la parole est bien au centre de cette réflexion et, avec elle, la question du retour à soi se pose avec une évidente nécessité. Parmi toutes ces “figures” de participation, on pourra se demander quelles sont celles qui permettent réellement aux participants de “parler”, c’est-à-dire de “réaliser pleinement leur individualité dont il faut dire d’emblée qu’elle est tout à fait contingente” (Zask, op. cit. : 11). Même si nous paraissons éloignée du champ sémiotique, nous en sommes pourtant très proche tant ces remarques ancrent nos propos dans les sciences du langage en ce que celles-ci tentent de saisir la distance entre la langue (comme part collective et communautaire du langage) et la parole (comme part personnelle et individuelle du langage).

3. Vers un protocole sémiotique

Le vivre d’expérience est comme une trame tendue entre deux horizons : l’un est mon moi, l’autre le monde.

Le vivre est une manière d’explicitation de ces horizons ayant cette particularité que, pour m’expliquer moi-même, il me faut d’abord prendre pied sur le sol du monde et de ses choses, avant dans un second temps de faire retour à moi.

Patočka 1995 : 63

Nous concevrons ce protocole sémiotique comme possiblement apte à saisir les figures de la participation sous l’angle de la réappropriation individuelle de la langue, de son individuation, de sa création ou re-création. La posture adoptée par ce protocole rejoindra le champ de la sémio-anthropologie de la musique telle qu’elle a pu être explorée par Bernard Vecchione (2007 : 273-292) et, de façon plus générale, se situera dans le sillage du tournant contemporain de l’anthropologie des années 1970-1990.[6] Nous étudierons ainsi ce nouveau territoire culturel et artistique sous l’angle de la situation, en privilégiant les relations nouées entre l’observateur et son sujet plus que sous l’angle de la seule analyse post-structuraliste ou uniquement contextualiste. En ce sens, une distinction forte doit être opérée entre situation et contexte car ce qui vient au signe, ce ne sont pas des catégories toutes faites (des réalités déjà constituées), mais ce qui vient depuis notre existence, à travers notre expérience de ce qui est existence et expérience. Le contexte suppose un décor dans lequel on installe, après coup, les sujets soumis alors au déterminisme extérieur du cadre que l’on a posé au préalable. La situation, à l’inverse, oblige à penser la relation entre l’objet et le sujet dans sa contemporanéité même. La situation des musiques constitue la réalité du musical dans le monde à condition que celles-ci soient sans cesse remises en situation anthropologique suscitatrice : processions, rituels, concerts, carnavals, happenings, balladodiffusion, etc. Posture qui enjoint à observer chaque dispositif d’écoute élaboré par les compositeurs et les artistes comme une modalité singulière des possibles (toujours à-venir) interactions entre le son et le monde. En ce sens, les concerts participatifs qu’ils soient ou non motivés par des logiques entrepreneuriales demeurent des objets sémiotiques à part entière, traces d’une situation anthropologique singulière.

Dans le contexte qui est le sien, à savoir la philosophie sociale, Joëlle Zask propose d’étudier la question de la participation sous l’angle de sa revalorisation citoyenne comme une interaction de trois champs d’action interconnectés (trois types d’expériences). Participer, c’est ainsi “prendre part”, “apporter une part” et “recevoir une part”. Nous n’en présenterons, ici, qu’un rapide résumé qui ne rend aucunement justice à l’étude précise de la philosophe à laquelle nous renvoyons largement.

  1. “Prendre part” se distingue de “faire partie” qui suggère une appartenance passive ou non-choisie à un groupe donné. “Prendre part” doit être compris comme un engagement, une volonté, une envie consciente et délibérée de rejoindre un groupe.

  2. “Apporter une part ou contribuer” souligne l’indispensable apport personnel du participant au groupe et cela quelle que soit la compétence a priori décrétée du participant. “La contribution apparaît donc comme un événement profondément interactif dont la caractéristique essentielle est qu’elle intègre le contributeur dans une histoire commune, ce qui est là encore fondamental pour le développement de soi”. (Zask, op. cit. : 12)

  3. “Recevoir une part ou bénéficier” est la condition incontournable d’individuation sans laquelle les deux autres expériences ne pourraient conduire à une participation pleine et efficiente. Ce bénéfice ne s’apparente pas à un bien matériel mais à une satisfaction, et une reconnaissance. Reconnaissance de l’acquisition d’une expérience, possiblement réintégrable dans la société. Nourrissant pleinement notre vie personnelle, elle est à même de transformer, par nos actions, notre société et ses modalités de fonctionnement. C’est cette dernière dimension qui permet à la parole de se libérer et de se décentrer en se déplaçant. Pour Joëlle Zask, le bénéfice “est tel s’il favorise l’individuation de son récipiendaire – si, par conséquent, il procure à l’individu les moyens lui permettant de prendre part et de contribuer -, ce qui est justifié par le fait, (…), que l’individuation provient de la participation elle-même.”. (ibid. : 226)

Fig. 1

Modélisation du dispositif participatif PUCE MUSE

Modélisation du dispositif participatif PUCE MUSE

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Trois principes du bénéfice dégagés par la philosophe sont importants à citer pour la suite de notre argumentation :

  • les parts allouées par le dispositif doivent correspondre aux besoins et aux attentes des participants,

  • le bénéfice doit faire l’objet d’une proposition et non d’une coercition,

  • la part mise à disposition “doit permettre au bénéficiaire d’accéder à ce que valorise l’environnement dans lequel il vit. (ibid. : 228).

Ces trois temps (“prendre part”, “contribuer” et “bénéficier”) sont à concevoir dans leur simultanéité, leurs interactions réciproques, en mouvement perpétuel. Nous faisons l’hypothèse qu’ils pourraient constituer une grille d’analyse situationnelle des dispositifs participatifs, apte à saisir la parole en action, c’est-à-dire la sauvegarde de la part créative de nos gestes et de nos actions. Apte à initier également de possibles zones de liberté et tenter de faire en sorte que nos participations ne soient pas uniquement des fictions, mais qu’elles puissent réellement dialoguer avec celles des autres dans le respect de nos multiples individualités et modes de connaissance.

*

Ce protocole ne souhaite en rien devenir une grille de classification ou de hiérarchisation. Nous ne nous livrerons donc pas une analyse comparative qui chercherait à appliquer un calque préformé à différents types de concerts participatifs de façon à légitimer ou même à évaluer. Nous nous pencherons sur “une situation” particulière qui nous semble proposer des expériences participatives propres à sauvegarder nos paroles qui tout en étant libres se savent étroitement connectées au monde alentour.

Nous étudierons le Centre de création de musique visuelle PUCE MUSE (http://www.pucemuse.com/) qui propose des expériences de créations/concerts participatives (et éducatives). Sur la page d’accueil du site, se trouve la présentation du centre de création :

Structure pionnière en arts numériques, fondée par le musicien et chercheur Serge de Laubier, PUCE MUSE imagine depuis 1982, des créations autour de la musique visuelle.

Plaçant au coeur de ses travaux, la performance musicale collective, interactive et accessible à tous, PUCE MUSE crée, en amont et parallèlement à ses spectacles, des logiciels destinés aux professionnels ou aux néophytes souhaitant découvrir de nouvelles méthodes de création numérique.

ibid.

Ce préalable constitue la ligne artistique du centre, ligne poursuivie depuis plus d’une trentaine d’années en direction d’un public aux compétences et aux objectifs diversifiés. PUCE MUSE pratique donc une “participation” conçue de façon collective, interactive et démocratique. Dans la rubrique “Création” sont exposées plusieurs expériences. Concert de concert retiendra particulièrement toute notre attention. Il s’agit d’un concert participatif créé en 2009 et donné depuis lors plusieurs fois dans différents lieux de diffusion. Nous reproduisons de façon intégrale la note d’intention :

Concert de concert est une performance singulière et éphémère née de la rencontre entre des passants intrigués et un dispositif interactif étonnant. Ici le spectateur se transforme en spectActeur et réalise en quelques minutes le rêve d’être musicien dans un grand orchestre… de joysticks!

Après une première phase d’adaptation et de sensibilisation afin de maîtriser l’instrumentarium et la musique visuelle, les “spect-Acteurs” sont réunis pour jouer des partitions étonnantes, ludiques et savantes dirigées par un chef d’orchestre, voire deux selon le nombre de musiciens improvisés (généralement de 30 à 96). En extérieur ou en intérieur et ouvert à tous, le Concert de Concert détourne les nouvelles technologies multimédias pour réinventer une nouvelle façon de vivre ensemble.

Le concert terminé, le “spect-Acteur” devenu méta-musicien en herbe peut continuer à jouer de chez lui en téléchargeant l’application qu’il aura utilisée durant le concert.

http://www.pucemuse.com/portfolio/concert-de-concert/

Si le champ sémantique de cette note d’intention paraît semblable à d’autres notes d’intention que nous avons relevées plus haut, si les objectifs ne sont pas exempts d’un développement de la surface médiatique de ladite structure, la logique participative en est pourtant différente. Trois étapes constituent l’intégralité de l’expérience participative proposée par PUCE MUSE, expérience qui conçoit la performance au-delà de sa seule événementialité :

  1. Étape de sensibilisation et d’apprentissage pour donner aux passants les outils nécessaires pour participer et pouvoir le faire en totale interaction avec un objectif commun : la création d’une oeuvre collective, la constitution d’un orchestre numérique éphémère et interactif. Cette première étape semble se conformer à l’expérience du “prendre part”. L’engagement au collectif est volontaire car nourri par cette phase de sensibilisation qui ouvre la curiosité, les oreilles, qui donne certainement envie de “prendre part” en anticipant le futur “jeu” musicien. Qui oeuvre à développer des zones de confiance de soi (espaces essentiels pour que les amateurs puissent s’engager). Qui permet la rencontre avec les futurs participants et travaille à la constitution d’espaces intersubjectifs.

  2. Étape de jeu créatif proprement dite qui permet de vivre l’expérience dans sa forme la plus ludique mais aussi la plus artistique. L’événement a lieu dans un espace-temps commun, contemporain à toutes et tous, passants amusés ou musiciens. Le “vivre ensemble” est bien mentionné comme l’objectif principal de cette expérience participative. Avec lui le partage, mais aussi le plaisir du partage avec d’autres que soi. Les participants s’approprient les codes mêmes de la création musicale : le jeu collectif sous une direction compétente, la restitution sonore de partitions graphiques, l’expérience de la relation notation-geste-son, l’improvisation et le “faire ensemble”, etc. On verra dans cette seconde étape la volonté d’instaurer une création qui ménage une part non négligeable aux compétences de chacun, et cela dans une situation “donnée” de façon préalable.

  3. La dernière étape est un retour vers l’individu grâce au téléchargement (gratuit) de l’application utilisée, favorisant ainsi son usage privé. Incitation à une réappropriation personnelle pouvant aller au-delà de la simple utilisation individuelle, permettant un possible élargissement dans le cercle familial, amical ou professionnel grâce à l’acquisition des outils nécessaires. Cette ré-appropriation pourra même donner l’envie de poursuivre l’expérience dans un autre cadre culturel ou éducationnel. Le bénéfice est ici visé sous l’angle de la transmission de l’expérience vers une reconnaissance de la part créative que chacun d’entre nous possède et peut faire agir, s’il le souhaite. Ainsi, ce bénéfice est également transformation, de soi mais également des autres, y compris de la structure engageant à participation dans la mesure où cette utilisation individuelle pourra déplacer - en les transformant - les possibles utilisations de ces logiciels, utilisations non nécessairement anticipées par le protocole initial. Il faut souligner que cette réappropriation individuelle est soumise au choix du participant. En effet, si les outils sont mis à sa disposition après la performance via des plateformes de service, c’est la seule volonté du participant qui permet de les faire agir à l’extérieur du dispositif initial proposé par PUCE MUSE. En d’autres termes, le dispositif et sa “vie” à l’extérieur de son propre champ de participation dépendent, en partie, de cette réappropriation personnelle qui est la seule à même de produire de l’inédit, du non-prévisible, autant “d’échappées” qui ne dépendent pas du cadre préalable proposé par le dispositif.

Ce modèle participatif se signale par une participation de proximité qui permet à ses participants de vivre une expérience artistique de haut niveau tout en leur proposant de re-figurer leur expérience citoyenne et artistique. Car, dans le cas qui nous occupe, il s’agit bien d’une participation à la création d’une oeuvre collective qui, tout en s’insérant dans une pratique normée et reconnue par la pratique musicienne institutionnelle, donne lieu à des gestes inédits qui libèrent la créativité de tous. Une participation “guidée” où le choix de “prendre part” fait l’objet d’une sollicitation favorisée par le dispositif interactif intégrant une zone de sensibilisation (flèches 1 et 2). Cette participation de proximité engage les participants à devenir des contributeurs volontaires (flèche 3), à entrer en interaction avec les autres participants mais également avec le dispositif élaboré par le centre de création et sa structure fonctionnelle (flèches 1, 2, 3). Du point de vue sémiotique, la “parole” propre à favoriser le renouvellement du langage se signale, quant à elle, par l’entourage interactif et décentré qui dynamise le “bénéfice” en prévoyant un réseau possible d’actions (flèches 4, 5 et 6). Le bénéfice va autant aux participants qu’à la structure de création (flèches 5 et 6) dans la mesure (a) où les participants sont reconnus comme musiciens-acteurs-contributeurs à part entière et (b) où la diffusion des outils (via une zone de service) permet à la structure de les faire connaître au-delà de l’événement lui-même, mais aussi et surtout de les laisser se transformer le cas échéant au contact d’autres altérités, c’est-à-dire au contact d’autres imaginations, d’autres manières de “faire ensemble”.

Nous soulignerons l’importance de la flèche 4, unidirectionnelle. Il s’agit bien là de l’ouverture du dispositif vers l’extérieur puisque l’utilisation de la zone de service dépend, nous l’avons déjà évoqué, du choix du participant. Cette ouverture est favorable à la réappropriation individuelle ainsi qu’à l’intégration de la possible variabilité du cadre préalable, à l’émancipation de la “parole” vis-à-vis de la langue, à l’élaboration progressive et lente d’un langage vivant, propice à la reconnaissance du participant comme “personne” (Zask, op. cit. : 289-319). Le cas PUCE MUSE paraît ainsi libérer la parole et favoriser une re-figuration d’un corps citoyen, engagé dans ses choix et ses actions, confiant dans sa capacité à proposer, à mettre en oeuvre, à faire agir sa créativité dans le monde alentour.

*

Notre modélisation n’est qu’une esquisse imparfaite, à parfaire. Elle tente de rendre compte du procès signifiant qui constitue le territoire encore en émergence des concerts participatifs. Ce réseau d’interaction entre le dispositif et les participants dessine une carte imaginaire (et non analogique). Cette carte sensible a été dressée à partir des multiples déplacements des participants au sein du dispositif, de leurs relations et de leurs possibles devenirs. De façon plus générale, cette carte est également transformable (sans cesse soumise à reconfiguration) en fonction de la distance que les dispositifs instaurent entre leur effectivité et leur événementialité. En ce sens, elle est à concevoir comme un processus ouvert, garant de la reconnaissance de chaque participant comme “personne” à part entière, conscient de son interaction avec la communauté à laquelle il appartient, au sein de laquelle il agit et peut faire valoir sa parole (Zask, op. cit. : 290).[7]

Nous pourrions par ailleurs élargir cette carte en signalant ses possibles liens avec la théorie sémiotique peircienne. L’axe “vertical” (flèches 1, 2 et 3) se concevrait comme la formalisation d’une certaine forme de cohésion sociale du langage instaurée dans un cadre préalable tandis que le réseau formé par les flèches 4, 5 et 6 relèverait, quant à lui, de la parole, infinie en ce qu’elle est créativité individuelle, créative en ce qu’elle est déplacement, profusion, choix et liberté. Ce rapprochement avec le triangle sémiotique peircien fera l’objet de développements ultérieurs qui permettront d’instaurer de façon plus approfondie un protocole sémiotique plus large, concevant le signe comme une instance fondamentalement participative, à la fois centrée et diffractée (Esclapez 2014 : 63-74).

En attendant…

La question de la participation a pu apparaître tout au long de ces lignes comme extérieure à la question sémiotique. Pourtant, la sémiotique comme analyse des signes devra aussi se préoccuper des nouveaux paysages que notre société contemporaine favorise et dont elle permet l’émergence. Ce constat fait du sémioticien un géographe, un arpenteur de territoires aux relations inédites. Une sémiotique, ici, mâtinée de philosophie sociale et politique ou même d’anthropologie. Une sémiotique qui retrouve pleinement son rôle d’expertise et d’analyse de la vie en train d’être vécue et qui accepte pour cela d’imaginer de nouveaux champs méthodologiques, de nouveaux protocoles d’observation en tentant de rendre plus flexible la distance entre la langue et la parole, entre le collectif et l’individuel, concevant chacune de ces instances non comme des identités fixes et opposées, mais comme des entités processuelles et coexistantes.