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Le déploiement de pratiques sensibles au trauma peut avoir une grande portée pour les victimes d’agression sexuelle. Cet article explore l’implémentation et l’apport d’une offre de services centralisés sous un même toit, au sein d’un Centre d’appui aux enfants et à la jeunesse (CAEJ), en relation avec le bien-être psychologique des victimes. Il est ainsi proposé qu’une prise en charge centralisée au sein d’un CAEJ puisse faciliter l’usage de pratiques sensibles au trauma. Depuis la fin des années 90, la recherche sur la prévalence et l’impact de l’exposition aux expériences de vie adverses pendant l’enfance a progressé de manière impressionnante, mettant en lumière la pertinence de développer des pratiques sensibles au trauma. En effet, les travaux de Felitti et collègues ont démontré la prévalence élevée de ces expériences et des effets associés à leur cumul (Felitti et al., 1998). Depuis, plusieurs études ont répliqué ces résultats (ex. : Alcalà et al., 2022; Ross et al., 2020) mettant en lumière le fait que les expériences adverses, notamment celles liées à la maltraitance envers les enfants (abus, négligence, abandon), et en particulier lorsqu’elles se multiplient sous différentes formes, représentent un problème de santé publique particulièrement grave en termes d’impacts à court et à long terme et qui affecte la santé sociale, professionnelle et économique de multiples générations (Kamiya et al., 2016; Van der Kolk, 2014). En conséquence, la maltraitance pendant l’enfance nécessite une prise en charge à la fois prompte, concertée et surtout sensible à cette réalité de potentiel traumatique.

Plus particulièrement, l’agression sexuelle (AS) pendant l’enfance porte son lot de défis en matière de prise en charge psychosociale et de cheminement judiciaire. En effet, la nature intime et intrusive des gestes posés, l’absence très fréquente de preuve tangible (Heger et al., 2002) et la grande variété des réactions qui en découlent (Hébert et Amédée, 2020) sont des facteurs associés à un plus haut risque de victimisation secondaire chez les enfants victimes, qui peuvent percevoir l’expérience de prise en charge de façon négative (Daignault, Lachambre et Cyr, 2020). De plus, la pertinence d’une prise en charge sensible au trauma est largement appuyée par le fait que la violence sexuelle a été documentée parmi les formes de violence les plus fréquemment associées à la polyvictimisation (exposition à quatre formes de violence et plus) (Finkelhor et al., 2007). Selon nombre d’études, la victimisation multiple est susceptible d’exacerber les conséquences importantes qui en découlent, prenant parfois la forme de traumas complexes (Collin-Vézina, Daigneault et Hébert, 2013; Hébert et Amédée, 2020). Il demeure toutefois que les personnes exposées à la violence sexuelle présentent des profils hétérogènes, très variés dans l’intensité et la survenue des difficultés associées à cette expérience (Domhardt et al., 2015). Sur le plan théorique, depuis le début des années 80, divers modèles ont été proposés pour mieux comprendre l’étiologie des conséquences associées à l’AS et l’hétérogénéité des profils observés chez les victimes. Ces modèles soutiennent l’importance de considérer parmi d’autres facteurs, ceux relatifs à la trajectoire de prise en charge psycho-socio-judiciaire (ex. : Spaccarelli, 1994; Friedrich, 1990; Finkelhor et Browne, 1985). Par ailleurs, très peu de recherches scientifiques ont tenté de valider l’influence de ces facteurs, en relation avec les conséquences de l’expérience potentiellement traumatique vécue.

Au Québec, à compter de 2001, un protocole d’intervention a été établi avec pour objectif d’implanter et de soutenir une prise en charge à la fois prompte, concertée et surtout sensible à cette réalité de potentiel traumatique. Ce protocole nommé Entente multisectorielle relative aux enfants victimes d’abus sexuels, d’abus physiques ou de négligence grave (Gouvernement du Québec, 2001[2022]) a été implanté afin de faciliter une concertation étroite entre la Direction de la protection de la jeunesse, les services policiers, le Directeur des poursuites criminelles et pénales et, le cas échéant, les autres acteurs touchés (ex. : établissements et organismes scolaires, services de garde, organismes de santé et de services sociaux, organismes d’aide aux personnes victimes ainsi que des organismes de loisir et de sport). Or, selon les effectifs disponibles, les processus de communication et la formation continue des intervenants appliquant ce protocole, son implémentation peut présenter des défis sur le plan de la concertation et d’une offre de services intégrés (Alain et Clément, 2022 Clément et Alain, 2021; Gauthier, 2015; Gouvernement du Québec, 2007). En complémentarité aux solutions mises de l’avant par ce type de protocoles d’intervention, depuis le début des années 80, les services multidisciplinaires centralisés tels que ceux offerts dans les Centres d’appui aux enfants et à la jeunesse (CAEJ, au Canada) (Child and Youth Advocacy Centres, CYAC, aux États-Unis et dans les autres provinces canadiennes) ont été implantés. Ces services sont centralisés en un même lieu pour faciliter une continuité dans la trajectoire de services des victimes et se veulent sensibles au stade de développement et à la réalité traumatique des enfants. Ils visent à assurer la concertation multidisciplinaire entre les acteurs de diverses disciplines impliqués, notamment par l’examen et le suivi des dossiers des usagers (Alain et al., 2022; Byrne et al., 2022; Faller et Palusci, 2007).

La communication entre les instances, le travail d’équipe et une offre de services immédiate et spécialisée — le tout sous un même toit — représentent des ingrédients ciblés permettant d’assurer une prise en charge exemplaire au sein de laquelle le contexte favorise des pratiques sensibles au trauma (Kenny et al., 2017). La National Children’s Alliance, 2016 a d’ailleurs établi dix critères qui permettent l’accréditation des centres CYAC aux États-Unis. À titre d’exemple, en plus de chercher à réduire le questionnement répétitif des enfants victimes, ces critères impliquent de réaliser des entrevues d’enquête non suggestives et fondées sur les données probantes (Cyr, 2022), de mener des examens médicaux légaux par l’intermédiaire d’équipes spécialisées (Adams et al., 2016), de s’assurer du respect des droits des enfants « advocacy », notamment pour les procédures judiciaires et donc d’adopter une approche multidisciplinaire. Les recherches effectuées à ce jour mettent toutefois en lumière que le modèle CAEJ s’implante sous diverses formes et regroupe différents services à travers les États-Unis, le Canada et d’autres pays d’Europe (Cross, Whitcomb et Maren, 2022). Selon une analyse de classe latente (typologie) menée par Herbert et al., (2018) auprès de plus de 300 directeurs de CAEJ américains, les centres peuvent être sous-divisés en trois types : a) ceux centrés sur l’enquête et l’examen des situations visant la meilleure prise de décision; b) ceux qui évaluent les enfants, puis les orientent vers différents services externes de soutien et c) ceux qui sont entièrement centralisés « full service » et intègrent notamment les services thérapeutiques offerts aux jeunes victimes. Indépendamment du type de CAEJ implanté, comme c’est le cas pour l’entente multisectorielle, le degré de concertation peut varier d’un cas à l’autre. À un extrême du continuum, les services sont simplement juxtaposés en un lieu; au centre du continuum, ils sont coordonnés par une approche multidisciplinaire et à l’extrême souhaité du continuum, ils sont intégrés dans une approche interdisciplinaire. Les services intégrés réfèrent à des services « dont les processus de prestation sont organisés de façon à former un tout cohérent du point de vue, généralement, des personnes auxquelles ils sont destinés » (Gouvernement du Québec, 2023), suggérant donc un niveau de concertation plus poussé.

Efficacité du modèle CAE et limites des études antérieures

Bien que les CAEJ aient été implantés massivement aux États-Unis (plus de 900 centres en 2021; NCA Annual Report, 2021), peu d’études en évaluent les retombées. Les premières études sur l’efficacité du modèle CAEJ ont été menées aux États-Unis. Elles révèlent que, comparativement aux services reçus dans la communauté (groupe témoin), les pratiques des CAEJ donnent des résultats positifs dans les cas d’agression sexuelle (Faller et Palusci, 2007). Ces services conduisent notamment à un nombre moins élevé d’entrevues d’enquêtes menées avec le même enfant, notamment grâce à la collaboration entre les acteurs des différentes disciplines (ex. : police et protection de la jeunesse) (Cross et al., 2007) et à un plus grand nombre de jeunes pour qui des examens médico-légaux sont effectués, ce qui permet de renforcer les éléments de preuve et de rassurer l’enfant (Walsh, Cross, Jones, Simone et Kolko, 2007). Ces services aboutissent également à une meilleure coordination des interventions (travail multidisciplinaire, examen et suivi des dossiers, DPJ-police co-investigation, enregistrement audio-vidéo (Cross et al., 2007) et à de meilleurs indices de satisfaction chez les usagers (Jones, Cross, Walsh et Simone, 2007). Cependant, leurs résultats révèlent que le modèle CAEJ ne semble pas avoir d’incidence sur le nombre de poursuites pénales contre les contrevenants, ce qui, en matière de pratique sensible au trauma, peut s’avérer important ou non aux yeux des victimes relativement à leur sentiment de justice. De plus, malgré l’implantation du modèle, on observe la poursuite d’enquêtes et de questionnements jugés inadaptés pour les enfants potentiellement victimes d’AS (Faller et Palusci, 2007). D’autres études plus récentes ont commencé à s’intéresser aux obstacles d’implantation du modèle CAEJ et soulignent notamment les défis liés au maintien du travail et des rencontres interdisciplinaires, un aspect central au modèle (Westphaln et al., 2022).

Herbert et Bloomfield (2016) ont recensé systématiquement les écrits sur l’efficacité du modèle des CAEJ. Parmi les éléments les plus concordants et positifs, les chercheurs observent que ce modèle augmente l’usage de pratiques recommandées ou de pratiques exemplaires auprès des enfants victimes d’AS (ex. : entrevues d’enquête et examens médicaux). Cette recension des écrits met toutefois en lumière le défi en recherche de la traçabilité continue des dossiers au cours des étapes de prise en charge, de sorte que les différents éléments du modèle CAEJ ont été étudiés de façon singulière (ex. : satisfaction, nombre d’examens médicaux, nombre d’entrevues d’enquête). Cependant, peu d’études les ont analysés dans leur ensemble, ou sous la forme d’une trajectoire de services. À ce jour, sachant que les recherches n’ont pas été en mesure d’appuyer que le modèle CAEJ a des retombées concrètes pour les premières étapes du processus judiciaire (ex. : poursuites), plusieurs défis méthodologiques sont mis de l’avant (Herbert et Bloomfield, 2016). Parmi les limites énumérées, cette recension souligne que, parmi les 27 études recensées, seulement la moitié ont utilisé un groupe de comparaison (le plus souvent, des services reçus dans la communauté). De plus, les auteurs notent que les études ont surtout exploré l’efficacité sur le plan sociojudiciaire (ex. : nombre d’entrevues effectuées, temps écoulé entre le dévoilement et la prise en charge, présence d’examen médical, nombre d’arrestations, décision de porter le dossier en accusation) et que très peu d’études ont exploré l’efficacité du modèle dans son ensemble et en relation avec le bien-être des enfants et de leur famille (Herbert et Bloomfield, 2016).

Le présent article explore l’apport d’un CAEJ intégrant les services thérapeutiques « full service » (Herbert et al., 2018) dans la prise en charge de victimes d’AS en se focalisant sur la notion de services centralisés au sein de la trajectoire, c’est-à-dire sur le nombre de services dont les enfants bénéficient sous un même toit. En bref, l’AS pendant l’enfance est une problématique sociale pour laquelle la prise en charge doit être immédiate, spécialisée, coordonnée, concertée et sensible à la réalité traumatique des enfants. À plusieurs égards et étapes de la trajectoire de services, on cherche à adopter des pratiques sensibles au trauma. Par ailleurs, l’implantation continue de ces pratiques peut s’avérer complexe, et c’est dans cette perspective que les CAEJ suscitent un intérêt pour faciliter la concertation entre les différents acteurs. Au Québec, deux centres ont été implantés dont l’un depuis le début des années 2000. Outre les bénéfices humains évidents qu’on peut associer à cette offre de services (ex. : services centralisés en un même lieu et pensés pour les enfants), l’apport concret de ces services n’a pas été exploré dans le cadre de recherches en sol québécois.

Le premier objectif vise à documenter l’implantation des services (ex. : origine et nombre de références, caractéristiques des dossiers, nombre de services centralisés, nombre de rencontres de soutien et de psychothérapies) dans un CAEJ sur une période de 10 ans et d’aborder les défis découlant de cette implantation, tant pour la recherche que pour la pratique. Sur la base des études recensées à ce jour, il nous semble pertinent de nous intéresser à la notion de trajectoire de services et de continuité dans les services. Plus concrètement, nous avons voulu nous munir d’indices permettant de définir différentes trajectoires de services et niveaux de centralisation des services au sein d’un même CAEJ plutôt que de comparer les services en CAEJ à ceux offerts ailleurs dans la communauté, là où ces services ne sont pas disponibles.

Étant donné que peu d’études ont exploré l’apport des CAEJ sur la santé psychologique des victimes relativement au trauma, le second objectif cherche à identifier les facteurs associés au rétablissement des victimes à la suite du processus thérapeutique. Parmi ces facteurs, est-ce que le nombre de services centralisés (ou reçus sous un même toit au sein d’un CAEJ d’approche multidisciplinaire) exerce une influence sur la santé mentale des victimes à la suite d’une psychothérapie d’approche cognitive comportementale (TF-CBT, Cohen, Mannarino, Deblinger; 2006) offerte au sein du CAEJ ? Plus précisément, en contrôlant le niveau de détresse lors de l’évaluation initiale, cette étude vise à identifier les facteurs personnels, ceux liés au contexte de vie et d’exposition à la violence et ceux qui décrivent la prise en charge en CAEJ, et sont associés à un meilleur rétablissement des enfants à la suite de la psychothérapie.

Méthodologie

Participants

Cette étude retrace la trajectoire de services d’enfants victimes d’agression sexuelle jugée fondée par les autorités (police ou DPJ), et qui ont profité des services d’un Centre de services centralisés (CAEJ) entre 2006 et 2016. Au cours de cette période, 1631 enfants de moins de 14 ans ont fait l’objet d’une demande de services. De ces demandes, 427 enfants et leurs parents ont été sollicités pour la recherche alors qu’ils étaient vus en évaluation des besoins par une équipe psychosociale. De ceux-ci, 218 enfants ont bénéficié d’une évaluation et d’une psychothérapie et ont rempli les questionnaires pour les variables d’intérêt. L’échantillon de la présente étude est donc constitué de 218 enfants, dont 72 % de filles et 28 % de garçons, âgés en moyenne de neuf ans (M = 9,13; é.t. = 2,07). Des analyses de comparaison (test-t, et chi-carré) entre le groupe d’enfants ayant participé à la recherche (n = 427) sans compléter la thérapie (427-218 = 209) (n = 209) et celui ayant participé à la recherche tout en ayant complété leur thérapie (n = 218) montrent qu’il n’y a pas de différence entre ces deux groupes concernant les variables sociodémographiques, de santé psychologique et d’expériences de vie adverses, à l’exception des variables de prise en charge (complétion de la thérapie, nombre de rencontres de soutien). L’absence de différence entre ces groupes nous permet d’avancer que le groupe de 218 enfants est aussi représentatif des 427 enfants qui ont participé à l’étude. En revanche, il n’est pas possible de vérifier si cet échantillon est représentatif des 1631 enfants qui ont fait l’objet d’une demande de services, car ces données de recherche ne sont pas disponibles pour ces jeunes.

Procédures

Après avoir obtenu l’approbation du comité d’éthique responsable, les participants ont été sollicités par une assistante de recherche formée en psychologie, criminologie ou sexologie au sein du CAEJ de la région de Montréal, lors de l’évaluation des besoins par l’équipe psychosociale. Sur le plan chronologique, cette étape s’est déroulée à la suite de l’entrevue d’investigation policière et/ou de la Direction de la protection de la jeunesse et de l’examen médical, que ces derniers aient eu lieu sur place ou non. Le projet a alors été présenté aux parents et à l’enfant et les formulaires de consentement ont autorisé l’échange bilatéral d’informations cliniques, administratives et de recherche entre l’équipe de recherche et l’équipe clinique. En plus des entretiens cliniques, les enfants et leurs parents ont été rencontrés individuellement à deux reprises pour qu’ils remplissent une batterie de questionnaires de recherche, avant la psychothérapie et à la fin de l’intervention. À la suite de ces démarches, les banques de données clinico-administratives et de recherche ont été fusionnées afin de recréer une trajectoire linéaire de services pour chaque enfant. Dans le but de documenter les étapes inhérentes aux trajectoires de services des jeunes et l’implication de différents acteurs, chaque dossier clinique (incluant les notes d’évolution) a été révisé à l’aide d’une grille de codification pour la période de 2006 à 2016.

Instruments de mesure

Informations sociodémographiques : Les données sociodémographiques ont été obtenues à partir d’un formulaire de renseignements généraux.

Implantation des services : Les informations clinico-administratives ont été obtenues à la suite de la fermeture des dossiers cliniques, à l’aide d’une grille de cotation visant à documenter l’ensemble des démarches de prise en charge décrites au dossier afin de reconstituer la trajectoire de services des victimes et l’implication des acteurs de l’entente multisectorielle. À partir de cette grille, il a été possible de documenter les éléments suivants : l’origine et le nombre de références, les caractéristiques des dossiers (le type d’agression sexuelle, les contacts avec agresseur, la médication prescrite, etc.), le nombre de services découlant de l’entente multisectorielle qui ont été centralisés/reçus au sein du CAEJ, incluant d’autres indices de coordination des services comme l’implication des Centres jeunesse lors de l’évaluation des besoins, le nombre de rencontres de soutien offertes aux parents et le nombre de rencontres de thérapie proposées.

Nombre d’événements stressants vécus par l’enfant : Le Source of Stress Inventory (SSI; Chandler, 1981) a servi à évaluer la survenue d’événements stressants généraux au cours de l’année écoulée (ex. : divorce, difficultés financières, maladie) vécus par l’enfant. Le score sur cette mesure varie de 0 à 15.

Traumas interpersonnels vécus : La Kiddie-SADS-Present and Lifetime Version (K-SADS, Kaufman et al., 1997) est une entrevue semi-structurée qui est administrée individuellement par le clinicien à l’enfant puis à l’adulte qui l’accompagne pour évaluer si l’enfant a vécu différentes formes de victimisation. Le clinicien, après avoir interrogé l’enfant et l’adulte, a donné une note basée sur les verbatims de l’enfant et de l’adulte. Sept types de victimisation interpersonnelle non sexuelle ont été évalués dans l’étude : être témoin ou être victime d’un crime violent, être exposé à la violence familiale, être victime de violence physique, être victime d’intimidation, être victime de violence psychologique et être victime de négligence. Le score variait de 0 à 5, le chiffre le plus élevé représentant cinq formes d’expérience potentiellement traumatique ou plus.

Sévérité de l’agression sexuelle : Une version traduite et révisée par Hébert et Cyr (2010) du « History of Victimization Form » (HVF; Wolfe, Gentile, et Bourdeau, 1987) a été utilisée afin de codifier les informations tirées du dossier clinique des enfants. Ces informations incluent les caractéristiques des agressions sexuelles ainsi que les détails des démarches judiciaires effectuées par la suite.

Difficultés comportementales selon le parent : La présence de problèmes de comportement chez l’enfant a été évaluée à l’aide du Child Behavior Checklist CBCL; Achenbach et Rescorla, 2001), un outil largement utilisé et dont les qualités psychométriques sont reconnues. Le CBCL contient 113 items et différentes sous échelles. Complétée par le parent, il a été utilisé dans la présente étude pour obtenir des scores de problèmes de comportements intériorisés et extériorisés (scores-T), de même que pour estimer la présence de symptômes du trouble de stress post-traumatique chez l’enfant (également basés sur les scores-T). Pour chaque item, le parent a choisi l’énoncé (pas vrai, plutôt vrai/parfois vrai ou très/souvent vrai) qui correspondait au comportement de son enfant au cours des deux derniers mois. Sur le plan de la validité interne, les alphas de Cronbach obtenus dans la présente étude étaient satisfaisants : intériorisation (α : ,87), extériorisation. (α : ,92) et trouble de stress post-traumatique (α : ,85).

Symptômes de dissociation selon le parent : La Child Dissociative Checklist en 20 points (Putnam, Helmers et Trickett, 1993) a été remplie par les mères pour évaluer les symptômes de dissociation chez leurs enfants. Les mères spécifiaient la présence de symptômes sur une échelle en trois points, cotée de 0 (pas vrai) à 2 (très vrai). Le coefficient alpha de Cronbach était satisfaisant (α : ,89).

Santé mentale du répondant adulte : Détresse psychologique (indice de détresse psychologique [IDP]). La version en 14 items de l’Échelle de détresse psychologique de l’Enquête québécoise sur la santé (Préville, Boyer, Potvin, Perrault, et Légaré, 1992) a été utilisée pour évaluer le niveau de détresse psychologique des mères. Cette échelle est une traduction de l’index des symptômes psychiatriques à 29 items (Ilfeld, 1976). Chaque item est noté sur une échelle de fréquence (1 = jamais et 4 = très souvent). Le score global de cette échelle couvre quatre dimensions : l’anxiété, la dépression, l’irritabilité et les problèmes cognitifs. Ilfeld (1976) a rapporté un coefficient alpha de .91 pour l’indice. Dans le cadre de la présente étude, l’échelle présente une cohérence interne satisfaisante (α = ,88). Cette mesure a été intégrée comme variable de contrôle étant donné que le répondant adulte est la personne évaluant les difficultés de l’enfant.

Stratégies d’analyses

Dans un premier temps, à partir de données administratives (n = 1631), les analyses descriptives permettent de décrire les services offerts au sein du CAEJ, les trajectoires de services et l’évolution des demandes de services au cours des dix années couvertes par l’étude. Par la suite, à partir de l’échantillon sollicité pour la recherche (n = 427), on peut estimer la représentativité de l’échantillon final de la recherche (n = 218) en termes de nombre de services reçus.

Des analyses de corrélation de Pearson et de régression multiple hiérarchique permettent ensuite d’évaluer la contribution des différents facteurs considérés en relation avec les indices de détresse mesurés à la fin de la psychothérapie (dissociation, TSPT, troubles de comportements intériorisés et extériorisés). Les variables indépendantes considérées et intégrées au modèle de régression de façon hiérarchique incluent les facteurs personnels, faisant office de variable de contrôle notamment l’âge, le sexe, le fait qu’une médication soit prescrite à l’enfant ou non, le niveau de détresse rapporté lors de l’évaluation initiale et la santé mentale du répondant (majoritairement la mère) pour réduire le biais de l’évaluateur. Les facteurs contextuels de vie et de traumas comprennent la sévérité de l’agression sexuelle, le nombre d’événements stressants vécus, la présence d’autres traumas interpersonnels et le maintien de contacts de l’enfant avec l’agresseur pendant la thérapie, qu’il y ait une interdiction de contact ou non. Finalement, les facteurs de prise en charge multisectorielle au sein du CAEJ incluent le nombre de services centralisés reçus qui sont associés à l’entente multisectorielle (ex. : investigation policière, examen médical) et l’implication maintenue des Centres jeunesse lors de l’évaluation des besoins (T1), le nombre de rencontres de soutien offertes au parent, le nombre de rencontres de thérapies effectuées. Le ratio pour les analyses de régression est calculé en utilisant la formule suivante : N ≥ 50 + 8m (m = nombre de prédicteurs) (Tabachnick et Fidell, 2007) 218 ≥ 50 + 8(13), requérant donc un minimum de 154 participants pour 13 variables indépendantes.

Résultats

Le Tableau 1 est sous-divisé en trois sections. Dans un premier temps, il présente le nombre de services offerts à l’ensemble des enfants dirigés vers un CAEJ au cours de la période de 2006 à 2016 tel que colligé au sein de données administratives (n = 1631). La seconde colonne du tableau indique le nombre de services centralisés offerts au sein de l’échantillon de recherche disponible (n = 427) et ensuite au sein de l’échantillon ayant suivi une psychothérapie, soit l’échantillon final (n = 218). Concernant les données administratives, les analyses descriptives révèlent que les enfants victimes d’AS qui ont été dirigés vers un CAEJ ont principalement reçu un seul service (68 %), et que dans la plupart des cas (90 %) il s’agissait de l’investigation policière. Environ le quart (24 %) des enfants de cet échantillon a reçu deux services, le plus souvent, ce service était combiné à l’entrevue d’investigation policière. Pour différents motifs, comme un nouveau signalement lié à de nouveaux faits ou une première entrevue sans que l’enfant parle ou qu’il refuse l’examen médical sociojuridique, certains enfants victimes d’AS sont revus une seconde fois en entrevue d’enquête et/ou en examen médical. Il nous semblait important de chiffrer ces scénarios au sein de la clientèle à l’étude. Parmi ceux qui se sont présentés pour une entrevue d’enquête policière, seulement 3,3 % (n = 42) sont revenus une seconde fois. Sur le plan de l’examen médical, parmi ceux venus pour un examen médical, seulement 1,3 % sont revenus pour un second examen. En matière de services, toujours au sein de l’échantillon administratif, seuls 47 enfants (2 %) ont reçu quatre services parmi ceux offerts sous un même toit.

Étant donné que notre méthode de recrutement des participants est associée à l’évaluation des besoins des enfants, au sein de l’échantillon sollicité pour la recherche, on observe une distribution différente des services reçus. La majorité des enfants (56 %) ont reçu deux services et seulement 10 % des enfants ont reçu la totalité des services. En ce qui a trait à l’échantillon final à l’étude (n = 218), les pourcentages représentés par nombre de services sont très similaires à l’échantillon de l’ensemble de ceux ayant accepté de participer à la recherche (n = 427).

Tableau 1

Données administratives : Nombre de services reçus découlant de l’entente multisectorielle, par enfant selon les échantillons étudiés

Données administratives : Nombre de services reçus découlant de l’entente multisectorielle, par enfant selon les échantillons étudiés

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La Figure 1 présente les demandes de services et les références pendant la période couverte par l’étude. Alors qu’au cours des premières années, la majorité des enfants étaient envoyés par le service d’indemnisation aux victimes d’actes criminels (IVAC) le plus souvent pour recevoir des services thérapeutiques, au fil du temps on observe que le centre jeunesse est devenu le référent principal. Cette observation suggère qu’à mesure que les services du CAEJ ont été mieux connus des partenaires, les enfants ont commencé à être envoyés plus tôt, au début de leur prise en charge (par le Centre jeunesse), dès l’application de l’entente multisectorielle.

Figure 1

Demandes de services et références (2006-2015)

Demandes de services et références (2006-2015)

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Le Tableau 2 présente les données sociodémographiques permettant de décrire l’échantillon à l’étude (n = 218). L’échantillon est majoritairement constitué de filles (72 %). Les enfants ont été victimes d’AS décrites comme très sévères dans 64,7 % et répétitives ou chronique pour plus du tiers de l’échantillon. La grande majorité des enfants (64,7 %) ont vécu au moins une autre forme de violence, 37,2 % d’entre eux ont vécu un à deux événements en plus de l’AS. Le nombre d’enfants en situation de placement en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse représente un peu moins de 12 % de l’échantillon. Sur le plan familial, les enfants sont principalement accompagnés de leurs mères (79,4 %), le niveau de scolarité des parents étant de niveau primaire ou secondaire dans (39,6 %) des cas et le revenu familial brut étant inférieur à 40 000 $ pour 53,4 % des familles.

Tableau 2

Caractéristiques sociodémographiques (n = 218)

Caractéristiques sociodémographiques (n = 218)

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Une analyse de corrélation de Pearson a été effectuée afin de déterminer si certains aspects de la prise en charge des enfants sont liés à la sévérité des dossiers. Les résultats de cette analyse et les moyennes sur chacun des scores sont présentés au Tableau 3. Ces analyses explorent la nature des liens bivariés entre les variables dépendantes, soit les indicateurs de santé mentale à la suite de la psychothérapie (comportements extériorisés et intériorisés, symptômes de dissociation et de trouble de stress post-traumatiques) et les variables indépendantes personnelles, contextuelles et de prise en charge connue. De plus, ces analyses explorent le lien entre la sévérité des gestes d’agression sexuelle vécue et l’ensemble de ces variables.

Sur le plan de la sévérité, les résultats révèlent une association positive entre la sévérité des situations d’agression sexuelle et le fait de prendre de la médication, de permettre aux parents de bénéficier de plus de rencontres de soutien et d’une implication des Centres jeunesse lors de l’évaluation initiale. Pour cette raison, la sévérité des gestes vécus est considérée dans les modèles de régression présentés plus bas.

Sur le plan des variables personnelles, on note que l’âge et le revenu de la famille de l’enfant ne sont pas reliés à leurs indicateurs de santé mentale. En revanche, on observe une relation entre le fait d’être un garçon et de présenter des scores plus élevés de comportements intériorisés et extériorisés. Les coefficients de corrélation entre les scores d’adaptation rapportés lors de l’évaluation des besoins sont tous reliés positivement aux indicateurs de santé mentale à la suite de la psychothérapie variant entre r = ,23 et r = ,69, p < ,01). De plus, les scores de détresse rapportés à la suite de la psychothérapie sont aussi liés de façon positive au fait qu’une médication soit prescrite aux jeunes.

Concernant les variables du contexte de vie et de violence, alors que la sévérité de l’agression sexuelle n’est pas associée aux indicateurs de santé mentale, le nombre d’événements stressants vécus est relié aux scores de comportements extériorisés. La présence d’une autre violence interpersonnelle vécue est associée à la présence de symptômes de dissociation, alors que les contacts avec l’agresseur ne sont pas associés aux variables d’adaptation.

Concernant les variables de prise en charge au sein du CAEJ, le nombre de services centralisés en CEAJ reçus, dont le nombre de rencontres de soutien au parent est associé à des scores de dissociation moins élevés à la suite de la psychothérapie. De fait, le nombre de rencontres de thérapie complétées est associé à des scores de dissociation qui demeurent plus élevés à la fin de la psychothérapie. De façon générale, le nombre de rencontres de thérapie reçues est significativement associé à des scores de détresse psychologique (troubles intériorisés et extériorisés, dissociation, TSPT) qui demeurent plus élevés à la suite de la psychothérapie.

En ce qui a trait à l’implication de la protection de la jeunesse lors de la prise en charge, cette dernière est associée à des scores de détresse moins élevés à la suite de la psychothérapie pour les troubles intériorisés et les symptômes de TSPT.

Tableau 3

Moyennes et écarts-types et corrélations de Pearson entre les variables indépendantes et dépendantes (n = 218)

Moyennes et écarts-types et corrélations de Pearson entre les variables indépendantes et dépendantes (n = 218)

*p<.05 **p<.01 ***p<.001

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Les Tableaux 4 et 5 présentent les résultats des analyses de régression linéaires multiples hiérarchiques, visant à évaluer les facteurs associés au niveau de détresse rapporté à la suite de la psychothérapie sur les quatre mesures d’adaptation explorées, tout en contrôlant pour le niveau de détresse rapporté lors de l’évaluation des besoins, au temps 1. Les coefficients bêta standardisés qui sont présentés dans les tableaux sont ceux obtenus lors de la dernière étape de la régression hiérarchique et donc ceux permettant d’identifier les facteurs qui exercent une influence lorsque l’ensemble des facteurs est considéré.

Les résultats de la première analyse de régression multiple permettent de mieux comprendre la présence de problèmes de comportements intériorisés. Les résultats révèlent que le modèle final est significatif et permet d’expliquer 32 % de la variance des problèmes intériorisés (R2 = .32, F(13)  = 8,77, p < 0,001). Au-delà du score de trouble de comportement intériorisé lors de l’évaluation des besoins (au temps 1) (β = .49, p = .001), le nombre de traumas interpersonnels vécus (β = .12, p = .05) est positivement relié aux scores de comportements intériorisés, tandis que le fait que le Centre jeunesse soit impliqué au dossier lors de la prise en charge initiale (β = -.21, p = .034) est associé à un score moins élevé de trouble intériorisé à la suite de la psychothérapie. Ce dernier facteur venant expliquer le taux de 4 % de variance additionnelle. Le fait de bénéficier d’un nombre plus élevé de services centralisés en un même lieu n’est pas relié à la diminution des comportements intériorisés à la suite de la psychothérapie.

Les résultats de la seconde analyse de régression visent à prédire les scores de comportements extériorisés à la suite de la psychothérapie, tout en tenant du score relatif à ces comportements lors de l’évaluation initiale. Les résultats révèlent que le modèle final est significatif et permet d’expliquer 50 % de la variance des problèmes extériorisés (R2 = .498; F(13, 218) = 13,218, p < 0,001). Au-delà des troubles de comportements extériorisés lors de l’évaluation initiale (β = .63, p = .001) trois autres facteurs contribuent à la prédiction des scores au T2. La médication prescrite à l’enfant est associée à un score de comportements extériorisés plus élevé à la suite de la psychothérapie (β = .16, p = .01). Les facteurs liés au contexte de l’AS et des autres formes de violence ne sont pas associés aux troubles de comportement. Toutefois, certaines interventions CAE sont associées à des scores moins élevés de comportements extériorisés à la suite de la psychothérapie, soit le nombre de rencontres de soutien offertes aux parents (β = -.12, p = .01), et le fait que le dossier soit ouvert en protection de la jeunesse lors de l’évaluation initiale (β = -.19, p = .001), contribuant à expliquer 4 % de la variance additionnelle.

Tableau 4

Résultats des régressions linéaires visant à prédire les troubles intériorisés et extériorisés après la thérapie (n = 218)

Résultats des régressions linéaires visant à prédire les troubles intériorisés et extériorisés après la thérapie (n = 218)

R2 = R carré ajusté; β = Bêta; ES = Erreur standard de moyenne; *p < .05 **p < .01 ***p < .001

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La 3e régression révèle qu’au-delà du niveau de dissociation lors de l’évaluation des besoins qui demeure significatif (β = .48, p = .001), la médication prescrite est associée à un score plus élevé de dissociation (β = .13, p = .05), alors que le nombre de rencontres de soutien offertes aux parents en individuel est associé à un score de dissociation moins élevé à la suite de la psychothérapie (β = -12, p = .05). Par ailleurs, le nombre de séances de thérapie offertes à l’enfant prédit un niveau de dissociation plus élevé (β = .18, p = .001), rajoutant encore une fois 4 % de la variance expliquée, pour un total de 40 % de la variance (R2 = 0,40, F(13) = 12,003, p < 0,001.

Le dernier modèle de régression permet de comprendre les facteurs associés à une évolution des symptômes de stress post-traumatique. Ce modèle explique 38 % de la variance (R2 = 0,18, F(13) = 12,003, p < 0,001. Au-delà du score de symptômes du trouble de stress post-traumatique avant la psychothérapie (β = .55, p = .001) et de médication prescrite à l’enfant (β = .14, p = .05), le nombre de traumas vécus, le nombre de rencontres de soutien offertes au parent et le fait que le dossier soit ouvert en Centre jeunesse sont associés à des difficultés moins importantes. Ces facteurs contribuent aussi à expliquer le taux de 4 % de la variance additionnelle.

Tableau 5

Résultats des régressions linéaires multiples hiérarchiques visant à prédire la dissociation et le trouble de stress post-traumatique (n = 218)

Résultats des régressions linéaires multiples hiérarchiques visant à prédire la dissociation et le trouble de stress post-traumatique (n = 218)

R2 = R carré ajusté; β = Bêta; ES = Erreur standard de moyenne; *p < .05 **p < .01 ***p < .001

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Discussion

À la suite d’un dévoilement d’AS, les enfants victimes peuvent se voir offrir différentes trajectoires de services. Au Québec, l’Entente multisectorielle relative aux enfants victimes d’abus sexuels, d’abus physiques ou de négligence grave (Gouvernement du Québec, 2001[2022]) vient définir la manière dont les acteurs interpellés par cette problématique communiquent entre eux pour favoriser la meilleure prise en charge sur les plans psychosocial et judiciaire. Pour compléter ce protocole d’intervention, les CAEJ proposent de créer un lieu qui centralise tous les services impliqués et qui se veut sécurisant et facilitant pour les victimes et pour la concertation entre les intervenants. Bien que ce type de service puisse aussi être confronté aux mêmes défis de concertation que ceux observés lors de l’implantation de l’entente multisectorielle (Alain et Clément, 2022), il est escompté que ce lieu favorise aussi une offre de services spécialisés qui adopte des pratiques sensibles aux traumas.

Le premier objectif de l’étude était de documenter la nature et le volume des services reçus de façon centralisée dans un CAEJ sur une période de 10 ans. Les résultats ont démontré que, malgré une offre de services centralisés sous un même toit, tous les enfants n’en bénéficient pas. Dans la plupart des cas, seul un service ou deux parmi ceux offerts sont utilisés, plutôt que leur totalité. En effet, seulement 2 % des 1631 enfants pour qui une demande de services a été acheminée ont reçu l’ensemble des services offerts. En se basant sur les personnes ayant participé à l’étude (n = 427) ou sur celles ayant, en plus, suivi une psychothérapie (n = 218), on constate que 10 % d’entre elles ont bénéficié d’une trajectoire de services totalement centralisés. En ce sens, la présente étude met clairement en lumière les défis d’implantation et d’utilisation des services centralisés. Même au sein d’un CAEJ proposant tous les services en un même lieu, l’offre de services centralisés demeure peu utilisée au sein de la trajectoire d’un même enfant. Il semble ainsi que pour cet échantillon qui représente les familles ayant participé à la première implantation de ce service au Québec, la notion de continuité dans les services demeure difficile à prioriser par l’ensemble des partenaires associés directement ou indirectement à l’entente multisectorielle.

Plusieurs éléments peuvent contribuer à expliquer ces résultats. Dans un premier temps, il importe de souligner que sur la période de 10 ans au cours de laquelle l’étude a été menée, c’est-à-dire du début de l’implantation des services jusqu’en 2016, les services offerts par ce premier CAEJ ouvert au Québec ont tardé à être connus et reconnus par les partenaires. Ce constat a d’ailleurs été mis en lumière par la Figure 1, à partir de laquelle on a pu constater une évolution et un changement des référents principaux vers les services du CAEJ. En effet, au cours des premières années, les enfants étaient principalement envoyés par l’IVAC, dans le but de suivre une psychothérapie. Au fil des ans, c’est la Direction de la protection de la jeunesse qui est devenue le principal référent. Cette transition suggère que les enfants étaient alors référés plus tôt dans leur trajectoire de prise en charge à la suite du dévoilement de l’AS. Plus les enfants sont référés tôt, plus ils sont susceptibles de bénéficier d’un plus grand nombre de services au sein du CAEJ et donc d’une trajectoire plus centralisée.

Le deuxième élément pouvant contribuer à expliquer ce résultat est le fait, comme il a été observé dans l’implantation de l’entente multisectorielle, que le travail multidisciplinaire inhérent au modèle des CAEJ est un défi en soi. En effet, afin que les services soient centralisés en un même lieu, il faut que des médecins, des enquêteurs de police, des intervenants de la protection de la jeunesse et des procureurs puissent se rendre sur place pratiquement tous les jours de la semaine pour effectuer leur travail auprès de l’enfant, mais aussi pour se rencontrer et se concerter. Par ailleurs, ces professionnels occupent souvent d’autres fonctions pour leur employeur, ce qui réduit leur disponibilité. L’étude de Westphaln et ses collègues (2022) a exploré les facilitateurs ainsi que les défis liés au travail multidisciplinaire au sein des CYAC. Selon cette étude qualitative, la disponibilité des effectifs (partenaires), la communication efficace (concertation), les courts délais dans la réactivité et l’inclusion de diverses perspectives (ex. : professions et mandats) ont été identifiés comme des facilitateurs. Par ailleurs, les conflits liés à des différences idéologiques et l’ambiguïté dans les rôles de chacun, tout comme le manque de personnel et les politiques complexes ont été perçus comme des défis. De plus, l’épuisement des professionnels et le roulement élevé au sein des équipes sont clairement ressentis comme des défis propres à ce domaine spécifique d’expertise et influencent l’implantation des services et le maintien de services centralisés et concertés (Westphaln et al., 2022). Par ailleurs, la question des listes d’attente représente l’un des défis non explorés dans la présente étude, mais fort probablement important. Devant une liste qui s’allonge et un besoin de prise en charge immédiat, les partenaires se tournent vers des alternatives, avec pour conséquence le morcellement des services pour un même enfant et sa famille.

Le second objectif de l’étude était d’explorer, parmi différents facteurs, l’apport des services centralisés, sur les indicateurs de rétablissement à la suite d’une psychothérapie. À cet effet, sachant que les participants de l’étude ont tous bénéficié d’une évaluation et d’une psychothérapie, l’étude a permis d’investiguer si le fait que l’ensemble des étapes découlant de l’entente multisectorielle (entrevue d’enquête, évaluation DPJ et examen médical) se déroule dans un même lieu que la psychothérapie suivie exerce une influence sur le rétablissement des victimes. L’étude a donc cherché à identifier les facteurs qui contribuent au rétablissement des victimes, en tenant compte de leur niveau de détresse avant la psychothérapie. Le facteur clé que nous avons exploré est celui de l’apport du nombre de services centralisés reçus. Les résultats révèlent que ce dernier, soit le nombre de services centralisés reçus sous un même toit au sein d’un CAEJ n’est pas un élément associé à la détresse rapportée par la victime à la suite de la psychothérapie. Il est possible que cette observation soit liée à un manque de variance au sein de la variable du nombre de services centralisés reçus. En effet, on peut envisager que notre méthode de recrutement des participants, c’est-à-dire lors de l’évaluation des besoins, ait créé un biais de sélection des participants qui diminue la variance sur cette variable. Pour les études futures, il serait préférable que la sollicitation des participants s’effectue dès le premier service, et ce, même s’il s’agit de l’enquête policière et même si ce premier service n’est pas suivi d’une évaluation des besoins ou d’une psychothérapie. Il est aussi possible que l’influence du nombre de services reçus se traduise autrement et qu’elle soit associée à des indicateurs non analysés dans la présente étude. Par exemple, le nombre de services reçus pourrait influencer l’estime personnelle de l’enfant à l’égard de l’événement vécu, son sentiment de culpabilité et sa perception du soutien reçu.

Dans un autre ordre d’idées, l’analyse des facteurs associés au rétablissement des victimes selon différents indicateurs de santé mentale a mis en lumière les bienfaits qu’on pourrait définir comme indirects de cette approche centralisée, en testant un modèle qui intègre des facteurs personnels, contextuels et ceux liés à la trajectoire de services (CEAJ). En effet, on observe qu’au-delà de la détresse ressentie lors de l’évaluation initiale et de la médication prescrite à l’enfant, et en tenant compte de l’influence négative de la sévérité de l’AS (dans le cas de la dissociation seulement) et du nombre de victimisations interpersonnelles vécues, l’implication de la protection de la jeunesse lors de l’évaluation initiale et le nombre de rencontres de soutien aux parents exercent une influence sur le rétablissement des victimes. Cette observation soutient l’apport de services centralisés au sein d’un CAEJ puisqu’elle met en lumière la contribution de facteurs plus distaux à l’enfant, et ce, au-delà des facteurs proximaux. D’ailleurs, en ce qui a trait à l’effet positif de la présence de la protection de la jeunesse, on peut penser que la combinaison de ces deux facteurs plus systémiques caractérise en quelque sorte, une offre de services plus centralisée et mieux concertée.

Les séances de soutien aux parents sont offertes dès le début de l’entrée en service au CAEJ (ex. : entrevue d’enquête), le plus souvent lors de l’attente de l’évaluation et de la psychothérapie, dans le but d’assurer une concertation et une continuité dans la prise en charge de l’enfant. L’objectif de ces services est de mieux soutenir les parents dans l’accompagnement de leurs enfants. Essentiellement, ces rencontres avec les parents visent à mieux les outiller en tant que « co-thérapeutes » afin qu’ils puissent aider leurs enfants à consolider leurs apprentissages et leurs acquis. Les sujets abordés lors de ces séances incluent la gestion du stress des parents, les besoins des enfants victimes, les craintes et les défis du parent et surtout le partage d’informations importantes sur les étapes à venir sur le plan sociojudiciaire et thérapeutique. En bref, l’importance conjointe du soutien aux parents et de la présence de la Direction de la protection de la jeunesse met en lumière l’aspect systémique de la problématique de la violence sexuelle et souligne l’apport de l’accompagnement des parents, un service qui est peu offert ailleurs, en dehors des CAEJ.

Bien que cette étude apporte des éclaircissements sur les défis d’implémentation des services centralisés et sur certains bénéfices qui y sont associés, il importe d’aborder certaines des limites qui la caractérisent. D’abord, le sous-échantillon évalué dans le cadre de l’étude n’est pas nécessairement représentatif de l’ensemble des dossiers qui ont fait l’objet d’une demande de services. Toutefois, il est possible d’avancer que notre échantillon est représentatif de l’ensemble des enfants qui ont participé à la recherche (n = 427). Dans un 2e temps, il est essentiel de souligner qu’il n’a pas été possible dans le cadre de la présente étude de quantifier le nombre de collaborations multidisciplinaires effectuées au sein de chaque dossier afin d’évaluer l’apport des services centralisés sur la concertation entre les acteurs. Il serait souhaitable pour les recherches futures d’envisager une mesure qui pourrait quantifier la concertation.

Implications pratiques et pour la recherche

En matière de recherche, le nombre de services reçus en un même lieu n’est peut-être pas le meilleur indicateur de l’apport des services d’un CAEJ. Il serait souhaitable de développer un indicateur qui puisse tenir compte de plusieurs éléments propres à la collaboration multidisciplinaire au sein des services d’un CAEJ pour avoir une idée plus globale de l’apport de ces services. Il est aussi possible que les services n’aient pas été centralisés pour un certain nombre d’enfants parce qu’ils n’avaient pas besoin de l’être. Par exemple, un enfant victime d’exhibitionnisme n’aurait pas nécessairement besoin d’un examen médical ou encore un enfant pourrait bénéficier d’autres services plus rapidement ailleurs, même si son entrevue d’enquête avait été effectuée au sein d’un CAEJ. Ainsi, il serait pertinent pour les études futures d’ajouter un indicateur permettant de déterminer si les services centralisés sont souhaitables ou requis, selon la situation d’AS présentée plutôt que de tenir pour acquis que tous les cas nécessitent l’ensemble des services centralisés.

Pour les études futures, il serait aussi pertinent de se pencher sur des données qualitatives afin d’obtenir le point de vue des parents et des enfants sur leur expérience au sein des services d’un CAEJ et sur l’apport des services centralisés. À titre d’exemple, il pourrait être pertinent d’explorer si la trajectoire intégrée réduit la charge mentale des parents et permet par le fait même, une plus grande disponibilité du parent pour l’enfant. Dans un même ordre d’idée, un devis qualitatif pourrait permettre d’explorer la satisfaction des enfants et des parents. Il serait intéressant de savoir si ces derniers sont satisfaits, même lorsqu’un seul service leur a été offert. Concernant l’intégration de la recherche dans ces milieux de pratique, il paraît important que les travaux de l’équipe de recherche contribuent à l’évaluation des besoins de la clientèle et puisse permettre d’orienter les enfants et leurs parents vers le service le plus personnalisé possible. À cet effet, les résultats de cet article ont montré l’intérêt d’une évaluation précoce, dès la demande de services liée à l’entrevue d’enquête. Cela permettrait de mieux documenter à la fois les besoins de service dans la trajectoire mais aussi l’évaluation de celle-ci.

Sur le plan clinique, les résultats soulèvent aussi l’influence de la présence d’autres traumas interpersonnels chez les enfants victimes d’agression sexuelle comme étant associée à leur détresse. Cette observation souligne toute la pertinence des pratiques sensibles au trauma pour les victimes d’agression sexuelle, sachant que 64,7 % des jeunes ont vécu d’autres formes de violence, en plus de l’agression sexuelle. Sur le plan clinique, cette statistique montre bien qu’il ne serait pas judicieux de tenter de comprendre les difficultés de ces enfants en se centrant sur l’AS seulement. À cet égard, des stratégies d’intervention surspécialisées sur l’AS pourraient empêcher une approche plus sensible à l’ensemble de la réalité traumatique du jeune.

En conclusion, cet article permet d’identifier certains bénéfices liés aux services centralisés offerts au sein d’un CAEJ sur le rétablissement des enfants victimes. Les résultats observés concernant la centralisation des services permettent d’émettre l’hypothèse que les services centralisés peuvent possiblement permettre une meilleure intégration de ceux-ci ou une concertation accrue entre les acteurs. Cette hypothèse demeure à valider dans les recherches futures. Plus précisément, les résultats indiquent que la présence de la protection de la jeunesse dans le dossier de l’enfant et le soutien offert aux parents sont des éléments qui contribuent au rétablissement des victimes. Malgré l’implantation massive de ce modèle de services en Amérique du Nord, la recherche visant à évaluer l’apport des CAEJ doit être poursuivie, et si possible en comparant le modèle CAEJ à d’autres services offerts dans la communauté. Comme les études américaines l’ont souligné, la mise en place d’une réelle concertation dans les CAEJ est difficile et représente un défi constant pour les intervenants et les partenaires. Par ailleurs, sur le plan du modèle de services, il demeure que la centralisation des services et la concertation visées par les CAEJ sont plus susceptibles de créer des contextes propices aux pratiques sensibles au trauma que d’autres services non centralisés, offerts dans la communauté.