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La notion de village global, ou planétaire, proposée par Marshall MacLuhan dans les années 60, si elle rend bien compte de l’élargissement phénoménal de l’espace public dans la seconde moitié du XXe siècle, n’en reste pas moins fondée sur le paradoxe qui la constitue, d’un point de vue rhétorique, comme oxymore, à savoir que le monde actuel, aussi planétaire soit-il, peut toujours être conçu comme un espace fondé sur des formes de sociabilité qui renvoient moins à la société de masse qu’à une certaine idée de la communauté villageoise. Même si elle semble fondée pour l’essentiel sur l’expérience urbaine et sur la circulation dans l’espace du continent américain, l’oeuvre du poète Gérald Leblanc me semble révélatrice de ce paradoxe intrinsèque qui fonde le village global, dans le sens où l’entend MacLuhan; c’est pourquoi, dans le texte qui suit, je me propose d’aller un peu à contre-courant du discours critique et de lire Gérald Leblanc non pas seulement comme un poète de la ville mais aussi comme un poète du village, sinon comme un poète de village, mais d’un type particulier de village, le village planétaire, caractéristique de l’époque dans laquelle toute son oeuvre s’inscrit. En m’appuyant sur l’observation du mouvement de dérive qui conduit progressivement le poète de la ville imaginée au village global, via ses déambulations dans les rues de Moncton et ses méditations dans les espaces du quotidien, je vais essayer de mettre en lumière les formes de sociabilité qui tendent à situer la figure du poète dans le village global, en me basant notamment sur les réflexions du philosophe Gilles Lipovetsky contenues dans L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, publié en 1983, et sur celles du sociologue Michel Maffesoli regroupées dans Le temps des tribus : le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, publié pour sa part en 1988. De cette manière, j’espère parvenir à mieux situer l’oeuvre de Leblanc dans l’espace et le temps où elle a pris forme.

De la ville imaginée au village global

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le Moncton de Leblanc correspond beaucoup moins à une ville imaginaire, représentée de plus ou moins longue date par une ou des générations d’écrivains (comme Paris ou Berlin, par exemple), qu’à une ville imaginée, c’est-à-dire un espace que le poète a construit de toutes pièces, ex nihilo pourrait-on dire. Même si Moncton occupe une place importante dans les textes fondateurs de Raymond Guy LeBlanc, Guy Arsenault et Herménégilde Chiasson, elle n’en évoque pas moins, notamment chez Chiasson, « la douloureuse impuissance à vivre dans le réel », comme l’a très bien montré François Paré (1998, p. 23). Quand on y regarde bien, avant Leblanc, seul l’écrivain québécois Jacques Ferron, dans ses reportages incisifs sur Moncton et surtout dans son roman Les roses sauvages (1971), avait proposé une vision littéraire passablement ramifiée et précise de Moncton, notamment à travers les déambulations de son alter ego Baron, qui arpente les rues de la ville en les observant du point de vue moderne du promeneur ou du flâneur, ce qui ne va pas sans préfigurer la position de Leblanc. Baron est ainsi littéralement fasciné par « les grandes maisons de bois à pignons, austères et orgueilleuses » (p. 61) du Vieux Moncton, ainsi que par les toponymes des « rues Lutz, Mechanic, Pearl, Streadman [sic], Orange Lane, Botsford, Alma, Archibald, Bonaccord [...] des noms qui étonnaient et charmaient le Montréalais » (p. 53). Mais contrairement au Moncton de Ferron, qui reste surtout synonyme de dépossession culturelle et linguistique, le Moncton de Leblanc est promu au rang d’un véritable mythe littéraire, au sens où l’entend le critique Philippe Sellier, c’est-à-dire comme un mythe issu de la littérature et qui se distingue du mythe ethno-religieux de plusieurs façons (Sellier, 1984). Dans Intérieurs du Nouveau Monde, Pierre Nepveu résume bien, en quelques lignes, l’essentiel de l’entreprise poétique de Leblanc dans ses liens avec l’image de la ville :

Leblanc transforme justement, dans L’Extrême Frontière, sa ville de « nulle part » en un « quelque part », que ce soit comme lieu de la mémoire écorchée, ou comme oreille à l’écoute des musiques continentales […] Pour « sauver » Moncton et son parler chiac que « rote » sa « Main Street », le poète fait un saut volontariste dans la sacralisation. Sa petite ville anonyme devient un nom, une formule, un mantra, une prière, et elle s’ouvre dans cette récitation aux quatre vents du continent, de Vancouver à l’Arizona, de New York à Cancún, elle déborde de tout un espace imaginaire habité par les poètes québécois contemporains (Chamberland, Beausoleil, Villemaire, entre autres), les écrivains beat (Kerouac, Burroughs), les musiques en tous genres (blues, rock, new wave, punk, rap, les chansons de Joni Mitchell ou de Tom Waits). Ainsi s’élabore la véritable polyphonie de Moncton […]

1998, p. 284-285

Or, il me semble que cette polyphonie est moins liée au statut urbain de Moncton qu’à sa situation dans l’espace communicationnel nord-américain. Avant même que d’être une ville, le fameux « Moncton multipiste » (L’extrême frontière, 1988, p. 106) de Leblanc constitue en effet un espace extrêmement poreux, ouvert à toutes les influences, à toutes les musiques, à toutes les ondes. Si Moncton vibre, c’est moins parce qu’elle est une ville (de taille modeste, au demeurant) que parce qu’elle est en mesure d’entrer en communication, par l’entremise des ondes musicales et des canaux multiples par lesquels circulent la culture et la contre-culture, avec toutes les formes d’expression issues de la société nord-américaine. Dans cette perspective, Moncton n’est pas uniquement une ville mais aussi une forme d’antenne, de point de contact, de réceptacle, une « extrême frontière » ouverte à toutes les influences, un espace à la fois fragile et éphémère qui préfigure, de façon remarquable, le cyberespace contemporain. En ce sens, le Moncton de Leblanc constitue une figuration des plus achevées du village global pressenti par MacLuhan, dont la structure repose non seulement sur la circulation de l’information, mais aussi sur la possibilité qu’ont les individus de s’y exprimer. Dans L’ère du vide, Lipovetsky insiste sur cette caractéristique de la post-modernité en soulignant que si « l’âge moderne était hanté par la production et la révolution, l’âge post-moderne l’est par l’information et l’expression. » (1983, p. 17). En ce sens, l’oeuvre poétique de Leblanc se présente comme résolument postmoderne, en ceci qu’elle s’appuie solidement sur ces deux principes, puisant l’essentiel de son pouvoir d’expression dans les arcanes de la communication.

Dans ses poèmes, Leblanc suggère lui-même ce glissement de la ville imaginée vers le village global de « l’extrême frontière ». D’abord saisie par le mouvement du sujet à travers les rues, puis dans la vision de la rue et du quartier, la ville devient de plus en plus familière, pour ne pas dire villageoise, trouvant son expression la plus achevée dans la figure de l’appartement, espace intime et pourtant infiniment ouvert, à la fois sur la rue et sur le monde entier. Les poèmes de Comme un otage du quotidien, le premier recueil de Leblanc, publié en 1981, sont révélateurs de cette oscillation entre l’espace public et l’espace intime, entre les rythmes de l’extériorité et ceux de l’intériorité, comme dans « la chanson bleue », par exemple : « il reste le rythme / d’une cigarette / sur un cendrier / et nos yeux vides / et nos coeurs gros / et le silence / entre nous // il reste le rythme / de mes pas / qui s’en vont / et sortent / dans la rue / où le tourbillon / des passants / m’emporte » (Géomancie, 2003, p. 22). Le mouvement du poète vers la rue, vers la ville, s’inscrit ainsi dans une dialectique qui ramène aussi vers l’enclos, vers le village, vers la mémoire, comme en fait foi le poème intitulé « portrait » : « le long de la côte / un homme dans un champ / répète le rythme de son père // son fils travaille à la ville / rêve des fois à l’aire de la grange / dans le trafic des nuits de Moncton / il entend un violon / se souvient de la senteur du bois // le passé se promène dans ses veines » (p. 25). Dans cette perspective il convient de souligner, avec François Paré, que « si la ville reflète l’éclatement des gestes figés et annonce la liberté tant souhaitée […] elle est aussi, pourtant, l’écho de solidarités anciennes qui continuent de converger en elle. » (1998, p. 25) La ville et le village sont ainsi situés d’emblée, dans l’univers poétique de Leblanc, en étroite relation l’un avec l’autre, comme en témoigne un autre poème important de Comme un otage du quotidien, intitulé « hommage à Ferlinghetti », qui exprime cette tension constante entre un regard de type villageois et la vision qu’il porte sur la ville : « assis dehors sus ‘a galerie / je regarde le monde passer / le monde pressé / le monde qui prend son temps / le monde qui perd pas d’temps // assis dehors à regarder / tout le monde qui m’emporte / et me ramène » (p. 40).

Dans ce spectacle de la ville en mouvement, qui emporte le poète au loin tout en le ramenant à lui-même, on trouve préfiguré le parcours qui caractérise pour l’essentiel l’entreprise poétique de Leblanc, parcours qui conduit des rues de la ville jusqu’à l’intérieur de soi, un soi par ailleurs écartelé entre les grands espaces continentaux et le bout du monde d’un chemin de terre conduisant au petit village niché profondément au creux de la mémoire. Même s’il est conscient que « les rythmes viennent de partout » (p. 32), le poète de Comme un otage du quotidien, « en descendant un chemin de terre », ne manque pas d’aboutir « dans la vallée du village de Collette […] au temps de mon enfance » (p. 26). Dans le même sens, les rues de Moncton ramènent toutes vers la rue habitée et vers le quartier familier, qui transfigurent la réalité urbaine en un espace pleinement habitable et habité, cet espace trouvant son expression la plus achevée dans ces fameux « matins habitables » dont parle le poète dans le recueil éponyme paru en 1991. Dans Éloge du chiac, le poète conçoit d’ailleurs la rue comme « une extension de mon esprit » (p. 45), « comme une méditation » (p. 93).

C’est ainsi que peu à peu Moncton ne se limite plus à un espace urbain désincarné, devenant plutôt une réalité palpable, concrète, immédiate, un chapelet de lieux familiers, de mantras, qui en arrivent à tisser, à l’intérieur même de la trame formée par la ville, la toile d’un grand village. Cette transsubstantiation de la ville en espace habitable est d’ailleurs ce qui permet à Moncton d’accéder à une existence symbolique pleine et entière. Les déambulations du poète dans les rues de la ville contribuent en effet à doter Moncton d’une poésie qui lui ferait sans doute défaut autrement. Dans L’invention du quotidien (1980), Michel de Certeau écrit ces lignes révélatrices, qui résument bien le type d’infléchissement que Leblanc fait subir à l’imaginaire associé souvent à la ville :

Marcher, c’est manquer de lieu. C’est le procès indéfini d’être absent et en quête d’un propre. L’errance que multiplie et rassemble la ville en fait une immense expérience sociale de la privation de lieu – une expérience, il est vrai, effritée en déportations innombrables et infimes (déplacements et marches), compensée par les relations et les croisements de ces exodes qui font entrelacs, créant un tissu urbain, et placée sous le signe de ce qui devrait être, enfin, le lieu, mais n’est qu’un nom, la Ville.

p. 188

Le Moncton de Leblanc cesse ainsi de n’être qu’un nom, qu’une ville, par ailleurs associés à un épisode douloureux de l’histoire de l’Acadie, pour devenir un véritable lieu habité, comme le reconnaît d’ailleurs le poète dans Éloge du chiac : « cette ville est une invention de nous / entre l’ironie historique / et le quotidien dévorant » (p. 115).

Certes, le Moncton de Leblanc, cette ville qui n’en est pas vraiment une, ne manque pas de s’inscrire dans un vaste réseau de villes avec qui elle entre en communication, comme l’a très bien montré Pierre Nepveu (1998). Mais ce n’est pas précisément parce que Moncton est une ville que cette communication devient possible, mais bien parce qu’elle représente le lieu concret où vit le poète, ce dernier agissant comme un véritable réceptacle de toutes les pratiques issues de la contre-culture : littérature, musique, arts visuels, etc. En cela, l’oeuvre de Leblanc est symptomatique de la condition postmoderne, qui a modifié sensiblement les paramètres régissant la position de l’écrivain dans le champ culturel. Désormais, il n’est plus nécessaire de se situer au centre de l’institution, puisque l’âge des communications permet au créateur prenant place dans le village global d’entrer en contact, certes à distance mais néanmoins en simultanéité, avec les produits culturels et contre-culturels. La révolution informatique et la vogue de l’Internet n’ont fait qu’amplifier cette tendance induite par l’explosion des communications dans les années 60 et 70. Dans cette perspective, il est possible de relire l’oeuvre de Leblanc comme étant l’expression de la mise en place d’une gigantesque machine cybernétique, carburant à la musique, à la voix et aux images visuelles. Conscient que les rythmes viennent de partout, le poète devient une caisse de résonance où se répercutent les musiques qui proviennent du continent, voire du monde entier. C’est ainsi que dans Géographie de la nuit rouge, les « tympans-stéréo » (Géomancie, p. 66) du poète ne cessent de vibrer, tandis que « le temps tourbillonne sur le rythme incessant du tourne-disque. » (p. 69) Il en va de même dans L’extrême frontière, où le poète reconnaît que « mon écriture se nourrit de rock’n roll » (p. 43) dans ce fameux « Moncton multipiste » (p. 106) qui est donné comme la « ville de mes vies parallèles » (p. 106). On le voit, cette multiplicité associée à une ville somme toute ordinaire est liée aux ondes (musicales, sonores, visuelles) qui la traversent de part en part pour en faire « une ville vibratoire », comme le poète le précise dans son Éloge du chiac (p. 97). La musique, en particulier, est indissociable de l’expérience sensible, elle est partout et nulle part à la fois. Dans L’ère du vide, Lipovetsky relie cette tendance au procès de personnalisation, c’est-à-dire à la transformation postmoderne de l’individu, inséparable selon lui « d’une animation rythmique de la vie privée » (p. 25) et symptomatique d’une « [r]évolution musicale liée à coup sûr aux innovations technologiques, à l’empire de l’ordre marchand, au show-biz » (p. 26) :

De la même manière que les institutions deviennent flexibles et mouvantes, l’individu devient cinétique, aspire au rythme, à une participation de tout le corps et de tous les sens, participation aujourd’hui possible par la stéréophonie, le walkman, les sons cosmiques ou paroxystiques des musiques à l’âge de l’électronique. À la personnalisation sur mesure de la société correspond une personnalisation de l’individu se traduisant par le désir de sentir « plus », de planer, de vibrer en direct, d’éprouver des sensations immédiates, d’être mis en mouvement intégral dans une sorte de trip sensoriel et pulsionnel.

p. 26

On le voit, les réflexions du philosophe décrivent bien, sinon l’entreprise poétique de Leblanc, du moins le contexte dans lequel elle s’inscrit. Nourris de jazz, de rock, de folk, les poèmes de Leblanc prennent place dans une toile de fond musicale qui est moins celle de la ville, aussi fascinante soit-elle, que celle du village global. Dans cet espace particulier, la musique circule sans entrave, transfigurant du même coup le quotidien. Il convient de citer à nouveau les propos de Lipovetsky, tant ils traduisent bien la position de Leblanc dans son époque :

Les performances techniques de la stéréophonie, les sons électriques, la culture du rythme inaugurée par le jazz et prolongée par le rock ont permis à la musique de devenir ce médium privilégié de notre temps parce qu’en consonance étroite avec le nouveau profil de l’individu personnalisé, narcissique, ayant soif d’immersion instantanée, soif de se « défoncer » non seulement aux rythmes des derniers tubes mais des musiques les plus diverses, les plus sophistiquées qui, à présent, sont à sa disposition constante.

p. 26

La ville de Moncton, ce lieu assez typique de la condition postmoderne, se décline donc non seulement comme un espace clos, qu’on peut nommer le village (la rue, le quartier, l’appartement, les lieux familiers, le quotidien), mais aussi comme un espace infiniment ouvert aux influences extérieures (la musique, la littérature, les arts visuels). Fondamentalement, cet espace paradoxal nous renvoie moins à la notion de globalité, couramment admise, qu’à celle de « glocalité », mise de l’avant par plusieurs penseurs contemporains, comme Roland Robertson (1995) et Ulrich Beck (2000), qui préfèrent parler de « glocalisation » (glocalization, en anglais) que de mondialisation (globalization, toujours en anglais) pour désigner la tendance lourde du monde actuel à tenter de concilier deux mouvements en apparence contradictoires : l’ouverture au global, qui se manifeste dans la circulation des biens de toutes sortes, et le repli sur le local, qui correspond pour sa part à la volonté de préserver les identités particulières. Comme cette notion de « glocalisation » condense encore plus la notion de village planétaire développée par Marshall MacLuhan, il convient maintenant de se poser la question suivante : poète du village global, Gérald Leblanc ne serait-il pas aussi un écrivain du monde glocalisé? La question mérite du moins d’être posée.

La ville au temps des tribus : Moncton, zone tribale?

S’appuyant sur le paradoxe du va-et-vient constant qui s’établit entre la massification croissante des sociétés modernes et le développement des micro-groupes qu’il nomme tribus, le sociologue Michel Maffesoli a bien décrit comment se manifeste, dans le monde actuel, le recours à des formes de socialité qui ne vont pas sans évoquer celles caractérisant les tribus, une tendance qui semble aller à l’encontre du procès de personnalisation décrit par Lipovetsky dans L’ère du vide. Selon Maffesoli, des réalités comme le quotidien et la vie de quartier (qui sont, rappelons-le, des éléments importants dans la poésie de Leblanc) forment autant de vecteurs qui orientent le développement, à l’époque contemporaine, de ce que Maffesoli appelle le néo-tribalisme, « caractérisé par la fluidité, les rassemblements ponctuels et l’éparpillement » (1988, p. 116). Le quartier, par exemple, en tant qu’« espace public qui conjugue une certaine fonctionnalité et une charge symbolique indéniable » (p. 41), ce qui va dans le sens de la sacralisation dont parle Nepveu, est inscrit profondément dans l’imaginaire collectif; son observation permet de saisir, à vif, comment se manifeste ce néo-tribalisme et comment s’opère le glissement du global au local ou, pour dire les choses autrement, de la ville au village :

Le développement vertigineux des grandes métropoles (mégalopoles faudrait-il dire) que les démographes nous annoncent, ne peut que favoriser cette création de « villages dans la ville » pour paraphraser un titre connu. Le rêve d’Alphonse Allais s’est réalisé, les grandes villes sont devenues des campagnes où les quartiers, les ghettos, les paroisses, les territoires et les diverses tribus qui les habitent ont remplacé les villages, hameaux, communes et cantons d’antan.

p. 68-69

Il me semble que cette nouvelle forme de tribalisme constitue un fondement essentiel du village global de Leblanc, comme Paré l’a très bien noté dans sa remarquable étude sur la place de Moncton dans la poésie acadienne : « La rivière Petitcodiac, entachée de nostalgie, résume bien ce qui fait de Moncton un espace privilégié pour Leblanc : un espace où, gestionnaire de la nostalgie, le sujet urbain peut désormais s’accomplir au sein de nouvelles communautés identitaires. » (1998, p. 25) Certes, comme le mentionne Paré, ces solidarités sont restreintes et limitées « au groupe d’amis, aux chums en poésie, aux errants » (p. 26), mais cette situation s’inscrit justement dans la logique tribale décrite par Maffesoli. Ici encore, la ville immédiate, concrète, se trouve en quelque sorte désurbanisée, désinvestie de ce qui la constitue en tant que grande ville, du moins d’un point de vue imaginaire. D’ailleurs, les rues de la ville ne ramènent jamais qu’aux mêmes visages, aux mêmes cafés, aux mêmes bars. La ville se ferme ainsi sur elle-même et « sur la réserve dont Moncton est l’extrême frontière » (L’extrême frontière, p. 65) s’agite une seule tribu, formée principalement des artistes, de ceux qui sont en mesure de représenter Moncton, que ce soit d’un point de vue pictural ou littéraire : « je me réveille aujourd’hui encore / dans la ville d’yvon gallant / et les mots de guy arsenault / dans une maison construite par france daigle / qui brûle dans la mémoire des livres / à lire et à écrire » (Éloge du chiac, p. 34). Le Moncton de tous les jours, cette petite ville nord-américaine somme toute assez banale, se trouve ainsi repoussé quelque part en périphérie de la conscience du poète, pour être bientôt relayé par des villes autrement plus fascinantes, comme New York ou San Francisco, tandis que Moncton n’agit plus que comme une caisse de résonance répercutant le fracas des grandes métropoles : « la ville est un espace / mouvant alors nous changeons d’habitudes / de disques de lieux d’intensité » (L’extrême frontière, p. 142).

Cette conscience à la fois mouvante et tribale, qui n’est pas exempte de narcissisme, trouve son aboutissement dans les liens privilégiés que Leblanc a tissés avec plusieurs poètes montréalais associés à la contre-culture, comme Jean-Paul Daoust et Claude Beausoleil, et surtout avec les écrivains américains du mouvement beat, comme Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti et William Burroughs. Tous ces écrivains viennent grossir, virtuellement du moins, les rangs de la tribu des artistes et des poètes de Moncton, ce qui vient appuyer, encore un peu plus, l’idée que cette ville s’inscrit dans la dynamique propre au village global. C’est d’ailleurs à ce niveau que se situe l’américanité de la poésie de Leblanc, dans le recours qui est fait de certains écrivains étatsuniens qu’il connaît bien pour les avoir lus en anglais mais dont les oeuvres circulent dans une galaxie médiatique qui les propose comme modèles. Lipovetsky, qui parle à ce sujet de narcissisme collectif, précise que dans le contexte postmoderne,

on se rassemble parce qu’on est semblable, parce qu’on est sensibilisé directement par les mêmes objectifs existentiels […]

Le narcissisme ne se caractérise pas seulement par l’auto-absorption hédoniste mais aussi par le besoin de se regrouper avec des êtres « identiques », pour se rendre utile et exiger de nouveaux droits sans doute, mais aussi pour se libérer, pour régler ses problèmes intimes par le « contact », le « vécu », le discours à la première personne.

1983, p. 17

Dans cette optique, la révolution informatique aura contribué à accentuer encore plus, dans l’oeuvre de Leblanc, ce mouvement de tribalisation du village hors de la sphère locale pour l’étendre au continent nord-américain tout entier. Maffesoli observe d’ailleurs en ce sens que « le sentiment d’appartenance tribal peut être conforté par le développement technologique. » (1988, p. 210) Dans cette perspective, le recueil Éloge du chiac, publié en 1995, au moment de l’essor de l’Internet, marque comme un point tournant dans l’entreprise poétique de Leblanc, qui se réclame désormais de l’informatique, comme en font foi des poèmes comme « cyberspace cowboys » ou « rainy night », dans lequel le poète exprime son sentiment d’appartenance non seulement au village planétaire, mais aussi à la galaxie électronique, sans que les particularismes locaux, comme le chiac, soient écartés pour autant :

une soirée dans le san francisco de ma mémoire,

un soir de pluie et de musique dans ma ville de l’est.

ce qu’autrefois je recevais psychiquement m’arrive

aujourd’hui par modem : graffiti, informations, recettes,

gossip top secret, des quatre coins de l’univers. le réel

apparaît sur l’écran cathodique.

p. 26

Conclusion

Tout en restant profondément original, le parcours de Gérald Leblanc s’accorde parfaitement avec le cheminement d’ensemble de la société de son temps, que ce soit du point de vue de l’affirmation de l’individualisme contemporain, phénomène brillamment analysé par Lipovetsky, que de celui de la résurgence du communautarisme, phénomène concomitant au premier et mis en lumière par les travaux de Maffesoli. Comme je l’ai montré, les figurations littéraires de la ville et du village qui prennent place dans la poésie de Leblanc sont symptomatiques de ce paradoxe renvoyant simultanément au village planétaire et à la glocalisation. À la fois témoin et acteur des profonds changements de sa société, Leblanc a été entraîné dans le mouvement extrêmement rapide conduisant de la modernité à la postmodernité, voire à l’hypermodernité, à l’instar des gens de sa génération, décrits de façon remarquable par François Ricard dans son essai intitulé La génération lyrique (1992). Mais pour Leblanc, cette révolution s’est produite dans un contexte tout à fait particulier, dans une extrême marginalité et dans un contexte marqué par la minorisation, ce qui n’a fait qu’exacerber encore davantage les rapports qu’il entretenait avec l’esprit de son temps, avec le zeitgeist de son continent. Né à Bouctouche en 1945, décédé à Moncton en 2005, Leblanc représente ainsi, de façon éclairante, les forces et les fragilités de sa propre génération, de cette lost generation qui a été la sienne.